(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Madame Desbordes-Valmore.

Sa vie et sa correspondance (suite)

On ne peut tout dire à la fois, et quand on a exprimé les traits principaux d’un caractère, on s’aperçoit presque aussitôt qu’on en a omis d’autres qui les corrigent, qui les complètent et qui doivent entrer aussi pour une part essentielle dans le portrait vivant de la personne. Mme Valmore, née dans la classe du peuple, était restée une âme plébéienne ; mais elle l’était sans prévention, sans parti pris, sans mettre sans cesse en avant ce qui divise et ce qui sépare. Dans ses relations de l’ordre princier (car elle en eut), il en était une toute de comédie et de sourire, et qu’on ne saurait compter : je veux parler de la familiarité du prince Florestan de Monaco, celui qui régnait en ce temps-là, homme excellent et faible, grand ami du théâtre et des comédiens, flatté de l’incognito, qui exigeait quand il venait chez elle qu’on l’appelât M. Grimaldi , qui me demandait sérieusement un jour : « Ne trouvez-vous pas, monsieur, que la meilleure histoire de France est celle de Pigault-Lebrun ? » et de qui elle écrivait à une amie : « Vous savez que j’aimais et que j’aime sincèrement ce prince, le plus innocent qui ait porté ce nom. » Mais il ne s’agit pas ici de princes travestis ni de roi d’Yvetot : Mme Valmore eut réellement accès auprès de vraies puissances, et il faut voir comme elle en agit avec elles et comme elle sut en user.

Elle avait beaucoup connu, à partir de 1836, M. Antoine de Latour, précepteur d’abord, puis secrétaire des commandements du plus jeune fils de Louis-Philippe, le duc de Montpensier. Sorti de l’Université, M. de Latour était par nature encore plus poète que professeur. Il s’intéressa fort aux vers de Mme Valmore et par suite à sa destinée, car jamais poète n’offrit à ce degré l’identité de sa poésie et de sa vie. Avant d’écrire sur elle un article à la Revue de Paris, il désira savoir quelques détails de son passé, de ses prédilections littéraires, de ce qu’il appelait l’éducation de sa pensée et la formation de son talent. Elle était alors absente de Paris. La lettre par laquelle elle répondait ou s’excusait de ne pas répondre à ses questions, nous la peint trop bien pour ne pas être citée :

« Lyon, 15 octobre 1836.

« … Mme Tastu, modèle des femmes, qui a été assez bonne pour pénétrer quelquefois dans ma vie obscure, ne vous a-t-elle pas dit, monsieur, à quel point je suis demeurée étrangère, par ma vie errante et retirée tout ensemble, à toute relation littéraire, aux publications brillantes dont je n’ai pu faire mes études ni mes délices ? Les détails que vous me demandez sur une vie si mobile et si cachée se réduisent à bien peu. J’ai la fièvre et je voyage. Ma vie languit où Dieu le veut : je marche à l’autre en tâchant d’y bien conduire mes enfants. J’aurais adoré l’étude des poètes et de la poésie : il a fallu me contenter d’y rêver, comme à tous les biens de ce monde. Je quitte Lyon dans quelques mois avec toute ma famille sans savoir encore où je vais emporter leur existence et la mienne, qui semblait ne devoir pas résister à tant d’agitations et qui résiste pourtant. Cette frêle existence, monsieur, s’est glissée comme à regret sur la terre au son des cloches d’une révolution qui devait la faire tourbillonner avec elle. Née à la porte d’un cimetière, au pied d’une église dont on allait briser les saints, mes premiers amis solitaires ont été ces statues couchées dans l’herbe des tombes. Pour ne pas appuyer plus longtemps sur des souvenirs pleins de charmes pour moi, mais trop longs pour vous, je joins ici la Maison de ma mère 86, où mon cœur a essayé de répandre cette passion malheureuse et charmante du pays natal, quitté violemment à dix ans pour ne jamais le revoir… J’ai peur de cela. Vous ne pourriez donc écrire sur moi, monsieur, quelque bienveillant que vous soyez, sans me révéler comme une bien ignorante et bien inutile créature. Quelques chansons méritent-elles que l’on s’occupe de moi, et que l’on m’admette au livre de la science ? Monsieur, je ne sais rien, je n’ai rien appris. Depuis l’âge de seize ans, j’ai la fièvre, et ceux qui m’aimaient un peu m’ont pleurée plusieurs fois comme morte, tant je leur paraissais peu vivante ! J’ai été longtemps étonnée et plaintive de souffrir ; vivant très-solitaire, bien que d’une profession frivole à l’extérieur, je croyais tous les autres heureux ; je ne pouvais me résoudre à ne pas l’être. Je sais à présent que les autres souffrent aussi : j’en suis devenue plus triste, mais beaucoup plus résignée. Ma pitié a changé d’objet, et mes espérances ont changé de lieu. Elles montent plus haut… Je tâche d’y monter… »

On aura remarqué la manière dont elle parle de Mme Tastu, avec quel sentiment pénétré, quel respect pour ses qualités régulières et pour ce mérite de femme qui a eu dans sa jeunesse quelques notes poétiques si justes et si pures. J’y joindrai les deux passages suivants, tirés également des lettres à M. de Latour : ils seront désormais inséparables du nom de Mme Tastu ; le souvenir auquel elle a droit dans la série des femmes poètes et son médaillon définitif nous y sont donnés en quelques mots :

« Lyon, 7 février 1837.

« … Je vous ai dit ma pensée sur Mme Tastu : je l’aime d’une estime profonde. C’est une âme pure et distinguée, qui lutte avec une tristesse paisible contre sa laborieuse destinée. Son talent est comme sa vertu, sans une tache. Je lui ai fait des vers, ils sont là depuis deux ans ; je n’ai pas osé les lui envoyer. Je suis tout anéantie devant ces charmantes célébrités, et quand j’entends mon nom sonner après les leurs, Dieu seul sait ce que je deviens dans le tremblement de mon cœur… »

Et dans une lettre de Paris du 23 décembre 1837 :

« Je ne perds à la solitude que je quitte qu’une sorte de voisinage avec Mme Tastu. Je l’aime ; je la trouve souffrante et jamais moins courageuse. Douce femme que je voudrais oser nommer sœur 87 ! »

M. de Latour, en excellent professeur qu’il était et nourri aux sources classiques, avait remarqué dans les vers de Mme Valmore des négligences, des faiblesses, ou même peut-être des préciosités d’expression, des semblants de recherche, qui pouvaient nuire quelquefois à l’effet d’une inspiration toujours sincère. Il entreprit de l’en avertir, d’abord d’une manière générale, à la fin de son très gracieux article de la Revue de Paris (18 décembre 1836), ensuite plus en détail par lettres. Elle lui en sut un gré infini, et elle l’en remerciait en des termes qui montrent une fois de plus son humilité et sa façon, à elle, de dire et de sentir toute chose comme personne autre : cette originalité, même avec ses fautes, ne vaut-elle pas de plus correctes beautés ?

« Lyon, 7 février 1837.

« …..Vous êtes ingénieux à cacher les fautes ou à leur créer des excuses, et j’en ai pleuré de reconnaissance, car tout ce que j’écris doit être, en effet, monstrueux d’incohérence, de mots impropres et mal placés. J’en aurais honte si j’y pensais sérieusement ; mais, monsieur, ai-je le temps ? Je ne vois âme qui vive de ce monde littéraire qui forme le goût, qui épure le langage. Je suis mon seul juge et, n’ayant rien appris, comment me garantir ? Une fois en ma vie, mais pas longtemps, un homme d’un talent immense m’a un peu aimée, jusque-là de me signaler, dans les vers que je commençais à rassembler, des incorrections et des hardiesses dont je ne me doutais pas. Mais cette affection clairvoyante et courageuse n’a fait que traverser ma vie, envolée de côté et d’autre. Je n’ai plus rien appris, et, vous le dirai-je, monsieur ? plus désiré de rien apprendre. Je monte et je finis comme je peux une existence où je parle bien plus souvent à Dieu qu’au monde. C’est là ce que vous avez compris et avec quoi vous me défendez contre le goût que j’ai si souvent et si innocemment offensé : qui remplira jamais cette tâche comme vous venez de le faire ? pas moi, pas même en l’essayant de toutes mes forces ; car il faudrait pour ma justification redescendre dans des temps qui me font peur à repasser. Vous en avez eu le courage tranquille, et je vous écoutais vraiment comme je ferais au jugement dernier… Je vous écoutais, monsieur, car on a lu devant moi votre analyse de ces livres imparfaits, inutiles même, si quelque chose l’est sur la terre, et que vous avez lus patiemment en y appuyant votre pensée et votre âme pour en extraire quelque chose à aimer, à louer et à plaindre !…

« Si je vous vois un jour comme je le souhaite vivement, aurez-vous la patience et la courageuse franchise de m’apprendre ce qui est mal et ce qui est bien dans un style que je ne sais pas juger moi-même ? Oui, vous m’éclairerez, si je peux l’être, et vous verrez si je mérite au moins, par ma sincérité, d’obtenir le premier et le plus rare des biens, la vérité ! »

Et dans une lettre de Paris, 20 novembre 1837 :

« Marquez-moi vos répulsions dans les vers que je viens d’écrire pour vous. Je n’y vois pas clair. Un peu de lumière, s’il vous plaît ! »

Enfin dans une autre lettre du 23 décembre 1837 :

« Je sors encore une fois de mes brouillards pour essayer de vous atteindre. J’ai pensé que la meilleure façon de vous remercier de vos avis, c’était d’en profiter, et partout où j’ai pu, j’ai passé votre lumière, j’ai rectifié une partie des fautes signalées. Pas toutes pourtant ; car celle de l’irrégularité des vers et de leur arrangement tantôt par deux masculins, tantôt par deux féminins et, après, entremêlés à ma fantaisie, je ne peux plus les déplanter sans briser les pensées qu’ils traduisent. Seulement, pour l’avenir, j’y prendrai une sérieuse attention… (Suivaient des points de détails et des exemples d’endroits qu’elle avait corrigés.)

« Je ne vous transcris pas tout ce que j’ai essayé de purifier. Si jamais ce volume nouveau trouve une place, — sa place d’une goutte d’eau dans la mer, — vous le lirez tout entier inédit ; n’est-ce pas, monsieur ? vous me l’avez promis. »

M. de Latour était pour Mme Valmore tout autre chose encore qu’un conseiller critique : c’était par sa position et son caractère un intercesseur et un canal des grâces ; homme affectueux et sensible qui pratiquait la poésie à la cour, traducteur de Silvio Pellico, qui s’était accoutumé à penser et à sentir comme Pellico. Ayant une fois éprouvé sa bonté réelle, elle ne se faisait pas faute de recourir à lui en toute rencontre.

À Lyon où elle habitait alors, elle était à la source des douleurs et des misères, — Lyon « la ville flagellée », comme elle l’appelait ; elle lui en représentait vivement le tableau :

« … Mon sort a été d’une rigueur ces derniers temps à ne pas me laisser reprendre haleine. Jugez : toutes les misères à Lyon passant à travers la mienne ; vingt, trente mille ouvriers cherchant jour par jour un peu de pain, un peu de feu, un vêtement pour ne pas tout à fait mourir. Comprenez-vous, monsieur, ce désespoir qui monte jusque sous les toits, qui heurte partout, qui demande au nom de Dieu et qui fait rougir d’oser manger, d’oser avoir chaud, d’oser avoir deux vêtements quand ils n’en ont plus ? Je vois tout cela, et j’en deviens pauvre… »

En 1834, ç’avait été bien pis, à l’époque de la grande insurrection ouvrière et républicaine dont elle avait été témoin, et dont elle s’était sentie comme victime. Elle avait, à cette date, adressé une espèce de cantique à la reine Marie-Amélie au nom des femmes et des mères : cette complainte touchante a été imprimée dans Pauvres Fleurs, mais elle a un certain air de ballade du temps jadis, du temps de la reine Blanche ; le poète s’y déguise en trouvère. Ce qui avait un tout autre caractère et bien autrement poignant, ce sont les stances suivantes, écrites sous l’impression même de l’atroce spectacle qu’elle avait sous les yeux, et qu’offre dans tous les temps, — à l’époque de la Ligue, comme à la nôtre, — le cynisme des guerres civiles. J’ai déchiffré ces vers inachevés dans ses cahiers de brouillons, et je les en tire tels que je les y ai trouvés, en lambeaux comme le sujet même. Mais quels cris ! quelle indignation ! Il n’y a de pitié vraiment courageuse et virile que celle qui a ainsi traversé l’indignation et qui est capable au besoin de pareils accents, arrachés des entrailles. Voici donc la page, qui est comme un feuillet déchiré des Tragiques de d’Aubigné :

LYON, 1834.

Nous n’avons plus d’argent pour enterrer nos morts…
Le prêtre est là marquant le prix des funérailles,
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.

Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il ? — Au Trésor, toucher le prix du sang.
Il en a bien versé… Mais sa main n’est pas lasse ;
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant.
Dieu l’a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les femmes, les enfants qui s’envolaient aux cieux.
Les hommes… les voilà dans le sang jusqu’aux yeux.
L’air n’a pu balayer tant d’âmes courroucées88.

Elles ne veulent pas quitter leurs membres morts.
Le prêtre est là marquant le prix des funérailles,
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

DES FEMMES.

Prenons nos rubans noirs ! Pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d’emporter nos meurtris89 ;
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous : ils étaient tous sans armes.

Il ne faut pas demander à Mme Valmore, je l’ai dit déjà, une suite bien logique d’idées ni aucun système ; son cœur la guidait en tout, sa charité la transportait90.

Ayant eu à son retour de Lyon à Paris une première obligation à M. de Latour, elle s’en autorisa, quelque temps après, pour venir lui recommander un poète-ouvrier de Rouen, de son métier imprimeur sur toile et rimeur dans les mortes saisons. Cet honnête homme modeste, de santé chétive, qui trouva protection en haut lieu et autour de lui, Théodore Lebreton, devint sous-bibliothécaire à la Bibliothèque de la ville, à Rouen. En adressant ses Essais à M. de Latour, avec une demande de souscription, Mme Valmore débutait par cet apologue à la manière du poète persan Saadi, dont elle avait lu quelque chose et que, disait-elle, elle adorait :

« Monsieur,

« Il est dit dans un livre qu’un pauvre oiseau jeté à terre et roulé dans le vent de l’orage fut relevé par une créature charitable et puissante, qui lui remit son aile malade comme eût fait Dieu lui-même ; après quoi l’oiseau retourna où vont les oiseaux, au ciel et aux orages.

« Le guérisseur n’ouït plus parler de lui et dit : La reconnaissance, où est-elle ? — 

« Un jour, il entendit frapper vivement à sa fenêtre et l’ouvrit. Dieu lui répondait. L’oiseau lui en ramenait un autre blessé, traînant son vol et mourant.

« Sur quel cœur l’image de la créature qui relève était-elle mieux gravée que sur ce cœur qui semblait absent ?… »

C’est ainsi que le poète présentait de la plus gentille façon un autre poète. Heureusement que c’était à un poète lui-même qu’elle l’adressait ; car il se trouva que la Préface, mise en tête de ces humbles Essais, et qui n’était probablement pas de l’auteur des vers, se ressentait plus qu’il n’aurait fallu de l’existence de prolétaire à laquelle elle se rattachait, et avait un certain goût de doctrines sociales réputées dangereuses. Qui fut étonné ? ce fut Mme Valmore, quand M. de Latour l’en avertit avec douceur :

« Je ne sais vraiment pas ce qu’il y a de mal dans cette Préface dont l’ouvrier est innocent comme moi-même. On me l’avait dite élégamment simple et vraie. À ce titre je vous l’avais signalée. Merci de n’avoir vu que l’ouvrier souffrant à travers des tendances que j’ignore. »

Dans cette relation affectueuse et délicate qu’elle entretenait avec M. de Latour, j’aurais à indiquer encore bien des recommandations, des intercessions pressantes dont elle se faisait l’organe, quelques paroles de vive et respectueuse doléance pour la reine Marie-Amélie au moment de la mort du duc d’Orléans ; et encore, auparavant, un autre cri impétueux de demande en grâce au lendemain de la condamnation à mort qui frappait le principal chef de l’insurrection du 12 mai 1839 :

« Oh ! monsieur, pour l’amour du roi et de la reine, ne laissez pas faire une telle chose. Parlez, demandez grâce. — Vous ne savez pas ce que ce sang-là coûterait. Monsieur, je serre vos mains et je vous conjure pour cette auguste mère si bonne, que la grâce vienne d’en haut et qu’elle soit prompte. Ma prière est un témoignage d’amour pour la reine et d’une estime profonde dans votre caractère.

Votre plus humble et attachée servante,

Marceline Valmore.

13 juillet 1839. »

Cette date nous indique Barbès, condamné la veille par la Cour des pairs. Tant il est vrai que quand il s’agissait d’implorer pour d’autres et de crier grâce, elle ne s’y épargnait pas. « Elle n’y va pas de main morte », disait d’elle M. Martin (du Nord), quand elle lui faisait coup sur coup deux ou trois de ces demandes à la fois.

On peut dire qu’elle avait reçu de la nature ou du ciel une vocation et comme une grâce spéciale pour la délivrance et le service des prisonniers. C’était pour elle un culte et qui avait commencé dès l’enfance. Toute petite, dans la vallée de la Scarpe, ayant aperçu à la haute tourelle d’un donjon un vieux prisonnier qui lui avait tendu les bras, elle était partie à pied le jour même avec son frère pour aller à Paris chercher la liberté qu’on lui avait dit résider là-bas pour ce captif. On les ramena le soir tous les deux à leur mère inquiète, qui ne savait ce qu’ils étaient devenus. Elle fut fidèle toute sa vie à cette première aventure et légende de son enfance : tout prisonnier, n’importe le parti et la cause, tout captif lui était sacré. Elle adressa des vers en 1834 à M. de Peyronnet, prisonnier à Ham. — Elle en adressa d’autres plus tard à un autre prisonnier de Ham — au prisonnier seulement. À Lyon, elle visitait souvent dans les prisons de Perrache les détenus enfermés là à la suite des différentes affaires et émeutes de Lyon. Elle exerçait sur eux sa puissance sympathique et son don de consolation, servi par une voix qui devenait maternelle pour les humbles, fraternelle pour les autres malheureux. Un être souffrant lui était présenté par son malheur même. Si pour ses communications spirituelles et dans ses prières, elle n’employait pas entre Dieu et elle de fondé de pouvoir, elle entrait volontiers en relation avec un prêtre dès qu’il s’agissait de secourir et de se concerter pour une délivrance. Mais nulle part ses paroles émues, ses chants d’oiseau plaintif et ses battements d’ailes ne se portèrent plus souvent ni plus ardemment qu’aux grilles du château de Doullens, où cette singulière République de 1848, qui trouva moyen de canonner, d’emprisonner ou de déporter tous les vrais républicains, ne laissant guère à sa tête que des royalistes, avait renfermé l’opiniâtre et indomptable citoyen Raspail. Mme Valmore, qui, en dehors de toute question politique, ne voyait en lui qu’un bienfaiteur du peuple et un martyr humanitaire, ne cessa de le suivre de sa pensée et de ses vœux dans l’exil et le bannissement. L’amitié austère et attendrie qu’elle inspira à cette stoïque nature est un des triomphes de son doux génie. Nous y reviendrons avant de finir, heureux d’en pouvoir citer de précieux témoignages91.

J’ai hâte de retourner à la correspondance intime et de famille, qui me sera une occasion naturelle de placer, chemin faisant, quelques dernières remarques sur le caractère et l’âme de cette personne de douleur et de tendresse. En reprenant les lettres par elle écrites à son frère de Douai à la date où je les ai laissées, nous retrouvons les gênes obscures, les humbles misères consolées, et tout d’abord cette modique pension qu’elle touchait auparavant avec une sorte de pudeur, mais qu’elle appelle maintenant comme un bienfait :

« (26 octobre 1847)… Il y a deux jours enfin, j’ai reçu le trimestre qui me semblait autrefois si pénible à recevoir, par des fiertés longtemps invincibles, et que j’ai vu arriver depuis d’autres temps comme si le Ciel s’ouvrait sur notre infortune…

« Ne nous laissons pas abattre pourtant, il faut moins pour se résigner à l’indigence quand on sent avec passion la vue du soleil, des arbres, de la douce lumière, et la croyance profonde de revoir les aimés que l’on pleure…

« En ce moment, je n’obtiendrais pas vingt francs d’un volume : la musique, la politique, le commerce, l’effroyable misère et l’effroyable luxe absorbent tout…

« Mon bon mari te demande de prier pour lui au nom des pontons d’Écosse. C’est un beau titre devant Dieu. »

« (12 janvier 1848)… Ondine est toujours esclave dans un pensionnat. Quand je veux l’embrasser, il faut que j’y aille. J’y vais tout à l’heure par ce soleil qui luit si rarement, et je t’embrasse pour elle, très travailleuse et très bonne. C’est un rude métier que le sien ; mais, mon bon Félix, nous n’avons pas de dot pour nos anges ; et la grâce, l’esprit, la sagesse, qu’est-ce que cela pour l’époque où nous sommes ? »

Le caractère d’Ondine était une des préoccupations de sa mère. Il y avait, entre elles deux, différence de nature et d’habitudes. La raison parfois silencieuse d’Ondine avait un air de blâme tacite pour les soins et les effusions que sa mère se montrait prête à prodiguer journellement à quiconque la sollicitait. Ondine suivait sa ligne de vie à part, en amitié, en étude. Sa mère l’appelait « notre charmante lettrée », indiquant par là qu’elle la croyait plus savante qu’elle. Aux vacances précédentes elle n’avait pu jouir qu’à peine de sa présence, ce dont elle se plaignait doucement dans ce passage d’une lettre à M. Richard, de Rouen, mari de sa nièce :

(22 août 1847)… Ondine a donné à notre tendresse vingt-quatre heures de ses vacances après un esclavage qui l’avait ahurie ; puis elle est partie, il y a trois jours, pour Tarare, afin de dormir, de prendre l’air de la montagne tout son saoul. Je n’ai pas opposé un mot à cette résolution, la voyant très-lasse et n’ayant à lui offrir qu’un espace assez étouffé, et moins que jamais de cette gaieté calme qui convient au bien-être moral et à la santé d’une jeune fille. Je sais par une triste expérience que ces jeunes et tendres âmes ont besoin de bonheur ou de le rêver, et que leur première nourriture doit être une indulgence inaltérable. Vous savez d’ailleurs que tous les rêves de cette aimable Ondine sont si hauts et si purs, que l’on peut du moins y sacrifier en toute sûreté la joie de sa présence. En jouir sans qu’elle y trouve du plaisir serait de plus une jouissance bien incomplète, et je ne me sens pas l’énergie d’aimer pour moi-même. Je ne peux, en vérité, mon bon Richard, ressentir le moindre bonheur que celui des autres ; le mien est brisé… »

La tempête de Février 1848 éclate. Mme Valmore ne peut s’empêcher d’y applaudir ; elle ne se raisonne pas, elle suit son élan, elle sent à la manière du peuple ; elle a, je l’ai dit, l’âme populaire. La raison froide, la connaissance et la prévoyance des faits généraux, ne les lui demandez pas. Elle était de tout temps pour les souffrants et les opprimés ; elle est pour eux encore le jour où elle se figure que le peuple triomphe et se délivre ; elle a son hymne du lendemain ; c’est à son frère Félix qu’elle l’adresse :

« (1er mars 1848)… L’orage était trop sublime pour avoir peur ; nous ne pensions plus à nous, haletants devant ce peuple qui se faisait tuer pour nous. Non, tu n’as rien vu de plus beau, de plus simple et de plus grand. Mais je suis trop écrasée d’admiration et de larmes pour te rien décrire. — Ce peuple adorable m’aurait tuée en se trompant que je lui aurais dit : « Je vous bénis. » Ne confie cela qu’à la Vierge, car c’est vrai comme mon amour pour elle, — et mon affection pour toi…

« … Mon cher mari n’a point de place. On dit ma petite pension supprimée, mais je n’ai pas le temps de penser à cela : ce serait interrompre la plus tendre admiration qu’il soit permis à une âme de ressentir. La religion et ses ministres divins se penchent sur les blessés pour les bénir, — sur les morts pour envier leur martyre…

« Ôte ton chapeau à mon intention en passant devant l’église Notre-Dame, et mets sur ses pieds les premières fleurs de carême que tu trouveras. »

Cependant les conséquences ne tardent pas à se faire sentir. Après la bénédiction des arbres de la liberté et la lune de miel de la République, le quart d’heure de Rabelais commence : toute révolution amène avec elle son chômage à tous les degrés, depuis le bas jusqu’au faîte, et tout chômage entraîne après soi son déficit et sa pénurie :

« (À Mme Derains, 1848)… La triste réalité est que je suis sans aucun argent ; que l’on m’envoie à l’heure même une contrainte pour mes impositions, et que je n’ai reçu ni mon mandat, ni avis sur mon trimestre échu depuis cinq jours.. Comment faire ? pas une porte où je puisse aller frapper ; les événements semblent avoir écrit sur toutes : Détresse. »

Je continuerai de suivre la trame de l’existence qui nous intéresse, moyennant encore des passages de lettres écrites après 1848 : celles que je citerai dorénavant sont la plupart adressées par Mme Valmore à ses parents de Rouen. Une seule circonstance heureuse en rompt la note uniforme et triste : le mariage de sa fille Ondine, si tôt suivi d’une fin funeste.

« (24 décembre 1849)… Mon bon Richard, si votre amitié n’est pas sans inquiétude sur nous et notre silence, je suis tout à fait de même sur tout ce qui vous concerne ; et quoique je ne sache de quel côté donner de la tête, je prends sur la nuit pour vous écrire, — la nuit de Noël, mon cher Richard, qui changerait les destinées de ce triste monde et la vôtre, si le Sauveur écoutait son pauvre grillon, humblement à genoux dans la cheminée… où il y a bien peu de feu, sinon celui de mon âme, très-fervente, très en peine !…

« Je vous embrasse tous du fond de mon cœur. Mon cher mari en fait autant. J’ai eu la douleur de le voir fort malade de chagrin. Ondine l’a été gravement : elle est si frêle que je passe une vie d’anxiété avec cette chère créature, à qui il faudrait le repos le plus absolu. Pour moi, je travaille comme un manœuvre, et je me repose pour pleurer, pour aimer et prier. »

« (25 février 1850)… C’est une grande lutte que nos existences à tous.

« Mon cher Valmore est malade. Plus fort que moi, il est aussi moins pliant au malheur, et quoiqu’il soit ingénieux à se créer des occupations qui raniment un peu sa solitude, cette solitude stérile le dévore, et il a des fièvres accablantes…

« Je ne fais aujourd’hui que vous serrer à tous les mains bien affectueusement, en suspendant l’envoi du petit paquet prêt à partir depuis trois jours.

« La question de l’ humble port fait que je suspends son départ. Où en sommes-nous arrivés, Seigneur ! qu’il faille arrêter les élans d’un pauvre cœur qui bat toujours si vite pour ceux qu’il a aimés et qu’il aimera toujours ! »

Sa sœur Eugénie, qui habite Rouen, tombe mortellement malade, et l’on n’attend plus que sa fin. Ici l’un des traits de la religion de Mme Valmore se prononce. On a vu de reste toutes ses douces superstitions légendaires et les crédulités qu’elle avait gardées du pays natal ; mais il est un point sur lequel elle ne fléchit pas ; si elle est catholique d’imagination, elle a, si je puis dire, le catholicisme individuel ; elle n’entend y faire intervenir personne ; elle est surtout pour qu’on respecte la paix des mourants, et elle écrit à sa nièce, fille d’Eugénie, de se bien garder d’alarmer sa mère à l’instant suprême :

« (5 septembre 1850)… J’attends une lettre avec la plus grande anxiété, et votre silence me jette dans l’effroi. Ma chère Camille, je vous vois tous auprès de ma sœur comme des enfants et des anges qui consolent une sainte, et je suis tranquille sur les bénédictions du Ciel qui attendent une si belle âme ; mais les tortures de la mienne sont inexprimables, plus cent fois depuis que je suis revenue : la voir m’était encore moins terrible.

« Je n’ai pas, à la vérité, la frayeur que tu commettes l’imprudence, je dirai l’impiété, que tous les cœurs froids commettent, d’avertir ta mère sur ses devoirs, ce qui serait la tuer. Elle a rempli tous ses devoirs envers Dieu, envers nous. — Épargnons-nous ce remords de frapper cet esprit pur et divin. »

Et après la mort :

« (11 septembre 1850)… La volonté du Ciel est terrible, quand elle s’accomplit sur des êtres si faibles et si tendres que nous. »

Mais tout à coup, dans ce ciel si lourd, si chargé, si sombre, un éclair inespéré a lui :

« (14 janvier 1851)… Ondine se marie !

« Elle sera madame avant peu de jours. Tout est sérieux, tendre et honorable dans le choix réciproque. Son mari est avocat à la Cour d’appel et représentant de la Sarthe. C’est le jour de Noël que cet événement imprévu a éclaté.

« Je t’en écrirai les détails quand je respirerai du tumulte de tant de soins, et des terribles embarras d’argent où je tourne épouvantée. — L’avenir de notre chère Ondine est assuré et tout à fait convenable ; mais juge de cette époque pour sa pauvre famille si fière, si pauvre ! »

Il y eut là comme une éclaircie de bonheur. Mme Valmore se faisait illusion sur l’état de santé de sa fille ; elle ignorait — Ondine elle-même ignorait aussi — la gravité du ravage qui habitait depuis des années sa jeune poitrine et que le régime le plus exact avait pu seul arrêter ou ralentir. Le mariage, une grossesse, l’opiniâtreté de la jeune mère à vouloir nourrir, tout cela devait vite devenir fatalement une cause de mort. Cependant il y eut une saison d’oubli, de joie et de gaieté douce à la campagne, dans les propriétés de M. Langlais, à Saint-Denis d’Anjou : Mme Valmore y passa quelque temps avec sa fille ; le sentiment de cette vie des champs grasse et nourricière, au milieu des fermiers et des colons , respire et rit au naturel dans ce passage d’une lettre d’Ondine à son frère :

« (1851)… Ici on oublie tout ; on se plaint par genre, mais sans amertume ; on dort, on mange, on n’entend point de sonnette. On s’éveille pour dire : Va-t-on déjeuner ? On se promène à âne, et on rentre bien vite pour demander : Va-t-on dîner ? Il y a des fleurs, des herbes, des senteurs de vie qui vous inondent malgré vous-même ; il y a une atmosphère d’insouciance qui vous berce et vous rend tout facile, même la souffrance. Que n’es-tu là ? Tu prendrais ta part à tant de biens ! Tu nous aiderais à traduire Horace dans un style élégant et philosophique comme celui-ci :

  Cueillons le jour92. Buvons l’heure qui coule ;
Ne perdons pas de temps à nous laver les mains ;
Hâtons-nous d’admirer le pigeon qui roucoule,
  Car nous le mangerons demain.

« Ne fais pas attention au pluriel rimant avec un singulier. C’est une licence que la douceur de la température nous fait admettre. Nous devenons véritables Angevins : Molles comme dit César (ou un autre)… »

Ainsi s’égayait la « charmante lettrée » à la veille de mourir. Comme on sent que cette jeune âme ne demandait pas mieux que de reprendre au soleil et à la vie ! Pourquoi ce bonheur, ce bien-être lui étaient-ils venus si tard, — trop tard ?

Dans une lettre à son fils, l’année d’après, Mme Valmore dépeignait cette même vie provinciale et rurale à sa manière :

« (Octobre 1852)… Hier avec Langlais, nous avons fait le tour de la ville (je crois qu’ils disent la ville). Toutes nos visites sont rendues. J’ai vu dans ces maisons bizarres des petites dames très-jolies et de très beaux enfants, des fruits par paniers, des fleurs toujours. Oui, Dieu est partout ! Juge s’il est dans ce silence profond des haines politiques et littéraires. On n’entend parler que de blés mûrs, de vendanges et de poules qui pondent sans s’arrêter. Sans doute ce n’est pas l’Espagne dont tu m’envoies le charmant écho dans cette vraie colombe dont tu traduis la langue avec émotion93 ; mais c’est du calme, de l’air, sans sonnette aux portes, sans pianos, sans bonnet grec dans un grenier. — Ici tout va de plain-pied… du moins à la surface des prés que j’ai parcourus. La mélancolie y est sans volupté, sans trop d’épines non plus. Les poètes n’y font pas de nids, et les tourterelles mangent comme des ogres… »

L’état d’Ondine, à ce second automne passé aux champs, était déjà devenu un sujet d’alarme, et les yeux d’une mère, si crédule qu’elle fût à l’espérance, ne s’y trompaient pas :

« … Hors de là, mon cher fils, il faut rentrer dans les détails douloureux, t’avouer que je souffre toujours dans ce même amour de mère, te dire que vingt fois dans un jour une terreur se glisse entre elle et mon regard. Elle a des physionomies si mobiles, une faim si étrange, et tant d’horreur de marcher ! tout est si furtif dans ses confidences mêmes ! Son âme semble habitée par des milliers d’oiseaux qui ne chantent pas ensemble, mais qui se craignent et se fuient. — Douce et agitée toujours ! »

Les pressentiments se justifièrent trop vite, et quelques mois à peine écoulés, cette joie mélangée de crainte était changée en un deuil amer, inconsolable (12 février 1853)94. Mme Valmore soigna elle-même sa fille mourante à Passy, et pendant de longues semaines, elle fut en présence d’un dépérissement étrange, muet, bizarre, d’un besoin obstiné de solitude, d’une sorte de terreur contenue et fermée à toute espérance, à toute lueur distrayante :

« (À Mme Derains, 4 octobre 1852)… Il m’est impossible, dans la sincérité de mon cœur, de veus dire quoi que ce soit d’absolu sur l’état de ce que j’aime. Je passe dans un jour de l’espoir à l’effroi, et du sourire aux larmes. Comme à l’ordinaire, je cache tout, ne pouvant obéir qu’à mon instinct d’aimer. — Si j’étais libre de suivre celui de mère, je changerais tout le régime adopté, et dès longtemps, je crois, j’aurais rétabli l’harmonie dans ce corps chéri, qui semble se dissoudre d’une maigreur désespérante, d’une faim étrange et jamais contentée, malgré quatre repas abondants et un bon sommeil souvent. Je crois que l’estomac et les entrailles sont déveloutés95 à force d’avoir bu de l’eau et des remèdes, tantôt allopathiques, tantôt homœopathiques, — l’orthographe y est comme elle peut. Hélas ! il en est de même de la santé. Mais, ne pouvant prendre aucun empire sur cet esprit charmant, à la fois prévenu et découragé, je la regarde, la torture dans l’âme, et je prie Dieu sans savoir ce que je dis, car j’ai bien du chagrin !

« Pourquoi vous l’écrire ? parce que rien n’est plus difficile pour moi que d’écrire en ce moment. Appuyer ma pensée, c’est la trahir. Écrire autrement, c’est mentir, — chose impossible avec vous.

« Tout ce qui est alentour et devant moi est vraiment aimable. — L’air, le ciel et les arbres suffiraient bien, sans la maison très-confortable et riante96 ; mais on dirait que j’y suis en rêve ; je ne peux rien m’approprier ici, sinon le poids d’une crainte qui corrompt tout… »

Et encore de Passy, 30 décembre :

« Je ne peux la résoudre à vous voir ni personne. J’en aurais bien besoin pour elle, et pour moi ! mais non ; le silence, le retirement du cloître. — 30 au soir. »

Ces jeunes âmes déjà mûres, aux heures où la vie leur échappe, ont souvent ainsi de ces révoltes concentrées et profondes, de ces rancunes dernières contre la destinée, de ces regrets ineffables de ce qu’on a connu trop peu et qu’on ne peut plus ressaisir. Elles ont de ces refus fixes et définitifs au moment de rentrer à jamais dans l’éternel Érèbe :

……..Atque inimica refugit
In nemus umbriferum…….

On a beau masquer et recouvrir cela ensuite, c’est à désespérer les vivants. — Je n’aurai plus maintenant qu’à mettre à la suite les plaintes sans trêve, mais toujours humbles et soumises, de celle que j’ose appeler la Mater dolorosa de la poésie :

« (A sa nièce, 1er avril 1853)… Ma bonne Camille, je te remercie de la tendre compassion de ton amitié. Tu comprends bien ma blessure. — Elle est sanglante. — Je n’ose pas plus que toi-même appuyer sur la terrible épreuve qui est maintenant accomplie sur la terre. En parler est au-dessus de mes forces. Dieu me fera peut-être la grâce de la comprendre. — Ah ! Camille, je suis bien infortunée !…

« Je n’ai aucune force morale en ce moment, et j’ai l’effroi d’écrire surtout à ceux que j’aime ; car, pour ne pas mentir, c’est bien triste à raconter. »

« (13 août 1853)… Enfin, nous n’accomplissons en rien notre volonté ; une force cachée nous soumet à tous les sacrifices, et cette force est irrésistible. »

« … Paris, qui a dévoré toutes nos ressources et nos espérances, devient de plus en plus inhabitable pour nous, et quelque coin de la province nous paraît déjà souhaitable pour cacher nos ruines et reposer tant de travail inutile. Mais ce parti lui-même est entouré de bien des difficultés ; c’est un déchirement, et je suis inerte de douleur. »

« (5 décembre 1853)… J’ai tant de raisons de savoir que le malheur d’argent surtout change beaucoup les affections et n’est justifié devant personne ! »

« (26 mars 1854)… Nous allons quitter notre cinquième étage ; je ne sais cette fois si ce sera pour monter au sixième. On ne peut plus trouver un grenier qu’au prix de douze ou quatorze cents francs… La terre où nous sommes a le vertige.

« … Ce bon M. de J… lui-même, qu’est-il devenu ? Ruiné dans toutes ses espérances, c’est encore une de ces existences dissoutes dans le mouvement formidable de ce qu’on appelle la civilisation, qui pour beaucoup ressemble au chaos. »

« (6 septembre 1854)… Le malheur finit par semer l’épouvante même au sein des familles que le bonheur aurait unies. Quand il faut de part et d’autre travailler durement pour ne pas tomber dans la dernière indigence, les ailes de l’âme se replient et remettent tous les élans à l’avenir. »

Dans des lettres à une amie, Mme Derains, elle revient sur cette misère des logements à trouver, et elle exprime en vives images le trouble moral et le bouleversement de pensées qui résulte de ces déplacements continuels :

Ma bonne amie, vous me dites des paroles qui résument des volumes que j’ai en moi. Ils y restent inédits, à l’état de ces graines cachées dans les armoires, qui sèchent sans avoir été semées. — Par exemple, vos craintes de vivre entre des habitudes perdues et d’autres à refaire, par ce mouvement incessant vers des demeures nouvelles, c’est ma vie. Elle finit par être une fièvre qui tend la mémoire et rend plus douloureuse la fuite des jours loin des lieux qu’on aimait parce qu’on y a beaucoup aimé. — Ne vous ai-je pas dit que souvent je me lève pour aller chercher tel ou tel objet dans telle ou telle chambre où je ne le trouve pas ? Alors commence le tourment : « Ah ! non, il est dans une armoire… Que je suis bête ! cette armoire était à Bordeaux… ou bien dans le cabinet de toilette à Lyon… » Les ou bien se pressent et m’importunent. J’en ai quelquefois pleuré par les mille souvenirs qu’ils réveillent… »

Elle forme le vœu modeste qui pour elle ne se réalisera jamais :

« Je suis effrayée de l’obligation de sortir demain samedi vers une heure, malade ou non. — Si vous alliez venir !… C’est alors que mes cinq ou vingt étages me paraissent des Pyrénées, moins les fleurs. — Loger au second, première richesse des ambitions raisonnables ! m’est-il à jamais interdit d’y prétendre ?… »

Ce souhait agréable et sensé, qui est celui de bien des familles, resta toujours pour elle à l’état de rêve. Elle eut sans cesse à défaire son nid et à le refaire. Elle changea quatorze fois de logement en vingt ans. Le nouveau Paris en train de se transformer, et dont elle vit les premières splendeurs, ne lui était guère un asile propice. Ces grands mouvements de civilisation, qui passent comme des ouragans, s’inquiètent-ils des nids d’hirondelles97 ?