(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « MME DESBORDES-VALMORE. » pp. 124-157

MME DESBORDES-VALMORE41.

C’est un de nos vœux qui s’accomplit aujourd’hui : nous avions désiré toujours qu’un volume contînt et rassemblât la fleur, le parfum de cette poésie si passionnée, si tendre, et véritablement unique en notre temps. Mme Valmore s’est fait une place à part entre tous nos poëtes lyriques, et sans y songer. Si quelqu’un a été soi dès le début, c’est bien elle : elle a chanté comme l’oiseau chante, comme la tourterelle gémit, sans autre science que l’émotion du cœur, sans autre moyen que la note naturelle. De là, dans les premiers chants surtout, qui lui sont échappés avant aucune lecture, quelque chose de particulier et d’imprévu, d’une simplicité un peu étrange, élégamment naïve, d’une passion ardente et ingénue, et quelques-uns de ces accents inimitables qui vivent et qui s’attachent pour toujours, dans les mémoires aimantes, à l’expression de certains sentiments, de certaines douleurs.

Marceline Desbordes est née à Douai le 20 juin 1786, trois ans avant cette révolution qui, par contre-coup, allait ruiner son humble famille. Son père, peintre et doreur en blason et en ornements d’église, fut doublement atteint, comme on le peut croire, par la double suppression qui décolorait l’autel et le trône. La jeune Marceline reçut de ces circonstances premières de naissance et d’enfance toutes sortes d’empreintes et de signes qui décidèrent de sa sensibilité et donnèrent la nuance profonde à son talent. Au-dessus de la porte étroite de la chère maison que ses poésies nous ont tant de fois rouverte, se voyait une petite madone dans une niche. La jeune enfant est née et a vécu sous cette perpétuelle invocation.

La maison touchait au cimetière de la paroisse de Notre-Dame, et prenait de ce voisinage un caractère religieux, austère ; un grand calvaire à côté dominait les humbles croix et les gazons. L’enfant passa ses jeunes années à jouer sous le calvaire et sur les tombes.

Ce furent ses Feuillantines à elle ; elle y puisa toutes les crédules et pieuses terreurs, toutes les poétiques superstitions42. Il est à remarquer qu’elle et Victor Hugo entrèrent sous l’aile de la muse avec je ne sais quelle secrète influence espagnole, l’un né à Besançon, l’autre à Douai, deux cités françaises très-marquées de ce caractère étranger ; mais elle, son talent ne portait au cœur comme au front que le caractère espagnol attendri.

C’était une Portugaise plutôt, aux yeux bleus, aux cheveux d’or ou de lin43 Ses sœurs et frères étaient bruns et de traits fortement accentués. Elle naquit la dernière, et toute blonde : la famille en eut une grande joie, car on retrouvait en elle la couleur de sa mère. Le romancier grec a dit que Persina, reine d’Éthiopie, avait mis au monde Chariclée, enfant tout blanc, à cause d’un tableau de Persée et d’Andromède nue qu’elle avait beaucoup considéré. Le Tasse a dit quelque chose de pareil de Clorinde. Dans Paul et Virginie, Marguerite, à force de regarder durant sa grossesse le portrait de l’ermite Paul qu’elle porte à son cou, communique un peu de sa ressemblance à l’enfant qu’elle baptise pour cela du nom de Paul. Ici rien de si merveilleux tout à fait, puisque la mère elle-même était blonde ; pourtant, puisqu’elle n’eut que cet enfant de sa couleur, c’est, on le crut, qu’elle songea davantage à la Vierge, à la blonde patronne du logis, en la portant.

Mais voici une étrange et pourtant véridique histoire. Lors de la révocation de l’Édit de Nantes, une partie de la famille Desbordes, qui tenait à la religion réformée, avait quitté la France pour la Hollande. Antoine et Jacques Desbordes devinrent libraires à Amsterdam, libraires très-riches, très-considérés ; ce sont eux qui ont donné ces éditions bien connues de Voltaire (1733-1738). Ces deux mêmes Desbordes, Jacques et Antoine, enfants lors de la révocation de l’Édit de Nantes, vivaient encore ; ils ont vécu, l’un cent vingt-quatre et l’autre cent vingt-cinq ans. Se sentant pourtant près de mourir, centenaires, millionnaires et célibataires, voilà qu’un vif regret de la patrie les reprend tout d’un coup après plus d’un siècle, et ils ont l’idée de rappeler quelque arrière-petit-neveu ou arrière-petite-nièce pour rentrer dans la religion réformée et dans l’héritage.

Ils écrivent à Douai. La grande lettre en gros caractères à la Louis XVI, et signée du grand-oncle Antoine, est déployée : il y est mis pour condition expresse que les enfants seront rendus à la religion des aïeux pour reprendre droit dans la succession immense. Ceci se passait vers 91 ; l’humble famille de Douai avait vu tarir, depuis deux ou trois ans déjà, ses modiques ressources, et l’avenir se présentait de plus en plus sombre. Une assemblée solennelle de tous les membres eut lieu dans la petite maison, sous la madone.

On lit tout haut la lettre : la mère s’évanouit, le père regarde ses enfants et sort dans une horrible anxiété. Il rentre après quelques pas dans le cimetière, et l’on décide qu’on répondra non.

La jeune Marceline avait pour lors quatre ans et demi environ, et les impressions de cette grande scène domestique lui sont demeurées présentes. C’était, je l’ai dit, le moment de la ruine complète. On aima mieux rester pauvre, à la garde de Dieu et de Notre-Dame44.

Notre-Dame ne passe point pour ingrate. On sait, du moyen âge, plus d’un récit pieux dans lequel la Vierge, saluée et honorée, s’attache désormais, comme protectrice, au destin de l’âme qui, à elle du moins, s’est montrée fidèle. L’âme dévote à Notre-Dame peut avoir ses erreurs dans le long pèlerinage ; elle peut faiblir et faillir : la Vierge est là, qui, à une heure donnée, la rappelle et la sauve. Cette touchante religion du moyen âge, et qui est restée entière dans les mœurs méridionales, cette religion que la momerie de Louis XI n’a pu flétrir et qui sied dans son indulgence au sexe aimant, se retrouve tout à fait celle encore de l’âme poétique que nous tâchons d’exprimer. Ses poésies, à chaque page, attestent ce doux culte refleurissant, et dans des stances d’hier, adressées à une amie gracieuse qu’elle appelle la comtesse Marie 45, nous en ressaisissons un nouvel écho :

L’Ange nu du berceau, qui l’appela Marie,
Dit : « Tu vivras d’amère et divine douleur ;
Puis, tu nous reviendras toute pure et guérie,
Si la grâce à genoux désarme le malheur.
Tu n’entendras longtemps que mes ailes craintives
S’ébruiter sur ton sort……..
……………
……………
Je ne m’éloigne pas ; je me tiens à distance,
Épiant, ô ma sœur, tes pieds blancs et mortels :
Quand tu m’appelleras de ta plus vive instance,
Je t’aiderai, Marie, au retour des autels ! »

Le bon ange est ici faisant fonction pour la Vierge elle-même.

Un cousin pourtant était passé à la Guadeloupe et y avait fait fortune. La mère, voyant la gêne des siens qui se prolongeait sans espoir, conçut un grand dessein et s’embarqua pour l’Amérique avec sa dernière fille, avec Marceline, âgée d’environ treize ans. En mettant le pied sur ce rivage de son espérance, elle trouva la colonie en révolte, le cousin massacré, sa veuve en fuite dans les hautes terres, et l’incendie partout dans les plantations. La fièvre jaune la prit, et sa fille, en un instant orpheline, n’eut plus qu’à retraverser l’Océan. Ce fut une scène déchirante, lorsqu’il fallut l’emporter seule, sans sa mère, l’embarquer de force, le soir, dans une pirogue qui allait rejoindre le vaisseau. Il y eut là comme une épreuve, en un sens, de la scène finale de Virginie.

Elle accomplit ce lent et cruel retour, que les duretés du capitaine aggravèrent, toute noyée de larmes, de mélancolie, et abîmée de silence : elle avait atteint quatorze ans. Désormais que lui faut-il ? que lui manque-t-il ? Sa poésie, ce semble, n’a plus qu’à éclore ; elle est toute formée en elle par le malheur ; elle a reçu tour à tour le soleil et les larmes. L’horizon de l’humble cimetière de Douai s’est assez agrandi ; quand la jeune fille ressaisit enfin le sol natal après tant de souffrances, on pouvait dire d’elle avec le poëte, qu’elle portait

Un cœur jà mûr en un sein verdelet.

Une considération me frappe : c’est combien, vers la fin du xviiie siècle, il se fit chez nos littérateurs et nos poëtes comme un complément d’éducation par les contrées lointaines, par les voyages. Il semblait que l’inspiration et la couleur françaises ne dussent se rajeunir qu’à ce prix. André Chénier est né à Byzance ; Chateaubriand visite les savanes : s’il peut se saluer le père de l’école moderne, le rôdeur Jean-Jacques en est à certains égards le grand-père, et Bernardin de Saint-Pierre l’oncle, et un oncle revenu de l’Inde exprès pour cela. Bertin et Parny se souviennent trop peu, dans leurs vers, de l’île et de la nature où ils sont nés ; ils en ont pourtant gardé quelque flamme. Le poëte Léonard est né à cette Guadeloupe où la jeune Marceline va tenter la destinée. Je l’ai appelée une Espagnole blonde, une Portugaise : les Antilles même, pour compléter, n’y manquent pas. En grand comme en petit, il y eut là un souffle des tropiques, un arome des savanes.

Revenue au nid, et encore toute brisée de l’orage, elle trouva la famille plus pauvre Son excellent père cependant était devenu inspecteur des prisons à Douai, et elle aimait à lui être une auxiliaire bienfaisante, dans l’exercice de ses fonctions. De là, dit-elle, son goût à elle, de tout temps, pour les prisons et les pauvres prisonniers.

Il fallait vivre et pourvoir à l’avenir, elle chanta. Nous n’avons plus qu’à suivre ses vers46. Ce furent d’abord quelques romances, quelques idylles, assez dans le goût de Léonard et de Berquin, mais plus neuves et plus senties. Au reste, lorsqu’elle s’échappa à faire des vers, elle n’avait rien lu, rien. Elle avait lu d’aventure Tom Jones en français, et peut-être Gusman d’Alfarache ; elle avait commencé Paul et Virginie, sans oser le finir. Son harmonie, sa mélodie poétique, ne vinrent d’abord que d’elle, et furent tout instinct.

Comme elle apprenait à lire, étant enfant, par les soins de sa sœur aînée, dans Florian, dans Estelle et Némorin, on lui faisait épeler surtout le paragraphe où il est dit (c’est le vieux Raimond qui s’adresse à Némorin) : « Cependant vous aimez ma fille ; » et là-dessus elle se sauvait dans le cimetière pour n’en pas lire davantage, et en répétant ce mot-là durant de longues heures.

Elle était en Belgique, à Bruxelles, quand deux ou trois romances d’elle coururent47. Elle venait de se marier ; son beau-père, homme de goût, fut surpris de ces essais, et lui demanda si elle en avait encore : elle avait fait, répondit-elle, quelques autres petites choses, sans savoir. On s’en chargea pour elle, et on les envoya à Paris, où le libraire Louis les imprima en 1818. Comme il n’y avait pas assez de pièces pour former un volume, on y ajouta la petite nouvelle en prose de Marie, qui se retrouva depuis imprimée dans les Veillées des Antilles (1821). Mme Valmore poëte parut donc au jour vers le même temps que Casimir Delavigne, que Lamartine, qu’André Chénier ressuscité, et un peu, je crois, avant eux tous : elle fut comme la première hirondelle, toujours empressée, quoique craintive.

Dans une très-belle édition de 1820, plus complète que celle de 1818, et où il n’y a que des vers48, j’aime à considérer la première et pure forme de son talent, sans complication aucune. Il semble qu’il y ait plus de facilité pour le coup d’œil, plus de sûreté pour le jugement, dans ces premières éditions originales, dans ces sortes de gravures avant la lettre. Il m’est bien clair, quand je tiens ce volume-là, de cette date, qu’elle n’avait pu lire encore Lamartine, dont les Méditations ne paraissaient qu’au moment même. Eh bien ! voilà un génie charmant, léger, plaintif, rêveur, désolé, le génie de l’élégie et de la romance, qui se fait entendre sur ces tons pour la première fois : il ne doit rien qu’à son propre cœur. Que pourriez-vous lui comparer dans nos poëtes, et surtout dans nos poëtes-femmes d’auparavant ? Plus tard ces lignes simples se chargeront un peu ; sans imiter les autres, on se répétera soi-même ; on retombera dans les situations déjà exprimées, dans les sentiments d’abord produits : c’est inévitable. Si Malherbe a pu dire de la vie des mortels :

Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ;
La nuit est déjà proche à qui passe midi,

cela semble surtout vrai de la vie poétique et tendre, de l’inspiration élégiaque et romanesque. Mme Valmore, en avançant, aura, par accès peut-être, des cris plus déchirants, des éclairs plus perçants et plus aigus, comme aux approches de l’ombre ; mais ici ce sont de doux éclairs du matin, de jolis rayons d’avril, les lilas aimés, le réséda dans sa senteur, et déjà s’exhalent pourtant, à travers des gémissements tout mélodieux ces beaux élans de passion désolée oui la mettent tant au-dessus et à part des autres femmes, de celles même qui ont osé chanter le mystère. C’est l’André Chénier femme, a-t-on dit. Avec moins d’art incomparablement, elle a la source de sensibilité plus intime, plus profonde.

Comme Mme Riccoboni, notre tendre auteur d’élégies semble avoir été de bonne heure poursuivi par l’idée fatale de l’infidélité dont un cœur aimant est victime. Si l’une exprime cette idée fixe par Fanny Butler, par le Marquis de Cressy, par tous ses romans, l’autre la déplore par toutes ses poésies. Elle s’écrierait comme Sapho dans l’ode célèbre : « Immortelle Aphrodite au trône d’or, fille avisée du roi des dieux, je t’invoque, épargne-moi, ne me dompte point par trop d’amères douleurs, ô déesse vénérée ! Autrefois dès que tu entendais ma plainte d’amante (et tu l’entendais fréquemment), tu venais à moi, quittant aussitôt le beau palais de ton père. Tu attelais à ton char, pour coursiers, tes moineaux rapides, et ils descendaient en agitant coup sur coup leurs ailes noires à travers l’air immense. Et déjà tu étais auprès de moi. Alors, ô déesse bienheureuse ! tu me souriais de ton sourire immortel, et tu me demandais ce que j’avais, ce que je souffrais, et l’objet de ma douce fureur : tu me disais : Qui donc t’a fait du mal, ô ma Sapho ? Va, ne crains rien : s’il t’a fuie jusqu’ici, bientôt il te poursuivra ; s’il a refusé tes dons, il va lui-meme t’en offrir ; l’ingrat, s’il ne t’aime pas, il va t’aimer à son tour, fusses-tu pour lui cruelle ! — Voilà ce que tu me disais, ô déesse ! Oh ! maintenant reviens et descends encore. »

Volontiers aussi notre tendre élégiaque, les mains levées au ciel, se fût écriée en sa naïve démence, avec une autre âme aimante, une autre muse voilée, sœur de la sienne49, et dont l’écho seul m’a, par hasard, apporté la voix :

Secrets du cœur, vaste et profond abîme,
Qui n’a pitié ne connaît rien de vous !
Juste est la peine au front de la victime,
Sage est le sage, et le vainqueur sublime :
Que reste-t-il à qui pleure à genoux ?

La Religieuse portugaise, si elle avait chanté, aurait de ces accents-là.

Moins poignantes que certaines élégies, les jolies romances de Mme Valmore coururent, volèrent du premier jour sur toutes les lèvres de quinze ans, grâce aussi à la musique des plus grands ou des plus aimables compositeurs d’alors : Garat, Paër, en notèrent quelques-unes ; mais surtout Mme Pauline Duchambge, née tout exprès, y trouva ses airs les plus agréables, les plus chers au cœur et les mieux assortis. Au reste, comme pour tous les succès un peu populaires en ce genre, les choses ont vécu plus que les noms. Ces délicieuses romances Douce chimère, et Vous souvient-il de cette jeune amie ? qui réveillent, pour la génération d’alors, les plus frais parfums de jeunesse et font naître une larme en ressouvenir des printemps, sont encore sues de bien des mémoires fidèles ; on a oublié qu’on les doit à Mme Valmore.

Depuis un certain moment, cette âme, ce talent de tendre poëte a eu peine évidemment à se faire aux saisons décroissantes d’une vie qui va flétrissant, chaque jour, ses premières promesses. Habituée qu’elle était à donner à ses sentiments une forme unique, elle s’est senti plus d’une fois le cœur aveuvé ; elle s’est demandé, elle a demandé aux objets muets si c’était bien la loi fatale et dernière ; ainsi, hier encore, en regardant une horloge arrêtée :

Horloge, d’où s’élançait l’heure,

Vibrante en passant dans l’or pur,

Comme un oiseau qui chante ou pleure

Dans un arbre où son nid est sûr,

Ton haleine égale et sonore

Sous le froid cadran ne bat plus :

Tout s’éteint-il comme l’aurore

Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus ?

Son champ d’inspirations s’est étendu, et son aile palpitante a tâché d’y suffire. L’avenir du monde, la souffrance de ses semblables, les grandeurs de la nature, l’ont préoccupée. Dans un de ses essors vers l’infini de l’horizon, elle est allée jusqu’à s’écrier :

………………
Charme des blés mouvants ! fleurs des grandes prairies !
Tumulte harmonieux élevé des champs verts !
Bruits des nids ! flots courants ! chantantes rêveries !
N’êtes-vous qu’une voix parcourant l’univers ?…

Ne pressez pas trop le sens : ce sont là de ces vers d’elle, pénétrants et vagues, qui vous poursuivent d’une longue rêverie. Jeune, à vingt ans, les cheveux au vent, le front au ciel, le bâton d’Oberman ou d’Ahasvérus à la main, on ferait le tour du monde en les récitant.

Mais elle est mère, mère heureuse : de là surtout des sources consolantes et renouvelées. Ses derniers vers nous arrivent toujours remplis d’accents de sollicitude et d’espérance pour sa jeune couvée. Déjà même, du bord de ce doux nid, gloire et douceur maternelle, une jeune voix bien sonore lui répond. Je voudrais dire, mais je ne me crois pas le droit d’en indiquer davantage. Je rappellerai seulement, en l’altérant un peu, la jolie épigramme antique : « La vierge Érinne était assise, et, tout en remuant le fil de soie et la broderie légère, elle distillait avec murmure quelques gouttes du miel de l’abeille d’Hybla. » Puisse l’avenir tenir du moins les récentes promesses envers celle qui les a payées assez chèrement ! Puisse-t-elle, suivant l’expression d’un poëte aimable50, se racquitter en bonheur pour tout le passé !

Mme Valmore est morte à Paris le 23 juillet 1859, après deux années d’une maladie cruelle. Elle eut la douleur de voir mourir sous ses yeux ses deux filles, la plus jeune, Inès, en décembre 1846, à peine âgée de vingt ans : sa fille aînée, Ondine, celle même que j’indiquais tout à l’heure en finissant, comme tenant de sa mère le don de poésie, mourut à trente ans, le 12 février 1853. Elle était mariée depuis peu à M. Langlais, représentant de la Sarthe, qui fut ensuite conseiller d’État, et qui est mort chargé d’une mission près de l’empereur Maximilien au Mexique. Cette charmante Ondine avait des points de ressemblance et de contraste avec sa mère. Petite de taille, d’un visage charmant, elle avait quelque chose d’angélique et de puritain, un caractère sérieux et ferme, une sensibilité pure et élevée. A la différence de sa mère qui se prodiguait à tous et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver. Elle étudiait beaucoup. Elle passa plusieurs années comme sous-maîtresse et plutôt encore comme amie dans le pensionnat de Mme Bascans, à Chaillot. J’allais quelquefois l’y visiter. Elle s’était mise au latin et était arrivée à entendre les odes d’Horace ; elle lisait l’anglais et avait traduit en vers quelques pièces de William Cowper, notamment celle-ci dans les Olney Hymns : God moves in… etc.

DANS L’AFFLICTION.

Dans un chemin mystérieux,
L’Esprit de Dieu voyage,
Sur les flots, dans l’ombre des cieux,
Tout voilé par l’orage.
Relève-toi, chrétien tremblant !
Le nuage qui gronde,
Gros de tendresse, en éclatant
Rafraîchira le monde.
Ah ! comment le jugerions-nous ?
En lui l’amour respire :
Sous l’air imposant du courroux
Il cache son sourire.
Ses projets mûrissent toujours
Sa graine germe et pousse ;
Le bouton, amer quelques jours
Donne une fleur plus douce.
En vain on veut lever les yeux
Aux desseins, qu’on lui prête :
Il est son seul juge en tous lieux
Et son seul interprète.

Elle lisait aussi Pascal, dont les Pensées occupaient fort en ces années la critique littéraire. Elle m’écrivait à ce sujet :

« En rentrant le soir, j’ai trouvé votre lettre et Pascal que je n’ai point quitté depuis. Me voilà occupée et heureuse pour bien des jours. C’est une douceur profonde que de trouver de pareils amis dans le passé et de pouvoir vivre encore avec eux malgré la mort. »

Elle avait fait une pièce de vers sur le Jour des morts, qui était le jour anniversaire de sa propre naissance ; elle y disait, en s’adressant à ces chers défunts qu’on a connus :

Vous qui ne pleurez plus, nous aimez-vous toujours ?

— J’ai écrit encore sur Mme Desbordes-Valmore, à propos d’un Recueil posthume publié en 1860, un article qui peut se lire au tome XIV des Causeries du Lundi, et auquel je renvoie parce que j’y ai cité une lettre fort belle de M. Raspail, où elle est peinte en quelques expressions frappantes de vérité. J’ai d’elle, en ce moment, sous les yeux, de véritables trésors épistolaires, des lettres intimes adressées à son frère, à sa sœur, à sa nièce, à d’autres personnes amies, et dans lesquelles se révèlent à chaque ligne la délicatesse morale, la piété, la charité naturelle de cette belle âme condamnée à un travail incessant et à des inquiétudes sans fin pour la subsistance des siens et pour la nourriture de sa chère couvée. Quelques extraits pris au hasard en donneront mieux l’idée que tout ce qu’on peut dire : ce sont des souffrances qui tiennent en partie à la même cause que celles de Sénancour (res angusta domi,) mais bien autrement Vives et poignantes, à cause des êtres chers qui y étaient enveloppés, comme aussi mainte fois consolées et adoucies de tendresse, grâce aux croyances du berceau et à un rayon d’espérance et de foi qui luisait toujours. Le frère auquel elle écrivait était un ancien soldat qui avait servi sous l’Empire dans les guerres d’Espagne et qui avait été ensuite prisonnier en Angleterre sur les pontons d’Écosse. Vieux, infirme et sans ressources, il avait obtenu, par la protection de M. Martin (du Nord), d’être logé et nourri à l’hôpital général de Douai, presque en face de la maison natale. C’est cet humble frère qu’il s’agissait à tout instant de relever, de réconforter, de secourir même par de rares envois d’argent ; mais, en lui servant sa minime obole, cette âme de sœur trouvait moyen de diversifier à l’infini le baume moral qu’elle répandait sur ses blessures.

« (14 janvier 1843)… L’aînée de mes filles est toujours en Angleterre, à ma grande affliction, car cette absence commence à me devenir insupportable. Enfin les beaux jours me la rendront tout à fait rétablie, j’espère, et je ne demande rien plus ardemment à Dieu. Hélas ! mon bon Félix, quand nous n’en pouvons plus du fardeau de nos peines, n’oublions pas que sa bonté ne nous a pas tout à fait abandonnés et qu’enfin nous sommes ses enfants. Quelque chose de grand est caché sous nos souffrances. — Allons ! plus nous aurons payé d’avance, plus il nous dédommagera de l’avoir aimé et cherché au milieu de toutes nos épreuves. J’ai des moments où je croule, mais je me sens toujours soutenue par cette main divine qui nous a faits frère et sœur pour nous aider et nous chérir, mon bon Félix. Tu sais quel bonheur je trouve à remplir ma mission, et je te remercie d’avoir également rempli la tienne. En m’aimant fidèlement, tu m’as bien souvent consolé des amitiés légères et oublieuses de ce monde : la nôtre sera de tous les mondes. Je t’envoie vingt-cinq francs, ne pouvant pas t’en envoyer davantage. Il y a toujours quelque raison grave pour arrêter l’élan de mon âme. Tu le crois, n’est-ce pas ? Va ! cela est ; car si je n’étais pas pauvre, tu ne le serais pas… »

« (14 avril 1813)… Tu vois, mon bon frère, que c’est toujours avec un petit retard que mon devoir s’exécute. Des obstacles de bien des sortes donnent un démenti à ce mot toujours… Mais tu vois aussi que la persévérance dans le bien touche toujours la bonté de Dieu qui semble dire à la fin : « Laissez-la faire. » Donc, si j’avais toujours voulu le bien, avec un si bon père, j’y serais peut-être parvenue ! Tu me rends bien heureuse de m’avouer la tendance de ton âme à prier, mon bon frère. Je ne sais s’il y a sur la terre rien de plus utile et de plus doux que de retourner de bonne volonté à la source de notre être et de tout ce que nous avons aimé au monde. Tous les biens se perdent et s’évanouissent : ce but seul est immuable. Rien n’humilie, avec la foi dans ce juge équitable et tendre. Il nous rend tout ce que nous avons cru volé ou perdu. J’aime beaucoup Dieu, ce qui fait que j’aime encore davantage tous les liens qu’il a lui-même attachés à mon cœur de femme. Tu sentiras aussi par degrés toutes les fougues de ton cœur d’homme s’apaiser devant cet immense amour qui purifie tous les autres, et tu seras comme un enfant qu’une fleur contente et rend riche. Juge de quelle considération tu peux t’entourer jusque dans cette retraite qui sera devenue le lazaret de ton âme…

« … Mme Saudeur, arrivée il y a quatre jours, m’a remis ta lettre et tes manuscrits que je n’ai pas eu le loisir d’ouvrir encore, car je suis comme au pillage de mon temps ; partout le travail, les correspondances, ménage, couture et visites qui remplissent mes journées ; elles sont de huit heures jusqu’à minuit. Plus tard je t’en parlerai. Rappelle-toi ce que je t’ai dit sur les notions qui peuvent t’être restées précises sur notre famille et nos chers père et mère. Je vous ai tous quittés si jeune que je sais peut-être moins que vous de notre origine. Tout ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est que nous avons été bien heureux et bien malheureux, et qu’il y avait pour nous bien du soleil à Sin51, bien des fleurs dans les fortifications ; un bien bon père dans notre pauvre maison, une mère bien belle, bien tendre et bien pleurée au milieu de nous ! »

« (24 janvier 1847)… Je t’envoie avec celle-ci quinze francs que tu n’attends pas avec l’impatience que j’ai eue à te les envoyer. Mais nos misères sont loin d’être améliorées. Quand Dieu voudra, Félix ! Il est plus grand que nos cris ! Tu peux continuer à relever l’âme de ta pauvre sœur par la considération dont je sais que tu t’entoures. Ta bonne conduite, ta patiente dignité est comme une croix d’honneur qui ne brille que mieux sur un habit pauvre. Laisse faire le temps et Dieu, et ne cesse pas d’aimer ta triste sœur. »

« (8 mars 1847)… Tu vois, mon ami, que je t’écris seulement aujourd’hui pour te dire d’attendre, et que je n’ai pas voulu retarder ma lettre jusqu’au moment où je pourrai y joindre un envoi d’argent. Je veux avant tout t’épargner l’inquiétude qu’un silence plus long te causerait, sachant bien que ton cœur s’en rapporte au mien de l’empressement que je mettrai à partager avec toi le premier rayon bienfaisant que la Vierge m’enverra. Ce dernier déménagement m’a tout pris. C’est fièrement douloureux d’interrompre ainsi les seules douceurs consolantes de ma vie. A quel point faut-il que je sois pauvre pour te laisser si pauvre !… »

On a diversement parlé du ministre de la justice en ce temps-là, Martin (du Nord) ; je crains que sa fin n’ait nui à ce qu’il pouvait y avoir de bien dans sa vie. Ce qu’il faut dire à la décharge de sa mémoire, c’est qu’il avait de l’humanité ; que Mme Desbordes-Valmore n’avait jamais invoqué en vain en lui le compatriote et le pays ; qu’elle lui demandait chaque année des grâces pour étrennes ; qu’elle avait une manière de les lui demander en glissant un mot de patois flamand (acoutè’m un peo, écoutez-moi un peu !), et qu’elle les obtenait toujours.

« (8 mars 1847)… Un chagrin très-grave vient de se mêler à mes malheurs, c’est la maladie dangereuse de M. Martin (du Nord). Il a été parfaitement bon pour moi et d’une humanité profonde pour plusieurs prisonniers dont il m’a accordé la grâce. De plus il a fait donner trois fois le privilége de l’Odéon à des hommes que Valmore croyait ses amis et pour lesquels il avait sollicité le ministre. Jamais je n’oublierai M. Martin (du Nord), ni ne cesserai de prier pour lui. C’est par son crédit que tu as obtenu ton humble place, après l’avoir demandée pour toi aux Invalides. Enfin je n’ai trouvé qu’en lui la grâce et la charité constante du cœur. Le malheur qui le frappe m’atteint très-sensiblement. »

On n’est pas habitué à considérer Mlle Mars par le côté du sentiment : cette femme, d’un talent admirable, passait, dans ses relations de théâtre, pour une personne assez rude, peu indulgente aux camarades et au prochain ; mais, pour ceux qu’elle aimait, elle était amie sûre, loyale, essentielle et positive. Ses lettres à Mme Valmore, d’un ton vif et résolu, presque viril, la font voir sous ce jour, — un fidèle et brave cœur, d’une affection active, et sur qui l’on pouvait compter ; et Mme Valmore le lui rendait par un véritable culte de reconnaissance :

« (7 avril 1847)… Cette bonne lettre me trouve au milieu de nouvelles et vives afflictions. — A peine avais-je été frappée de la perte foudroyante de M. Martin (du Nord), que je suis saisie de douleur par celle de Mlle Mars, cette bien-aimée de toute ma vie. Je l’adorais dans son génie et dans sa grâce inimitable : je l’aimais profondément comme amie fidèle que nos infortunes n’ont jamais refroidie. Au milieu de sa fatale maladie, elle était encore agitée du désir de placer mon cher Valmore à Paris. — Mon bon Félix, je t’en prie, dis une prière pour cette femme presque divine. Si tu savais quelle part profonde elle a prise à mon malheur de mère, tu l’aimerais comme on aime un ange ; — et c’est comme telle que je la pleure. Je suis donc une femme bien désolée, mon pauvre ami !…

« Ondine est toujours à Chaillot, au milieu d’un troupeau d’enfants qu’elle instruit, ce qui nous prive de sa présence, mais elle supporte avec courage et gaieté la gravité de ses devoirs dont sa santé ne s’altère pas. C’est toujours là ma plus tendre inquiétude sur elle. Hippolyte va bien à son devoir et se fait aimer partout. — C’est un brave enfant, et une intelligence très-distinguée. Il a de plus le charme d’un caractère candide, et les goûts les plus sobres. J’espère que Dieu le bénira toujours52

« Je joins douze pauvres francs à cette lettre, en te serrant bien fraternellement la main. Si la Vierge et Notre-Seigneur me regardent en pitié, ne le sauras-tu pas un des premiers ?

« Ils sont tous affreusement malheureux à Rouen53 ; — mais tu souffres bien assez sans que je te raconte toutes ces détresses.

— Attendons et croyons ! »

« (15 juin 1847)… Quant à moi, cher Félix, je suis tellement dénuée encore que je n’ai pu t’écrire plus tôt, ne pouvant même affranchir ma lettre. Tu vois, mon ami, que l’attente d’une place à présent est comme une maladie étouffante. Cependant nous avons quelque espérance : mais si notre bon père et maman peuvent voir d’où ils sont ce que souffrent leurs enfants, je les plains, nous aimant toujours comme ils nous ont aimés ! Ce sont là des idées bien tristes ; bien consolantes aussi pourtant ; car la plus douloureuse de toutes serait de penser que nous ne sommes plus rien pour ceux que nous pleurons toujours…

« Je cherche quelque soulagement dans le travail. Mais écrire quoi que ce soit m’est impossible, car toutes mes idées retournent vers ma bien-aimée Inès, mon adorable fille absente.

« J’étudie, je tâche d’étudier, de joindre l’espagnol à la langue anglaise que je sais tolérablement. L’espagnol me plaît par l’idée que notre famille en sort du côté de la mère de papa. Qu’en crois-tu, mon ami ? Mon oncle n’avait-il pas en effet une figure tout espagnole ? Notre bonne grand’mère aussi, que je me rappelle avec tant d’amour quand nous allions la voir ensemble ?

« J’ai aussi tous les souvenirs de ton séjour en Espagne et de sa terrible conséquence, pauvre frère ! Et tout cela me rend l’étude de l’espagnol plus intéressante qu’une autre, parce que je pense que tu as parlé cette langue dans ta jeunesse guerrière. »

Elle ennoblit tant qu’elle peut le passé de ce cher frère pour le relever lui-même à ses propres yeux ; elle y verse de la poésie comme sur toute chose, en croyant n’y mettre que du souvenir.

Cette idée d’une descendance espagnole sourit à son imagination ; elle n’en est pas bien certaine, mais elle tâche de se le persuader, et elle convie son frère à l’aider à y croire :

« Je me suis toujours sentie attirée vers l’étude de la langue espagnole, parce que Douai est tout rempli des vestiges de cette nation. — Nous-mêmes, je crois, mon bon frère, nous en sortons du côté de la mère de mon père. Félix, souviens-toi bien : il est impossible que cette bonne grand’mère, et papa, et mon oncle Constant (le peintre,) ne descendent pas de cette ligne dont les traits sont si différents de la race vraie flandre. »

C’est miracle qu’elle puisse étudier à travers une vie si tiraillée, si morcelée. La poésie, elle du moins, venait toute seule, comme un chant, comme un soupir ou comme un cri. Pendant une nuit d’insomnie, de jour en courant, sur un quai, pendant une pluie, sous une porte cochère, dans les circonstances les plus vulgaires ou les plus tristes de la vie, quelque chose se mettait à chanter en elle, et elle se le rappelait ensuite comme elle pouvait. Mais la réalité, nous la voyons, et la beauté morale de sa nature s’y montre à nu en toute sincérité.

« (8 août 1847)… Mon bon frère, ton ami Devrez, qui va partir pour nos chères Flandres, se charge avec plaisir de nos tendresses et d’un petit paquet pour toi. Les temps ne sont pas venus où je pourrai t’en envoyer plus souvent et de plus gros. Il y a au fond de moi-même une prière incessante qui demande à Dieu du bonheur qui puisse s’envoyer à ceux que j’aime. Pour le moment, Dieu qui nous a éprouvés jusqu’au sang et aux larmes soutient miraculeusement notre vie avec ses blessures inguérissables54 — Le doux soleil, la croyance, l’amour des miens !… Aussi je vous bénis tous de l’amitié que vous me portez, et qui m’aide à subir ces blessures de l’âme…

« Je comble de vœux et de bénédictions tous ceux qui, dans le passé et dans le présent, ont mis au moins tes chers jours et nuits à l’abri des mauvais hasards du sort. Certes le tien n’est pas brillant, mais les anxiétés poignantes de nos misères actuelles, celles d’Eugénie et de Cécile55, me font quelquefois acquiescer, en soupirant, à te savoir si humblement abrité devant notre maison paternelle. Elle a été aussi souvent bien orageuse et bien battue à tous les vents d’épreuve. N’oublie jamais de la saluer de ma part et de me rappeler au souvenir de ma grand’mère, de notre bon père et de ma chère et gracieuse maman, poussée au loin dans un si grand naufrage56.

« Cher Félix, c’est triste et beau de se ressouvenir. C’est véritablement aimer et espérer aussi. »

Après soixante ans d’existence comme au premier jour, elle vit en présence des êtres chers qui entouraient et protegeaient son enfance, et dont elle n’a cessé de faire les témoins invisibles, les juges et les surveillants de sa vie :

« (23 septembre 1847)… Tu réalises le pressentiment que j’ai toujours eu qu’un jour, du fond de ton humble malheur, tu entoureras ton nom de considération et d’estime. Je ne sais, après tant de douleurs, ce qui pouvait me toucher davantage. Je t’aime bien, mon bon frère, et je l’ai beaucoup éprouvé depuis que je suis au monde. — Juge si je suis contente et fière aujourd’hui de penser que tu consoles notre bien-aimé père de tout ce qu’il a enduré par un grand concours d’événements désastreux. Je ne doute pas un moment, dans ma croyance profonde, que ce bon père ne soit le témoin le plus intime de tes actions et qu’il n’ait réveillé en toi le germe de la foi religieuse à laquelle il a sacrifié l’immense héritage de nos oncles protestants. — Je l’ai toujours béni de ce courage, comme de la misère qu’il nous a léguée pour avoir donné tout son bien aux pauvres. Il est impossible que la Vierge, qui a présidé à notre naissance dans la rue Notre-Dame, l’ait oublié : oui, Félix, c’est impossible. Elle aime en toi le fils du père des pauvres, et te donne aujourd’hui pour protecteurs ceux qui les jugent et se consacrent à eux…

« … Mais la politique empoisonne les esprits. — Moi qui pleurais de joie et de respect en traversant enfin Genève, patrie de notre grand-père paternel, on m’y a poursuivie avec ma petite famille en criant contre nous : « A bas les Français ! » C’était un mouvement passager de haine, et j’ai passé à travers avec un grand serrement de cœur. Cette vie terrestre est vraiment un exil, cher frère. Encourageons-nous à la soumission. Pour moi, je t’avoue que j’en passe la moitié à genoux. Juge donc si nous avons le bonheur de revoir ceux que nous avons tant aimés ! C’est grand de penser que nous sommes les maîtres, même dans notre pauvreté, de diriger toutes nos actions du moins pour le mériter. Te relever, te grandir jour par jour ; — faire rougir ou du moins attendrir ceux qui nous ont dédaignés, les rendre même fiers d’être nos alliés ou nos anciens amis, il y a encore là de quoi bénir la vie. »

La fleur des sentiments pieux les plus délicats ne s’est fanée ni ternie un seul instant durant cette vie errante. Et ceci encore :

« Je t’aime bien et te remercie de planter ton nom, comme tu fais, dans l’estime de ce qui t’entoure. — Grain à grain, c’est une moisson qui ne trompe pas. Que peux-tu m’offrir de plus consolant ? Aussi je te bénis au nom de mon père et de ma mère ! »

Elle a une modique pension qu’elle touchait d’abord avec une sorte de pudeur ; elle s’en confesse et s’en humilie :

« (26 octobre 1847)… Il y a deux jours enfin, j’ai reçu le trimestre qui me semblait autrefois si pénible à recevoir, par des fiertés longtemps invincibles, et que j’ai vu arriver depuis d’autres temps comme si le Ciel s’ouvrait sur notre infortune…

« Ne nous laissons pas abattre pourtant, il faut moins pour se résigner à l’indigence quand on sent avec passion la vue du soleil, des arbres, de la douce lumière, et la croyance profonde de revoir les aimés que l’on pleure…

« En ce moment, je n’obtiendrais pas vingt francs d’un volume : la musique, la politique, le commerce, l’effroyable misère et l’effroyable luxe absorbent tout…

« Mon bon mari te demande de prier pour lui au nom des pontons d’Écosse. C’est un beau titre devant Dieu. »

« (12 janvier 1848)… Ondine est toujours esclave dans un pensionnat. Quand je veux l’embrasser, il faut que j’y aille. J’y vais tout à l’heure par ce soleil qui luit si rarement, et je t’embrasse pour elle très-travailleuse et très-bonne. C’est un rude métier que le sien : mais, mon bon Félix, nous n’avons pas de dot pour nos anges ; et la grâce, l’esprit, la sagesse, qu’est-ce que cela pour l’époque où nous sommes57 ? »

La tempête de Février 1848 éclate. Mme Valmore ne peut s’empêcher d’y applaudir ; elle ne se raisonne pas, elle suit son élan ; elle a l’âme populaire ; elle était pour les souffrants, pour les opprimés et les mitraillés à Lyon, en 1834 ; elle était de tout temps pour les condamnés politiques, sans distinction de parti, que ce fût M. de Peyronnet ou Raspail, pour tous ceux dont elle entendait la plainte à travers les barreaux ; elle est pour eux encore le jour où elle se figure que le peuple triomphe et se délivre ; elle a son hymne du lendemain :

« (1er mars 1848)… L’orage était trop sublime pour avoir peur ; nous ne pensions plus à nous, haletants devant ce peuple qui se faisait tuer pour nous. Non, tu n’as rien vu de plus beau, de plus simple et de plus grand. Mais je suis trop écrasée d’admiration et de larmes pour te rien décrire. — Ce peuple adorable m’aurait tuée en se trompant que je lui aurais dit : « Je vous bénis. » Ne confie cela qu’à la Vierge, car c’est vrai comme mon amour pour elle, — et mon affection pour toi…

« … Mon cher mari n’a point de place. On dit ma petite pension supprimée, mais je n’ai pas le temps de penser à cela : ce Serait interrompre la plus tendre admiration qu’il soit permis à une âme de ressentir. La religion et ses ministres divins se penchent sur les blessés pour les bénir, — sur les morts pour envier leur martyre…

« Ote ton chapeau à mon intention en passant devant l’église Notre-Dame, et mets sur ses pieds les premières fleurs de carême que tu trouveras. »

Sur cette religion de Mme Valmore qui revient à chaque instant dans sa vie, et qui a conservé les plus naïves superstitions de la première enfance, il est à dire, cependant, que c’était une religion tout à fait à elle, une religion toute de cœur, sans assujettissement à aucun prêtre, ne se puisant et ne se renouvelant qu’à sa source directe et en Dieu même. Souvent dans ses vifs chagrins et ses moments d’abattement, elle entrait dans une église pour prier le Dieu de son cœur ; mais c’était toujours aux heures où toute cérémonie était terminée, et la nef déserte et muette. Dans la longue maladie qui précéda sa fin, elle dut prier beaucoup, mais elle observa le silence au dehors, se recueillit absolument en elle-même et ne voulut appeler personne : elle avait toujours été pour qu’on respectât la paix des mourants. Le contraire lui paraissait un sacrilége. Elle avait, en un mot, le catholicisme individuel ; elle croyait au divin crucifié, à sa mère, à l’efficacité de son intervention, mais d’un élan direct et sans se sentir le besoin d’aucun intermédiaire auprès d’eux. — Je donnerai quelques passages encore de ses lettres d’après 1848 ; celles-ci sont adressées à ses parents de Rouen. Une seule circonstance heureuse en rompt la note uniforme et triste, parfois déchirante, le mariage de sa fille Ondine, si tôt suivi d’une fin funeste :

« (24 décembre 1849)… Mon bon Richard, si votre amitié n’est pas sans inquiétude sur nous et notre silence, je suis tout à fait de même sur tout ce qui vous concerne ; — et quoique je ne sache de quel côté donner de la tête, je prends sur la nuit pour vous écrire, — la nuit de Noël, mon cher Richard, qui changerait les destinées de ce triste monde et la vôtre, si le Sauveur écoutait son pauvre grillon, humblement à genoux dans la cheminée… où il y a bien peu de feu, mon celui de mon âme, très-fervente, très en peine !…

« Je vous embrasse tous du fond de mon cœur. Mon cher mari en fait autant. J’ai eu la douleur de le voir fort malade de chagrin. Ondine l’a été gravement : elle est si frêle que je passe une vie d’anxiété avec cette chère créature à qui il faudrait le repos le plus absolu. Pour moi, je travaille comme un manœuvre, et je me repose pour pleurer, pour aimer et prier. »

« (25 février 1850)… C’est une grande lutte que nos existences à tous.

« Mon cher Valmore en est malade. — Plus fort que moi, il est aussi moins pliant au malheur, et quoiqu’il soit ingénieux à se créer des occupations qui raniment un peu sa solitude, cette solitude stérile le dévore, et il a des fièvres accablantes…

« Je ne fais aujourd’hui que vous serrer à tous les mains bien affectueusement, en suspendant l’envoi du petit paquet prêt à partir depuis trois jours.

« La question de l’humble port fait que je suspends son départ.

Où en sommes-nous arrivés, Seigneur ! qu’il faille arrêter les élans d’un pauvre cœur qui bat toujours si vite pour ceux qu’il a aimés et qu’il aimera toujours ! »

Sa sœur Eugénie, qui habite Rouen, tombe mortellement malade, et l’on n’attend plus que sa fin ; Mme Valmore écrit à sa nièce, fille d’Eugénie, de respecter ce qui peut lui rester encore d’espérance de guérison :

« (5 septembre 1850)… J’attends une lettre avec la plus grande anxiété, et votre silence me jette dans l’effroi. Ma chère Camille, je vous vois tous auprès de ma sœur comme des enfants et des anges qui consolent une sainte, et je suis tranquille sur les bénédictions du Ciel qui attendent une si belle âme ; mais les tortures de la mienne sont inexprimables, plus cent fois depuis que je suis revenue : la voir m’était encore moins terrible.

« Je n’ai pas, à la vérité, la frayeur que tu commettes l’imprudence, je dirai l’impiété, que tous les cœurs froids commettent, d’avertir ta mère sur ses devoirs, ce qui serait la tuer. Elle a rempli tous ses devoirs envers Dieu, envers nous. — Épargnons-nous ce remords de frapper cet esprit pur et divin. »

Et après la mort :

« (11 septembre 1850)… La volonté du Ciel est terrible, quand elle s’accomplit sur des êtres si faibles et si tendres que nous. »

Mais tout à coup, dans ce ciel si lourd, si chargé, si sombre, un éclair inespéré a lui :

« (14 janvier 1851)… Ondine se marie !

« Elle sera madame avant peu de jours. Tout est sérieux, tendre et honorable dans le choix réciproque. Son mari est avocat à la Cour d’appel et représentant de la Sarthe. C’est le jour de Noël que cet événement imprévu a éclaté.

« Je t’en écrirai les détails quand je respirerai du tumulte de tant de soins, et des terribles embarras d’argent où je tourne épouvantée. — L’avenir de notre chère Ondine est assuré et tout à fait convenable ; mais juge de cette époque pour sa pauvre famille si fière, si pauvre ! »

Deux années étaient écoulées à peine que cette joie était changée en un deuil amer, inconsolable. Je n’ai plus qu’à mettre à la suite les plaintes sans trêve, mais toujours humbles et soumises, de celle que j’ose appeler la Mater dolorosa de la poésie :

« (1er avril 1853)… Ma bonne Camille, je te remercie de la tendre compassion de ton amitié. — Tu comprends bien ma blessure. — Elle est sanglante. — Je n’ose pas plus que toi-même appuyer sur la terrible épreuve qui est maintenant accomplie sur la terre. En parler est au-dessus de mes forces. Dieu me fera peut-être la grâce de la comprendre. — Ah ! Camille, je suis bien infortunée !…

« Je n’ai aucune force morale en ce moment, et j’ai l’effroi d’écrire surtout à ceux que j’aime ; car, pour ne pas mentir, c’est bien triste à raconter. »

« (13 août 1853)… Enfin, nous n’accomplissons en rien notre volonté ; une force cachée nous soumet à tous les sacrifices, et cette force est irrésistible. »

« (13 août 1853)… Paris, qui a dévoré toutes nos ressources et nos espérances, devient de plus en plus inhabitable pour nous, et quelque coin de la province nous paraît déjà souhaitable pour cacher nos ruines et reposer tant de travail inutile. Mais ce parti lui-même est entouré de bien des difficultés ; c’est un déchirement, et je suis inerte de douleur. »

« (5 décembre 1853)… J’ai tant de raisons de savoir que le malheur d’argent surtout change beaucoup les affections et n’est justifié devant personne ! »

« (26 mars 1854)… Nous allons quitter notre cinquième étage ; je ne sais cette fois si ce sera pour monter au sixième. On ne peut plus trouver un grenier qu’au prix de douze ou quatorze cents francs… La terre où nous sommes a le vertige58

« … Ce bon M. de J… lui-même, qu’est-il devenu ? Ruiné dans toutes ses espérances, c’est encore une de ces existences dissoutes dans le mouvement formidable de ce qu’on appelle la civilisation, qui pour beaucoup ressemble au chaos. »

« (6 septembre 1854)… Le malheur finit par semer l’épouvante même au sein des familles que le bonheur aurait unies. Quand il faut de part et d’autre travailler durement pour ne pas tomber dans la dernière indigence, les ailes de l’âme se replient et remettent tous les élans à l’avenir. »

Pour l’anniversaire de la mort de sa sœur Eugénie, elle écrit à cette même nièce :

« (6 septembre 1854)… Il me serait bien difficile de penser à ton adorable mère sans te mêler aussi dans les larmes que mon cœur lui donne, ma pauvre enfant, toi qu’elle a tant aimée ! — Mais, Camille, si je la regrette avec amertume, je l’espère aussi et d’une foi profonde. — C’est pourquoi je lui envoie mes prières et ce tendre au revoir des âmes qui se sont vraiment nouées sur cette terre. Je n’ai rien aimé de plus qu’elle et mon pauvre frère Félix, dont l’absence et l’abandon me minaient, et aussi ma pauvre sœur Cécile dont je secours si mal les dernières années. Tout cela t’explique assez que je vis en pleurs, ma bonne amie, sans avoir le droit de me plaindre que Dieu ne m’ait pas choisie pour répandre ses consolations sur les miens, lui qui m’a faite si tendre pour eux…

« Pour mettre un peu de baume sur les tristesses que je te cause, je finis en parlant des consolations divines que nous devons à mon cher Hippolyte. »

Il lui restait, on vient de le voir, une dernière sœur, l’aînée, Cécile, qui habitait aussi Rouen ; elle paraît avoir été d’un esprit plus simple et aussi d’un cœur moins expansif que les autres membres de la famille, ou peut-être n’était-ce qu’un effet de l’âge et des malheurs : du moins la correspondance avec elle est plus rare et ne roule guère que sur d’humbles envois ; mais il est touchant de voir comme Mme Valmore s’efforce de réveiller son sentiment, d’intéresser sa vieillesse, de l’attendrir par l’aveu des misères communes ou par l’appel à de chers souvenirs59 :

« (9 novembre 1854)… La dame qui m’aide souvent à trouver l’argent d’emprunt pour passer mon mois, à la condition de le rendre à la fin de ce mois même, n’a pu venir encore à mon secours, à travers la pluie et toutes les difficultés de sa propre vie. Mais tu dois savoir depuis longtemps qu’il n’y a guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Va ! c’est bien vrai. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les besoins les plus humbles de la vie. Ne parlons donc pas des riches, sinon pour être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous…

« Avant-hier dans la nuit, j’ai eu le bonheur de rêver à toi, et de t’embrasser avec une effusion d’amitié et de joie si vive, que je m’en suis réveillée. — Nous allions au-devant l’une de l’autre les bras ouverts. Tu portais un beau châle de laine à palmes, je portais le pareil en vraie sœur. — Hélas ! nous étions bien contentes de nous regarder et de nous serrer les mains. Ce bon rêve résume ce que j’ai senti bien des fois en ma vie, qu’il n’y a rien de pareil ni de comparable à une amitié de sœur…

« Je n’entends pas parler de tes fils plus que toi, et je te plains dans tes tristesses de mère. Le siècle est de fer. Le malheur, luxe, la misère, rendent les hommes effarés. Pour nos cœurs feu, c’est froid.

« … Veux-tu des mouchoirs de poche ou des bas ? Ne ris pas de mes offres dans nos misères. Le cœur est inventif. Aimes-tu rubans ? Ah ! ma bonne sœur, que je voudrais aller te demander tout cela moi-même et causer tout un jour avec toi ! Rien ne se guérit dans mon triste cœur : mais aussi rien n’y sèche, et tout est vivant de mes larmes. »

Cette dernière sœur elle-même mourait ; la mesure des deuils était comblée, et il y eut des moments où, dans sa plénitude d’amertume, l’humble cœur sans murmure ne put s’empêcher toutefois d’élever des questions sur la Providence, comme Job, et de se demander le pourquoi de tant de douleurs et d’afflictions réunies en une seule destinée :

« (30 janvier 1855)… J’ai depuis bien longtemps la stricte mesure de mon impuissance ; mais tu comprends qu’elle se fait sentir par secousses terribles quand je sonde l’abîme de tout ce qui m’est allié par le cœur et par la détresse. Oui, Camille, c’est très-poignant. Me voilà donc sans frère ni sœurs, toute seule des chères âmes que j’ai tant aimées, sans la consolation de survivre pour accomplir leur vœu qui était toujours et toujours de faire du bien… Que dire devant ces arrêts de la Providence ? Si nous les avons mérités, c’est encore plus triste. — Cette réflexion ne regarde que moi, ma bonne amie. Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher Créateur ; car il est impossible que sa justice punisse ainsi sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler… »

Quand on écrit la biographie de certains poëtes, on peut dire que l’on montre l’envers de leur poésie : ici, dans cette longue odyssée domestique, on a simplement vu le fond même et l’étoffe dont la poésie de Mme Valmore est faite, et à quel degré, dans cette vie d’oiseau perpétuellement sur la branche, — sur une branche sèche et dépouillée, — près de son nid en deuil, toute pareille à la Philomèle de Virgile, elle a été un chantre sincère. En extrayant cette douloureuse correspondance, je me suis souvent rappelé celle d’une autre femme-poëte, et dont il a été donné au public des volumes exquis, celle de Mlle Eugénie de Guérin. Mais quelle différence, me disais-je, entre les douleurs de l’une et celles de l’autre : l’une, la noble châtelaine du Cayla, sous son beau ciel du Midi, dans des lieux aimés, dans une médiocrité ou une pauvreté rurale qui est encore de l’abondance, avec tous les choix et toutes les élégances d’un intérieur de vierge : l’autre, dans la poussière et la boue des cités, sur les grands chemins, toujours en quête du gîte, montant des cinq étages, se heurtant à tous les angles, le cœur en lambeaux et s’écriant par comparaison : « Où sont les paisibles tristesses de la province ? » Et qui a connu Mme Valmore en ces longues années d’épreuves, qui l’a visitée dans ces humbles et étroits logements où elle avait tant de peine à rassembler ses débris, qui l’y a vue polie, aisée, accueillante, hospitalière même, donnant à tout un air de propreté et d’art, cachant ses pleurs sous une grâce naturelle et y mêlant des éclairs de gaîté, brave et vaillante nature entre les plus délicates et les plus sensitives, qui l’a vue ainsi et qui lira ce qui précède se prendra encore plus à l’admirer. Puis, quand on vient à songer quel mal infini eût de tout temps à se soutenir et à subsister cette famille d’élite et d’honneur, ce groupe rare d’êtres distingués et charmants, comptant des amitiés et, ce semble, des protections sans nombre, chéris, estimés et admirés de tous, on se demande ce que c’est que notre civilisation si vantée ; on rougit pour elle.

Mme Valmore est morte, je l’ai dit, dans la nuit du 22 au 23 juillet 1859. Elle habitait en dernier lieu, rue de Rivoli, au coin de la rue Étienne. Elle venait d’avoir soixante-treize ans.

Le 4 août suivant, la ville de Douai accomplissait un devoir douloureux envers son cher poëte, et la population douaisienne remplissait l’église Notre-Dame, toute voisine de la maison de naissance de la défunte, pour assister à la messe solennelle qui était célébrée en sa mémoire avec le concours des diverses sociétés musicales du pays.

Alfred de Vigny disait d’elle qu’elle était « le plus grand esprit féminin de notre temps. » Je me contenterais de l’appeler « l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse et de miséricorde. » — Béranger lui écrivait : « Une sensibilité exquise distingue vos productions et se révèle dans toutes vos paroles. » — Brizeux l’a appelée : « Belle âme au timbre d’or. » — Victor Hugo, enfin, lui a écrit, et cette fois sans que la parole sous sa plume dépasse en rien l’idée : « Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. — Vous êtes un talent charmant, le talent de femme le plus pénétrant que le connaisse. »