(1874) Premiers lundis. Tome I « Alexandre Duval de l’Académie Française : Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock »
/ 1826
(1874) Premiers lundis. Tome I « Alexandre Duval de l’Académie Française : Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock »

Alexandre Duval de l’Académie Française :
Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock12

Le Globe a parlé, il y a quelques mois, du Charles II de M. Duval, qui a obtenu une espèce de demi-succès à l’Odéon. Ce n’est donc pas de cette pièce qu’il sera question ici, mais de la Notice qui la précède. L’auteur, en commençant, ne se dissimule pas quel courage est nécessaire pour oser en pareil temps exposer des idées saines sur l’art dramatique : mais, en prenant la plume, il s’est résigné à subir les conséquences de sa témérité ; et dût la cabale ameutée immoler à son fanatisme la nouvelle pièce classique qu’il nous promet avant un mois peut-être, la vérité l’emporte, et il va la proclamer hautement. Écoutez :

Il y avait une fois une grande dame, qui ouvrait son salon à tous venants ; là surtout prêchait un novateur tudesque qui endoctrinait les jeunes têtes. La semence a fructifié ; d’imberbes professeurs, sortis du salon de madame de Staël, en ont propagé les doctrines, et, depuis que le Globe a paru, le mal est devenu effrayant. Voilà en trois mots l’histoire du romantisme, selon M. Duval ; maintenant en voici les effets désastreux : Comme les jeunes rédacteurs d’un journal scientifique et littéraire emploient beaucoup de talent et d’esprit à prouver que tous les ouvrages français n’ont pas le sens commun et à proposer pour modèles les étrangers, qui n’ont pas d’autre théâtre que le nôtre, il s’en est suivi : 1° que, de nos jours, tout vise à l’originalité, au bizarre ; que la vraisemblance et la raison sont bannies ; et que, à force de chercher la vérité, on arrive au trivial pour tomber bientôt dans l’absurde ; 2° que les jeunes gens, égarés par les prédicateurs des nouvelles doctrines, ne sachant plus quelle est la meilleure route, de celle qu’ont suivie nos pères ou de celle qu’on leur indique, se bornent, en attendant la solution du problème, à faire des tiers de vaudevilles, ou à mettre de petits articles dans les journaux littéraires ; et que notamment l’un d’entre eux, à force d’esprit et de savoir-faire, en est venu (ô scandale !), en faisant sa fortune, à faire celle de plusieurs théâtres ; 3° enfin, qu’à cette misérable anarchie dramatique se joignent d’impudents plagiats, des billets donnés à la claque, et des éloges payés dans les journaux. Que si, de cette espèce de 93 littéraire, on consent à se transporter en idée à l’âge d’or d’avant la Révolution, oh ! qu’on regrette de ne pas l’avoir vu, et, quand on l’a vu, de ne pas y vivre toujours ! Mais ici les tableaux deviennent si flatteurs, les descriptions si riantes, que nous craindrions de les ternir en les remaniant, et nous nous empressons de passer la plume, ou plutôt le pinceau et la lyre à M. Duval :

« Un jeune homme, dès sa sortie du collège, où il avait déjà pris le goût du théâtre, qu’il y avait étudié, plein d’admiration pour ses auteurs anciens, et pour les chefs-d’œuvre des Racine, des Corneille, des Molière, s’empressait de composer, d’après leurs principes, une tragédie ou une comédie. Après y avoir consacré plusieurs années, grâce à ses anciens professeurs, ou à quelques amis de collège, lancés dans le grand monde, il finissait par trouver un protecteur. Si l’ouvrage avait quelque mérite, l’auteur en faisait une lecture chez un connaisseur en titre. Si cette lecture obtenait du succès, tous les seigneurs, tous les riches financiers briguaient l’avantage de faire connaître le nouvel ouvrage à leurs sociétés. D’après la réputation de la pièce dans ces diverses réunions, l’un des premiers acteurs de la Comédie-Française, qui avait entendu l’ouvrage, le faisait à son tour recevoir par ses camarades. L’ouvrage une fois reçu au théâtre, on en parlait dans tous les salons ; les lectures se renouvelaient ; on en retenait les morceaux les plus éloquents, les vers les plus remarquables ; il devenait le sujet de toutes les conversations dans les soupers, et l’auteur, promené, recherché dans Paris, subissait d’avance son immortalité. On le choyait, on le prônait comme un astre nouveau. (Prôner, choyer comme un astre ! notez ceci en passant, MM. de l’Académie.) Le triomphe pouvait durer, dans les salons, quelques années ; mais à la fin la représentation, venant confirmer ou contrarier le jugement des amateurs, fixait pour jamais le sort de l’auteur.

« S’il ne réussissait pas, le jeune auteur, qui avait été trop répandu pour ne s’être pas fait quelques amis, trouvait, comme dédommagement à son infortune, une place dans l’administration ou dans les finances ; et, s’il était sage, il abandonnait pour jamais une carrière qui ne pouvait le conduire à la fortune.

« S’il réussissait, au contraire, l’auteur, dès ce moment homme à la mode, prenait un rang dans la société ; un seul genre de place pouvait lui convenir : il devenait le commensal plutôt que le secrétaire d’un grand seigneur. Sa vie toujours occupée, plus encore par les devoirs du monde que par le travail des lettres, s’écoulait rapidement au milieu des plaisirs dont tous les riches et les puissants faisaient les frais. Des petits vers, quelques couplets, quelques brochures légères, deux tragédies, quelques comédies en un, deux ou trois actes, le conduisaient doucement à l’Académie, où la considération et les pensions l’attendaient. »

Il y a dans ce dernier trait quelque chose d’équivoque et de presque épigrammatique à quoi l’on pourrait se méprendre ; mais M. Duval n’y a pas mis de malice, et il suffirait, pour justifier pleinement son intention, de rappeler un autre passage, où, parlant de cette fumée légère qu’on appelle renommée, il la trouve en effet désirable, dès qu’elle peut conduire vers la seule récompense que doit envier l’homme de lettres, l’Académie.

Lorsque la Révolution fut venue déranger quelque peu ces petites existences littéraires, au lieu des lectures dans les salons, on eut les Déjeuners dominicaux : c’est là que, durant quinze années au moins, les convives littérateurs se faisaient leurs confidences réciproques entre la poire et le fromage ; c’est là qu’on racontait à ses amis le sujet, le pian de son ouvrage, avant d’en avoir écrit une seule ligne ; à peine les premiers actes étaient-ils jetés sur le papier que l’on en faisait une lecture. L’on n’avait d’ailleurs à craindre aucun abus de confiance, aucun larcin : le plagiat n’était pas inventé alors.

La Notice de M. Duval est suivie d’une Relation de voyage dans les Pays-Bas et dans une petite partie de l’Allemagne. Il a pour but d’y montrer que le théâtre allemand se compose en grande partie de traductions françaises, et que le peu de compositions originales qu’on y représente sont médiocres ou absurdes. Il croit par là embarrasser beaucoup ses adversaires ; mais il oublie trop que nous-mêmes n’avons jamais préconisé les théâtres étrangers actuels, et que, si nous avons proposé Shakspeare Gœthe et Schiller, non pas à l’imitation, mais à l’admiration, à la méditation de nos poètes, nous avons les premiers signalé, à l’occasion du théâtre anglais, cette manie d’importations exotiques, de vaudevilles lourdement travestis, dont l’académicien voyageur semble tirer un sujet de triomphe. Chemin faisant, M. Duval n’épargne pas les souvenirs et les hommages aux hôtes qui lui firent un accueil aimable. Nous ne le blâmerons point de cette causerie, toute indifférente qu’elle doive paraître au public : on peut en conclure du moins que ce bas monde est encore tolérable aux gens de quelque talent et de quelque réputation, quoique par malheur le temps des Déjeuners dominicaux soit passé. La conversation sur les unités, que soutint l’auteur avec une dame fort distinguée par son esprit et fort attachée aux opinions nouvelles, prouvera de plus qu’on peut combattre avec courtoisie et railler sans injure. Nous devons à M. Duval la justice d’avouer que sa polémique ne franchit jamais les bornes d’une contradiction décente ; son ton est empreint de douleur plutôt que de colère ; s’il récuse et condamne les doctrines, il absout les personnes, et l’on voudrait seulement qu’il reconnût un peu plus la force efficace et paisible de la vérité dans une vogue que son indulgence attribue à je ne sais quel prestige du talent13. Il serait bien long et bien fastidieux de rétablir ici dans leurs termes nos propres idées si souvent exposées et pourtant si mal comprises ; il est à la fois plus simple et plus utile d’attaquer à notre tour la question traitée pat M. Duval, et après avoir constaté l’état actuel de l’art dramatique en France, d’en prévoir l’avenir, d’en conjecturer la chute ou le triomphe, enfin d’indiquer les remèdes et les ressources. La réfutation, pour être indirecte, ne perdra rien de sa force.

Et d’abord nous partirons d’un fait incontestable et qui, jugé diversement, interprété en bonne ou en mauvaise part, saute du moins à tous les yeux. La pleine décadence du Théâtre-Français, le décri absolu où est tombé surtout l’ancien genre tragique, l’ennui profond que causent à la scène, non pas seulement tant de plates amplifications de notre temps, non pas même ces tragédies de Voltaire décorées du nom de chefs-d’œuvre, mais jusqu’aux pièces si belles et si accomplies de Racine, tout cela peut se déplorer avec plus ou moins d’affliction et d’amertume, mais à coup sûr ne saurait plus se nier. Je ne recherche pas pour le moment à qui est la faute, aux auteurs, aux acteurs ou au public ; peut-être même n’y a-t-il de faute d’aucun côté ; peut-être les uns ne sont-ils coupables que d’avoir vieilli, et les autres que d’être jeunes. Quoi qu’il en soit, si l’on pouvait encore, il y a quelques années, se méprendre aux symptômes généraux d’ennui et de refroidissement, si l’on pouvait n’y voir qu’une fièvre passagère d’anglomanie ou de germanisme, et crier de bonne foi à la cabale, il n’est plus permis aujourd’hui de mettre en doute l’antipathie prononcée, ou du moins la profonde indifférence du public pour notre grand genre dramatique. Les recettes parleraient plus haut que les raisonnements. Tel auteur tragique qui, vers 1821, se faisait quatre ou cinq mille francs de revenu par ses pièces, a vu cette source diminuer successivement et tarir ; il en est réduit maintenant, pour s’acheter une ombre de succès, à débourser en billets donnés aux premières représentations des avances dont le public ne lui tient pas compte. Car, disons-le en passant, l’abus de la claque, le scandale des billets donnés, contre lequel M. Duval n’a pas assez d’éloquence ni de larmes, n’est qu’un expédient misérable de la vieille école aux abois ; dans sa détresse croissante, elle recrute à prix d’argent l’arrière-ban de sa milice. Mais on ne s’y trompe guère, et les demi-succès valent les chutes.

Que de réputations commencées l’on a vues ainsi, depuis dix ans, tour à tour passer et doucement s’éteindre ! Le public en marchant a laissé derrière lui ce qu’il avait soutenu d’abord. L’auteur ne fait pas plus mal qu’à son début, mais on lui demande davantage. Les Vêpres siciliennes, si on les donnait cette année pour la première fois, réussiraient peut-être tout juste autant que la Princesse Auréli.14. Il demeure donc bien prouvé qu’à tort ou à raison la vieille cause dramatique est singulièrement compromise, et que l’espoir de la réparer va décroissant de jour en jour. Aussi certains classiques spirituels se sont-ils décidés, en voltigeurs habiles, à se renfermer dans ce fait pour y batailler : ils s’appuient de la décadence actuelle pour nier toute rénovation possible, et n’osant plus compter sur la victoire, ils veulent qu’il n’y ait pas de vainqueurs. Selon eux, une société vieillie comme la nôtre, et tout entière adonnée aux discussions politiques, peut et doit se passer d’un grand et sérieux théâtre ; les bluettes du Gymnase suffisent chaque soir à dissiper la migraine de nos hommes d’État ; et quant au peuple, moins friand et plus avide en fait d’émotions, n’a-t-il pas les Deux Forçats et le Joueur ? Ces raisons spirituellement superficielles pourraient trouver grâce auprès de quelques jeunes esprits dominés par leurs penchants philosophiques ou politiques, et trop disposés à faire bon marché de leurs opinions littéraires : nous y répondrons avec quelque détail.

Si la rénovation du théâtre dans le sens des idées dites romantiques est impraticable en France, il faut s’en prendre à l’une ou à plusieurs de ces quatre causes : 1° notre constitution sociale, 2° le goût du public, 3° le manque d’auteurs, 4° le régime des théâtres.

Mais, 1° notre constitution sociale, c’est-à-dire la liberté de la presse et les deux Chambres, bien loin d’être un obstacle, une distraction contraire aux grands spectacles dramatiques, doit en être considérée comme une condition essentielle, une inspiration puissante. Si nous n’avions pas les deux Chambres, et si nous en étions encore à la monarchie de Louis XIV ou de Louis XV, qu’aurions-nous à réclamer de mieux, je le demande, que les admirables analyses sentimentales de Racine ou les drames philosophiques de Voltaire ? Même après la Révolution, durant les dix années de l’empire, l’absence seule de liberté n’a-t-elle pas suffi à faire vivre l’ancienne tragédie monarchique, si étrange, si disparate, Corneille excepté, auprès d’Austerlitz et d’Iéna ? Quelques années de liberté avant l’empire n’avaient-elles pas suffi à enfanter Pint.15 ? La constitution et le théâtre se tiennent. C’est précisément parce qu’on n’écrit plus de pièces pour madame de Pompadour ou pour les jeunes filles de Saint-Cyr, mais pour des hommes d’État, des philosophes, des jeunes gens et un nombreux public, que nous réclamons la réforme et qu’elle ne peut manquer de s’accomplir. La constitution y pousse, au lieu d’y résister. Jusqu’ici, il est vrai, la politique, qui a tout envahi, a écrasé l’art, et ne lui a pas fait dans l’ordre nouveau une place large, commode, splendide, telle qu’il la mérite et telle qu’il l’aura. Mais c’est que l’ordre nouveau lui-même était en question jusqu’ici, et que toutes les forces sociales affluaient à la lutte d’où l’avenir dépendait. Aujourd’hui que la victoire semble décidée et que bientôt la sécurité va naître, la politique et l’art se sépareront sans s’isoler ; l’art, retiré du tourbillon, jeune encore et déjà mûr d’expérience, tracera dans la solitude son œuvre pacifique, qu’il animera de toutes les couleurs de la vie, de toutes les passions de l’humanité. Cette œuvre du loisir et du recueillement, où viendront sans doute contraster et se confondre en mille effets charmants ou sublimes la vérité et l’idéal, la raison et la fantaisie, l’observation des hommes et le rêve du poète, arrivée dans le monde réel, exposée aux regards de tous, enchantera les âmes et ravira les suffrages ; les esprits les plus graves, philosophes, érudits, historiens, se délasseront à la contempler, car l’impression d’une belle œuvre n’est jamais une fatigue ; les politiques surtout, en n’y cherchant que du plaisir, y puiseront plus d’une émotion intime, plus d’une révélation lumineuse, qui, transportée ailleurs et transformée à leur insu, ne restera stérile ni pour l’intelligence de l’histoire, ni pour les mouvements de l’éloquence ; la tribune et la scène, en un mot, rivales et non pas ennemies, pourront retentir ensemble et quelquefois se répondre.

2° Le goût du public pressent et prépare merveilleusement cet avenir dramatique qu’on se plaît à rêver. Quoique ce goût ait encore beaucoup de progrès à faire, qu’à la fois timide et superbe, il s’accommode et s’effarouche de peu, et que jusqu’à ce jour il se prononce par ses répugnances bien plutôt que par ses prédilections, il faut convenir pourtant que son jugement n’est pas douteux, et qu’il encourage tous les essais nouveaux aussi constamment qu’il repousse les restes épuisés d’autrefois. Il suffirait d’invoquer le succès de tant de livres où s’est réfugié le drame, banni de la scène, et dans lesquels le public accueille avec faveur et reconnaissance une image anticipée de ce qu’il espère. La vogue de M. Scribe, loin de nous scandaliser comme M. Duval, est à nos yeux une preuve nouvelle de ce bon sens et de ce bon goût sur lequel nous comptons. On a osé comprendre que dans le genre secondaire de la comédie-vaudeville, il y avait de nos jours plus de vérité piquante et de nouveauté qu’en de froides et ennuyeuses comédies de caractères ou qu’en des compositions trivialement sentimentales et romanesques ; on a osé le dire d’abord à l’oreille, puis haut, et en conséquence on n’a pas cru déroger en laissant la rue de Richelieu pour le boulevard. Ce n’est pas au reste que M. Scribe, malgré son esprit et son talent, fasse une complète illusion et qu’il semble un Shakspeare moderne : on sait à quoi s’en tenir sur cette verve fine et pétillante ; mais en espérant mieux, l’on en profite et l’on s’amuse. C’est la petite pièce avant la grande. La grande viendra, nul doute ; quand viendra-t-elle ? on l’ignore. Mais le public est patient, parce qu’il est jeune ; il semble dire à M. le directeur des beaux-arts : « Monseigneur, j’attendrai. » Seulement l’abbé de Bernis, en attendant, allait, dit-on, au cabaret, et le public du xixe  siècle va au Gymnase.

3° Quant aux auteurs à venir, aux pontifes du temple, où les trouver ? La belle objection, vraiment ! Sur ce point, c’est au temps seul et non pas à nous de répondre. Mais quoique la critique en pareil cas ne soit nullement tenue de susciter le génie d’un trait de plume et de l’exhiber à l’heure précise, quoique ce soit là l’affaire du génie lui-même, et de Dieu qui l’a fait naître, on ne serait pas embarrassé, si on l’osait, de compter d’avance et de nommer par leur nom un bon nombre des soutiens et des ornements de cet art nouveau ; tant l’œuvre a déjà mûri dans l’ombre, et tant les choses sont préparées. Ainsi, soit dans la constitution politique du pays, soit dans le goût du public, soit dans les talents des artistes, rien ne répugne à la rénovation du théâtre, et tout au contraire y conspire.

Elle s’accomplira donc, dût le régime administratif, par son monopole et ses censures, y résister quelque temps encore. Nous examinerons dans un prochain article16 l’influence de ce dernier fait, et si, même en l’acceptant comme nécessaire, il n’y aurait pas moyen d’en corriger les mauvais résultats.