(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires de Malouet (suite et fin.) »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires de Malouet (suite et fin.) »

Mémoires de Malouet (suite et fin.)

Publiés par son petit-fils
M. le baron Malouet

I.

Il y a dans les Mémoires de Malouet une phrase dont je ne saisis pas bien le sens : c’est lorsque, venant de parler des projets de M. de Bouille pour le rétablissement de l’autorité royale, il ajoute :

« J’imaginai cependant de donner un successeur à Mirabeau ; et la reine, qui ne connaissait pas mon projet, quoique j’en eusse prévenu M. de Montmorin, eut un moment d’humeur contre moi, et dit publiquement à son jeu qu’elle ne concevait pas comment M. Malouet n’avait pas cédé au côté gauche l’honneur de faire une motion pour le retour à Taris de l’abbé Raynal. »

Donner l’abbé Raynal pour successeur à Mirabeau, lequel d’ailleurs n’était pas mort au moment où Malouet fit sa motion ! Songer à lui substituer l’abbé Raynal, vieux, fatigué, moins grand que célèbre, dès longtemps retiré de la scène, qu’une dernière affaire, un dernier conflit allait achever de ruiner et d’user, et qui enfin n’était pas membre de cette Assemblée devenue souveraine ! j’ai peine à le comprendre. Quel rapport, même lointain et accidentel, pouvait-il y avoir entre un tel homme et Mirabeau ? Les souvenirs de Malouet laissent fort à désirer ici pour la précision.

Il fut cependant convenu entre Malouet et Raynal que celui-ci, qui vivait depuis quelques années à Marseille, enverrait à l’Assemblée une lettre de remontrances, concertée entre eux deux, dans laquelle il la blâmerait de ses excès, de ses fautes, en faisant lui-même amende honorable de quelques-uns de ses écarts. Mais il fallait encore un prétexte pour une telle lettre, et il n’eut pas été prudent au signataire de l’écrire et de l’envoyer de Marseille, où la Révolution avait un ardent foyer. La députation d’Aix venait précisément de se mettre à la disposition de Raynal pour demander son rappel à Paris et faire annuler l’arrêt du Parlement qui subsistait encore. L’abbé, en remerciant la députation, lui répondit que M. Malouet lui faisait la même proposition concernant son retour, et qu’il désirait en avoir l’obligation à son amitié. Moyennant ce biais, Malouot se trouva chargé de la motion dont personne au dehors ne soupçonnait la portée ; le secret en fut gardé jusqu’au dernier moment entre M. de Montmorin, M. de Clermont-Tonnerre, l’abbé et lui. La motion, dans les termes où la fit Malouet le 15 août 1790, était à peu près telle que l’eût pu faire un membre du côté gauche. L’orateur s’en référait en commençant à la proposition de Mirabeau du mois de juin précédent, par laquelle le grand tribun avait demandé, aux applaudissements de l’Assemblée, qu’elle portât le deuil pour la mort de Benjamin Franklin :

« Messieurs, lorsqu’on vous a dit dans cette tribune : Franklin est mort, vous vous êtes empressés d’honorer sa mémoire. Je viens vous rappeler aujourd’hui que, parmi nos concitoyens, il existe, pour nous et pour la postérité, un vieillard vénérable qui fut aussi le précurseur de l’apôtre de la liberté, et dont la vieillesse est flétrie par un décret lancé contre sa personne et ses écrits : c’est l’abbé Raynal, qui réclame aujourd’hui par ma voix la justice, les principes et la protection de l’Assemblée nationale. Qu’il me soit permis, messieurs, de m’honorer à vos yeux d’une mission que je dois à l’amitié de cet homme célèbre… »

Ce rapprochement de Raynal et de Franklin ne pouvait passer que grâce à l’illusion de l’amitié : Franklin, véritable patriarche, par un mélange unique de simplicité, de finesse et de douce ironie, avait offert à quiconque l’avait approché dans sa vieillesse le modèle du sage, conseillant à demi-voix et souriant, un des vrais pères ou parrains de la société de l’avenir. Raynal, emporté et hors de mesure, n’était plus qu’un prophète de malheur décontenancé et désappointé, s’agitant et déclamant comme toujours, bien qu’en sens contraire.

L’abbé Raynal accourut à Paris, et ici le second acte de la pièce commence. On y mit pourtant de la réflexion et du temps ; près de dix mois s’écoulèrent, et je ne m’explique pas bien ce retard, cette longueur d’entracte, dont Malouet ne nous rend pas compte et qui semble disparaître à ses yeux dans le raccourci de ses souvenirs. On guettait probablement une occasion, et l’on tenait jusque-là l’abbé en réserve. La mort de Mirabeau, survenue le 2 avril 1791, dut en effet donner le coup de cloche, et l’on crut peut-être avoir trouvé cette occasion propice dans la discussion qui s’éleva sur les principes de la liberté religieuse.

Dans quels termes l’abbé Raynal va-t-il donc s’y prendre pour remercier l’Assemblée et pour la morigéner en la remerciant ? Depuis longtemps déjà il n’était guère qu’un prête-nom, et d’autres que lui parlaient par sa bouche. Ce fut le cas encore cette fois : l’adresse qu’il envoya à l’Assemblée fut un composé des phrases de M. de Clermont-Tonnerre et de Malouet, entre lesquelles il avait lardé quelques-unes des siennes. Toutefois Malouet pensait qu’en général la pièce avait un ton de censure et une force de logique qui devait produire un grand effet, émanant d’un philosophe aussi célèbre. On l’avait fait imprimer à l’avance, et toute l’édition, à l’abri de la saisie, attendait chez Malouet le moment de s’envoler ; les initiés comptaient sur un immense succès d’opposition et de surprise. Le président de l’Assemblée, M. Bureaux de Pusy, au reçu du manuscrit, ne se dissimula point l’orage qu’il allait exciter en allant donner lecture d’une pareille lettre. On était au lendemain du jour où l’Assemblée avait décerné des honneurs suprêmes à la mémoire de Voltaire et décrété la translation de ses restes au Panthéon. L’annonce d’une lettre de l’abbé Raynal sembla tout d’abord un à-propos. Malouet nous rend à merveille l’effet extérieur et les péripéties de cette séance du 31 mai 1791 :

« Le président eut à peine prononcé le nom de l’abbé Raynal et le titre de son adresse à l’Assemblée, que la salle retentit d’applaudissements. Il n’y eut pas moyen d’entendre ce qu’il ajoutait, en tremblant, que l’Assemblée serait peut-être étonnée des censures que l’auteur mêlait à ses hommages. Un bruit affreux d’enthousiasme, d’admiration, au nom de l’abbé Raynal, ne permettait d’entendre autre chose que : Lisez ! lisez vite ! La lecture de l’adresse ! Les patriotes se persuadaient que le côté droit voulait l’empêcher, C’étaient des cris, des gestes de commandement et le piétinement usité dans les grandes occasions. Enfin l’écrit fatal est remis à un secrétaire ; il monte à la tribune ; un silence profond succède au tumulte, et la gravité respectueuse, les compliments de l’exorde entretenant les premières dispositions, on voyait le ravissement des spectateurs et des députés patriotes de recevoir cet hommage solennel du patriarche de la démocratie. Le premier paragraphe rétrograde sur les maux, les excès de la révolution, rembrunit tout à coup les figures ; on se dresse, on se regarde, on s’indigne ; mais on s’attend à des retours aux bienfaits, aux grands résultats de régénération sociale. La patience échappe à quelques-uns ; on leur impose silence. Ce n’est plus une adresse, c’est un drame dont chacun veut voir le dénouement : on écoute encore, le secrétaire poursuit ; il arrive à l’effrayant tableau des désordres, des crimes, de la dissolution qui s’avance : le côté droit, qui avait d’abord été consterné de l’hommage, s’exalte sur la censure. On entend d’un côté : Bravo ! et de l’autre : Quelle audace ! Vengeance ! L’Assemblée est insultée ! C’est du Malouet ! Le tumulte s’accroît ; vingt députés se lèvent à la fois pour demander la parole ; on dénonce l’auteur, le président, le secrétaire. On parle de mettre le premier au Temple, de destituer les deux autres. Robespierre monte à la tribune, et c’est la première, la seule fois que je l’ai vu adroit et même éloquent. Je fus si frappé de ce qu’il dit, que je ne l’ai jamais oublié… »

Les phrases de lui que cite Malouet ne ressemblent à celles que je vois citées ailleurs que par le fond de la pensée ; la sténographie, on le sait, était encore dans l’enfance. Il paraît bien qu’après le premier tumulte toute la fin de la lettre avait été entendue assez patiemment ; Robespierre tira de là son exorde :

« J’ignore quelle impression a faite sur vos esprits la lettre dont vous venez d’entendre la lecture ; quanta moi, l’Assemblée ne m’a jamais paru autant au-dessus de ses ennemis qu’au moment où je l’ai vue écouter avec une tranquillité si expressive la censure la plus véhémente de sa conduite et de la Révolution… Je ne sais, mais cette lettre me paraît instructive dans un sens bien différent de celui où elle a été écrite… Je suis bien éloigné de vouloir diriger la sévérité, je ne dis pas de l’Assemblée, mais de l’opinion publique, sur un homme qui conserve un grand nom ; je trouve pour lui une excuse suffisante dans une circonstance qu’il vous a rappelée, je veux dire son grand âge. Je pardonne même, sinon à ceux qui ont pu contribuer à sa démarche, à ceux du moins qui sont tentés d’y applaudir, parce que je suis persuadé qu’elle produira dans le public un effet tout contraire à celui qu’on en attend… »

C’était dix fois juste. Il y eut un tollé général au dehors contre l’abbé philosophe qui, après s’être déprétrisé autrefois, venait se déphilosophiser aujourd’hui.

Son inconséquence lui valut dans les journaux du temps mille injures. Un homme qui n’en disait pas, André Chénier, adressa, par la presse, une lettre à Thomas Raynal, datée du lendemain 1er juin, dans laquelle il le prenait à partie et lui rendait la leçon que toute jeunesse généreuse qui se respecte a droit de renvoyer à la vieillesse inconsidérée qui s’oublie. En voici le début qui donne le ton ;

« L’Assemblée nationale venait de décerner des honneurs à la mémoire de Voltaire : c’est le lendemain de ce jour qu’on lui annonce une lettre de vous. Ce moment inspira sans doute un vif intérêt à tous ceux qui aiment la Constitution, et qui ont étudié les causes de la Révolution à qui nous en sommes redevables. En vain tous les citoyens s’abstiennent d’interrompre les travaux de l’Assemblée, quand ils n’ont rien à lui demander : elle sentait, chacun sentait comme elle, que vous pouviez être excepté ; qu’elle pouvait donner quelques instants à votre conversation ; et il y eût eu à vous de la noblesse et de la dignité à vous reconnaître ce droit et à savoir en user. Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Mably sont morts avant d’avoir vu fructifier les germes qu’ils avaient semés dans les esprits : vous vivez, vous qui avez avec eux préparé les voies de la liberté ; et, comme dans ces associations ingénieuses où les vieillards qui survivent héritent de toute la fortune de leurs confrères morts, on se plaisait à voir accumuler sur votre tête le tribut de reconnaissance et d’hommages que l’on ne peut plus offrir qu’à leur cendre… »

L’abbé Raynal, devenu homme de génie à l’ancienneté, en héritant successivement des morts, et par le mouvement naturel de la tontine des réputations, un homme de génie par survivance, c’était bien cela ! Mais il n’avait pas su profiter de cette chance unique, il avait manqué à la belle mission qui lui était échue par le bénéfice du temps ; et après lui avoir représenté les contradictions flagrantes dans lesquelles le plaçait sa démarche, le ton et le caractère de ses anciens écrits qui juraient du tout au tout avec ce dernier acte, la palinodie qu’il semblait s’être réservée pour son chant du cygne, André Chénier lui traçait en regard le canevas de la véritable lettre qu’il aurait dû écrire, lettre sévère et digne, qui eût pu contenir un examen critique et judicieux de la Constitution, sans rien rétracter, sans rien démentir des principes.

Maiouet, dans cette affaire et pour cette petite pièce montée à loisir, ne sut donc point se placer au vrai point de vue du public et du théâtre. Il ne se dit point que l’autorité de Raynal (si autorité il y avait) ne pouvait se séparer du fond des doctrines qu’il avait si ostensiblement soutenues et proclamées ; que son changement d’idées graduel et sincère, remontant à quelques années et connu seulement de quelques amis, ne pouvait que lui nuire en éclatant comme une conversion subite et en s’étalant comme un exemple de plus de la versatilité humaine ; que les hommes célèbres et les personnages publics ne sont pas seulement ce qu’ils sont, mais ce qu’ils paraissent ; que l’auteur de l’Histoire philosophique était le dernier des hommes qui eût le droit de rappeler si solennellement à la modération ceux qu’il avait de longue main excités et échauffés ; que c’était tout au plus ce qu’aurait pu tenter un Mirabeau, se transformant de tribun séditieux en tribun conservateur : et encore aurait-il eu de terribles difficultés personnelles à vaincre :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?

Se servir de Raynal comme on le fit en cette circonstance, c’était donc le compromettre sans résultat et l’exposer immanquablement à être traité par la démocratie irritée de bonhomme qui radote et d’esprit qui baisse. Toute cette scène et cette machine du 31 mai ressemblaient trop à une niche qu’on avait voulu faire à l’Assemblée : et on ne fait pas de niche aux révolutions. Ce qu’on peut dire de mieux après coup à la décharge de Raynal, c’est que, s’il était modifié et repenti, du moins il ne s’était pas totalement retourné et qu’il avait gardé de bons restes de lui-même jusque dans sa retraite en arrière. En un mot, tout ce que Malouet nous apprend de Raynal l’excuse peut-être et l’innocente, mais ne le grandit pas. Il put continuer d’être cher à ses amis et leur tenir de fort beaux propos, leur prodiguer de généreux sentiments, et gémir plus haut que personne en se promenant avec eux le soir dans les allées du Luxembourg97 ; mais l’homme public ne comptait plus, il s’était brisé du même coup et devant ses contemporains et devant la postérité. Ce n’était pas seulement, comme on disait, un coup d’épée dans l’eau que sa malencontreuse Lettre, c’était pis par rapport à lui : comme il avait 77 ans et pas de lendemain, ses amis lui avaient fait faire, pour fin de carrière, une désastreuse campagne98.

II.

J’aime mieux Malouet quand il ne fait pas de plan d’attaque et qu’il reste sur la défensive. On le voit honorable jusqu’au bout dans ses illusions ou demi-illusions d’homme de bien. Il n’était pas éloigné de croire, par exemple, que si la retraite de Louis xvi auprès de M. de Bouillé avait réussi, et que si le roi était redevenu libre à la tête de cette armée, lui, Malouet, aurait pu réussir comme porteur de paroles au nom de l’Assemblée, et de la part de la gauche modérée ; qu’il eût pu être le fondé de pouvoirs et le médiateur d’une conciliation constitutionnelle. Il ne table jamais assez dans ses raisonnements sur la faiblesse des uns, sur la passion et la déraison des autres. C’est au retour de ce voyage de Varennes qu’il reçut un de ces témoignages touchants qui se gravent dans le cœur comme la seule digne récompense du dévouement désintéressé. S’étant présenté aux Tuileries, il y trouva la famille royale réunie et plus tranquille qu’il ne s’y attendait ; mais l’émotion de la reine et de Madame Élisabeth n’était que plus sensible si elles voyaient quelqu’un dont le dévouement leur fût connu. Lorsque Malouet entra, la reine dit au jeune dauphin ; « Mon fils, connaissez-vous monsieur ? » — « Non, ma mère », répondit l’enfant. — « C’est M. Malouet. reprit la reine, n’oubliez jamais son nom. » — Ce mot mérite de rester attaché au nom de Malouet dans l’histoire. Si quelqu’un de tout-puissant, mais d’inattentif, l’accusait un jour d’avoir « coopéré à la ruine de l’ancienne monarchie », il n’aurait — et on n’aurait, — pour sa défense qu’à opposer ce mot mémorable : c’est le bouclier de diamant. La foudre elle-même s’y briserait99.

Barnave, après le retour de Varennes, ne tarda pas à s’ouvrir à Malouet comme avait fait autrefois Mirabeau : Malouet, par position comme par caractère, devenait naturellement le confesseur des repentis. Cet épisode des Mémoires, sans rien apprendre de bien nouveau, est curieux et s’ajoute, pour le confirmer, à ce que l’on connaît de Barnave :

« Je savais, dit Malouet, où il en était vis-à-vis du roi ; je savais qu’il y avait de sa part conviction de ses erreurs, désir sincère de les réparer ; mais il ne convenait pas de paraître instruit de ses projets, s’il évitait de s’en expliquer avec moi. Il avait tout à craindre des jacobins, s’ils le devinaient ; je ne devais pas me montrer en intelligence avec lui, en supposant même qu’il me fît des avances : et il m’en fit. Il débuta par une déférence marquée pour mon opinion sur la question que nous traitions et qui était relative aux colonies. Comme on m’accordait en cette partie plus d’expérience et de lumières qu’aux députés étrangers à cette administration, on ne fut pas étonné des compliments de Barnave ; mais je compris ce qu’ils signifiaient, et je me prêtai volontiers à l’explication qu’il cherchait : il eut l’air, après la séance, de traiter particulièrement avec moi la même question, et nous restâmes seuls au comité.

« J’ai dû vous paraître bien jeune, me dit-il, mais je vous assure que j’ai beaucoup vieilli depuis quelques mois. » Je lui répondis qu’en effet je le croyais maintenant arrivé à la maturité de l’âge dont il lui restait la vigueur ; qu’il était temps d’en faire un bon usage, et qu’il en avait les moyens. Nous entrâmes aussitôt en matière. Voici ce qu’il me dit : Sauf une douzaine de députés tels que Potion, Rewbell, Buzot, Robespierre, Dubois de Crancé, etc., tous les constitutionnels ont le même désir que moi de terminer la Révolution et de rétablir l’autorité royale sur les plus larges bases. La révision des décrets nous en donnera les moyens, si le côté droit veut y prendre part sans humeur, sans enflammer le côté gauche par une opposition absolue, si enfin vous voulez reconnaître franchement les points principaux de la Constitution. Nous élaguerons tout ce qu’il nous sera possible d’élaguer sans trop alarmer les démocrates. Mais que pensez-vous des projets du côté droit ? Que veut-il ? que fera-t-il ? »

Les intentions en étaient là ; mais Malouet ne dirigeait pas le côté droit, et Barnave lui-même ne gouvernait pas la gauche. Chapelier, qui, à l’exemple de Barnave, ne demandait pas mieux que d’entrer dans cette voie de transaction et qui en avait pris même l’engagement secret à la veille de l’ouverture des débats pour la révision de l’acte constitutionnel, fut le premier à y manquer quand on fut à la tribune ; il y manqua, parce qu’on n’est pas libre de rétrograder quand on marche en colonne, parce que la force des choses en ces moments domine les volontés particulières ; parce qu’il y a courant et torrent irrésistible au dedans des assemblées comme au dehors ; parce que les mêmes hommes ne peuvent pas jouer deux rôles opposés à quelques mois d’intervalle devant les mêmes hommes, devant les mêmes murailles ; parce que l’esprit même y consentant, la langue tourne et s’ refuse ; parce que les murs, à défaut des fronts, ont une pudeur ; parce qu’enfin les uns se lassant, d’autres tout frais et tout ardents succèdent, qui ne permettent pas ces petits compromis particuliers avant le complet déroulement des principes et l’entier épuisement des conséquences.

La Constituante close et dissoute sans réélection possible de ses membres, Malouet, « la tête épuisée de travaux, dit-il, et le cœur flétri », assiste en spectateur du dehors à la Législative. Il publie le recueil de ses Opinions et Discours, ses Lettres sur la Révolution ; il s’acquitte d’une dette de conscience et n’a pour le lendemain que les plus tristes présages. Souvent consulté par la Cour, il sait mieux que personne à quoi s’en tenir sur cette fluctuation d’idées à laquelle elle s’abandonne, sur cette suite de projets et de contre-projets éphémères. C’est ainsi que la page suivante a toute sa valeur, venant de lui ; elle résume encore aujourd’hui avec exactitude ce que tant de publications récentes et de correspondances secrètes ont appris et démontré en détail : il vient de faire une revue générale des partis :

« … Tel était alors l’état de la nation dont les représentants faibles ou corrompus avaient à régler les destinées ; ils en étaient incapables. Le roi, la Cour, les royalistes ne l’étaient pas moins. Quelques mesures vigoureuses furent proposées : le roi les rejeta parce qu’il eût fallu s’allier aux constitutionnels, s’appuyer de la garde nationale et des départements. C’était mon opinion, et le roi, depuis son retour de Varennes, avait pris confiance en moi ; mais la reine, en m’honorant de sa bienveillance et en ne doutant pas de la pureté de mon dévouement, ne voulait rien tenter par les constitutionnels, quoiqu’elle fût en rapport et en négociation avec quelques-uns des principaux. Cette politique passionnée, qui a été constamment celle de tous les membres de la famille royale, n’a pas peu contribué à en accélérer la chute. La vertu même et le noble caractère de Madame Elisabeth ne la défendaient pas de cet aveuglement. Le roi seul eût été sincèrement disposé à suivre une marche plus raisonnable. La justesse de son esprit lui faisait apercevoir tout ce qu’exigeait sa position ; mais la faiblesse de son caractère ne lui permettait aucune mesure forte et décisive ; et la reine entretenait son indécision par l’exagération de ses espérances dans l’influence et les plans de l’empereur son frère et du roi de Prusse, quoique Louis xvi eût de l’inquiétude sur le résultat de leur intervention et beaucoup de répugnance à mêler les étrangers aux affaires de la France. Malheureux prince, dont les vertus et les défauts n’avaient rien de complet !… »

A un endroit précédent, à l’occasion d’un projet de translation de l’Assemblée hors de Versailles, avant les 5 et 6 octobre, projet très avancé, mais auquel Louis xvi trouvait une sorte de honte à se soumettre, sans y substituer pourtant rien de mieux, Malouet, parlant de cette incapacité foncière de Louis xvi à prendre un parti, disait : « Il y a tel capitaine de grenadiers qui l’eût sauvé, lui et l’État, s’il l’avait laissé faire. » Oui, mais ce salut n’eût été que pour l’instant même ; il eût fallu recommencer le lendemain et tous les jours. Ce capitaine de grenadiers a manqué à Versailles, comme aux Tuileries, comme à Varennes : il aurait fallu qu’il fût de garde en permanence.

Un moment Malouet a la pensée de partir pour Saint-Domingue, où l’insurrection vient d’éclater, et où des intérêts de fortune l’appellent. Puis à défaut de Saint-Domingue, se voyant chaque jour menacé en France et en pure perte, il songe à passer en Angleterre.

Louis xvi, informé par M. de Montmorin, dit un mot de regret qui suffit pour le retenir. Malouet se décide donc à rester, quoique inutile et n’ayant prise sur aucune des trois personnes royales :

« Je n’étais pour eux qu’un serviteur fidèle, qu’ils ne pouvaient employer dans leur sens ni dans le mien. La reine et Madame Élisabeth étaient persuadés que j’étais dupe des constitutionnels, qu’ils redoutaient plus que les jacobins. Le roi, au contraire, aimait mes opinions politiques, il les partageait ; mais dans leur application il me trouvait trop tranchant, trop pressé de prendre un parti décisif ; il voulait user la démocratie ; il regardait le républicanisme comme une chimère qui ne pouvait durer ; la reine et Madame Élisabath pensaient de même ; tous les rapports qui leur arrivaient des provinces annonçaient une amélioration sensible dans l’opinion publique !… »

La dose de constitutionnalisme qu’il mêlait toujours à ses conseils écartait Malouet de tous les projets et complots intimes, et on le laissait en dehors. A un moment il put se flatter d’avoir fait accepter de Louis xvi un plan de défense tout intérieur et sans complication de l’étranger. Le roi consentait à signifier aux princes ses frères « que, dans aucun cas, il n’approuvait ni ne permettait leur entrée en France avec les armées ennemies, soit qu’ils s’y réunissent comme auxiliaires, soit qu’ils se crussent en état d’agir en corps séparé », Malouet proposa pour cette mission secrète auprès des princes son ami Mallot du Pan, qui voyait comme lui en politique : Mallet du Pan, après des retards, partit pour sa mission, muni d’instructions et d’un chiffre. Mais la famille royale jouait jeu double et jeu triple. Malouet ne cesse de nous le répéter sous toutes les formes :

« Ce récit, dit-il, m’oppresse encore en l’écrivant, et il fera le même effet sur ceux qui me liront. Ce n’est pas seulement la faiblesse du roi et son indécision qui Pont perdu, c’est surtout une disposition malheureuse de son caractère qui le portait à une demi-confiance pour tous ceux de ses serviteurs qu’il estimait, mais jamais à une confiance entière pour aucun. Madame Élisabeth, qui avait plus d’esprit de fermeté que son frère, participait à ce triste défaut ; et, chose encore plus singulière, la reine, qui ne manquait ni d’esprit ni de décision, était sur ce point-là à l’unisson avec le roi et sa belle-sœur. Chacun d’eux avait ses demi-confidents, ses agents, ses négociateurs, qui ne pouvaient se concerter sur rien et devaient se contrarier souvent ; mais ce qui est tout à fait inconcevable quand on connaît bien tout ce qu’il y avait de raison, d’instruction et de bons sentiments dans ces trois augustes personnes, c’est qu’à aucune époque de la Révolution ils n’aient demandé ni accepté un plan de conduite raisonnable, et pas même un plan de défense dans le dernier moment de péril ; ou qu’ils aient laissé ignorer à ceux dont ils recherchaient et dont ils négligeaient les avis ce qu’ils voulaient substituer à telle ou telle proposition.. »

Cependant les événements de l’intérieur se précipitaient, et le 10 août éclata.

Malouet, plus que suspect, signalé depuis longtemps pour ses liaisons avec la Cour, dénoncé comme membre du comité autrichien, sortit de sa maison, rue d’Enfer, dans la nuit du 10 août, pour n’y plus rentrer. Après avoir traversé toutes sortes de périls, il put se rendre à Gennevilliers, chez Mme Coutard, une femme de ses amies. Au bout d’une quinzaine, il partit avec un passe-port sous un nom supposé ; il arriva sans accident à Boulogne100, où il s’embarqua pour l’Angleterre.

III.

En mettant le pied sur la terre d’exil, Malouet ne sait pas se défendre des premières illusions du proscrit et de l’émigré : il croit que c’est pour peu de temps, et que l’excès du mal en amènera le remède. Il a la tonne foi d’en convenir et de nous conter lui-même l’espèce de roman qu’il se faisait dans les premiers mois pour un dénouement à souhait. Il ne tarde pas à être détrompé. La réunion de la Convention et sa façon d’entrer en scène l’avertissent que le temps d’arrêt n’est pas si prochain. Le procès du roi lui rend l’énergie de la douleur. Aussitôt qu’il voit le premier décret qui le met en jugement, il court chez l’ambassadeur de France à Londres, M. de Chauvelin, pour lui demander un passe-port, son intention étant d’aller s’offrir à la Convention pour défendre Louis xvi. M. de  Chauvelin ne veut pas prendre sur lui de lui expédier de passe-port, et Malouet écrit sur le bureau même de l’ambassadeur sa demande à la Convention, laquelle, en la recevant, passa à l’ordre du jour, non sans avoir ordonné que le nom du signataire fût inscrit sur la liste des émigrés. Mais cette demande généreuse est un des titres d’honneur de Malouet, et elle justifie le mot de Burke : « M. Malouet est le dernier qui ait veillé au chevet de la monarchie expirante. » « Quel est ce M. Malouet, écrivait, à cette même date, miss Burney, qui a le singulier courage de s’offrir pour plaider la cause du monarque déchu, au milieu de ses féroces accusateurs ; et comment M. de Chauvelin se hasarde-t-il à transmettre une pareille demande101 ? »

Le récit des Mémoires qui se rapporte à ce séjour de Malouet à Londres laisse à désirer : tous les papiers de ce temps ont été perdus ou détruits. M. le baron Malouet, qui n’a épargné aucun soin, aucune recherche, pour rendre la publication des Mémoires digne du nom qu’il porte, a reçu depuis peu, et trop tard pour en profiter, la communication de lettres écrites par son aïeul à Mallet du Pan, depuis le mois de mai 1792 et pendant les années d’exil. Ces lettres de Malouet prouvent encore moins pour la justesse de quelques-unes de ses prévisions que pour la droiture constante de ses vues et de ses vœux. Il ne cesse d’indiquer comme terme et solution de la crise révolutionnaire et de la lutte à main armée en Europe « une monarchie constitutionnelle en France » ; mais il reconnaît en même temps tout ce qui en éloigne et en sépare.

Une négociation fort contentieuse l’occupa durant ces années et le sauva des ennuis de l’inaction. Les principaux propriétaires de Saint-Domingue, le voyant si bien accueilli de plusieurs membres du Cabinet anglais, lui confièrent leurs intérêts et lui donnèrent leurs pleins pouvoirs « pour solliciter auprès du Gouvernement anglais des moyens de protection contre l’insurrection des nègres, qui était notoirement suscitée par la Convention. » Le point délicat à traiter dans cette affaire, c’était, tout en demandant et en acceptant l’appui de l’Angleterre, de ne pas abjurer sa qualité de Français et de ne pas prétendre disposer de la souveraineté de l’île : il s’agissait donc de constituer une sorte de séquestre provisoire de la colonie sous la garde du Gouvernement anglais, en réservant la question de droit et de souveraineté jusqu’au prochain traité de paix qui interviendrait entre les deux nations. Les éclaircissements que donne Malouet ont pour objet de prouver que, dans la conduite de cette affaire, il sut toujours se montrer Français sans perdre l’estime des Anglais, et qu’en s’exposant sur le moment à des calomnies inévitables, il n’a jamais démérité de ses concitoyens. La démonstration paraît complète en effet.

Demeuré pendant l’émigration ce qu’il était auparavant, un constitutionnel modéré, Malouet, sans être précisément brouillé avec la plupart de ses compagnons d’exil, était en désaccord et en guerre habituelle avec eux. Dès qu’il vit un régime régulier établi en France et dès le temps même du Directoire, il ne craignit pas d’engager tous ceux qui avaient espoir et moyen de se rapatrier, surtout les jeunes gens, à faire les démarches nécessaires ; à plus forte raison le leur conseillait-il dès les premiers jours du Consulat. Chose singulière ! l’évêque d’Arras, M. de Gonzié, un des émigrés les plus entêtés et les plus intraitables, s’était arrogé de son autorité privée une sorte de droit de contrôle sur la petite colonie française, et la secrétairerie d’État à Londres n’accordait de passeport aux émigrés qui en demandaient pour rentrer en France que sur la demande de ce prélat aussi ambitieux que vain et qui, ayant toute sa vie aspiré au ministère, se donnait ainsi la satisfaction de paraître une espèce de ministre in partibus des princes français. Malouet a là-dessus un délicieux petit récit qui fait la dernière page de ses Mémoires, et qui est un jour ouvert sur ce monde le plus pur de l’émigration ;

« MM. de La Tour du Pin et Gilbert de Voisins, nous dit-il, qui demandaient des passeports au ministère anglais, se virent renvoyés à l’évêque d’Arras. Ils ne le connaissaient pas ; ils s’adressèrent à moi. J’allai avec eux trouver l’évêque, et je me gardai bien de reconnaître le droit qu’il s’était attribué de mettre obstacle à la rentrée des émigrés en France. Je lui dis que ces messieurs, qui voulaient quitter Londres, avaient été aussi étonnés que moi d’apprendre dans les bureaux que son consentement était nécessaire pour cela ; que je n’imaginais pas qu’il se chargeât d’une telle responsabilité vis-à-vis des Français expatriés et même vis-à-vis du Gouvernement anglais, et que j’espérais qu’il démentirait cette imputation, qui le compromettrait si le Parlement en avait connaissance.

« L’évêque, sentant bien que sa prétention ne pouvait se soutenir dès qu’elle était contestée, se réduisit à déclamer contre ce découragement des émigrés, qui n’avaient pas la patience d’attendre la contre-révolution. — « Quelle différence cependant, nous disait-il, de rentrer dans votre pays en proscrits ou de rentrer triomphants ! Vous, monsieur Gilbert, vous renoncez donc à occuper au Parlement la charge de M. votre père ; car ce n’est pas d’un émigré apostat qu’on fera jamais un président à mortier. » — « Eh, mon Dieu ! lui dis-je, avant de songer à être président, il faut avoir du pain, et ce n’est pas en restant à Londres que ce jeune homme et sa famille pourront ressaisir quelques débris de leur fortune. Veuillez donc bien, monsieur, déclarer que vous ne mettez aucune opposition à la rentrée en France de M. Gilbert. » Ce qui fut fait d’assez mauvaise humeur. Vint ensuite la demande de M. de La Tour du Pin. « Pour vous. » lui dit l’évêque, « vous pouvez nous être utile et fort utile à Paris. » — « Comment cela ? répliqua M. de la Tour du Pin ; j’aurai bien de la peine à m’être utile à moi-même. » — Je connais, dit l’évêque. vos liaisons avec l’évêque d’Atitun. Vous pouvez lui parler, causer franchement avec lui ; lui porter, par exemple, une parole de moi, une proposition. » — « Et quelle parole, quelle proposition voulez-vous que je lui dise ? » — « Le voici : il faut le ramener à nous, il faut qu’il nous serve, qu’il engage Bonaparte à traiter avec les princes : nous le ferons connétable. »

« Je pris alors la parole : « Mais pour M. de Talleyrand, que ferez-vous ? » — « Certainement, je le servirai de tout mon cœur ; il me connaît, il sait que je suis incapable de lui manquer de parole. M. do La Tour du Pin peut lui dire que, si nous rentrons en France, véritablement il ne peut pas y rester ; mais je lui garantis un sauf-conduit pour aller vivre en tel pays étranger qui lui conviendra le mieux. »

« Voilà quels étaient, même en 1800 (car c’est l’époque de cette conversation), l’esprit, les projets, les combinaisons de ces messieurs. »

Et ces messieurs, s’ils vivaient, seraient toujours les mêmes.

Malouet revint en France en 1802. M. Decrès, ministre de la marine, lui fit offrir par M. de Vaines la préfecture de Santo-Domingo, lors de l’expédition du général Leclerc ; il n’était ni d’un âge ni d’un état de santé à accepter. Le ministre lui en voulut peut-être moins de ce refus que de certains bruits qui couraient parfois et qui semblaient désigner Malouet lui-même comme un ministre possible de la marine ; l’amitié du consul Lebrun pouvait le porter très haut. Un jour que l’Empereur disait devant M. Decrès, et répondant sans doute à quelque objection : « Mais M. Malouet a bien des amis en France ! » — « Oui, Sire, repartit le caustique et intéressé ministre, mais il en a encore plus en Angleterre. » De telles paroles distillées à propos dans le tuyau de l’oreille laissent leur impression durable, indélébile. — Nommé commissaire général de la marine à Anvers, puis préfet maritime, Malouet, pendant sept années, exécuta avec des moyens bornés de grandes choses, et dévora en secret plus d’une amertume102. L’histoire de sa vie, en ces années de l’Empire, est dévolue à son digne petit-fils, qui saura s’acquitter de cette pieuse tâche dans un esprit de vérité et avec mesure. Appelé au Conseil d’État en 1810, il s’en vit éloigné en octobre 1812, sur une lettre de l’Empereur datée de Moscou. Les causes de cette disgrâce sont encore à découvrir, car un mémoire qu’il avait précédemment adressé sur des questions étrangères à la marine ne suffit point pour l’expliquer103. La première Restauration trouva Malouet dans la retraite qu’il s’était choisie en Touraine. Louis xviii le fit ministre de la marine ; mais les forces du fidèle serviteur étaient à bout, et Malouet mourait bien avant la fin de cette année 1814 (6 septembre). Il avait 74 ans. Sa mort excita un regret universel ; il était autant aimé qu’estimé. Un éloge funèbre de lui par Suard sort du ton des notices chronologiques ordinaire et fait honneur à tous deux. Je ne crois pas que la meilleure manière de servir la mémoire de Malouet soit d’exagérer ses mérites ni d’amplifier son influence, et encore moins de chercher auprès de lui une occasion banale de déclamer contre la Révolution ; mais il manquerait quelque chose à la connaissance de ces temps orageux, si on ne l’écoutait et si l’on ne tenait grand compte de son témoignage. Le père du duc de Crillon actuel avait coutume de dire à son fils : « Allez voir M. Malouet, c’est un homme qu’il faut avoir connu. » Je me contenterai de dire la même chose, et je répéterai à la jeunesse sérieuse : « Allez voir M. Malouet, vous le trouverez dans ses Mémoires. »