(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123

Mme DESBORDES-VALMORE.

(Pauvres Fleurs, poésies.)

Il y a quelques années, à propos du volume intitulé les Pleurs, on a essayé de caractériser le genre de sensibilité et de talent particulier à Mme Valmore. Elle n’est pas de ces âmes pour qui la poésie n’a qu’un âge, et qui, en avançant dans cette lande de plus en plus dépouillée qu’on appelle la vie, s’enferment, se dérobent désormais, se taisent. Elle est née une lyre harmonieuse, mais une lyre brisée : qu’est-ce donc qui la pourrait briser davantage ? Pour elle chaque souffrance est un chant : c’est dire que, depuis ces cinq années, dans les vicissitudes de sa vie errante, elle n’a pas cessé de chanter. Chaque plainte qui lui venait, chaque sourire passager, chaque tendresse de mère, chaque essai de mélodie heureuse et bientôt interrompue, chaque amer regard vers un passé que les flammes mal éteintes éclairent encore, tout cela jeté successivement, à la hâte, dans un pêle-mêle troublé, tout cela cueilli, amassé, noué à peine, compose ce qu’elle nomme Pauvres Fleurs : c’est là la corbeille de glaneuse, bien riche, bien froissée, bien remuée, plus que pleine de couleurs et de parfums, que l’humble poëte, comme par lassitude, vient encore moins d’offrir que de laisser tomber à nos pieds. Relevons-en vite tant de fleurs charmantes ou gravement sombres.

Il y a des souvenirs d’enfance, la Maison de ma Mère :

Et je ne savais rien à dix ans qu’être heureuse ;
Rien que jeter au ciel ma voix d’oiseau, mes fleurs ;
Rien, durant ma croissance aiguë et douloureuse,
Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs ;
Je n’avais rien appris, rien lu que ma prière,
Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux ;
J’écoutais Notre-Dame et j’épelais les cieux,
Et la vague harmonie inondait ma paupière :
Les mots seuls y manquaient ; mais je croyais qu’un jour
On m’entendrait aimer pour me répondre : Amour !
Et ma mère disait : « C’est une maladie ;
Un mélange de jeux, de pleurs, de mélodie ;
C’est le cœur de mon cœur ! Oui, ma fille, plus tard
Vous trouverez l’amour et la vie… autre part. »

Dans une autre pièce qui a pour titre : Avant toi ! le tendre poëte nous remet sur la mort de sa mère, sur ce legs de sensibilité douloureuse qui lui vient d’elle, et qui, d’abord obscur, puis trop tôt révélé, n’a cessé de posséder son cœur :

Comme le rossignol, qui meurt de mélodie,
Souffle sur son enfant sa tendre maladie,
Morte d’aimer, ma mère, à son regard d’adieu
Me raconta son âme et me souffla son Dieu
Triste de me quitter, cette mère charmante,
Me léguant à regret la flamme qui tourmente,
Jeune, à son jeune enfant tendit longtemps sa main,
Comme pour le sauver par le même chemin.
Et je restai longtemps, longtemps sans la comprendre,
Et longtemps à pleurer son secret sans l’apprendre,
A pleurer de sa mort le mystère inconnu,
Le portant tout scellé dans mon cœur ingénu…

Et ce cœur, d’avance voué en proie à l’amour, où pas un chant mortel n’éveillait une joie, voilà comme elle nous le peint en son heure d’innocente et muette angoisse :

On eût dit, à sentir ses faibles battements,
Une montre cachée où s’arrêtait le temps ;
On eût dit qu’à plaisir il se retînt de vivre ;
Comme un enfant dormeur qui n’ouvre pas son livre,
Je ne voulais rien lire à mon sort ; j’attendais,
Et tous les jours levés sur moi, je les perdais.
Par ma ceinture noire à la terre arrêtée,
Ma mère était partie et tout m’avait quittée :
Le monde était trop grand, trop défait, trop désert ;
Une voix seule éteinte en changeait le concert !

En lisant de tels vers, on pardonne les défauts qui les achètent. En effet, le tourment de l’âme a passé souvent dans l’accent de la muse. La couleur miroite. Un rayon de soleil, tombant dans une larme, empêche parfois de voir et fait tout scintiller. Plus d’un sens reste inarticulé dans l’habitude du sanglot40.

Tout un roman de cœur traverse ce volume, une passion çà et là voilée, mais bientôt plus forte et ne se contenant pas. Dans sa pièce à Mme Tastu, noble sœur qu’elle envie, notre élégiaque éplorée a pu dire :

Vous dont la lampe est haute et calme sous l’autan,
…………….
Que ne tourmentent pas deux ailes affaiblies
Pour égarer l’essor de vos mélancolies ;
…………….
Si votre livre au temps porte une confidence,
Vous n’en redoutez pas l’amère pénitence ;
Votre vers pur n’a pas comme un tocsin tremblant ;
Votre muse est sans tache, et votre voile est blanc ;
Et vous avez au faible une douceur charmante !

Tout à coup, dans un de ces élans qui ne sont qu’à elle entre les femmes-poëtes de nos jours, elle s’écrie :

J’ai dit ce que jamais femme ne dit qu’à Dieu.

Sapho devait avoir de ces cris-là ; ou plutôt on sent que cette enfant de Douai, cette fille de la Flandre, y a puisé en naissant des étincelles de la flamme espagnole, en même temps qu’elle ne cesse de croire à la madone comme la Religieuse portugaise.

Je voudrais qu’un jour on tirât de ce volume, qu’on dégageât cette suite d’élégies-romances dont la forme est si assortie à la manière de Mme Valmore, et dans lesquelles son sentiment soutenu se produit quelquefois jusqu’au bout avec un parfait bonheur, sans les tourments plus ordinaires à l’alexandrin : Croyance, la Femme aimée, Aveu d’une Femme, Ne fuis pas encore, la Double Image, Fleur d’Enfance. Je citerai, comme échantillon, celle-ci :

RÊVE D’UNE FEMME.

Veux-tu recommencer la vie,
Femme, dont le front va pâlir ;
Veux-tu l’enfance, encor suivie
D’anges enfants pour l’embellir ?
Veux-tu les baisers de ta mère,
Échauffant tes jours au berceau
— « Quoi ! mon doux Éden éphémère ?
Oh ! oui, mon Dieu ! c’était si beau ! »
Sous la paternelle puissance,
Veux-tu reprendre un calme essor,
Et dans des parfums d’innocence
Laisser épanouir ton sort ?
Veux-tu remonter le bel âge,
L’aile au vent comme un jeune oiseau ?
— « Pourvu qu’il dure davantage.
Oh ! oui, mon Dieu ! c’était si beau ! »
Veux-tu rapprendre l’ignorance,
Dans un livre à peine entr’ouvert ?
Veux-tu ta plus vierge espérance,
Oublieuse aussi de l’hiver ?
Tes frais chemins et tes colombes,
Les veux-tu jeunes comme toi ?
— « Si mes chemins n’ont plus de tombes,
Oh ! oui, mon Dieu ! rendez-les-moi ! »
Reprends donc de ta destinée
L’encens, la musique, les fleurs ;
Et reviens, d’année en année,
Au jour où tout éclate en pleurs !
Va retrouver l’amour, le même !
Lampe orageuse, allume-toi !
— « Retourner au monde où l’on aime…
O mon Sauveur, éteignez-moi ! »

Voilà bien la forme charmante, mélange de la chanson et de l’élégie, pétrie de Béranger et de Boïeldieu, la poétique romance, le cri à la fois harmonieux et impétueux :

Lampe orageuse, allume-toi !

Voilà le cadre à la fois composé et vrai, où depuis qu’elle a laissé sa première manière d’élégie libre, pour se soucier de plus d’art, Mme Valmore nous semble réussir le mieux.

On pourrait multiplier avec bonheur les citations dans cette nuance ; mais il est des tons plus graves à indiquer. Témoin des troubles civils de Lyon en 1834, Mme Valmore a pris part à tous ces malheurs avec le dévouement d’un poëte et d’une femme :

Je me laisse entraîner où l’on entend des chaînes ;
Je juge avec mes pleurs, j’absous avec mes peines ;
J’élève mon cœur veuf au Dieu des malheureux ;
C’est mon seul droit au ciel, et j’y frappe pour eux

Elle frappa à d’autres portes encore ; et son humble voix, enhardie dès qu’il le fallut, rencontra des cœurs dignes de l’entendre quand elle parla d’amnistie. Qu’on lise la pièce qui porte ce titre, et celle encore qu’elle a adressée, après la guerre civile, à Adolphe Nourrit à Lyon, à ce généreux talent dont la voix, née du cœur aussi, répond si bien à la sienne : cela s’élève tout à fait au-dessus des inspirations personnelles de l’élégie.

Mme Valmore (ce recueil l’attesterait, quand l’amitié d’ailleurs ne le saurait pas) a elle-même connu une sorte d’exil, trop peu volontaire, hélas ! sous le ciel d’Italie. Sa petite pièce, intitulée Milan, nous la montre plus sensible encore aux maux de la grande famille humaine qu’aux beautés de l’éblouissante nature. Mais rien ne nous a plus touché, comme grandeur, élévation et bénédiction au sein de l’amertume, que l’hymne que voici :

AU SOLEIL.

italie.

Ami de la pâle indigence,
Sourire éternel au malheur ;
D’une intarissable indulgence
Aimante et visible chaleur :
Ta flamme, d’orage trempée,
Ne s’éteint jamais sans espoir ;
Toi, tu ne m’as jamais trompée
Lorsque tu m’as dit : Au revoir !
Tu nourris le jeune platane
Sous ma fenêtre sans rideau,
Et de sa tête diaphane
A mes pleurs tu fais un bandeau :
Par toute la grande Italie
Où je passe le front baissé,
De toi seul, lorsque tout m’oublie,
Notre abandon est embrassé !
Donne-nous le baiser sublier
Dardé du ciel dans tes rayons,
Phare entre l’abîme et l’abîme,
Qui fait qu’aveugles nous voyons !
A travers les monts et les nues
Où l’exil se traîne à genoux,
Dans nos épreuves inconnues,
Ame de feu, plane sur nous !
Oh ! lève-toi pur sur la France
Où m’attendent de chers absents ;
A mon fils, ma jeune espérance,
Rappelle mes yeux caressants !
De son âge éclaire les charmes ;
Et s’il me pleure devant toi,
Astre aimé, recueille ses larmes
Pour les faire tomber sur moi !

Je voudrais insister sur cette belle pièce, et auprès de l’auteur lui-même, parce qu’à la profondeur du sentiment elle unit la largeur et la pureté de l’expression. Ici aucun tourment. Il n’y a d’image un peu hasardée que celle de ce jeune platane qui, de sa tête diaphane, fait un bandeau à des pleurs ; et encore on passe cela et on le comprend à la faveur de la fenêtre sans rideau qui vous a saisi. Les autres métaphores, si hardies qu’elles soient, y sont vraies, sensibles à la pensée subsistantes à la réflexion. Oh ! que le poëte, dût-il beaucoup souffrir, fasse souvent ainsi ! quand l’Italie et son soleil n’auraient valu à la chère famille errante que cette fleur sombre au parfum profond, tant de douleur ne serait pas perdue !