(1874) Premiers lundis. Tome I « Bonaparte et les Grecs, par Madame Louise SW.-Belloc. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Bonaparte et les Grecs, par Madame Louise SW.-Belloc. »

Bonaparte et les Grecs
par Madame Louise SW.-Belloc.

Bonaparte et les Grecs, ce sont là sans doute deux grands événements européens, qui figurent en commun au premier rang dans l’histoire de ces vingt-cinq dernières années. Mais il semble d’abord qu’à part cette juxtaposition chronologique, tout autre rapprochement entre cet homme et ce peuple doive être plus ingénieux que réel, plus académique qu’historique, l’apparition et la fortune de Bonaparte, en effet, se rattachent à des causes toutes modernes et très générales, à la Révolution française, à la disposition de l’Europe. La renaissance des Grecs est un fait à part, essentiellement isolé de tous les faits européens, ayant ses causes propres et distinctes dans l’état même de la nation depuis la conquête ottomane. Qu’il n’y ait eu ni Russes ni Autrichiens, qu’on supprime et la Révolution français, et Bonaparte, et l’Europe entière, hormis les Turcs, les Grecs n’auraient pas moins eu tendance éternelle à une régénération qui eût éclaté tôt ou tard. Les provocations intéressées de Catherine et de ses successeurs, l’opulence des îles due au transport des blés de Crimée dans les ports de France, l’éducation libérale de quelques Grecs élevés dans nos écoles et dans les universités d’Allemagne, tout cela a pu préparer et hâter l’insurrection, mais non la produire ni la soutenir : c’est au cœur même de la Grèce, sur ses monts et ses rochers, par ses Klephtes et ses Maïnotes, qu’en était le germe et qu’il mûrissait en silence. Et, d’un autre côté, que les Grecs eussent à jamais été asservis par leurs vainqueurs, comme on le supposait généralement en Europe avant 1821, qu’il n’eût plus existé en Turquie que des Turcs, rien, depuis le commencement du siècle, n’aurait changé dans les affaires du continent ni surtout dans les destinées de Bonaparte. Ainsi rien de plus étranger en apparence sous le rapport historique que l’homme de l’empire et les Hellènes ; et si le côté moral ou poétique semble plus fécond, il faut convenir que, sans l’appui de quelques faits, des pensées brillantes, mais nécessairement un peu vagues, ne suffiraient pas à un livre. Madame Belloc l’a senti comme nous, sans doute ; et elle n’aurait pas hasardé ce rapprochement, si elle ne l’avait expliqué et justifié par plusieurs documents assez curieux, restés presque inconnus jusqu’ici. Ils assurent à son ouvrage un intérêt particulier, au milieu de tant d’écrits qui se confondent bien plus qu’ils ne se distinguent par la noblesse des intentions et des sentiments.

Bonaparte était général en chef de l’armée d’Italie ; vainqueur de Venise, il ajoutait aux possessions françaises, par le traité de Campo-Formio, Corfou, Zante, Céphalonie, Sainte-Maure, Cérigo, avec les villes et ports de l’Albanie ; les Grecs devenaient ainsi nos alliés et nos voisins. Il paraît qu’alors Bonaparte méditait quelque coup d’éclat, qui l’élevât encore plus haut dans l’opinion des Français à mesure que le Directoire y perdait davantage. La Grèce était sous ses yeux ; il ne pouvait ne pas y penser, « La Grèce attend un libérateur, a-t-il dit depuis ; ce serait une belle couronne de gloire ! Je n’en ai peut-être pas été loin. » (Mémorial.) A Milan, il vit un vieux Corse, nommé Dimos Stephanopoli, descendant de ces Maïnotes réfugiés en Corse vers 1676 ; Dimos allait en Grèce, chargé par le Directoire d’une mission relative aux arts. Le général lui ordonna d’examiner dans son voyage les forces, les moyens de défense, les dispositions des Grecs, et lui confia même une lettre pour le bey de Maina. Cependant, des commissaires envoyés à Corfou avaient ordre d’y rassembler des munitions de tous genres : des officiers du génie, d’artillerie, parmi lesquels on cite le général Foy, levaient le plan de la Macédoine et de la Servie ; Ali-Pacha, jaloux de la Porte, ne semblait pas défavorable aux Français. Dimos parcourut les îles de l’Archipel et les côtes de la Grèce ; il conféra avec plusieurs capitaines maïnotes, et leur promit l’appui du grand libérateur de l’Italie. Mais, à son retour, il ne trouva plus Bonaparte à Milan, et c’est à Paris que ce vieillard, devenu presque aveugle dans le voyage, parvint, non sans beaucoup de peines et de démarches, à remettre au général divers mémoires qui répondaient à ses questions. Ces pièces, traduites par madame Belloc, ne sont guère remarquables, qu’en ce qu’elles jettent du jour sur les intentions précédentes du général. Mais déjà il en avait changé ; l’Égypte paraissait à son ambition une plus belle arène. Il renvoya donc Dimos et l’oublia. Ce vieillard aveugle, ruiné par les frais de route qu’on ne lui remboursa pas, se réfugia en Angleterre où il publia, pour vivre, une relation de son voyage. Quant à la Grèce, elle n’a qu’à se féliciter de cet oubli ; la liberté qu’elle appelle ne peut lui venir que d’elle-même ; importé d’ailleurs, ce présent, fût-il sincère, lui serait fâcheux encore. Car ce n’est pas dans notre acception politique qu’il lui est donné jusqu’à ce jour d’entendre la liberté ; et pour celle que Napoléon lui réservait, l’Italie et la Pologne sont là pour le dire.

Ces considérations n’ont pas échappé à madame Belloc. Elle a parfaitement compris et fait ressortir tout ce que la révolution grecque a d’original et d’indigène. Les chants populaires de M. Fauriel sont invoqués par elle, et ingénieusement commentés ; quelques-uns même ont été traduits en vers par une plume amie. Mais par cela seul qu’elles sont très-fidèles, ces traductions présentent quelquefois des ellipses un peu étranges et d’inévitables obscurités. La pièce suivante nous a paru l’une des plus heureusement reproduites ; c’est le Tombeau du Klephte :

Le soleil se couchait ; Dimas parle, il ordonne :
— « Enfants, apportez l’eau pour le repas du soir.
Toi, près de moi, neveu ; plus près… que je te donne
Mon pauvre sabre ; en toi, qu’ils puissent me revoir ;
De mes armes couvert, sieds-toi leur capitaine.
— Vous, mes braves, mes fils, coupes de verts rameaux,
Qu’on en dresse ma couche, et courez dans la plaine
Quérir un confesseur qui soulage mes maux ;
Qu’il sache mes péchés ; je fus Klephte, Armatole ;
Devant moi cinquante ans j’ai vu l’Albanais fuir,
Sur ma tête aujourd’hui la mort tournoie et vole,
Et mon heure est venue, et je m’en vais mourir.
Ah ! que je pusse encore assister à la charge !
Que du fusil l’écho me répétât le coup !
Bâtissez mon tombeau, qu’il soit haut, qu’il soit large ;
Que j’y puisse viser et combattre debout !
Qu’à droite, une fenêtre, ouverte à l’hirondelle,
Me laisse respirer les parfums du printemps.
Et que le rossignol, de sa voix pure et belle,
Me raconte que mai fleurit encor nos champs. »

Le précis de la guerre durant ces quatre dernières années est un résumé, un peu oratoire, des nombreuses relations récemment publiées. L’ouvrage entier lui-même ressemble à une conversation animée et entraînante ; il a les mérites et les défauts d’une improvisation arrachée par l’indignation et l’enthousiasme. L’auteur étale trop souvent peut-être ce vague instinct de sentiment, qu’il ne faut ni dédaigner ni prodiguer, et dont madame de Staël elle-même n’a pas toujours été assez sobre dans ses admirables écrits. Nous avons aussi cru remarquer en certains endroits une teinte de mysticisme religieux, dont la cause des Grecs, tout éminemment chrétienne qu’elle est, n’a pas besoin de se couvrir. Il est beau, il est consolant sans doute de voir, dans les mouvements des peuples, les inspirations de l’esprit de Dieu, et, dans le sentiment qui les pousse au bien-être, la marque infaillible et divine qu’ils l’atteindront ; il serait doux de penser que les obstacles apparents contre l’affranchissement des Hellènes n’en sont que des moyens dans l’ordre de la providence ; qu’Ali-Pacha, par exemple, a servi la Grèce en détruisant les Armatolikes et en renversant les peuplades libres ; que surtout les puissances d’Europe la servent par leur politique indifférente ou ennemie ; que la Russie la sert, que l’Autriche la sert, que la France et Soliman-bey aident à son triomphe : tout cela, encore une fois, serait doux à croire. Mais n’est-il pas téméraire de proclamer telle la volonté divine ? et ne serait-il pas plus conforme à notre sagesse humaine, comme le ciel nous l’a faite, de dire que tout cela nuit à la Grèce et la tue, que ces puissants, qui, d’un mot pouvant la sauver, la regardent mourir, la tuent, et que nos vaisseaux, nos munitions, nos instructions et nos renégats la tuent encore davantage ? Quoi qu’il en soit, tout le livre de madame Belloc est une estimable protestation du talent contre cette politique, et un titre nouveau qui honore les dames françaises.