(1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française — II. La Convention après le 1er prairal. — Le commencement du Directoire. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française — II. La Convention après le 1er prairal. — Le commencement du Directoire. »

II.
La Convention après le 1er prairal. — Le commencement du Directoire.

Depuis le 9 thermidor, la Convention ne voulait plus la Terreur ; mais elle voulait toujours la République. Placée à la fois entre les jacobins et les royalistes, elle tint tête aux uns et aux autres. La lutte avec les jacobins dura jusqu’au 1er prairial, et ceux-ci mis hors de combat, la lutte avec les royalistes s’engagea aussitôt. Quels étaient ces hommes qui, pour la première fois depuis le 10 août, reparaissaient comme parti politique ? Sortaient-ils tous des cachots ou de l’exil ? Forcés pour un temps de briser et d’enterrer leur bannière véritable, avaient-ils combattu, quelques-uns du moins, sous d’autres bannières ? avaient-ils pris un masque pour tromper la proscription ? Sans que l’historien se soit posé ces questions sous une forme dogmatique, on trouve répandus dans son récit tous les éléments pour les résoudre, et le jeu assez compliqué des intrigues contre-révolutionnaires y est débrouillé nettement. D’abord du 10 août au 9 thermidor, l’influence directe des royalistes fut nulle ; tout le monde en convient : le nom de royaliste alors n’était plus qu’un mot vide de sens, que les partis se jetaient à la tête comme une injure et une menace. Quant à l’influence indirecte, elle a été vivement controversée. Plusieurs témoins respectables y ont cru et y croient encore ; ils n’ont vu dans le sans-culottisme que le travestissement d’une faction ennemie de la liberté, et dans la Terreur que l’égarement du peuple par quelques meneurs à intentions perfides. Cette opinion aujourd’hui ne serait soutenable que pour un petit nombre de meneurs subalternes ; car la conviction et, si l’on veut, la frénésie sincère et profonde des principaux ne saurait être révoquée en doute : eux aussi ils ont rendu témoignage sur l’échafaud. Or, qu’il y ait eu dans les rangs des plus furieux jacobins quelques agents obscurs, poussant à des excès ceux qui s’y précipitaient déjà, et surtout prenant grand soin de cacher leur qualité de ci-devant sous la carmagnole populaire, aplatissant leurs cheveux, laissant pousser leurs moustaches, et grossissant leur voix dans les clubs, c’est ce qui est assez vraisemblable, et assez insignifiant pour qu’on ne puisse ni le nier ni s’en prévaloir. Les efforts de pareils individus se perdaient alors dans le tourbillon universel ; les passions déchaînées suivaient leur développement fatal ; elles étaient l’âme de la Révolution, le moteur aveugle, irrésistible de cette machine vaste et puissante. Malheur à qui voulait lutter contre elle ! il était sur l’heure anéanti, et ceux qui, comme les mystérieux agents dont nous parlons, essayaient de porter la main aux rouages pour les accélérer, ceux-là couraient risque aussi de se briser avec toute leur malice, sans hâter d’une seule ligne le mouvement qui s’accomplissait sous une loi plus haute. Mais à la fin le ressort trop tendu éclata ; les passions s’épuisèrent et se dispersèrent : ce fut le signal pour recommencer d’agir. En 91, les royalistes avaient tout espéré des puissances étrangères et des victoires de l’Europe. En 94, désabusés de leurs premières illusions, ils cherchèrent un appui dans l’insurrection vendéenne, jusque-là délaissée, et dans les conspirations intérieures, jusque-là impossibles. Charette, d’une part, et le journalisme, de l’autre, devinrent leurs ressources, et prêtèrent des armes à leur cause. Mais cette double attaque, tentée dans l’Ouest par les chefs vendéens et dans Paris même par les journalistes, ne fut pas conduite des deux côtés avec une égale habileté et une égale réussite. L’Ouest ne manquait pas de partisans braves et fidèles, de chefs intelligents et intrépides : on les mit en avant à la légère, on les leurra de vaines promesses. Le prétendant, du sein de sa cour sédentaire de Vérone, leur envoya des cordons et des titres ; la cour errante du comte d’Artois leur garantissait des secours et l’épée du prince ; son panache seul aurait fait des miracles, mais on donna au prince d’autres conseils. Les secours furent insuffisants et intempestifs ; des ordres contradictoires arrivèrent à la fois des deux petites cours rivales, et déconcertèrent les opérations commencées ; en deux conjonctures tristement mémorables, à Quiberon et à l’Ile-Dieu, de misérables scrupules de vanité empêchèrent d’adopter le genre de guerre qui convenait le mieux à la nature de la contrée et aux habitudes des paysans. Il semblait, en vérité, que ce fût une chose indigne et par trop roturière de chouanner dans les bois de la Bretagne, ou dans les marais et les bruyères de la Vendée. « Et pourtant, dit éloquemment M. Thiers, un prince sorti de ces retraites pour remonter sur le trône de ses pères n’eût pas été moins glorieux que Gustave Wasa sorti des mines de la Dalécarlie. » Tout manqua donc, grâce à tant de fautes, grâce surtout au génie guerrier et pacificateur de Hoche. Les principaux chefs insurgés furent pris, et périrent ; et aujourd’hui qu’on élève des mausolées à ces victimes, aujourd’hui qu’on voudrait faire retomber leur sang sur ceux qui eurent le droit de le verser, il est bon de remarquer qu’après tout, les affligeants trépas des Sombreuil et des Charettene doivent pas être imputés seulement à la valeur républicaine, et que, si les héros exhalèrent en mourant des ressentiments et des plaintes, ces plaintes et ces ressentiments s’adressaient à d’autres qu’à leurs vainqueurs. Battu et désarmé en Vendée, le royalisme était plus heureux à Paris et dans une grande partie des provinces. Ses doctrines, répandues par la presse, professées dans les clubs et les sections, reprenaient crédit auprès des esprits modérés et de la masse qui voulait enfin du repos. Cette renaissance pourtant n’eut pas lieu tout d’un coup. Elle se déguisa d’abord sous la réaction, frivole en apparence, qu’afficha la classe riche et moyenne de Paris contre les mœurs et les modes de la Terreur. Ce fut une marque de civisme, aussitôt après le 9 thermidor, de remplacer la carmagnole par un habit carré et décolleté, les cheveux sales et plats par des cadenettes et un peigne, de passer sa journée au Palais-Royal à lire l’Orateur du peuple de Fréron et les brochures politiques ; d’aller le soir, avec un crêpe au bras, au Bal des victimes ou au salon de madame Tallien ; d’entendre le chanteur Garat à Feydeau, ou La Harpe déclamant au Lycée contre le tutoiement révolutionnaire. Il y eut, en un mot, des muscadins, comme il y avait eu des sans-culottes ; mais ces muscadins étaient armés de bâtons courts et plombés en forme d’assommoirs, et en faisaient un fréquent usage contre les jacobins dans toutes les rencontres. Ils gouvernaient les sections, y maintenaient l’autorité du parti thermidorien, et servaient la Convention de leurs personnes, durant ses sanglants débats avec les insurgés des faubourgs. Jusqu’aux journées de prairial, les royalistes, et ceux qui sortaient des cachots, et ceux qui rentraient du dehors, et ceux, de plus fraîche date, qui étaient des révolutionnaires convertis, demeurèrent dans les rangs de cette jeunesse dorée, et servirent sous les ordres de la faction thermidorienne. Mais la réaction qui continuait les enhardit ; voyant les jacobins poursuivis, immolés sans relâche et sans pitié, ils se hasardèrent à relever leur vrai drapeau et à combattre pour leur propre compte. A peine remise des attentats et des vengeances de prairial, privée d’un grand nombre de ses membres condamnés ou compromis, et aussi mutilée qu’au plus fort de la Terreur, la Convention avait repris son rôle paisible d’Assemblée législative, et la Commission des Onze lui présentait cette belle et sage Constitution de l’an III, qui devait pacifier la France, si la France alors avait pu être pacifiée par une Constitution. Il s’offrait ici une question grave. La Constituante, par un mélange de faste et de candeur patriotique qui ne se voit qu’au commencement des révolutions, s’était exclue de l’Assemblée législative ; de tels scrupules allaient mal à la Convention ; elle s’en affranchit, et décrète, le 5 fructidor, que les deux tiers de ses membres feraient partie de la législation suivante. Restait à savoir si elle désignerait elle-même les deux tiers à conserver, ou si elle laisserait le choix aux assemblées électorales. Ce dernier mode de réélection fut décrété le 13 fructidor. La mesure était politique, sinon légale ; elle déjouait les royalistes, qui comptaient obtenir la majorité aux élections prochaines, et avoir bon marché de la Constitution nouvelle. Les meneurs des sections, les agents de Lemaître, les clubistes lettrés, se coalisèrent, et ne virent rien de mieux que d’insurger la capitale, en accusant la Convention de prolonger sa dictature, et d’attenter à la souveraineté du peuple. Ils firent le 13 vendémiaire. Mais le jeune Bonaparte, choisi par Barras pour veiller à la défense de l’Assemblée, ne se laissa pas prendre au dépourvu ; il manœuvra autour des Tuileries avec autant de résolution qu’au milieu d’un champ de bataille, et, selon l’expression de M. Thiers, tira sur la population parisienne comme sur des bataillons autrichiens. Il sauva la Révolution ce jour-là, se réservant de la dévorer plus tard, quand il serait assez fort contre elle, et qu’elle serait assez mûre pour lui. De même que les royalistes avaient levé le masque après le 1er prairial, les jacobins semblèrent se réveiller au bruit du canon de vendémiaire. Soit effroi réel, soit calcul d’ambition, l’ancien parti thermidorien, avec Tallien son chef, revint presque à la Montagne, proposa de suspendre la Constitution, et d’exclure le tiers, librement choisi, qui l’avait été dans le sens des réactionnaires. Tous les républicains modérés et sages, qui aspiraient au régime légal et sentaient que la France y aspirait aussi, s’opposèrent à ces violences superflues. Seulement, pour donner plus de garanties à la Révolution, il fut décidé de ne choisir les prochains directeurs que parmi les Conventionnels régicides. Ainsi cette Assemblée terrible, sans peur et sans repentir, se montrait à sa dernière heure encore fidèle au mot d’ordre du 10 août ; ainsi elle gardait, même en finissant, quelque chose d’illégal, et il y avait, jusqu’au bout, de la colère dans sa manière de fonder la liberté. Toutefois, si elle semblait craindre d’émanciper la France et de l’abandonner trop tôt à elle-même, il faut avouer que l’avenir n’a que trop confirmé ses prévisions. Tant que les cinq directeurs constitutionnels restèrent au pouvoir, tant que les deux tiers conventionnels eurent la majorité dans les Conseils, en un mot, tant que les auteurs de la Constitution furent là pour la surveiller et la pratiquer, tout alla bien ; les Conseils et le gouvernement vécurent en harmonie ; on vit la prospérité renaissante au dedans, au dehors d’immortelles victoires qui n’ont pas été surpassées depuis. Le vaisseau de l’État vogua quelque temps avec bonheur sous l’impulsion de la main puissante, qui l’avait reconstruit et lancé. Mais les intrigues des ennemis de la Constitution continuaient sourdement. Hommes la plupart habiles, cultivés, réputés amis de l’ordre, quelques-uns éminemment vertueux, ils triomphaient sans peine d’une masse déjà indifférente, avide surtout de la vie privée et des jouissances domestiques, que la Terreur avait blasée sur ses droits, et qui repoussait le fantôme du jacobinisme à tout prix. On en eut la preuve aux élections de l’an V. Sitôt que ces élections eurent introduit dans le Corps législatif une majorité royaliste, et que le Corps législatif eut porté au gouvernement un chef royaliste aussi, la division éclata entre le Directoire et les Conseils, et jusqu’au sein du Directoire. Celui-ci conservait pourtant sa majorité conventionnelle ; il en fit usage au 18 fructidor contre lui-même et contre les Conseils pour sauver la Constitution ; mais il ne la sauva qu’en la violant, et, après cette première violation, aussi nécessaire que funeste, il ne sut plus prolonger son existence qu’à force de coup d’État, M. Thiers n’a pas atteint cette fâcheuse époque du 48 fructidor, où les patriotes sincères virent leurs espérances encore une fois déçues, et le régime de la liberté légale indéfiniment ajourrné. Il n’a eu à raconter jusqu’ici que les premiers temps du Directoire, et il les a vivement réhabilités. Bien différent du commun des historiens, il expose avec autant d’intelligence que de clarté toutes les opérations de finances et de guerre. La guerre surtout lui plaît ; il excelle à la décrire. On dirait, en le lisant, qu’il l’a faite et qu’on la fait avec lui. C’est après avoir ainsi retracé les victoires toutes républicaines de la première campagne d’Italie, que, jetant les yeux sur la France, alors si florissante et pourtant dévouée à de si prochains malheurs, il couronne son récit par cet éloquent épilogue, par cet hymne enivrant dont le ton poétique sied encore à la voix de l’histoire : « Jours à jamais célèbres, à jamais regrettables pour nous ! A quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la Révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d’agitation comme la vie même d’un État libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable ; le sol entier, restitué à des mains industrielles, allait être fécondé. Un gouvernement, composé de bourgeois nos égaux, régissait la république avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l’Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d’une gloire immortelle. D’admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d’autres, s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil encore, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux ou les coupables : aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l’âge, atteint d’un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait la liberté, celui qui trahirait sa patrie ; tous paraissaient grands, purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment ; mais il n’y a que des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions retrouver l’opulence avec le repos : quant à la liberté et à la gloire, nous les avions !… Il faut, a dit un Ancien, que la patrie soit non-seulement heureuse, mais suffisamment glorieuse. Ce vœu était accompli. Français, qui avons vu depuis notre liberté étouffée, notre patrie envahie, nos héros fusillés ou infidèles à leur gloire, n’oublions jamais ces jours immortels de liberté, de grandeur et d’espérance ! » Pour mêler quelques critiques aux éloges qui sont dus à M. Thiers, nous répéterons ici ce que nous avons déjà dit à propos des volumes précédents. Nul historien de nos jours n’a, ce nous semble, un sentiment aussi vif, une intelligence aussi naïve de son art. On pourrait reprocher aux uns d’être trop raisonneurs, aux autres d’être trop chroniqueurs ; pour lui, son talent est naturellement pittoresque. Par malheur, il n’en tire pas tout le parti possible. S’abandonnant à la facilité de son esprit et à l’entraînement des choses, il jette, en courant, de grands tableaux, de belles couleurs, d’admirables traits ; mais il ne compose pas, et, dans ses pages les plus pleines de vie, on sent toujours je ne sais quoi d’épars et d’inachevé : on dirait par moment l’insouciance de M. de Lamartine. Observons pourtant qu’en histoire, les faits étant du domaine de tous, l’historien, s’il veut que son œuvre soit durable, doit la marquer fortement de son empreinte, et y apposer en chaque endroit comme un sceau ineffaçable. Le sculpteur Phidias, nous dit-on, s’était représenté lui-même sur le bouclier de Minerve, et, par un ingénieux mécanisme, sa figure tenait tellement à l’ensemble qu’on ne pouvait l’enlever sans décomposer et détruire toute la statue : c’est là un symbole qui s’applique à l’historien. Mais sans chercher à prévoir les destinées à venir de l’œuvre de M. Thiers, affirmons hardiment qu’aucune histoire ne mérite à plus juste titre la vogue contemporaine. On parle beaucoup depuis quelque temps dans le monde et dans les journaux du livre de M. de Montgaillard. Nous ne le mentionnons ici, que parce que, sur la foi des louanges qu’il a obtenues et qu’il mérite en partie, on pourrait croire qu’il ressemble au livre de M. Thiers autrement que par le fond du sujet. Qu’on nous permette donc, non pas de comparer, mais de séparer les deux ouvrages. Vieillard goutteux et quinteux, M. de Montgaillard a écrit des Mémoires originaux, caustiques, fréquemment rempli d’anecdotes douteuses ou controuvées. Suivant que sa goutte monte ou descend, sa bile s’épanche plus ou moins âcre et mordante. Il n’est pas jusqu’à ses disgrâces naturelles qui n’influent sur le ton de son récit, et comme le disait il y a peu de temps notre poète populaire, le portrait mis en tête du livre en devient la pièce justificative, le commentaire essentiel. Telle est en somme l’Histoire qu’il ne faut pas plus comparer à celle de M. Thiers, qu’on ne comparera bientôt les Mémoires de d’Aubigné ou le Journal de l’Étoile à l’Histoire de la Ligue par M. Mignet.