(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de mademoiselle Bertin sur la reine Marie-Antoinette »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de mademoiselle Bertin sur la reine Marie-Antoinette »

Mémoires de mademoiselle Bertin sur la reine Marie-Antoinette

Que les hommes qui vivent dans une révolution, et qui en sont ou spectateurs éclairés ou acteurs principaux, lèguent à la postérité le dépôt fidèle de leurs souvenirs, c’est un devoir que nous réclamons d’eux ; que ceux mêmes qui, dans une situation secondaire, n’ont vu qu’un coin du vaste tableau et n’en ont observé que quelques scènes, nous apportent leur petit tribut de révélations, il sera encore reçu avec bienveillance ; et si surtout l’auteur nous peint l’intérieur d’une cour dans un temps où les affaires publiques n’étaient guère que des affaires privées, s’il nous montre au naturel d’augustes personnages dans cette transition cruelle de l’extrême fortune à l’extrême misère, notre curiosité avide pardonnera, agrandira les moindres détails ; impunément l’auteur nous entretiendra de lui, pourvu qu’il nous parle des autres ; à la faveur d’un mot heureux, on passera à madame Campan tous les riens de l’antichambre et du boudoir : mais que s’en vienne à nous d’un pas délibéré, force rubans et papiers à la main, mademoiselle Rose Bertin, modiste de la reine, enseigne du Trait galant, adressant ses Mémoires aux siècles à venir, la gravité du lecteur n’y tiendra pas ; et, pour mon compte, je suis tenté d’abord de demander le montant du mémoire.

Ce livre est pauvre de faits : malgré son assiduité à la toilette, l’auteur n’y paraît que peu instruite des affaires de cour ; elle nous transmet çà et là des mots échappés à sa maîtresse ; elle la justifie d’avoir surnommé la duchesse de Noailles madame de l’étiquette, et d’avoir appelé des médailles les femmes qui avaient atteint leur cinquième lustre. Une fois seulement mademoiselle Rose nous apprend que l’espèce de brouillerie qui divisait la reine et les tantes du roi se rattachait à la politique : madame Adélaïde tenait pour M. de Maurepas, et la reine pour M. de Choiseul : indè iræ ; on sent qu’un pareil temps est déjà loin de nous. L’affaire du collier fait la partie principale du livre ; l’auteur était instruite de quelques particularités qui peuvent donner du poids à son témoignage : aussi par moments le ton y devient comme solennel, et c’est là que se trouve l’invocation aux siècles à venir. On doit pourtant y louer un attachement honorable au malheur et le soin d’y venger la mémoire d’une reine calomniée. Quoi qu’il en soit de tant d’opinions diverses, et sur cette affaire en particulier, et sur la vie entière de Marie-Antoinette, on ne pourra du moins refuser des vertus à cette princesse qui montra tant d’affabilité sur le trône et de dignité dans le malheur. Tel était l’ascendant de sa beauté et de ses manières, qu’elle subjugua tous ceux qui l’entourèrent et la connurent : pour ses femmes de chambre, ses fournisseurs, et les hommes de cour, il n’y a rien que de simple ; mais le charme s’étendit plus loin : l’allier Mirabeau fut peut-être autant amolli par ses douces paroles que par cet acte impur qui pèse sur sa mémoire ; quelques heures de conversation au retour de Varennes lui conquirent à jamais Barnave ; un mot de sa bouche fit tomber à ses pieds Dumouriez en pleurs ; les femmes du 20 juin elles-mêmes furent émues quand elles la virent.

Pour revenir à mademoiselle Bertin, elle n’est pas toujours heureuse dans ses justifications. Par exemple, le comte de Charolais s’amusait, comme on sait, par manière de passe-temps, à tirer sur les couvreurs pour les précipiter des toits : ce n’était là, selon elle, qu’un effet du sang qui fermentait avec violence ; ces moments passés, personne n’était d’une probité plus intacte. Elle est plus sévère contre le duc de Chartres, depuis le monstre Égalité ; aussi elle lui refusa ses faveurs, bien que cette confidence n’importe guère à l’histoire du dix-huitième siècle. Il y a aussi peu d’importance, quoique plus de grâce, dans son récit de la Bohémienne. Cette femme lui avait prédit à Amiens, dans son enfance, qu’elle deviendrait une grande dame et qu’on lui porterait la robe à la cour. Un jour que mademoiselle Bertin allait présenter des modes à la reine, elle remarqua qu’elle était l’objet d’une attention malicieuse : étonnée, elle se retourne, et voit son rustaud de valet qui lui portait la robe ; il avait cru bien faire en imitant les laquais de cour. Une autre fois qu’elle allait aussi chez la reine, c’était dans des jours moins heureux, la princesse lui dit :

« J’ai rêvé de vous cette nuit, ma chère Rose ; il me semblait que vous m’apportiez une quantité de rubans de toutes couleurs, et que j’en choisissais plusieurs ; mais, dès qu’ils se trouvaient dans mes mains, ils devenaient noirs… »

L’éditeur a compris qu’il n’y avait pas là de quoi faire un volume : il a donc grossi le sien de notes sur le comte de Charolais, le duc d’Orléans, MM. de Choiseul et de Maurepas, qui ne se rattachent aucunement au texte ; ils sont à peine nommés dans l’ouvrage, et voilà qu’on nous donne en notes toute leur vie privée et publique. Les pièces officielles n’y manquent pas, les décrets du Comité de salut public, l’interrogatoire et l’inventaire de la Dubarry, les arrêtés du parlement, que sais-je ? Le tout en bonne et juridique forme. On a trouvé moyen d’y insérer un écrit de M. Garat sur la prétendue conspiration d’Orléans, tout loin qu’il y ait de là au livre de mademoiselle Rose. Cet abus de notes et d’éclaircissements est devenu trop commun pour ne pas le signaler. Le seizième siècle eut la docte manie des commentaires ; on se pique aujourd’hui d’en rire : serait-ce pour faire grâce à une prétention moderne qui n’a pas du moins pour elle le désintéressement ?