(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. (Suite et fin.) »
/ 1937
(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. (Suite et fin.) »

Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. (Suite et fin.)

Le comte de Clermont était un abus en personne, un abus vivant, et son énorme dot ecclésiastique, appliquée comme il le faisait, rendait dès lors cette existence amphibie plus bizarre que d’autres et d’un scandale plus criant. Je ne cherche, en insistant, qu’à dégager le sens historique de cette individualité disparate, de cette production parasite d’un régime social évanoui. L’homme était assez bon et doux, la superfétation était monstrueuse. On parle toujours de corruption à propos du xviiie  siècle : cette corruption, ce semble, la voilà bien, nous la touchons ici du doigt dans un exemple qui n’a, d’ailleurs, rien de personnellement odieux et qui peut se considérer sans trop de dégoût.

Un des épisodes de cette vie de Berny, et qui nous en apprend long sur les mœurs du temps et du lieu, est celui du petit comte de Billy. Fils orphelin de l’ancien ami du prince, du premier gentilhomme de sa chambre, il était comme adopté par lui et sur un pied de familiarité, de camaraderie même, qui, à ce degré et avec la disproportion des âges, ne laisse pas de surprendre. Le prince l’avait baptisé Cupidon ; il le mettait de toutes ses parties avec sa maîtresse et la sœur de sa maîtresse ; il l’avait fait, au sortir de l’enfance, colonel de son régiment d’Enghien : une fois il le voulut marier à une riche héritière roturière, à une demoiselle Moufle, qui apportait près d’un million ; mais le père Moufle, informé à temps des mœurs du sujet, eut le bon sens de se dédire et de réserver sa fille pour quelque marquis moins mal noté. Le prince, là-dessus, demanda au ministre de la guerre la croix de Saint-Louis pour dédommager son jeune protégé de cette déconvenue matrimoniale. On a, par MM. de Goncourt d’abord40, et ensuite plus au complet encore par M. Jules Cousin, toutes les lettres qui initient à ce micmac d’intimité et qui sont d’un singulier ton. Le petit colonel, très virtuose et un peu cabotin, qui d’ailleurs s’était bien battu en Flandre à côté du prince, mourut épuisé à vingt ans ; et, pour couronner l’œuvre, le comte de Clermont, au milieu de toutes les plaisanteries, des niaiseries à la Gille et des grivoiseries habituelles qu’il échangeait avec ce badin pupille, s’avisa un matin qu’on n’avait oublié qu’une chose, la première communion du chérubin, et il la lui fit faire in extremis, quand on vit la phtisie arrivée à son dernier période. Je sais que d’autres peuvent avoir une impression différente ; mais pour moi, celle qui résulte d’un pareil épisode que ne relèvent en rien les distinctions de l’esprit est des moins attrayantes et des moins agréables ; je n’y puis voir qu’une des plaies et des laideurs de l’époque. Le spectacle d’une folle jeunesse qui se noie dans les plaisirs et dans l’orgie au sortir de l’enfance est de tous les temps : il est vrai qu’ici ces circonstances caractéristiques d’être colonel presque à la jaquette et de faire sa première communion de raccroc à la dernière heure, grâce à un prince-abbé aussi édifiant, impriment à l’historiette une variété piquante et y mettent en plein la signature du xviiie  siècle.

J’oubliais de dire que le petit comte de Billy avait pour cousin du côté maternel et pour tuteur légal Bachaumont, l’auteur des Mémoires secrets, et c’est dans les papiers de ce dernier que s’est rencontrée cette correspondance moralement instructive. Il n’y a rien que de naturel dans cette liaison des noms ; il n’est que juste que ceux qui alimentent la chronique scandaleuse soient cousins de ceux qui l’écrivent.

On a nommé, et moi-même j’ai rappelé à propos des divertissements de Berny, ceux de la Cour de Sceaux. Mais, en réduisant cette dernière à sa juste valeur et en ne voyant dans la princesse naine qui y tenait le sceptre qu’un bel esprit impérieux et fantasque, il serait vraiment injurieux de pousser plus loin la comparaison et de confondre pour la qualité des goûts la duchesse du Maine avec son neveu. La Cour de Sceaux, même en son meilleur temps, fut toujours un peu arriérée sans doute, cantonnée dans son vallon, fermée aux lumières et au souffle du dehors, obstinément cartésienne par M. de Malezieu ; mais ce Malezieu était un homme de savoir, nourri de premières études très fortes, qui lisait Sophocle dans le texte, et chaque jour il passait là, dans ce cercle de la princesse, des personnes du premier ordre par l’esprit : Voltaire, Mme du Châtelet, Mme du Defland ; Mlle de Launay, ce témoin exquis qui fait loi devant la postérité, y était en permanence. Il suffit de jeter les yeux sur les singuliers autographes qui nous viennent de Berny pour mesurer en un clin d’œil toute la distance : on était tombé de la langue si pure encore et si juste des dernières années de Louis XIV à celle que parlaient Mlle Leduc et ses pareilles. En regard de ces misérables billets écrits en zigzag après boire, et signés Tourlourirette, mettez donc le portrait de cette Louise-Bénédicte, dont Mlle de Launay, qui ne la flatte pas, disait : « Personne n’a jamais parlé avec plus de justesse, de netteté et de rapidité, ni d’une manière plus noble et plus naturelle… Sa plaisanterie est noble, vive et légère. » — Et sans remonter aux autres petites Cours d’une date antérieure, si l’on compare seulement Berny à ses rivales contemporaines, à la Cour du prince de Conti à l’Isle-Adam, à celle du duc d’Orléans à Villers-Cotterets, quelle différence encore, quelle distance ! C’est presque une profanation, à côté de cette Mlle Leduc, même épousée et devenue comme dans une mascarade marquise de Tourvoie, de nommer la comtesse de Bouflers qui présidait avec tant d’intelligence et de goût au salon de l’Isle-Adam, cette généreuse amie de Hume, de Rousseau et de Gustave III, esprit supérieur malgré de légers travers, et dont quelques pages, aujourd’hui retrouvées, sont dignes de l’histoire41. Et osera-t-on bien comparer aussi, du plus loin qu’on veuille s’y prendre, à cette dame plus que vulgaire de Tourvoie, Mme de Montesson, qui tenait dans les dernières années la Cour du duc d’Orléans et qui réussit à être épousée ; celle-ci, une vraie madame de Maintenon en diminutif, un parfait modèle de maîtresse de maison dans la plus haute société, faible auteur de comédies sans doute, mais actrice de salon excellente, ingénieuse dans l’art de la vie et dans la dispensation d’une fortune princière, personne « de justesse, de patience et de raison », qui ne pouvant, sur le refus du roi, être reconnue pour femme légitime, sut par son tact sauver une position équivoque, éviter le ridicule et désarmer l’envie, saisir et observer, en présence d’un monde malin et sensible aux moindres nuances, le maintien si délicat d’une épouse sans titre ? J’emprunte tous ces traits au duc de Lévis son peintre. Enfin, lorsque sous le Consulat la bonne société eut sa renaissance et que l’épouse du premier Consul, Joséphine, renouant la chaîne des traditions polies, eut l’idée de rallier les élégants débris de l’ancien monde, à qui donc songea-t-elle d’abord à s’adresser si ce n’est à Mme de Montesson elle-même qui vivait encore, et qui avait su conserver ou reformer après la Révolution son cercle distingué d’amis ? Il y a, on le sent, un abîme entre de tels noms de femmes qui font honneur à qui les aime, et Mlle Leduc que le comte de Clermont, même livré à elle et soumis, n’estimait pas. Il faisait éclairer sa conduite par la police. On en a les rapports, ô honte ! et il y avait lieu. On ne lui disait pas tout42. Ce descendant des Condé (ne marchandons pas les mots), en s’associant pour la vie une telle compagne, avait, donc mis la tête sous un joug avilissant.

Il en porta la peine. Et d’abord elle le ruina, une première fois et même, dit-on, une seconde. Elle ne lui prêta aucun secours pour les relations qu’une femme distinguée est habile à nouer autour d’un personnage isolé par l’étiquette et défendu par son rang : elle ne lui fit pas d’illustres amis. Aussi vit-il enfermé dans son cercle, ce qu’on appelle sa Cour, et il n’en sort pas. Il n’y appelle que des amuseurs légers. On ne le rencontre pas dans le siècle. Il ne participe en rien aux lumières, aux idées générales du temps : il n’en est que par une certaine bonhomie et simplicité de ton et par une certaine douceur de mœurs.

Il y a, pour moi, une mesure qui ne trompe guère pour apprécier ces divers mondes du passé, et quand je dis moi, je parle pour tout esprit curieux qui s’intéresse aux choses anciennes et qui, sans y apporter de parti pris ni de prévention systématique, est en quête de tout ce qui a eu son coin d’originalité et de distinction, son agrément particulier digne de souvenir ; il est une question bien simple à se faire : Voudrions-nous y avoir vécu ? Eh bien ! oui, j’aurais aimé à vivre, ne fût-ce qu’une semaine, dans la petite Cour de Sceaux qu’on a appelée les galères du bel esprit. En revenant à Paris, après y avoir passé toute une semaine à m’évertuer en si haute compagnie, j’aurais dit peut-être ouf ! et je me serais senti délivré ; mais, somme toute, ma huitaine n’eût pas été mal employée. J’aurais aimé encore être en villégiature à l’Isle-Adam, à prendre le thé dans ce salon que nous a peint Olivier, à écouter, pendant que Mozart était au piano, les discussions d’art ou de politique qui se tenaient dans quelque aparté. J’aurais aimé encore à connaître cette figure de bon goût, la marquise de Montesson, et à assister chez elle aux dernières réunions de l’ancien régime dans ce qu’il avait de varié et de choisi. Mais de Berny, il faut l’avouer, je ne me soucie guère. Vingt-quatre heures qu’on y aurait passées devaient être suffisantes pour en guérir. On y avait beaucoup de bruit et d’étourdissement, ce qu’on a dans tous les lieux où l’on s’amuse à grands frais. J’ai lu tout ce qu’on nous en a dit et ce qu’on nous en montre ; cela ne donne nullement envie d’y avoir vécu.

Quoi qu’il en soit, et de quelque manière qu’ils s’y amusassent (ce qui ne regardait qu’eux), on aurait peine à se figurer, si les faits notaient présents, que c’eût été après dix années d’une existence voluptueuse et casanière, ainsi menée au grand jour, que le ministère fût allé faire choix du comte de Clermont pour le créer général en chef d’une armée dispersée en pays ennemi et qui avait déjà usé deux maréchaux. Si sa bravoure personnelle n’était pas douteuse, son incapacité comme chef était connue. On savait qu’il ne faisait rien sans un tuteur. La paix avec ses délices vieillit vite les militaires qui n’ont pas en eux le démon incarné. Le comte de Clermont s’était si bien acoquiné à Berny qu’il n’allait plus même à Versailles qu’à de très rares occasions, et l’appartement inscrit à son nom était plutôt devenu celui du roi Stanislas ou de tout autre hôte au gré de la reine. Son corps s’était épaissi dans l’inaction. Il s’était rouillé. La lame devait avoir peine à sortir du fourreau. C’était donc, à tous égards, une résolution inexplicable que celle qui, après dix ans d’une pareille oisiveté, le plaçait pour la première fois à la tête d’une armée et dans des conditions aussi critiques que celles d’alors.

La France était entrée, par l’alliance de Vienne, dans la guerre de Sept-Ans et s’était donné bénévolement pour adversaire le plus grand capitaine du siècle. Le maréchal d’Estrées avait, dès le mois de mai 1757, commandé la campagne sur le Bas-Rhin et en Westphalie, et il y avait porté la prudence et les précautions d’un général expérimenté. Mais on ne fut pas content de lui à Versailles ni dans les états-majors. Les jeunes têtes de l’armée trouvaient qu’on y mettait trop de lenteur, et il fut bientôt décidé, entre Mme de Pompadour et l’abbé de Bernis, que le maréchal d’Estrées serait remplacé par Richelieu. Sur ces entrefaites, et pendant que se consommait l’intrigue, d’Estrées gagna la bataille d’Hastenbeck, et le maréchal de Richelieu eut le désagrément de venir relever son rival au lendemain d’une victoire.

Richelieu était alors dans tout son éclat, dans tout le brillant de cette poudre aux yeux dont il eut l’art d’éblouir ses contemporains, même à la guerre. Il avait été chargé, l’année, précédente, du siège de Mahon, entrepris fort à la légère, et il y avait réussi par un de ces coups de main où excelle la valeur française. Rochambeau, qui servait sous lui, a rapporté fort exactement ce premier exploit avec tous ses risques, et il a cité un propos chevaleresque du maréchal : « Il n’y a personne dans l’armée qui ne pense comme moi qu’il vaut mieux se faire moine au haut du Monte del Toro que de rentrer en France sans avoir pris Mahon. » Le succès répondit à l’audace. Il est bien dommage que cette réputation de chevaleresque fût bornée à la bravoure un jour d’action, et qu’elle se crût compatible avec des actes si vilains dans la conduite ordinaire de la vie. On sait, en effet, qu’à peine mis à la tête de son armée du Nord, Richelieu, pressé d’en finir et poussant le duc de Cumberland qu’il surprenait dans un état de lassitude et de décomposition morale, se hâta de conclure avec lui, par l’entremise d’un ambassadeur de Danemark, le comte de Lynar, espèce de fou mystique, la Convention dite de Kloster-Zeven, en vertu de laquelle toute l’armée ennemie alliée devait se disperser. Cela fait, il s’empressa de quitter ce point éloigné de l’action sans veiller à l’exécution ultérieure d’une Convention ainsi bâclée, et il se rapprocha des opérations du centre, « courant, comme on dit, deux lièvres à la fois et devant les manquer tous deux. » C’est alors que M. de Soubise, que ses amis de cour avaient porté à la tête d’un corps particulier d’armée, et que le maréchal de Richelieu avait dû renforcer d’un détachement de vingt mille hommes, essuya la fatale déroute de Rosbach. Les alliés, se ravisant aussitôt, refusèrent d’exécuter la Convention, et le maréchal de Richelieu se trouva attaqué sans être prêt ni rassemblé. Il pourvut tant bien que mal aux premières dispositions et demanda, dit-on, son rappel : il n’y avait qu’un cri de tout le pays de Hanovre contre lui, et les plaintes étaient allées jusqu’à Versailles. Le comte de Clermont, dans de pareilles circonstances, arrivait avec mission de remonter la discipline et de réparer les fautes de son prédécesseur.

Frédéric, le royal historien, trop peu apprécié chez nous, raconte, qu’au moment le plus critique de ses affaires, après Kloster-Zeven et avant Rosbach, obligé d’avoir recours à tout, d’employer la ruse et la négociation, il envoya à Richelieu un colonel Balbi déguisé en bailli. Ce colonel connaissait le duc pour avoir fait quelque campagne en Flandre avec lui. Balbi essaya de lui insinuer des propositions pour ramener la Cour de Versailles à des sentiments plus pacifiques et moins autrichiens, et voyant que le maréchal ne se croyait pas assez d’influence à Versailles pour s’y faire négociateur, il se rabattit à lui demander qu’il voulût au moins avoir quelque ménagement pour les provinces du roi où il faisait la guerre. « En même temps, ajoute Frédéric, on régla avec lui les contributions ; et il n’est pas douteux que les sommes qui passèrent entre les mains du maréchal ne ralentirent dans la suite considérablement son ardeur militaire43. »

Le mot est terrible. Cette parole de Frédéric marque son homme. Ainsi le duc de Richelieu entre en une sorte de connivence avec l’ennemi pour argent, et cela s’appelle l’homme chevaleresque du xviiie  siècle ! Oh ! vieux chevaliers, types d’honneur et de probité, où étiez-vous ? L’admiration, l’engouement pour un tel homme, même après les déprédations avérées du Hanovre, est, à mes yeux, une des lèpres du xviiie  siècle. La tête d’une société est bien malade quand elle prend pour son idéal de pareils Don Juans, dont le vice surtout est contagieux. Le maréchal de Richelieu, dans les camps comme dans la société, a été un dépravateur public.

Le comte de Clermont était honnête homme ; mais sa probité était-elle d’une trempe à réagir contre d’aussi désastreux exemples ? La réponse à une semblable question est déjà faite : il n’est pas un de ceux qui nous ont lu jusqu’ici qui ne sache à quoi s’en tenir. Les contemporains, apparemment, n’y virent pas si clair. On se disait qu’il aurait d’excellents et fermes lieutenants généraux, il avait demandé Chevert, Saint-Germain Contades : Chevert fut retenu à Paris par une maladie grave. M. de Crémille devait être son major général : par malheur, on le lui retira pendant la campagne. On avait cherché à l’entourer de tous les secours. Par malheur encore, il eut pour conseil plus particulier et pour régent M. de Mortaigne, personnage opiniâtre et qui ne justifia en rien cette confiance. Il partit de Paris le 1er février 1758. Sa mission, après le scandale des maraudes et pillages effrontément exercés, même en pays soumis, semblait être d’abord de discipline autant et plus que de guerre. Il avait ordre, en arrivant à l’armée, d’écrire à tous les Électeurs et princes de l’Empire avec lesquels on n’était point en guerre, « pour leur donner part du choix que le roi avait fait de lui, et leur marquer que Sa Majesté était dans la ferme résolution de faire observer la plus exacte discipline dans ses troupes et d’empêcher toute vexation. » Arrivé à l’armée, ses fautes de général commencèrent dès le premier jour. Il avait pour adversaires les premiers lieutenants de Frédéric, le duc Ferdinand de Brunswick, et son neveu le prince héréditaire, un héros dans toute l’ardeur de la jeunesse. C’était l’illustre Pitt qui, arrivé au pouvoir, avait persuadé au roi d’Angleterre de mettre le due Ferdinand de Brunswick à la tête de l’armée des alliés et de le demander au roi de Prusse, afin d’abolir toute trace d’une Convention honteuse. Le duc Ferdinand, dès la fin de novembre, s’était rendu à Stade, en Hanovre, par des chemins détournés, et il y avait trouvé aux environs, comme premier noyau, un corps de trente mille hommes que le maréchal de Richelieu, dans sa légèreté, avait négligé de désarmer. Le comte de Clermont, mal informé et sans coup d’œil, ne se méfiait d’abord que du prince Henri de Prusse à sa droite : il eut l’idée d’y fortifier un camp. Sur l’observation de Rochambeau, que le péril était surtout pour les quartiers de gauche et que le prince Henri ne pouvait guère s’éloigner de la Saxe, le comte de Clermont répondit : « Il faut toujours remuer de la terre, cela en imposera à l’ennemi. »« Je partis donc pour ma destination, nous dit Rochambeau, après une réponse aussi lumineuse. » Mais bientôt l’attaque rapide se dessina vers les quartiers de gauche, où les princes de Brunswick portaient leur effort. Ce fut une suite ininterrompue d’échecs et de revers de l’Aller et du Weser au Rhin. On n’avait que le temps d’évacuer sur toute la ligne et de se replier en abandonnant les malades, les farines. On brûlait les équipages, on jetait du canon dans les rivières : c’était un complet délabrement. Des hommes courageux, tels que M. de Morangiès, gouverneur de Minden, laissé sans secours, se rendaient avec le poignard dans le cœur, mais avec une tache à leur nom. Les fièvres sévissaient pendant ces marches précipitées. Vers la fin de mars, le comte de Clermont lui-même fut pris d’une esquinancie qui le mit à toute extrémité. Les alliés firent onze mille prisonniers dans cette course victorieuse de février en mai. Ils étaient sur le Rhin en juin et obligèrent le comte de Clermont à le repasser.

C’était le moment ou jamais d’une bataille. On en attendait la nouvelle à Versailles, non sans anxiété. Trois ou quatre jours auparavant, le maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre, ayant reçu un courrier du comte de Clermont, qui n’apportait que des détails sur la position de l’armée, jugea pourtant devoir en rendre compte immédiatement au roi ; il le trouva dans la cour du château, déjà en carrosse, prêt à partir pour le pavillon de Saint-Hubert, et il n’hésita pas à faire arrêter le carrosse pour donner les lettres à lire : « Cela dura un demi-quart d’heure, nous dit M. de Luynes, et fit un spectacle, car il n’est pas ordinaire de voir un secrétaire d’État, ni qui que ce soit, faire arrêter les carrosses du roi, et c’est peut-être la première fois que cela est arrivé, au moins depuis longtemps. » Une victoire, en effet, eût été un grand soulagement après une aussi triste campagne, et, sans réparer les fautes, elle les eût couvertes ; l’honneur du comte de Clermont eût été sauvé. Mais le prince fit dans cette dernière position, et sur une échelle resserrée, les mêmes fautes qu’il avait commises dans l’ensemble. Négligent jusqu’à la fin et mal instruit des mouvements de l’ennemi, il remettait d’établir une communication facile de sa droite à son centre et de son centre à sa gauche, et quand on lui en parlait, il disait qu’il le ferait faire dans deux jours. On pouvait garnir cette gauche de redoutes ; mais on se flattait que les ennemis n’oseraient jamais marcher à nous. Des bois et des haies qui étaient sur notre front auraient dû être fouillés et gardés : il n’en fut rien, et dans la journée du 23 juin, dans ce triste combat de Crefeld, le jeune Gisors, à la tête des carabiniers, eut à charger de l’infanterie qu’il perça avec une valeur incroyable ; mais il fut atteint à mort d’un coup de feu à la haie44. Les dispositions étaient si mal prises ou plutôt si totalement absentes, qu’on ne s’aperçut que la gauche était tournée qu’au moment de l’attaque, et que toutes les forces de la droite et du centre furent inutiles de ce côté. Lorsqu’il fallut opérer la retraite et retirer la grosse artillerie, ce furent des officiers qui durent prendre sur eux de l’escorter et de faire l’arrière-garde : ils n’avaient pas reçu d’ordre. Je ne saurais rendre, même après une étude fort légère, tout ce qu’inspire le spectacle d’une telle impéritie, d’une telle insouciance. Que serait-ce si je racontais toute la vérité ? Le comte de Clermont était à table lorsqu’il apprit cette attaque de sa gauche. Il se leva sans se hâter autrement. Son conseiller Mortaigne lui dit qu’il allait ordonner de faire marcher des troupes de l’aile droite pour soutenir la gauche. Sentant l’absurdité de cette manœuvre et pour lui donner à entendre qu’il se méprenait, le prince adressa à Mortaigne un de ces dictons vulgaires et même grossiers que recueille un Suétone ou un Bachaumont, mais qui ne sont pas faits pour le Moniteu.45. Digne cousin de Louis XV, il se moquait de son conseiller, au moment où il le laissait maître absolu d’agir et de prendre le mauvais parti. Il lui arriva de dire un peu plus spirituellement, en se désolant avec son neveu le prince de Condé : « Ce n’était pas la peine à M. de Belle-Isle de m’envoyer un tuteur ; j’en aurais bien fait autant tout seul. » Ce prince, quand il parlait ainsi, n’avait plus rien de cet aiguillon de la gloire qui prend au cœur les nobles natures et les laisse dévorées de douleur après un affront. Tout ce qu’il y avait eu d’âme guerrière en lui s’était éteint. Son élévation avait révélé son néant moral et sa nullité.

Notre armée frémissait de rage. Le comte de Clermont avait pris son parti de tout. Rappelé sur le coup et relevé de son commandement, il était rendu à Versailles le vendredi 21 juillet ; il y vit le maréchal de Belle-Isle, et ensuite le roi dans son cabinet. « Le roi lui dit qu’il le trouvait maigri ; il lui parla de sa santé, de la ville de Cologne, de l’élection du pape ; enfin il fit la conversation avec lui pendant trois quarts d’heure comme à l’ordinaire. » Roi et prince du sang, voilà des gens assurément d’humeur commode et sans bile : je ne les en félicite pas. Puis cela dit, et sa visite faite, le comte de Clermont, comme si de rien n’était, s’en retourna à Berny46.

Cependant les divertissements de Berny avaient aussi reçu leur échec : sans parler des dettes où tant de spectacles et de violons à payer avaient jeté le prince, il n’y avait plus moyen, comme auparavant, de venir à chaque fête, dans un couplet final, célébrer invariablement le héros de Lawfeld ou de Raucoux. Les lauriers étaient coupés. Les épigrammes et les refrains satiriques avaient pris le dessus. Le général des Bénédictins, comme on l’avait surnommé dans la dernière guerre, était désormais averti de songer tout de bon à se réformer. Pendant cette période de déclin, le comte de Clermont vécut plus habituellement dans une petite maison qu’il avait rue de la Roquette. Il subit la loi du temps : il devint dévot avec les années. C’est alors sans doute que, pour apaiser ses scrupules et pour épurer le passé, il contracta un mariage de conscience avec Mlle Leduc. Il ne fit que suivre le courant de l’opinion publique en se mettant du parti contraire à la Cour dans l’affaire des Parlements et en s’abstenant de paraître à la séance royale pour le Parlement-Maupeou. Cependant il put, ainsi que les autres princes du sang, engagés dans la même opposition parlementaire, entendre vanter, à cette occasion, son courage civil et ses vertus de citoyen. Il mourut le 16 juin 1771, avec cette légère auréole de popularité. Il avait soixante-deux ans. Comme il était bienfaisant et charitable, il fut regretté par les pauvres gens de son faubourg.

Voici une assez jolie anecdote, recueillie en dernier lieu par M. Jules Cousin, et qui témoigne en effet de la bonté du prince. Louvigny, son capitaine des chasses, avait, dans une ronde de nuit, surpris un braconnier des plus habiles nommé La Bruyerre : il l’avait remis à la disposition de M. d’Estimonville, capitaine des chasses du prince de Condé, qui l’avait fait jeter en prison. Le braconnier était à Bicêtre. Le comte de Clermont s’avisa alors de dresser toute une liste de questions sur les ruses du braconnage et les secrets du métier qui font partie de l’art du chasseur ; il donna ordre à Louvigny de ménager au prisonnier toutes les facilités pour y répondre à son aise, lui promettant sa liberté et mieux encore s’il consentait à tout dire. La Bruyerre, se piquant d’honneur, répondit sur tous les points avec tant de franchise et de promptitude, que le prince non seulement le fit remettre en liberté, mais lui donna une place de garde de ses chasses, comme pour vérifier en sa personne le dicton : « Il n’est si bon garde qu’un vieux braconnier. » Il en résulta un volume intitulé : les Ruses du Braconnage, mises à découvert par L. La Bruyerre, garde de S. A. S. Mr le comte de Clermont, qui se publia à Paris l’année de la mort du prince. C’est ainsi que le comte de Clermont aimait à se venger.

En résumé, ce rejeton d’une grande race avait de vagues instincts, de bons commencements, mais rien de complet. Le caractère lui a manqué : il est resté en deçà de tout. Il n’a pas été général, quoique ayant assez bien fait la guerre au début. — Il n’a pas été bon académicien, quoique ayant consenti à se faire nommer, et il n’a pas eu le courage du discours de réception. — En trempant aussi avant que personne dans les mœurs et dans les licences du jour, il n’a pas su soutenir la gageure ni être jusqu’au bout un hardi viveur comme Maurice de Saxe, ou un libertin de bel air comme Richelieu. — Mélange peu relevé d’homme d’Église, d’homme de guerre, d’homme de plaisir et finalement de dévot ; au demeurant, fort bonhomme, mais un Condé dégénéré.