(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [III] »
/ 1937
(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [III] »

Le général Jomini. [III]

Mauvais vouloir de Berthier. — Jomini, chef d’état-major de Ney. — Guerre d’Espagne. — Jomini envoyé à Napoléon après Wagram. — Il perd l’appui de Ney. — Démêlé avec Berthier. — Retraite en Suisse ; premières liaisons avec la Russie. — Raccommodement ; Jomini, général de brigade. — Retraite de Russie.

Dans cette bataille d’Eylau, après le moment critique passé, mais avant l’arrivée de Ney sur la fin de l’action, Napoléon, rentré dans la ville, hésitait sur ce qu’il ferait le lendemain. Il pensait d’abord à se retirer pour rallier les corps de Bernadotte et de Lefebvre. Cependant, pour masquer cette retraite et ne pas céder le champ de bataille aux Russes, qui étaient peut-être assez affaiblis déjà pour nous l’abandonner, Napoléon eut l’idée de laisser Grouchy avec l’arrière-garde, mais en plaçant près de lui Jomini, chargé d’une commission éventuelle. Il s’agissait de ne pas bouger si les Russes se retiraient les premiers et d’éviter le désagrément de leur céder le terrain ; sinon, et s’ils tenaient ferme, de se replier soi-même, tout en faisant bonne contenance : « Vous resterez avec Grouchy », lui dit l’Empereur, « pour le diriger selon mes intentions. On vous accréditera auprès de lui à cet effet ; vous n’aurez point d’autre ordre. » L’arrivée de Ney dispensa de cette combinaison, et Napoléon n’eut qu’à rester. Mais on entrevoit combien cette position facultative de Jomini au quartier général de l’Empereur, position en partie confidentielle et nullement hiérarchique, prêtait à l’équivoque et ne pouvait se prolonger sans inconvénient.

Sa santé, qui ne fut jamais robuste, avait souffert dans cette campagne d’hiver, et le 8 mars 1807, du quartier général d’Osterode, Berthier avisait le ministre directeur de l’administration de la guerre « d’un congé de quatre mois pour raison de santé, accordé par l’Empereur au colonel Jomini, attaché à l’état-major impérial. » Le 9 avril, il était dans son pays natal, à Payerne, hésitant entre les eaux de Baden et celles de Schinznach. Le 17 juin, à la première nouvelle des mouvements de l’armée, interrompant le traitement commencé, il s’était rendu en poste au quartier général de l’Empereur. Mais il était arrivé trop tard pour la grande action, il avait manqué la victoire de Friedland, remportée le 14.

C’est ici que nous allons assister à une tracasserie misérable de Berthier. Ney, qui sent la valeur de l’homme, redemande son aide de camp. Le 18 octobre 1807, Berthier annonce à Clarke, ministre de la guerre, que, « par décision du 16 octobre, l’adjudant-commandant Jomini, provisoirement appelé près de l’Empereur dans les dernières campagnes, doit retourner auprès de Ney, qui l’a demandé. » De son côté Ney écrit au ministre Clarke, de Fontainebleau, le 5 novembre 1807 :

« Excellence, l’Empereur a daigné me promettre à Friedland de nommer M. l’adjudant-commandant Jomini chef de l’état-major du 6e corps d’armée ; je vous prie d’obtenir une décision définitive de Sa Majesté à cet égard. M. Jomini est très-propre à cet emploi qu’il a déjà rempli avec distinction près de moi pendant la campagne d’Autriche. Votre Excellence m’obligera très particulièrement si elle veut bien prendre quelque intérêt au succès de cette demande. »

Et dans une note de la main de Clarke :

« L’Empereur a accordé cette demande pt m’a donné ses ordres verbalement à ce sujet. Il faut envoyer M. Jomini au 6e corps d’armée et en prévenir le prince de Neuchâtel. »

La décision de l’Empereur est du 11 novembre.

Voilà les faits extérieurs. Mais que s’était-il passé dans les coulisses, ou dans les couloirs, car les états-majors en ont aussi ? Le chef d’état-major de Ney, le général Dutaillis, l’homme de Berthier, avait eu un bras emporté dans la dernière campagne ; Ney tenait à s’en défaire, et Berthier à le maintenir. L’objection de Berthier, quand Ney le pressait, était que Jomini n’avait rang que de colonel et ne pouvait être chef d’état-major, vu que tous étaient généraux. Cependant la demande directe de Ney à l’Empereur avait été suivie d’une lettre de Jomini, aussi motivée que respectueuse, et l’Empereur avait accordé. — Et voilà que quelques jours après, Jomini reçoit sa nomination comme sous-chef d’état-major sous le général Dutaillis. On peut juger de l’étonnement et de l’irritation chez une nature vive et susceptible. Jomini écrivit à l’instant à l’Empereur une lettre dont on n’a pas le texte, mais dont le sens était « qu’ayant pris la carrière des armes dans l’espoir qu’un jour il mériterait la bienveillance du plus grand capitaine du siècle, et qu’ayant eu l’honneur de lui être attaché pendant plus d’un an, il ne pouvait continuer à servir dans la position que l’on venait de lui faire, et qu’il demandait à se retirer dans ses foyers. » — Je continue avec le récit du colonel Lecomte :

« Le dimanche suivant, Jomini se rendit à Fontainebleau pour assister à la réception d’usage et à la messe, espérant avoir une solution.

Lorsque l’Empereur sortit de son cabinet dans le grand salon, Jomini se trouvait par hasard un des premiers sur son passage. L’Empereur vint à lui d’un air courroucé et fui dit : « Quelle lettre impertinente m’avez-vous adressée ? Comment ! me jeter ainsi votre démission à la figure, et croire que je renvoie ainsi les gens qui me servent bien ! Je vous ai nommé chef d’état-major, et non sous-chef. »« Mais, Sire, j’ai là ma nomination signée de Votre Majesté. » Et comme Jomini allait la sortir de sa poche. l’Empereur s’écria : « Ehl vous n’avez pas vu que c’était une faute de Berthier ! » Le prince de Neuchâtel, qui se trouvait présent, tira Jomini par son habit en lui disant à l’oreille : « Ne répliquez pas, et passez chez moi après la messe ! »

Nonobstant toutes les explications, et quoique Berthier ait voulu rejeter l’erreur sur le compte d’un secrétaire, il n’en était rien, et le secrétaire n’avait eu bien réellement l’ordre d’expédier qu’un brevet de sous-chef. Cette petite scène, qui eut lieu en public, n’était pas faite pour mieux disposer à l’avenir Berthier en faveur de Jomini.

La guerre d’Espagne est engagée : un rôle important y est assigné à Ney et au 6e corps. Avant l’entrée en campagne, le général Marchand, commandant par intérim, écrit de Paris au ministre de la guerre (25 septembre 1808) pour lui rappeler que le maréchal a demandé, dès le mois de février dernier, le grade de général de brigade pour le colonel Jomini, son chef d’état-major. Cependant les services de Jomini près de Ney sont très contrariés, ou moins bien accueillis dès le début de la campagne. Que s’est-il passé ? La bienveillance du maréchal est visiblement altérée ; son amour-propre est désormais en éveil : de méchants propos venus de Paris et présentant Jomini comme son meneur ont sourdement opéré. Cette guerre d’Espagne d’ailleurs est ingrate et pénible. Dès le début Ney, dont le mouvement devait se combiner avec celui de Lannes pour rendre complète la victoire de Tudela, procède contre son habitude avec un peu trop de lenteur et s’attire des reproches. Plus tard, dans la poursuite de l’armée anglaise commandée par Moore, Ney, tenté un moment de prendre la meilleure direction, n’ose le faire de son chef, et il ne vient plus ensuite qu’en réserve derrière Soult. Dans l’une et l’autre circonstance, les conseils de Jomini sont moins écoutés que dans les précédentes campagnes ; et puis l’Empereur est proche, et il n’y a dès lors qu’à se taire et à obéir. Un jour, dans une de ces marches à la poursuite de l’armée anglaise, l’insistance que Jomini mettait à ce qu’on profitât d’un gué pendant une courte absence du maréchal et quand il ne pouvait y avoir d’ordre écrit, faillit amener un duel entre lui et le brillant général de cavalerie Colbert à la veille de son glorieux trépas : il y avait tiraillement de tous les côtés. Après le départ de l’Empereur, ses lieutenants de l’armée d’Espagne s’entendent mal entre eux ou ne se concertent qu’imparfaitement. Abandonnés à eux-mêmes, les uns, comme Soult, sont disposés à trop prendre sur eux, tandis que Ney, devenu plus incertain et s’effrayant de sa responsabilité, évacue le pays qu’il occupe et abandonne un peu légèrement la Corogne et le Ferrol. Là encore les conseils de son chef d’état-major, qui proposait de laisser une garnison suffisante dans ces deux places, ne sont pas suivis. Ces affaires d’Espagne étaient menées de telle façon que Napoléon lui-même, à cette date, déclarait n’y rien comprendre : je n’essayerai pas de les démêler. Après cette retraite précipitée de la Galice, Ney, qui vient d’être placé sous le commandement de Soult, en est blessé ; il sent aussi le besoin de s’expliquer, de s’excuser auprès de l’Empereur, et il lui envoie Jomini, qui arrive à Vienne au lendemain de Wagram (juillet 1809). Jomini, selon sa mission, expose à l’Empereur comment le maréchal avait dû croire à l’utilité de se rapprocher du roi Joseph pour lui venir en aide contre Wellesley (Wellington), au cas où ce général, qui avait pris pied en Portugal, se porterait de la vallée du Tage sur Madrid. L’Empereur, qui aimait assez à affubler chacun d’une spécialité, à le coiffer d’un sobriquet une fois pour toutes ; — et par exemple, à dire à Garat en chaque rencontre : Comment va l’idéologie ? à Rœderer : Comment va la métaphysique ? à Mme de Coigny : Comment va la langue ? — avait naturellement identifié l’idée de tactique et la personne de Jomini. Aussi, dès que Jomini eut allégué au nom du maréchal, pour raison de sa conduite, la prévision d’une entreprise possible de la part de Wellington :

« Voilà bien comme sont les tacticiens ! s’écria l’Empereur42 ; ils supposent toujours que l’ennemi prendra les résolutions les plus habiles, les plus savantes ; mais, s’il en était ainsi, il ne faudrait jamais se coucher à la guerre, puisqu’il n’y a pas de chances plus favorables que de surprendre l’ennemi endormi, comme Daun a surpris Frédéric le Grand à Hochkirch. Croyez-vous que les Anglais osent ainsi s’avancer loin de leurs flottes, surtout après ce qui vient d’arriver à Moore ? Ils n’ont pas tant de troupes à aventurer sur le continent. » — Jomini prit la liberté de répliquer que « s’il était puéril de croire toujours à des combinaisons parfaites de la part de ses adversaires, il serait dangereux de croire toujours à leur incapacité ; que Wellesley (Wellington), au milieu du pays soulevé pour lui et appuyé de 80 à 400,000 Espagnols, ayant sa retraite dans tous les ports de l’Espagne sur les quatre points cardinaux, pouvait sans danger entreprendre une opération qui déciderait du sort de l’Espagne. » — L’Empereur coupa court à la discussion en disant : « Le mal est fait ; la suite apprendra s’il doit en résulter un bien. »

Jomini en vint ensuite à la partie délicate des griefs de Ney, qui résistait à être mis sous les ordres de Soult, quoique celui-ci fût son ancien. Soult était accusé par ses propres soldats d’avoir voulu se faire roi en Portugal :

« L’Empereur traita cela de niaiserie ; cependant il fit appeler Jomini le soir même, lui fit répéter l’aventure en présence de Masséna et du prince Eugène, et leur dit : « Pensez-vous qu’il y ait un maréchal de France assez fou pour se proclamer roi indépendant ? Mais il se ferait arrêter par ses propres aides de camp ! » Scène peut-être ménagée à dessein pour leur servir de leçon43.

Quinze jours étaient à peine écoulés, lorsque Napoléon fit rappeler le chef d’état-major de Ney, et s’écria à son arrivée : « Eh bien ! vous aviez raison : les Anglais sont sortis du Portugal, et, qui pis est, c’est qu’ils ont battu ce maladroit de Jourdan ! Il paraît que c’est un homme, ce Wellesley ! »

Puis il raconta à Jomini toute la bataille de Tala-vera44. »

Ici se produit un fait grave dans la carrière de Jomini, et dont on n’a pas l’explication tout entière. Il y a une intrigue sous jeu dont les fils échappent. Ce qui est certain, c’est que tout à coup la protection de Ney l’abandonne. La mauvaise humeur du maréchal, après cette fâcheuse campagne de 1809, où il n’avait rien fait d’éclatant, retombe sur lui. Et puis, il faut l’avouer, un chef d’état-major qui a, à chaque instant, un avis personnel, peut à la longue devenir contrariant et incommode, surtout si l’on ne réussit pas. Dans un rapport du ministre Glarke à l’Empereur, du 17 novembre 1809, il est dit : « Le maréchal duc d’Elchingen demande que l’adjudant-commandant Jomini, chef d’état major du 6e corps de l’armée d’Espagne, reçoive une autre destination. » Et de la main même de l’Empereur, se lit cette annotation au rapport (je copie textuellement) : «  L’employer avec Berthier (une rature), le duc d’Auerstædt (une rature), Berthier. » On suit les indécisions de l’Empereur ; sa plume hésite, et après avoir biffé Berthier, il y revient. C’était de toutes les destinations la plus pénible pour Jomini ; elle était presque inacceptable : après avoir été en première ligne et en chef, il se voyait rejeté à la suite de l’état-major général, réduit à l’inutilité, ayant à prendre les ordres de l’adjudant du prince, « M. Bailly de Monthyon, qui sans doute, pensait-il, lui réservait l’honneur de commander quelque dépôt d’écloppés, ou de faire dans sa chancellerie des liasses d’ordres du jour. » Sa tête fermenta ; il n’y put tenir ; il roula dans son esprit une grande résolution : il était Suisse de nationalité et libre ; l’empereur Alexandre était l’intime allié de Napoléon. Une ouverture avait déjà été faite de ce côté auprès de Jomini en 1807, pour qu’il entrât au service de la Russie, qui croyait avoir besoin à ce moment d’officiers de mérite, et qui a toujours été accueillante pour les étrangers. Son compatriote vaudois, La Harpe, y était déjà. Après quelques démarches tentées encore par Jomini (et sans y réussir) pour se concilier le prince de Neuchâtel, — comme de lui offrir la dédicace d’une seconde édition qu’il fit faire exprès de son Traité des grandes Opérations militaires, — de lui témoigner le désir d’être mis à la tête d’une des brigades suisses qui allaient être levées, et dont le commandement lui était spécialement réservé en sa qualité de colonel général des Suisses, — après n’avoir éprouvé de sa part que rebuffade et mauvaise grâce, après s’être entendu dire un jour qu’il se plaignait : « Eh bien, si vous vous croyez lèse, donnez votre démission ; j’en référerai a Sa Majesté », Jomini n’hésita plus et se tourna vers la Russie. L’anxiété où il était alors, — où il fut durant tout cet été et cet automne de 1810, — sa fièvre morale nous est vivement représentée dans des lettres écrites à un ami, le baron Monnier, qui occupait un poste assez important auprès du duc de Bassano.

Dès le 29 juin 1810, le prince Berthier prévenait le ministre Clarke que « par décision de la veille l’Empereur avait accordé à M. l’adjudant-commandant (Berthier a effacé de sa main le titre de colonel) baron de Jomini un congé de six mois pour soigner sa santé dans ses foyers. » C’est de là, de la ville d’Aarau, que Jomini adressait à cet ami, le baron Monnier, les lettres suivantes où ses fluctuations et son orage intérieurs apparaissent à nu :

« Aarau, 15 octobre 1810.

Je viens enfin, mon cher Monnier, de me décider au saut périlleux : j’écris au prince de Neuchâtel pour lui demander ma démission. Je lui présente l’impossibilité où je me trouve de servir plus longtemps, découragé et humilié à mes propres yeux. Je cherche autour de moi la puissance où je pourrais espérer un meilleur sort. L’empereur Alexandre, dont la générosité égale, dit-on, l’amabilité, manquant d’ailleurs d’officiers qui entendent bien la grande guerre, est le seul que je puisse servir dignement. Mais la Russie est l’alliée de Napoléon ! Voudra-t-elle me recevoir, sachant que je me retire brouillé avec lui ?

Le parti qui me reste à prendre n’est pas difficile à préjuger : je dois soutenir mon rôle et savoir mourir au besoin. Je ne vous ennuierai pas aujourd’hui de mes doléances, j’ai voulu seulement vous informer de la démarche décisive que je fais. Hier était l’anniversaire de la bataille d’Iéna. Il y a quatre ans que j’allai volontairement me précipiter à l’avant-garde de Ney (quoique je fusse alors attaché à l’Empereur). Le maréchal s’élançait comme moi volontairement à une brèche où personne ne l’envoyait, et voulait vaincre toute l’armée du prince de Hohenlohe avec les quatre mille hommes seulement qui le suivaient : la moitié de ces braves paya de la vie une téméraire intrépidité, et trois de ses aides de camp y furent grièvement blessés. Ah ! si un boulet charitable m’avait donné la préférence ce jour-là ! je ne serais pas réduit aujourd’hui à détester la vie, à maudire jusqu’aux faibles rayons de gloire que ma carrière m’a laissé entrevoir un instant. Mille de ces misérables boulets ont sillonné la terre autour de moi, enlevé bras et jambes à mes camarades : aucun n’a voulu m’épargner la peine qui me tue… »

« Aarau, le 24 octobre 1810.

J’ai reçu, mon cher Monnier, votre aimable lettre du 48 octobre. Vous voulez me consoler en me désespérant. La certitude que j’ai un ennemi puissant si près de l’Empereur ne me laisse aucun espoir d’améliorer mon sort. Si, du moins, j’étais rentré dans la position où je me trouvais en 1806, employé près de Sa Majesté elle-même, je n’aurais affaire qu’au grand homme capable de m’apprécier, et mon persécuteur ne me pourrait rien. Mais non content de me faire rétrograder dans ma carrière et de changer un rôle important contre le poste le moins estimé de l’armée, on me place sous la férule de mon plus cruel ennemi. Ah ! c’est trop fort ! et jamais, non jamais, je ne me sentirai la force de ployer la tête sous le joug qu’on veut m’imposer. Que l’Empereur exerce sur moi la tyrannie la plus absolue, je m’en console : il a sur moi les droits que donnent le génie et la puissance. Mais le prince de Neuchâtel !… Je me tais par prudence, et plutôt pour vous que pour moi… »

Berthier, ce grand chef d’état-major dont je ne prétends point méconnaître les mérites appropriés au génie du maître, mais « à qui il fallait tout dicter » ; Berthier, « à qui vingt campagnes n’avaient pas donné une idée de stratégie », et qui n’en avait que faire sans doute dans son rôle infatigable d’activité toute passive ; Berthier, qui, au début de la dernière guerre d’Allemagne (1809), dépêché d’avance à Ratisbonne pour y rassembler l’armée, avait signalé son peu de coup d’œil personnel, son peu de clairvoyance dans l’exécution trop littérale des ordres en face d’une situation non prévue ; Berthier, qui pourtant s’était vu comblé de toutes les dignités, de toutes les prérogatives, et finalement couronné et doté jusque dans son nom de cette gloire même de Wagram, — un tel personnage avait certes beau jeu contre un simple officier en disgrâce, dont il ne prévoyait pas les titres distingués et permanents auprès de tous les militaires instruits et des studieux lecteurs de l’avenir. Il est curieux de voir en quels termes était conçue la démission adressée par Jomini çà ce dignitaire tout-puissant, le plus élevé dans l’ordre militaire.

Et d’abord, voici sa lettre à Clarke, duc de Feltre, qui n’était que ministre :

« Monseigneur, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence copie de la lettre que j’ai écrite à Son Altesse le Prince Vice-Connétable, pour lui donner ma démission de l’emploi d’adjudant-commandant.

Je regrette bien vivement de quitter une carrière qui aurait pu me mettre plus particulièrement en relation avec Votre Excellence, dont j’avais été accueilli autrefois avec une bienveillance si distinguée.

Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, de Voire Excellence le très humble et obéissant serviteur,

Jomini, colonel.

Baden en Suisse, le 28 octobre 1810.

Mon adresse est chez veuve Bourcard et fils, à Caste en Suisse. »

Puis vient la lettre à Berthier, en ces humbles termes ; — mais à voir cette accumulation de titres, ne semble-t-il pas que l’on craigne toujours qu’il n’y ait pas assez de barrières de séparation élevées entre les hommes ?

« À son Altesse Sérénissime le Prince de Neuchâtel et de Wagram, Vice-Connétable, Colonel général des Suisses, etc., etc.

Monseigneur, Votre Altesse sait au prix de quels efforts j’ai fait les cinq dernières campagnes. Atteint depuis celle de 1805 d’une maladie grave, j’ai sacrifié les restes de ma santé à mes devoirs et à mon goût pour la guerre.

À la fin de la campagne précédente en Espagne, monsr (sic) le maréchal duc d’Elohingen, convaincu que je me trouvais dans l’impossibilité de faire un service pénible à cheval, demanda pour moi un commandement d’infanterie dans son corps d’armée.

Il aurait fallu, pour me remettre, un repos de plusieurs années ; mais, quand l’Europe doit changer de face, un homme qui a du zèle et de l’honneur ne peut pas rester oisif ; j’ai donc persisté à remplir mes devoirs. Cependant, depuis un an, ma position est devenue telle, que je ne pouvais plus espérer de soutenir les fatigues d’un service à l’état-major. Les certificats que j’ai eu l’honneur de soumettre à Votre Altesse en lui demandant un congé le prouvent assez.

Votre Altesse se souviendra sans doute que je lui ai adressé encore cet hiver la prière de me faire donner une destination dans la seule arme dont le service fût compatible avec l’état de ma santé. Cette démarche prouvait le grand désir que j’avais de me rendre utile.

Mais, mon état empirant tous les jours, je me vois aujourd’hui dans la dure nécessité de donner ma démission de l’emploi d’adjudant-commandant. Je supplie Votre Altesse de la mettre aux pieds de Sa Majesté l’Empereur et Roi.

Après avoir suivi le plus grand des capitaines pendant plusieurs campagnes, personne ne doit regretter plus que moi de ne pouvoir plus servir dans ses armées. Votre Altesse me permettra aussi de lui présenter toute la peine que j’éprouve de ne pouvoir plus continuer à servir auprès d’elle.

Elle m’a témoigné trop de bontés pour que ces regrets ne soient pas aussi vifs que sincères.

Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, de Votre Altesse Sérénissime le plus humble et obéissant serviteur,

Colonel Jomini.

Une légère pointe d’ironie aurait pu se sentir sous toutes ces humilités de commande et ces excuses. Le trait, s’il existe, était dans la dernière phrase. — Pour toute réponse à cet envoi de démission, Jomini reçut l’ordre du ministre Clarke de se rendre en poste à Paris et de se présenter à lui dans les vingt-quatre heures après son arrivée. L’ordre en date du 15 novembre, et qui paraît avoir mis quelque temps à atteindre le destinataire, était péremptoire. La famille de Jomini, alarmée des conséquences d’un refus, le suppliait d’obéir. Cependant la demande de service était déjà faite à l’empereur Alexandre, et elle suivait son cours. Que faire ? Au moment de céder et de partir pour Paris, Jomini exhalait sa plainte ; il voyait bien qu’on ne lui permettrait pas de donner sa démission et d’aller porter ailleurs sa connaissance des choses de guerre et ses idées :

«  Hélas ! je ne l’aurai jamais cette démission, puisque après me l’avoir offerte, on m’écrit comme à un caporal de me présenter dans les vingt-quatre heures pour reprendre mes chaînes ! D’ailleurs j’ai été du nombre de ceux qui n’ont pas fait la guerre en aveugle : en faut-il davantage pour qu’on veuille me lier ? Ah ! si l’Empereur voulait, il me ferait porter les chaînes d’Armide ! Je ne lui demande que de me placer dans un corps comme chef d’état-major, ou de me reprendre près de lui : situation dans laquelle je me trouvais il y a quatre ans. Pourquoi donc me faire subir une double humiliation ? Est-ce pour me punir de ma prétendue ambition ? Je vous le demande : dans une armée où tout marche au galop, quel est l’officier un peu marquant qui voulût aujourd’hui se contenter de ce qu’il était avant ces quatre horribles campagnes ? Et pourtant, ce serait l’objet de tous mes vœux. Mon irritation m’entraîne : je me répète… »

Il arriva à Paris vers le 15 décembre (1810). Il vit aussitôt le ministre Clarke, qui lui demanda s’il voulait entamer une lutte avec l’Empereur, le pot de terre contre le pot de fer :

« Je serais insensé en effet, répliqua Jomini, si telle était ma pensée, … mais loin de là ; j’ai eu de puissants motifs de donner ma démission. J’en avais doublement le droit comme étranger… Si j’ai persisté, c’est qu’il est de ces circonstances où un homme de cœur ne peut reculer.

—  Mais si l’Empereur ne veut pas vous l’accorder ? 

—  Un officier français peut la demander ; moi, je l’ai donnée.

—  Prenez garde ! si vous faites la mauvaise tète, vous pourriez bien faire un tour au donjon de Vincennes.

— Je dois m’y attendre ; mais ma position est telle, que l’empereur Napoléon lui-même serait en droit de me reprocher de rester à son service, s’il connaissait exactement cette position.

— Si ce n’est que cela, soyez tranquille, l’Empereur sait tout ; je vous ai toujours voulu du bien, et si vous me laissez dire à l’Empereur que vous vous soumettez, l’affaire s’arrangera à votre satisfaction. »

Elle était arrangée déjà. Un décret de l’Empereur, qui porte la date du 7 décembre, nommait Jomini général de brigade ; il ne l’apprit que dix jours après : sa soumission était sans doute la condition sous-entendue et préalable pour la sortie du décret. Mais tous les guignons s’y joignirent. Berthier retint Jomini dans son état-major pour l’inutiliser, et dans le même temps Jomini recevait de l’empereur de Russie, par suite de sa première démarche, un brevet de général-major attaché à sa personne. Jomini, à partir de janvier 1811, demeurait donc au service de France, mais malgré lui, à contrecœur, et très-partagé : c’est ce qu’il convient de ne jamais oublier en le jugeant.

« Plût à Dieu, s’écriait-il le 28 janvier 1811, en s’épanchant auprès de son ami le baron Monnier, plût à Dieu que j’eusse résisté aux ordres du duc de Feltre et aux sollicitations de mes parents !… Aujourd’hui, que pensera de moi le généreux prince qui, sans me connaître autrement que par mon ouvrage, me fait un accueil si flatteur, et qui, en utilisant directement mon instinct guerrier, me fournirait du moins les occasions de faire quelque chose ? Vous sentez que je suis affecté plus vivement que jamais du malheur d’être enterré chez cet implacable prince de Neuchâtel, qui a juré d’étouffer en moi ce que l’Empereur nomme le feu sacré… »

Le feu sacré ! il y a plus d’une manière de l’entendre ; mais ici, au sens de Jomini, le feu sacré, c’est la science et l’amour du bel art : montrer ce qu’on peut et ce qu’on vaut par une application des principes de la grande guerre. La patrie suisse exceptée, le pays d’ailleurs et le théâtre n’y font rien ; la belle école (comme il la conçoit), l’école de la grande guerre, est partout où il y a des capitaines capables de la comprendre et de la pratiquer. — C’est trop d’indifférence, dira-t-on. — J’exprime le fait sans blâmer ni approuver. On a affaire ici à un talent impérieux, égoïste comme tous les talents d’instinct, à une vocation prononcée, qui demande avant tout le jour et l’occasion, le champ et l’espace. Importe assez peu au grand géomètre Euler de produire ses formules et de résoudre ses équations à Berlin ou à Pétersbourg.

Avec cette différence toutefois, que la guerre n’est pas de la géométrie pure, ni de la pure analyse ; qu’elle se fait sur des hommes et avec des hommes ; que, n’y eût-il que la fraternité des armes, si l’on vient un jour à la briser, on en souffre, et que, fût-on strictement dans son droit, le cœur saigne. Jomini en saura quelque chose.

L’année 1811 fut pour Jomini une année d’étude et de travail : il avait à poursuivre sa Relation critique des Campagnes des Français depuis 1792. Napoléon s’intéressait particulièrement à ce qu’il écrivît l’histoire des campagnes d’Italie, de 1796 à 1800 : il le fit venir plus d’une fois à Trianon ou aux Tuileries pour l’entretenir à ce sujet. Les renseignements essentiels étaient au Dépôt de la guerre ; l’Empereur donna ordre qu’on les communiquât à Jomini ; mais, comme il arrive trop souvent de ces ordres souverains, relatifs à des communications d’archives, les bureaux déjouèrent l’intention formelle du maître, et l’historien ne fut admis à compulser que des états de situation sans importance. Il dut suppléer à ce qu’on lui cachait, et se pourvoir ailleurs auprès des nombreux témoins vivants dont il était environné.

La guerre avec la Russie, qui éclata en 1812, mettait Jomini dans une position un peu fausse vis-à-vis d’un souverain dont il avait recherché le service, et de qui il avait secrètement à se louer. Il ne paraît pas avoir désiré dans l’armée d’invasion un emploi bien actif. Sa santé altérée était mieux qu’un prétexte. Nommé d’abord gouverneur de Wilna, il était chargé d’une grande responsabilité pour l’approvisionnement de l’armée, pour l’organisation des hôpitaux. Les moyens mis à sa disposition étaient insuffisants ; il avait des inquiétudes sur l’arrivage des subsistances, et peu de confiance dans l’activité du gouvernement lituanien ; il le disait dans ses rapports, il s’en plaignait. Mais la volonté absolue, qui allait se briser contre la nature du Nord, n’aimait pas qu’on lui représentât ce qui en était, ni qu’on l’avertît trop de ce qui contrariait ses desseins. Cet esprit de domination qui s’étendait aux choses comme aux hommes, qui prétendait maîtriser et plier sous sa loi les faits politiques comme les éléments, ne se rendait qu’à la dernière extrémité : ce qui lui déplaisait, n’était pas, — ne pouvait et ne devait pas être. Le baron Fain nous a conservé la note précise d’une des boutades échappées à Napoléon, au reçu d’un de ces rapports trop sincères de Jomini. C’était même plus qu’une boutade : c’était une dictée ; car le passage se retrouve presque textuellement dans une lettre de la Correspondance impériale, aujourd’hui imprimée :

« (Au prince de Neuchâtel. — Gloubokoïé, 22 juillet 1812.)

Mon cousin, … répondez au général Jomini qu’il est absurde de dire qu’on n’a pas de pain quand on a 500 quintaux de farine par jour ; qu’au lieu de se plaindre il faut se lever à quatre heures du matin, aller soi-même aux moulins, à la manutention, et faire faire 30,000 rations de pain par jour ; mais que, s’il dort et s’il pleure, il n’aura rien ; qu’il doit bien savoir que l’Empereur, qui avait beaucoup d’occupations, n’allait pas moins tous les jours visiter lui-même les manutentions ; que je ne vois pas pourquoi il critique le gouvernement lituanien pour avoir mis tous les prisonniers dans un seul régiment ; que cela dénote un esprit de critique qui ne peut que nuire à la marche des affaires, tandis que dans sa position il doit encourager ce gouvernement et l’aider, etc… »

L’esprit de critique ! Napoléon vient de le nommer ; voilà l’ennemi secret, celui qu’il eût voulu supprimer partout autour de lui, et auquel il trouvait à redire chez Jomini, chez Saint-Cyr, chez un certain nombre de raisonneurs clairvoyants et judicieux.

Jomini put lire dans le Manuscrit de 1812 du baron Fain (t. 1er, p. 266) le passage qui le concernait45, et il y a répondu avec un accent de poignante amertume dans une note d’un de ses écrits46 :

« Le Manuscrit de Fain, a-t-il dit, serait un vrai chef-d’œuvre s’il n’était pas entaché d’une partialité inconcevable, … si cet habile écrivain avait préféré le rôle d’historien à celui de panégyriste. Il aurait pu se dispenser aussi de personnalités qui déparent son bel ouvrage, et mieux choisir les pièces justificatives qu’il a données. Croit-il avoir élevé un monument à la gloire de Napoléon en publiant une réprimande écrite en termes déplacés au gouverneur de Wilna, qui, par excès de zèle, osait dépeindre le véritable état des affaires ? Le gouverneur de Wilna n’a jamais pleuré que le jour où Napoléon et ses séides l’ont forcé à leur prouver qu’il n’était pas fait pour supporter de mauvais traitements. »

Jomini ne s’était fait illusion à aucun moment sur l’issue de cette campagne de 1812. Ses prévisions de 1806 sur le péril d’une grande guerre dans le Nord allaient se réaliser : les succès si chèrement achetés du début présageaient assez le caractère de cette terrible et gigantesque aventure ; il l’a parfaitement définie en quelques traits expressifs, que les plus éloquents historiens avoueraient :

« Toutes les passions religieuses et patriotiques avaient été allumées ; il fut aisé de prévoir qu’aux privations de la Lituanie allaient se réunir toutes les fureurs et les embarras d’une guerre nationale : nous allions retrouver une nouvelle Espagne, mais une Espagne sans fond, sans vin, sans ressources, sans villes. Nous ne devions pas y trouver des Saragosse, parce que toutes les maisons, construites en bois peint, étaient à la merci d’une torche ou d’un obus ; mais des obstacles d’un autre genre, et non moins redoutables, nous attendaient… »

Tous les plans de stratégie et de grande guerre échouèrent dans cette funeste campagne ; sur un échiquier aussi vaste et sans cadre déterminé (c’est encore Jomini qui parle), les calculs les plus probables ne rendaient plus. À chaque combinaison nouvelle imaginée par Napoléon, les adversaires ne répondaient qu’en se dérobant, en se plaçant hors du cercle de plus en plus élargi de son compas. L’entrée à Smolensk signala ainsi la troisième grande manœuvre manquée de la campagne : « ce fut la dernière de notre côté. » À partir de là, Napoléon n’eut plus qu’à pousser tout droit en avant et à marcher sur Moscou, en perçant de vive force au cœur de sa fatale conquête. Cet art des grandes combinaisons, qui avait fait tant de fois son triomphe, ne trouvait plus ici à quoi se prendre et s’évanouissait.

Laissé d’abord à Wilna, Jomini eut bientôt avec le général Hogendorp, aide de camp de l’Empereur, nommé à la présidence du gouvernement de Lithuanie, un violent conflit47 qui amena son changement de destination ; il fut envoyé pour commander à Smolensk. Il n’y put rendre que peu de services à l’heure décisive. Dans la confusion et le sauve-qui-peut de la retraite, toute règle, toute mesure d’administration, étaient humainement impossibles, et Smolensk, où l’armée avait espéré trouver une étape et un abri, ne fut qu’un cruel mécompte, une amère déception de plus ; les premiers arrivants avaient tout dévoré48. Les services de Jomini dans cette retraite furent d’un autre ordre : il avait étudié le pays et savait les endroits moins ravagés, les chemins qu’on pouvait prendre pour avoir chance d’éviter l’ennemi, ou du moins pour le trouver moins en force. Ce fut lui qui indiqua le chemin de traverse de Zembin pour rejoindre plus sûrement la grande route de Wilna. Consulté par l’Empereur sur le point où l’on pouvait franchir la Bérésina, il donna un bon avis, dissuada d’une manœuvre militaire, d’une concentration de forces dont Napoléon eut l’idée un moment, et qui eût été facile en Souabe ou en Lombardie, mais qui n’était plus de saison dans les circonstances présentes. Jomini fut adjoint au général Eblé pour procéder à l’établissement des ponts sur la Bérésina et surprendre le passage. Il faillit y rester. Pris d’une fluxion de poitrine et d’une fièvre ardente, il gisait étendu sur la paille dans une des cabanes près des ponts. Le général Eblé, peu content de l’adjonction qu’on lui avait faite d’un général son cadet, et qui n’était pas de son arme, partit, sans plus s’inquiéter de lui ; d’autres le recueillirent. J’abrège les misères de cette retraite, ces affreuses scènes « dont le souvenir seul, disait-il, fait dresser les cheveux. » — Berthier écrivait de Kœnigsberg au ministre Clarke, à la date du 27 décembre, pour le prévenir qu’un congé de convalescence de trois mois était accordé à Jomini pour se rendre à Paris. Il aurait bien voulu rester quelques mois dans une ville de Prusse pour se refaire ; mais, mandé de nouveau à Paris par Berthier pour y prendre les ordres du ministre sur sa destination ultérieure, il écrivait, dès son arrivée, au duc de Feltre (28 janvier 1813) :

« Rien ne s’opposera à ce que dans deux ou trois mois je reprenne une destination à la grande armée, non pas à l’état-major où il n’y a pas de milieu entre un service que je ne puis supporter, ou des commandements sur les derrières que je n’ambitionne point : je supplierai Votre Excellence de me faire employer dans le corps de Son Altesse le prince vice-roi ou celui du maréchal duc d’Elchingen. Sa Majesté a eu la bonté de me promettre à Kowno, sur les rives de la Vilia, un commandement dans un corps d’armée ; c’est là où je puis lui prouver mieux mon zèle et mon dévouement. Je prie Votre Excellence de daigner prendre ma demande en considération et me recommande à sa bienveillance. »

Les dernières rencontres l’avaient remis dans l’esprit de l’Empereur. La campagne de 1813 s’annonce pour lui sous de meilleurs auspices. Le 4 mai, Berthier prévient Clarke que Jomini est envoyé au maréchal Ney pour être chef d’état-major au 3e corps. Sa brouille avec l’illustre maréchal a cessé ; le voilà revenu à la bonne intelligence des belles années. Il va y avoir de grandes choses à faire ; Jomini a senti se rallumer tout son zèle : et c’est pourtant cette année 1813 qui va être pour lui l’année critique, l’année fatale !

Je demande pardon de tant insister, mais la vie, la carrière du général Jomini, de « cette perle des officiers d’état-major », comme je l’entends appeler par un bon juge, est restée pour beaucoup une énigme et un problème. Avec un peu d’attention et de patience, tout lecteur impartial va avoir la clef de cette destinée, qu’on peut dire unique et singulière entre toutes celles de la grande époque. Les hommes qui en valent la peine ne se jugent point d’un coup d’œil ni en un instant ; et, comme l’a dit le grand poète persan Sadi : « Ce n’est qu’en laissant s’écouler un long espace de temps que l’on arrive à connaître à fond la personne qu’on étudie. » Ce devrait être la devise de toute biographie sérieuse.