(1875) Premiers lundis. Tome III « De la loi sur la presse »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « De la loi sur la presse »

De la loi sur la presse56

La délibération sur la loi de la presse au Sénat, commencée le lundi 4 mai 1868, dura quatre jours, et se termina le jeudi 7. Les trois premières journées se passèrent régulièrement, chacun des orateurs inscrits montant à son tour à la tribune et venant y développer ses arguments pour ou contre la loi. Mais, le quatrième jour, le jeudi, M. Le Roy de Saint-Arnaud, qui avait la parole à l’ouverture de la séance, ayant, dans un discours plus vif et plus incisif qu’aucun des précédents, provoqué une réponse directe et presque personnelle de M. le ministre d’État, celui-ci monta immédiatement après lui à la tribune et prononça une de ces improvisations animées et puissantes qui émeuvent et enlèvent les assemblées. C’est à ce moment, et aussitôt après qu’il eut quitté la tribune, que la clôture fut demandée par nombre de sénateurs : combattue par M. le baron Charles Dupin, elle ne fut point mise aux voix. M. le président ayant alors accordé la parole aux orateurs inscrits dont le tour était venu, trois de ces orateurs, M. Rouland, M. le vice-amiral Bouël-Willaumez, M. Larabit, y renoncèrent successivement, le venais après eux sur la liste. — C’est à partir de ce moment que je reproduis le compte rendu de la séance du Sénat, tel qu’il a paru au Moniteur. Je ne ferai aucune réflexion sur les incidents qui se sont produits : le Moniteur parlera pour moi.

M. le Président. Il y a encore des orateurs inscrits qui désirent être entendus. M. le vice-amiral Bouel-Willaumez avait demandé la parole ; ce serait à lui à la prendre, d’après la liste des inscriptions.

M. le vice-amiral Bouel-Willaumez. Pour les mêmes motifs que M. Rouland, je renonce à la parole, d’autant plus que je voulais parler dans le même sens que l’éloquent ministre d’État.

M. le Président. La parole est à M. Larabit.

M. Larabit. J’y renonce également.

Plusieurs sénateurs . Alors, votons.

M. le Président. M. Sainte-Beuve a la parole.

M. Sainte-Beuve, de sa place. Je sens que c’est faire un grand acte d’humilité que de venir parler immédiatement après le discours éloquent qui vibre encore ; mais je m’y résigne.

Un grand nombre de sénateurs. Parlez ! Parlez ! — À la tribune !

M. Sainte-Beuve, à la tribune. Messieurs les sénateurs, j’ai, avant tout, à m’excuser d’une irrégularité apparente et qui pourra tout d’abord sauter aux yeux. Je dois voter l’acceptation de la loi, et c’est ainsi que je me trouve en dernier lieu au nombre des inscrits pour  ; mais la vérité est que j’avais d’abord demandé la parole pour parler sur la loi : car mes réserves à son sujet sont telles, que je semblerai le plus souvent parler contre. En un mot, j’approuve la loi dans son principe, et je la contredis dans presque tous ses détails. Le règlement du Sénat, qui diffère en cela des usages de l’ancienne Chambre des pairs, n’admet point ce genre d’inscription sur la loi ; il serait peut-être bon de l’y introduire. Ces explications données comme excuse, et pour qu’on n’essaye pas de me mettre en contradiction avec moi-même, j’entre en matière.

Messieurs, si l’on pouvait faire abstraction des remarquables discours en sens divers qui ont rempli les dernières séances, et si l’on s’en tenait uniquement à l’impression produite par le sage et prudent rapport qui a précédé, on voterait la loi présente sans trop d’observations, comme un progrès relatif, très-modéré, et l’on oublierait trop aisément les circonstances dans lesquelles cette loi a surgi, les incidents qui en ont accompagné la présentation, la discussion première, ce qu’elle promettait, ce qu’elle est devenue.

Sans rentrer dans une discussion rétrospective où tout a été dit (au Corps législatif, puis au Sénat), et dit de part et d’autre on sait avec quelle force et quel talent, j’ai cependant besoin absolument de revenir unpeu en arrière pour introduire les observations que je crois utiles et les exprimer à l’état du moins de regrets dans le présent et de vœux pour l’avenir. L’opinion qu’on s’est formée de cette loi et qu’il n’est pas aisé de résumer ne saurait se séparer de son historique, car la loi a été en quelque sorte successive ; elle n’a pas été faite d’un seul jet.

Et d’abord, il est parfaitement certain que la promesse qui s’est déclarée dans la lettre du 19 janvier était inespérée à cette date et inattendue. L’honneur de l’inspiration, on l’a dit justement, doit donc se rapporter en entier à son auteur. La question est de savoir si, cette promesse une fois faite, cette intention hautement manifestée au nom de l’initiative souveraine, on a pris les meilleurs moyens de la réaliser. Que si l’on en vient aux questions, on pourrait même se demander si, en se décidant à passer d’un système à l’autre, le meilleur moment et le plus propice a été choisi. Les moments sont pour beaucoup dans la vie des peuples et dans le succès des entreprises. Il y a eu dans les années précédentes, aux époques antérieures de l’Empire, des instants où le changement de système semblait désiré, attendu, espéré de la France presque entière avec une vivacité qu’il est à regretter peut-être qu’on n’ait point satisfaite à temps, du moment que cette satisfaction plus ou moins complète devait venir. Il en est de certains projets comme de la sortie des navires, alors que la navigation se faisait à la voile : il n’est pas indifférent que le ciel soit plus ou moins clément, que les flots soient plus ou moins apaisés, qu’on ait ou qu’on n’ait pas le vent en poupe. Mais enfin, le signal ayant été donné, même quand le moment n’était pas choisi, et que certaines conjonctures pouvaient sembler contrariantes, il y avait sans doute pour tous ceux qui étaient appelés à concourir à l’œuvre et à la rendre exécutoire, il y avait à entrer dans la nouvelle situation soudainement créée, à s’y faire de bon cœur dès qu’on l’acceptait, à y répondre d’une manière plus prompte, moins indécise et avec une largeur de concession qui eût paru de meilleure grâce. Il ne fallait pas qu’on pût dire comme à d’autres époques historiques vouées à l’indécision et à la faiblesse, et qui certes n’ont nul rapport avec les circonstances actuelles ni avec le Gouvernement présent, il ne fallait pas qu’on pût appliquer un mot du sage Malouet, du temps de M. Necker : « On n’a su ni donner ni retenir. » Le fait est que, sans accuser personne, et à n’en juger que par les apparences et les résultats, jamais une pensée généreuse et spontanée, émanée du souverain, n’a paru servie plus à contre-cœur, — et chacun n’y allant qu’à son corps défendant ; — jamais liberté proclamée proprio motu n’a paru ensuite plus contrôlée, chicanée, retardée, ballottée à n’en plus finir. Car que d’atermoiements, si l’on s’en souvient ; et, une fois la discussion commencée, que d’amendements, que de correctifs, que de repentirs, comme disent les peintres ! Que d’allées et venues et d’interminables renvois d’un Corps à l’autre ; que de vicissitudes jusqu’à la dernière heure ! Ah ! S’il en était des lois comme des ouvrages d’esprit au temps de Boileau, celle-ci devrait être bien parfaite, car ce n’est pas vingt fois, c’est trente fois, c’est cent que les faiseurs ont remis sur le métier leur ouvrage ; et pourtant la loi n’est pas devenue pour cela meilleure quant au fond ; et, en ce qui est de la forme, le bienveillant rapport que vous avez entendu n’a pu lui-même dissimuler qu’elle laisse à désirer pour la bonne rédaction.

C’est trop évident, et je n’insiste pas. Il n’est pas moins vrai qu’il est profondément à regretter que, pour un acte public destiné à instituer comme un second temps, une seconde époque dans l’Empire, à donner un autre cours, une impulsion vigoureuse à l’opinion publique, et à manifester un renouvellement d’intentions dans le sens libéral, on ait dès l’abord, dans les sphères officielles, attaché par avance à la loi qui était présentée le commentaire extérieur le plus gratuitement illibéral : je veux parler du procès pour les comptes rendus.

Quoique ce puisse sembler déjà de l’histoire ancienne, je demande à exprimer ma pensée à ce sujet ; car il est possible que, plus tard, la question revienne de droit au Sénat même, sous forme de sénatus-consulte.

Je dis que l’esprit de cette loi sur la presse a paru bien long et bien lent à se faire comprendre, jusque dans les sphères appartenant ou attenant au Gouvernement même. Quoi ! Quand on était à la veille et en voie de passer d’un système à l’autre ; quand, depuis l’annonce qui en avait été faite et le signal donné d’en haut, le ministre de l’intérieur d’alors, M. de la Valette, s’était abstenu de continuer l’application de l’ancien système ; que l’avertissement avait été généralement suspendu, quoi ! Le parquet subitement s’avise d’intenter cette action en masse contre les journalistes sous prétexte de compte rendu ! Je ne saurais dire l’impression que j’ai ressentie comme ami du Gouvernement, ce que j’ai pensé et souffert d’une pareille maladresse. À l’heure qu’il est, je ne me l’explique pas encore. Le Prince avait parlé ; le ministère, le conseil d’État étaient occupés à développer et à organiser sa pensée, à lui donner corps dans une loi. Et voilà que, sous prétexte d’indépendance et de scrupule de conscience, une portion de la magistrature agissant tout à fait isolément, et absolument comme si elle eût vécu dans une île déserte en dehors de notre atmosphère morale, ne tenant aucun compte du moment, du courant de l’opinion, de la crise politique, à l’une de ces heures toujours périlleuses où le vent est en train de tourner ; voilà que, saisie d’une superstition judaïque, elle se met à distinguer entre tel ou tel article rétrospectif chez tous les journaux indistinctement ; et, après examen, toute réflexion faite, elle en traduit la plupart en police correctionnelle ! J’ai été journaliste, messieurs, et j’ai vécu avec les journalistes. Je puis dire que, pour quelques-uns de ces hommes graves, sérieux, qui ont toujours surveillé leur rédaction dans son opposition même, qui ont mesuré leurs termes, qui se sont fait respecter sous les divers régimes, ce n’est pas une chose indifférente d’être traduit en police correctionnelle. C’est déjà un premier affront. Pour quiconque connaît le cœur humain (et le parquet, ce jour-là, n’a point paru le connaître), ces hommes ne sortent pas du tribunal tout à fait tels qu’ils y sont entrés. Ils ne vous savent pas gré de la légère flétrissure que vous leur avez infligée ou voulu infliger. Je ne vais pas plus loin, et je me borne à remarquer qu’à la veille de la mise en pratique d’une loi relativement libérale, c’est là une étrange manière de se concilier les esprits. J’appelle cela un contre-sens à la loi.

Et qui en a été le plus puni, messieurs ? Qu’est-il arrivé de cette interdiction imposée à nombre de journaux et des plus répandus, des plus recommandables ? Je ne parle pas des spirituelles épigrammes qu’elle a values à qui de droit et qui ne laissent pas cependant de porter, quand elles sont justes et bien méritées. Elles portent surtout à l’étranger, et au-delà du Rhin, au-delà de la Manche. À ces spectateurs qui ne sont pas obligés d’être bienveillants pour la France, elles donnent une singulière idée de l’état moral de notre pays, de ce qui y est permis et de ce qui y est défendu. Mais il ne s’agit point de cela : c’est surtout le silence obstinément gardé par les journaux intimidés ou mécontents, et qui y mettent, j’en conviens, une certaine malice, c’est leur silence sur ce qui se passe dans les Chambres et sur ce qui méritait le plus d’être signalé à l’attention publique, c’est cela qui est le mal. Je n’en veux pour preuve, messieurs, que ce qui est arrivé pour le Sénat lui-même. Il y a eu depuis cette interdiction et au lendemain, dans votre Assemblée, plusieurs séances des plus intéressantes et même mémorables : je rappellerai seulement la discussion sur la loi militaire, si nourrie, si éloquente. Il y a été prononcé, en sens contraire, des discours pleins d’une haute raison ou d’un ardent patriotisme. Un honorable amiral, notamment, a obtenu dans cette Assemblée un succès tel, je le crois, qu’il n’y en a jamais eu de semblable dans une haute Assemblée, siégeant au Luxembourg, depuis l’ancienne Chambre des pairs. Eh bien, cet éloquent discours a-t-il retenti dans le public, de même qu’il avait ébranlé les voûtes de la salle du Sénat ? A-t-il eu un écho au dehors en rapport avec l’éclat du dedans ? Je puis dire que cette dernière publicité, cette consécration du succès lui a manqué. À qui la faute ? — Et ces autres séances remplies d’un intérêt plus calme, mais non moins sérieux, cette discussion si serrée, si savante, si positive, sur les acquits-à-caution où les voix les plus compétentes se sont fait entendre, a-t-elle été appréciée et signalée à l’attention par la presse comme elle aurait dû l’être ? Elle est restée comme étouffée dans les parois de cette Chambre, ou renfermée encore, enterrée dans les longs suppléments du Moniteur, sans que les premiers Paris des journaux, sans que quelques-uns de ces entrefilets incisifs qu’on parcourt d’un clin d’œil et qui indiquent les points intéressants, y aient frayé la route à de nombreux lecteurs. À qui la faute encore une fois ? Les journaux auraient pu en parler sans péril, direz-vous ? Peut-être, en effet. Ils se vengent. Que voulez-vous ! C’est de bonne guerre. Ah ! Laissez-moi vous le dire, vous tous gens de talent, vous avez intérêt à la publicité, à la plus grande publicité. Plus il y en aura, plus vous y trouverez votre compte. Pour le vrai mérite chez un homme public, la publicité à la longue est toujours impartiale et équitable.

Et, pour épuiser cette question qui, bien que subsidiaire et incidente, se rattache si directement à une loi de la presse, j’ai lu depuis, messieurs, les considérants du jugement rendu par la Cour impériale dans le procès de neuf journaux poursuivis et condamnés déjà en police correctionnelle. Si j’ai bien compris ces motifs de l’arrêt qui n’a infirmé que deux des premiers jugements, il s’ensuivrait que, pour être à l’abri de la contravention, il n’y a pas de moyen plus sûr, quand on veut discuter les actes du Corps législatif ou du Sénat, que de faire des articles incomplets, insuffisants. Quant à moi, si j’avais un article à écrire à propos d’une séance pareille, il me semble que les lois les plus simples et les plus naturelles de la rhétorique me diraient de commencer par mettre le lecteur au fait, de lui expliquer brièvement l’état de la question et le rôle des orateurs, de le faire par ordre et avec suite pour en venir après à discuter à fond l’objet du débat et à apprécier, à juger les différentes opinions en présence. Mais prenons garde : si mon article est trop bien composé et conçu, s’il met le lecteur au fait, s’il le dispense de recourir aux comptes rendus officiels, si, en un mot, cet article net et lucide se suffit à lui-même comme il est de règle en bonne littérature politique, en bonne rhétorique du genre, je suis en faute, en contravention, et me voilà condamné ipso facto. Car tous ces considérants subtils qui ont partagé et mis à la torture l’esprit des juges eux-mêmes pourraient se résumer dans cet avis bien simple : « Messieurs les écrivains, vous ne ferez pas trop bien votre premier Paris, de peur qu’on ne lise que cela. » Je le dis comme je le sens, messieurs, c’est petit, c’est mesquin, et j’ajouterai : c’est inutile. Tout cela n’aboutit qu’à gêner le talent : la satire trouvera toujours moyen de passer à travers les mailles du réseau.

Quel que soit le parti qu’on prenne à l’avenir pour ces comptes rendus, et la question dût-elle être de nouveau soumise au Sénat, il n’est pas moins vrai que ce qui s’est passé précédemment a été le commentaire extérieur le plus intempestif, le plus maladroit, le plus maussade, à la loi sur la presse qui était proposée et qui allait se discuter dans le même temps. Elle a donné tout leur courage aux opposants, en indiquant ou faisant supposer au sein du Gouvernement même une disposition restrictive auxiliaire de la leur.

L’article premier du projet de loi était le plus important57. Il le semblait tellement, qu’on pouvait se dire que toute la loi y était renfermée. On sait les craintes, les obstacles qu’on s’exagérait peut-être, les péripéties du débat, l’éclat de l’éloquence qui y fut déployée, la joie qui suivit le succès : il y eut un moment où l’on crut réellement (et dans cette supposition je me place en dehors du Sénat, et je me tiens avec le simple public), — où l’on crut tout de bon qu’on entrait à pleines voiles dans un second bassin politique, dans la seconde période toute libérale de l’Empire. Ce pays est si prompt, si mobile, si tourné à espérer, qu’il se créa pendant quelques jours comme un courant rapide de vues, de projets, d’entreprises pacifiques et politiques. L’éloquence de M. le ministre d’État, en triomphant, avait servi une bonne cause. Pourquoi faut-il que la loi, si bien engagée au point de départ et à son premier pas, n’ait point continué de marcher dans cette voie largement ouverte ? La presse n’est point si ingrate qu’on se le figure : les générations nouvelles nées et grandies depuis ces vingt dernières années sont amies du suffrage universel et ne sont point ennemies du Gouvernement qui en est issu. Vous voyez que j’entre tout à fait dans l’ordre de considérations de M. le ministre d’État. Pourquoi faut-il, encore une fois, qu’on ait reculé presque aussitôt après avoir avancé ? Mais les restrictions, les précautions sont tout de suite venues : après cette facilité de naître pour le journal, on semble n’avoir plus été occupé que de lui opposer la difficulté de vivre. On avait commencé par ouvrir la fenêtre, par l’ouvrir toute grande ; mais, aussitôt après, on s’est mis à y poser des barreaux et des grilles, et si serrées, si étroites, qu’à peine si on peut respirer l’air à travers.

Certes, la loi a été bien défendue, à plus d’une reprise, par MM. les ministres. Elle l’a été toujours avec talent, et, dès le principe, avec éloquence ; mais, le dirai-je ? Il a manqué un je ne sais quoi à la défense ; on n’y a point senti cette inquiétude, cette vigilance de tous les instants, cet ardent amour qui décèle les vrais pères. On s’apercevait trop bien que cette loi n’était qu’une fille adoptive, qui n’était point secourue par ses vrais auteurs. Que vous dirai-je ? Ses meilleurs avocats n’avaient pas pour elle des entrailles de mère. De là, après cette éclatante conquête du premier article, tout le terrain qu’on a successivement reperdu en détail. Le vigoureux coup de collier d’éloquence qui avait enlevé la première ligne ne s’est pas renouvelé, — Il vient seulement de se renouveler ici, tout à l’heure.

À cet extrême moment de la discussion, n’étant point d’ailleurs moi-même un jurisconsulte, ne me croyant point une autorité suffisante sur des matières que j’aborde pour la première fois législativement, je me bornerai en quelque sorte au côté moral de la loi, et j’y signalerai la plus grave lacune à mon sens : je veux parler de la juridiction.

M. le président Bonjean m’a déjà prévenu sur cet article et a plaidé devant vous le bon droit à grand renfort d’arguments que lui ont fournis sa science approfondie et son expérience ; M. Boinvilliers l’a fait aussi avec bien de la fermeté ; mais je dois dire que je n’avais pas besoin d’être excité par leur exemple. Jeune homme sous la Restauration, formé à l’éducation politique par l’étude des hommes éminents qui luttèrent depuis 1816 pour l’établissement d’un équitable régime constitutionnel, je ne puis croire que la vraie juridiction pour la presse doive se chercher autre part que dans le jury. Tout a été dit sur ce sujet par les Royer-Collard, les Camille Jordan, les de Serre, — j’entends parler de M. de Serre en son bon temps, avant son repentir et ses défaillances, avant son fameux Jamais !

Et permettez-moi de le dire, je suis toujours étonné que les hommes de mon âge ne paraissent point se souvenir mieux de ce qui s’est passé sous la Restauration et des sentiments, selon moi, fort justes, qui nous animaient alors. Il y eut un moment presque unique où la Restauration fut dans le vrai, où elle adopta la seule voie qui aurait pu la sauver et qu’elle abandonna trop tôt. Ce moment (1818-1819) fut celui d’une bonne loi sur la presse ; mais on ne tarda pas à la rétracter à l’heure de la réaction, en 1822, et toutes ces précautions, cette guerre à la pensée, ces poursuites des écrivains ne sauvèrent rien. Les hommes de ma génération qui sont au pouvoir, et qui furent des libéraux de ce temps-là, ont trop oublié, selon moi, les impressions de leur jeunesse. Il n’est pas bon de recourir, comme on le fait trop souvent, à ces armes législatives de ce que j’appelle les mauvais temps de la Restauration et qui lui ont si peu réussi. Je sais très-bien moi-même tout ce qui s’est passé depuis ; je sais surtout que les événements de 1848 ont été pour beaucoup d’esprits un coup de tonnerre qui les a fait se retourner et rebrousser chemin. Je ne suis point de ceux-là ; et, tout en reconnaissant qu’il est bon de ralentir la marche quand il le faut, de la suspendre même, quand les circonstances le commandent, je pense aussi qu’il ne faut jamais changer de but ni se diriger autre part que là où est le vrai progrès de la société moderne, là où est l’avenir plus ou moins prochain, l’avenir inévitable auquel il ne faut jamais dire : Jamais.

Que si la juridiction du jury me paraît nécessaire dans une bonne loi de presse, il me paraîtrait surtout indispensable, dans certains cas où la loi, dans sa rédaction douteuse, laisse place à trop de latitude pour l’accusation, où elle permet trop de confondre ce qui est outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs et ce qui n’est qu’une attaque théorique à des croyances religieuses qu’on est libre de ne point partager et même de combattre. Le jury seul, dans ces sortes de cas, comme d’ailleurs en beaucoup d’autres, me paraît offrir toutes les garanties, y compris celle de l’indifférence.

Ah ! Messieurs, toutes les fois que cette question revient, ma pensée est assaillie d’un souvenir ; ce souvenir est bien ancien et n’a rien qui puisse passionner les esprits. Sous la Restauration, le 7 août 1827, sous une juridiction pareille à celle qu’on maintient aujourd’hui, on a vu comparaître devant le tribunal de police correctionnelle un homme vénérable, un homme de bien, un philosophe éminent, M. de Sénancour, auteur d’un Résumé de l’histoire des traditions morales et religieuses ; on l’a vu, pour quelques phrases qui ne semblaient pas assez respectueuses envers les religions positives, accusé avec véhémence par un avocat du roi qui ne croyait que remplir son devoir ; on l’a vu, comme de juste, condamné par le tribunal : car, d’ordinaire et provisoirement, en pareil cas, la police correctionnelle commence par condamner. Ce n’est qu’en appel, six mois après, le 22 janvier 1828, devant la Cour royale, que le noble, l’intègre écrivain, sur la défense éloquente de Me Berville, fut renvoyé de la plainte. — Mais de quoi vous plaignez-vous vous-même, me dira-t-on, puisque cet accusé a été finalement acquitté ? — Oui, messieurs ; mais, moi aussi, j’ai voulu étudier cette question ; j’ai lu les réquisitoires du parquet d’alors, je les ai comparés à d’autres réquisitoires plus récents, et j’en ai souffert pour les honnêtes gens qui s’étaient vus obligés de soutenir, en des termes qui se ressemblent fâcheusement à toutes les époques, de semblables accusations contre un homme de bien. Ah ! déchargeons autant que possible la magistrature, — cette magistrature si respectable, si méritante, si indispensable et si vigilante à chaque heure du jour et de la nuit, si digne de reconnaissance dans le cercle étendu de ses justes attributions, — déchargeons-la le plus possible d’une responsabilité de cette nature, sujette à tant d’écarts et dont les actes, à distance, font un étrange effet en présence de l’histoire et de la postérité. Si le jury n’existait pas, c’est pour des cas de ce genre qu’il faudrait l’inventer.

J’avais dessein d’abord, messieurs, de traiter à fond ce point devant vous, d’établir à ce propos le vrai principe de la tolérance en matière d’opinions, telle que je la conçois et que je la crois digne du xixe  siècle ; mais une occasion prochaine devant s’offrir où, si on daigne me le permettre, je me propose de vous exposer mes idées à ce sujet, je passe rapidement, et j’exprime seulement mon regret de trouver dans la Ici présente l’absence absolue de la seule juridiction de laquelle la presse me paraît devoir relever ; je déplore que, du moment qu’on prétendait rentrer dans la voie libérale, on ait tenu si peu de compte des grandes traditions que nous avaient léguées nos maîtres en politique : la loi, à ce titre, me paraît profondément défectueuse, et, s’il faut parler franc, profondément viciée dans sa constitution même. — Je passe outre.

(Le bruit des conversations particulières couvre la voix de l’orateur ; quelques sénateurs se groupent alors au pied de la tribune pour mieux l’entendre.)

M. le comte de Nieuwerkerke. C’est inconvenant.

M. de Maupas, à l’orateur. Interrompez-vous ; attendez que le bruit ait cessé ; nous désirons vous entendre.

M. Sainte-Beuve. Je vous remercie, monsieur de Maupas, je vais tâcher de continuer.

(M. le Président réclame le silence et agite plusieurs fois sa sonnette. Le silence se rétablit un peu.)

M. Sainte-Beuve, reprenant la lecture de son discours :

Un détail encore m’affecte dans la loi : le rétablissement ou le maintien de l’emprisonnement, qu’on s’était flatté de voir disparaître. J’abonde ici, vous le voyez, dons le sens de M. Boinvilliers. Cette loi, en vérité, a eu bien de la peine à se faire comprendre dans son principe et dans l’esprit qui en avait inspiré le projet. Quoi ! La pensée généreuse du chef de l’État veut supprimer les peines corporelles ; l’empereur l’avait déjà voulu, et avec une intention très-marquée, quand il s’agissait de la prison pour dettes ; il manifeste le vouloir de nouveau en matière de délits de presse ; le Prince qui, sur le trône, se souvient des jours de l’adversité sait ce que lui, homme de cœur et de pensée, a souffert dans une prison :

Non ignara mali, miseris succurrere disco ;

et il veut épargner cette même peine aux hommes de pensée, même à ceux qui se trompent ; et cette délicatesse de sentiment n’est pas comprise ; et à diverses reprises on s’est obstiné à réintroduire dans la loi ces peines corporelles : expulsées d’un côté, elles y rentraient de l’autre. Enfin on a si bien fait en dernier lieu, qu’elles s’y sont maintenues. Eh ! Messieurs, je n’ai jamais, pour mon compte, subi la prison. Mais j’ai, vu et visité des prisonniers pour délits de presse. J’ai visité Béranger à la Force, M. Dubois (de la Loire-Inférieure) à Sainte-Pélagie. J’aurais pu y visiter Proudhon. La prison avec son étroit espace, son manque d’air et d’exercice, même lorsqu’une administration indulgente y apporte des facilités, même quand une maison de santé est accordée comme je l’ai vu autrefois pour l’estimable et respectable abbé de Gazalès, une prison, pour peu qu’elle se prolonge, est pour un homme jeune, actif, puissant (je le prends dans les meilleures conditions), une atteinte aux sources de la santé et de la vie, une atteinte quelquefois au tempérament. On n’en sort pas tel physiquement qu’on y est entré. Cette peine corporelle est une petite torture lente, imperceptible, indigne d’être infligée, chez un peuple civilisé, à des hommes qui n’ont eu qu’une erreur intellectuelle (si tant est qu’ils l’aient eue en effet).

Ne punissez point dans la chair celui qui n’a péché, — non, laissons le mot mystique, — celui qui n’a erré que par l’esprit (si tant est qu’il ait erré). C’est un reste du moyen âge, un dernier anneau des chaînes pesantes dont l’homme était alors chargé.

Et ici je sens le besoin de remercier notre bienveillant rapporteur pour les bonnes paroles qu’il a prononcées : « Supprimer une peine, a-t-il dit, c’eût été faire un pas de plus dans la voie que suit depuis longtemps notre législation » ; et il a exprimé le vœu que cette peine corporelle, réintroduite au dernier moment dans la loi, ne fût appliquée à l’avenir que le plus rarement possible. Ah ! Messieurs, qu’elle ne le soit jamais ! Que la magistrature entende la parole qui emprunte au caractère élevé de M. le président devienne une autorité singulière. Avec les écrivains, on n’aura jamais à se repentir d’avoir pratiqué la justice, surtout sous la forme de l’humanité.

Ce n’est pas à dire, messieurs, que j’eusse conseillé, en rejetant les peines corporelles, d’insister d’autant, en revanche, sur le chiffre des amendes et de l’aggraver. Je suis peu apte aux discussions de chiffres ; je ne suis que l’écho des hommes que j’estime les plus compétents : j’espère encore que la pratique de la loi vaudra mieux que son texte, et que l’application atténuera bien des inconvénients qu’on redoute ; mais il est déjà très-fâcheux que ces appréhensions s’élèvent à la veille de la mise en pratique de la loi.

On pouvait espérer qu’un des premiers effets de cette loi qui inaugure un nouveau régime pour la presse, que l’un de ses bienfaits serait de porter des capitaux dans cette direction pour la création de nouveaux et sérieux organes de grande publicité. Et c’est ce qui serait à souhaiter, messieurs, au point de vue politique. Il s’est formé depuis plus de quinze ans, je l’ai déjà fait remarquer, des générations jeunes, animées d’un esprit qui n’est plus celui des régimes antérieurs. Cet esprit, quel est-il ? Vous l’ignorez ; il s’ignore en partie lui-même, tant que l’occasion ne lui a pas été donnée largement de s’exprimer et de s’affirmer. Or il est temps que cet esprit se fasse jour ; rien n’est si fort à désirer, car, dégagé des préoccupations, des passions, des alarmes ou des rancunes de 1848 et de 1851, il n’est, si j’en puis juger, ni enthousiaste ni hostile ; il aspire à perfectionner sans détruire, et il est le plus solide élément avec lequel et sur lequel le Gouvernement devrait compter pour un avenir régulier de la France. De plus, la création de plusieurs grands organes de publicité, portant avec soi d’amples informations et des discussions approfondies, établirait des courants utiles, assainissants, et qui seraient des plus propres à rejeter ou à remettre à leur place les futilités cancanières ou médisantes dont on se plaint. Eh bien, messieurs, il est à craindre qu’il n’en soit rien, car la nouvelle loi, si hérissée, est des moins engageantes ; on trouvera encore et toujours des plumes pour braver la police correctionnelle et la prison ; mais les gros capitaux disposés à suffire à toute une échelle progressive d’amendes, on ne les trouvera plus. Déjà, me dit-on, ceux qui avaient montré des velléités premières se retirent, et, dans cette branche d’industrie et d’entreprises comme dans tant d’autres, les capitaux intimidés ne se mettront pas en mouvement, faute de confiance. Eh quoi donc ? L’incertitude, la stagnation partout et toujours ! Et puisque j’ai touché aux questions de chiffres, je répéterai ce que les représentants des principaux journaux ont dit devant les commissions qui les ont entendus, ce que M. Boinvilliers a développé devant vous avec l’éloquence inflexible de la logique et des chiffres, ce qui n’est que la vérité la plus exacte : c’est que, si l’on a fait quelque chose pour la diminution du droit du timbre, on a fait trop peu ; le dégrèvement est trop faible : on n’a pas tenu compte des dures conditions qui pèsent sur cette entreprise morale appelée journal et qui devrait surtout porter une idée. Les journaux quotidiens existants, sauf deux ou trois, sont atteints d’anémie. Lecteurs, vous les jugez prospères d’après leur rédaction souvent pleine de vie et de talent : ils ont leur plaie au cœur, le déficit. La fiscalité les tue ou les mine. Au prix où l’ont mis les exigences du public et les nécessités de la concurrence, un journal en ce moment se vend moins cher qu’il ne coûte. Ce n’est qu’à force de combinaisons, étrangères le plus souvent à son but, qu’il réussit à vivre, à surnager. Et l’on s’étonne après cela du trafic des annonces, des réclames ! L’honorable M. Nogent Saint-Laurens, dans son troisième rapport supplémentaire, a bien voulu laisser une porte entr’ouverte et faire entrevoir que plus tard, — peut-être, — il ne serait pas impossible d’obtenir quelque réduction nouvelle pour les droits de timbre et les droits postaux : ce serait un article à insérer dans une loi future de finance. L’espérance est faible et lointaine, le mal est certain.

Dans un tout autre ordre d’idées, un amendement avait été proposé par l’honorable M. Goerg et d’autres députés, amendement ayant pour objet de supprimer l’article 28 du décret du 17 février 1852 et de faire revivre l’article 20 de la loi du 26 mai 1819, qui, dans les cas d’imputation diffamatoire, autorisait la preuve par témoins contre les dépositaires ou agents de l’autorité en ce qui concernait les actes ou les faits de leur administration. « La vie privée des fonctionnaires, disait à ce sujet le garde des sceaux de 1819, n’appartient, comme celle des autres citoyens, qu’à eux-mêmes ; leur vie publique appartient à tous : c’est le droit, c’est souvent le devoir de chacun de leurs concitoyens de leur reprocher publiquement leurs torts ou leurs fautes publiques. L’admission à la preuve est alors indispensable. » Sans quoi, en effet, tout contrôle de la presse à l’égard des fonctionnaires est absolument vain et illusoire. L’amendement qui venait à l’appui de cette doctrine a été repoussé au Corps législatif après avoir été combattu par le rapporteur de la commission, soutenu de MM. les ministres. Mais les arguments allégués ne paraissent point concluants à quelques-uns des hommes les plus versés dans ces matières contentieuses, et de ceux même qui ne sont point partisans, d’ailleurs, de la liberté absolue de la presse. J’ai sous les yeux un mémoire ou une note très-digne de considération, qui m’a été remise à ce sujet et qui, répondant point par point aux arguments allégués, conclut à l’admission et au rétablissement de la preuve contre les fonctionnaires. Mais je crois comprendre que ce n’est pas l’heure de venir demander à la loi des dispositions de cet ordre, plus libérales que celles qu’a admises le vote du Corps législatif.

À chacun son rôle. Littérateur avant tout, laissez-moi, pour abréger et sans plus tarder, en venir à cet article 11 qui s’est introduit comme in extremis dans la loi et qui, dans sa forme absolue, a paru porter particulièrement atteinte au libre exercice de la critique et de la littérature :

« Toute publication dans un écrit périodique relative à un fait de la vie privée constitue une contravention punie d’une amende de 500 fr. La poursuite ne pourra être exercée que sur la plainte de la partie intéressée. »

Tel est l’article qui, s’il est vain et non appliqué, est une tache dans la loi ; qui, s’il est appliqué au pied de la lettre, devient d’une gravité excessive.

Il me semble voir d’ici sourire quelques-uns de ceux qui m’écoutent ou qui me liront ; je les entends dire : « C’est affaire à vous de parler contre cet article ; bien vous eût pris qu’il eût déjà été en vigueur, vous en auriez profité vous-même tout le premier, dans un cas récent, pour un fait de votre vie privée qui, divulgué, exagéré, dénaturé58… » Il n’est pas besoin que j’achève.

À cette objection tacite, mais qui nécessairement s’élève dans beaucoup d’esprits, je répondrai d’un mot et sincèrement (car je me pique d’être aussi sincère, à ma manière, que M. le comte de Ségur d’Aguesseau). — Cache ta vie est le précepte du sage. Ne la cache pas qui veut. Mais ce qu’il faut dire, eu général, c’est que la satire pourtant ne s’adresse jamais — presque jamais — qu’à ceux qui sont en vue ou qui s’y mettent ; et ceux-là, s’ils ont la raison pour eux, le bon droit et un peu de patience, n’ont qu’à attendre, à laisser beaucoup dire, à laisser s’épuiser les sois propos, pour voir finalement les gens sensés et même les rieurs se retourner de leur côté, et pour mettre les malveillants dans leur tort.

Et m’autorisant plus que jamais de mon expérience d’homme de la presse et avec qui la presse sait bien qu’elle peut tout se permettre sans aucun risque, je dirai : « Ô vous tous qui avez du mérite, un mérite social et de nature à être apprécié de vos concitoyens, ne faites pas la guerre à la publicité. Au prix de quelques ennuis, de quelques contrariétés passagères, elle vous apportera des torrents d’air salubre, respirable, favorable au développement des facultés, des avertissements utiles, des surveillances parfois importunes, plus souvent profitables. »

(La voix de l’orateur ne peut dominer le bruit des conversations.)

M. le duc de la Porce. Mais, monsieur le Président, si personne n’écoute l’orateur qui est à la tribune, il faudrait prononcer la clôture.

Voix diverses. Aux voix ! Aux voix ! — Parlez ! Parlez !

M. le vicomte de la Guéronnière. On ne peut pas interrompre un orateur au milieu de son discours.

M. le Président. J’invite l’Assemblée au silence. On voit que plusieurs membres du Sénat désirent entendre l’orateur.

M. Sainte-Beuve. Permettez-moi. Je continue.

Je parlerai donc de l’article il comme j’en ai pensé le jour où il a inopinément surgi et où il a été si subitement accepté :

Cet article (à l’attaquer au fond, et sinon dans l’esprit particulier qui l’a dicté, du moins dans les conséquences qu’il recèle) me paraît une garantie assurée sans doute contre l’indiscrétion des écrits, mais une garantie qui sera tout à l’appui et en faveur du dérèglement des actions.

Aux yeux du moraliste, cet article inscrit dans une loi paraîtra un jour bien digne d’une époque où ceux qui respectent le moins la règle des mœurs, qui sont les plus habitués à manquer aux devoirs de la famille, à préférer constamment la mauvaise compagnie à la bonne, à violer les convenances et à friser le scandale, qui semblent même les plus disposés par moments à s’en faire gloire avec fatuité, sont en même temps les plus jaloux d’être soustraits à la médisance publique et se montrent les plus offensés si la chronique les effleure.

Je dirais volontiers aux partisans de l’article 11 : Vous voulez parer à un scandale ; mais avez-vous songé au scandale contraire ? Prenez garde, l’article, s’il est rigoureusement appliqué, revient à ceci : Quiconque voudra s’afficher le peut désormais impunément.

On ne songe, me direz-vous, qu’à faire la guerre aux petits journaux, à la chronique impertinente qui s’est démesurément développée et qui foisonne. Mais cette chronique, qui donc plus que vous, plus que le régime actuel, a contribué à la favoriser, à la mettre sur le premier plan, à lui dresser son piédestal ? Quand on supprime ou qu’on gêne la discussion sérieuse, on donne le libre essor aux distractions futiles. Et maintenant, passant d’un excès à l’autre, vous voulez tout net y couper court, n’en rien laisser subsister et faire table rase. Y réussirez-vous ? Est-il même à désirer qu’on y réussisse à tout prix et moyennant une prescription aussi radicale ? Est-ce là matière à législation ? Par quantité de règlements qui ne sont pas tous mauvais ni inutiles, et qui sont même, quelques-uns, d’une bonne police, la France, la nouvelle France, s’est vue réduite et rangée à un régime quotidien où ne s’était jamais vue la vieille France, celle de nos grands-pères ; à bien des égards elle a été mise en classe, et il n’est pas impossible qu’elle s’accoutume à y rester. Aujourd’hui, vous voulez plus encore, vous prétendez interdire et supprimer les simples bruits qui vous importunent. Vous inscrivez cela dans la loi : c’était la loi aussi sous l’ancien régime ; mais alors, comme sous l’ancien régime aussi, gare les nouvelles à la main, gare les pasquinades comme à Rome ! De temps immémorial en France, l’humeur gauloise, on le sait, s’en est donné à cœur joie sur les moines, les femmes et les maris : témoins les fabliaux qui couraient déjà du temps de saint Louis, les noëls licencieux et les couplets du temps de Louis XIV, et tous les mémoires secrets sous Louis XV. Quand on a parcouru, comme il est permis aux érudits, ces amas d’ordures, on est plus indulgent pour le temps présent. Pour moi, en général, j’aime encore mieux que tous ces petits boutons irritants sortent que de les faire rentrer.

Quand on aura retiré à une nation spirituelle la permission de rire tout haut et de se moquer publiquement, l’honnêteté y gagnera peut-être, mais la sottise aussi, bien certainement. Apparemment on nous jugeait déjà trop Athéniens comme cela ; l’article de la loi nouvelle y mettra bon ordre.

Tout fait de la vie privée, mentionné dans un écrit périodique, s’il est dénoncé par la personne intéressée, constitue une contravention ! Ah ! Messieurs, on a donc bien peur que l’esprit français soit trop vif, que, tandis que les autres nations se fortifient et s’accroissent dans leurs qualités originales, nous continuions à nous aiguiser dans la nôtre ! Ah ! Messieurs, on a bien peur que nous restions par un peu de vivacité, de malice et de gaieté, les petits-fils de Voltaire, de Rivarol, de Chamfort, et je dirai même de Boileau, ce Boileau que M. de Montausier, aussi rébarbatif à sa manière que les majorités législatives d’aujourd’hui, menaçait tout simplement de jeter à la rivière. Avec la loi actuelle, aux termes de l’article 11, l’abbé Cottin ou Chapelain pourraient faire condamner Boileau pour contravention ; car, enfin, Boileau a parlé de la perruque de Chapelain, et qu’est-ce qui est plus de la vie privée qu’une perruque ?

(Le bruit incessant des conversations continue à rendre très-difficile, même pour les membres placés au pied de la tribune, l’audition des paroles de l’orateur.)

M. le baron de Heeckeren. Messieurs, les choses ne peuvent pas se passer de cette façon-là, on n’entend pas un mot. Il faut qu’on entende M. Sainte-Beuve pour savoir ce qu’il dit. On ne peut le laisser parler pendant une heure et mettre dans le Moniteur un discours que personne n’a entendu.

M. le comte de Nieitwerkerkb. C’est votre faute ; pourquoi n’écoutez-vous pas ?… Vous perdez beaucoup, c’est parfaitement spirituel.

M. le Président. La morale de cette observation, c’est que, pour entendre un discours, il faut écouter. J’invite au silence… (Le bruit continue.) Monsieur Sainte-Beuve, vous voyez que le Sénat n’écoute pas, malgré mes efforts pour protéger votre situation.

M. Sainte-Beuve. Je vous remercie, monsieur le Président. (Aux voix ! Aux voix !)

(L’orateur s’adresse aux membres placés au pied de la tribune.) Laissez-moi achever, messieurs ; je crois que ce sera de meilleur goût ; je tiens à avoir mon affront jusqu’au bout, de même que j’ai mon public.

Si l’on me retire la parole, on me la retirera.

M. le comte de Nieuwerkerke et quelques autres sénateurs. Non, non, au contraire, parlez !

M. Sainte-Beuve, poursuivant au milieu du bruit la lecture de son discours. Je sais qu’on me dira que la loi actuelle ne s’occupe que de la presse périodique, qu’elle n’atteint pas le livre. Le livre, en effet, dans toute cette discussion, est resté en dehors et comme dans le vague. Notre honorable rapporteur même a eu le soin de le réserver tout d’abord et nous l’a montré hors d’atteinte, dans une sphère à part, et comme à l’abri des orages. Si le livre pouvait parler et répondre, je ne sais s’il se trouverait aussi satisfait et se louerait si fort de cette législation qui a permis, il y a peu d’années encore, de l’atteindre et de le frapper dans la personne d’auteurs honnêtes gens et de théoriciens respectables, tels qu’un Vacherot59 et un Proudhon. Mais admettons que, depuis quelque temps, en effet, et à l’avenir, on soit disposé à le respecter davantage. Ce que je tiens à faire observer ici, c’est que, dans la pratique, ce point de vue qui sépare le livre du journal est plus apparent que réel ; la ligne de démarcation est toute fictive ; le livre est presque forcément impliqué et compris dans la situation qu’on fait à la presse périodique. La littérature, messieurs, sous ses airs riants, est une rude carrière, et plus ingrate qu’on ne le croit pour ceux qui la cultivent, pour ceux-là mêmes qui parviennent à y acquérir de la renommée. Un homme qui la connaît bien et qui dirige avec habileté un des plus importants recueils périodiques (la Revue des Deux Mondes) me le disait encore l’autre jour : « La littérature toute seule ne fait pas vivre son homme. » Je ne vois d’exception que pour les grands succès au théâtre. Mais, quand on écrit un livre et qu’on vit de sa plume, on n’a guère qu’une ressource pour en tirer un juste tribut : c’est de le faire passer auparavant et de l’essayer dans quelque journal, dans quelque recueil périodique. Vous voyez donc que le livre n’échappe pas à la loi et qu’il tombera, lui aussi, presque toujours sous son application. Il est indirectement atteint par cet article 11 ; il en reçoit un plomb dans l’aile.

On se plaint souvent que la littérature actuelle ne soit pas plus forte, plus élevée, plus semblable à celle des siècles précédents, des grandes époques précédentes : je ne sais ce que ces plaintes ont de fondé ; nous sommes trop juge et partie peur avoir voix au chapitre dans la question ; mais, en admettant le fondé du reproche, comment voulez-vous que la littérature, la véritable, celle qui a son inspiration propre, celle qui n’est animée ni du désir du gain ni de l’ambition des honneurs, mais qui a sa verve naturelle, originale, son goût de fantaisie ou de vérité, et d’une vérité piquante et parfois satirique (car ce ne sont pas les sujets qui manquent), comment voulez-vous que cette littérature qui sacrifie tout à elle-même, à sa propre satisfaction, au plaisir de rendre avec art, avec relief, et le plus excellemment possible ce qu’elle pense, ce qu’elle voit et dans le jour sous lequel elle le voit, comment voulez-vous qu’elle ait toute sa vigueur, sa joie, sa fierté et son indépendance, si, à tout moment, l’écrivain qui tient la plume a à se faire cette question : « Aurai-je affaire ou non à messieurs du parquet, à messieurs de la police correctionnelle ? » Savez-vous, messieurs les sénateurs, que cela est fait pour jeter un froid dans les âmes et pour décourager les talents ? J’ai nommé Boileau ; mais un La Bruyère ne serait pas possible aujourd’hui ; et, à chaque édition de son livre, il aurait dix procès de plus. Et plaignez-vous après cela qu’il y ait diminution du feu sacré dans la littérature !

Mais on ne fera pas de procès aux écrivains modérés et honorables ? Détrompez-vous.

J’ai eu affaire dans ma vie à bien des familles pour des notices biographiques. Les familles, en général (sauf quelques exceptions bien rares), sont peu amies de la littérature. Le public qui nous lit croit tout naturellement que ce que nous écrivons d’agréable pour elles doit plaire aux familles, et que ces endroits sont même quelquefois assaisonnés, arrangés tout exprès en vue de les flatter. Eh bien, non. La plupart du temps, elles sont mécontentes ; elles nous feraient un procès si elles l’osaient. Elles ne seraient satisfaites que si nous ne parlions d’elles et des leurs que dans les termes qu’elles-mêmes dicteraient. Je sais des familles, et des plus hautes, des plus réputées libérales, qui sont ainsi. Et vous allez armer d’un article de loi toutes ces susceptibilités et tous ces amours-propres domestiques qui se couvriront des plus honorables prétextes !

Une des choses qui m’ont le plus affligé pendant la discussion de cette loi, c’est de voir combien elle plaçait la France dans un état d’infériorité vis-à-vis d’autres nations ; car toute nation qui ne jouit pas de la pleine liberté de la presse est inférieure virtuellement et censée mineure à cet égard, par comparaison à celles qu'en jouissent. Grâce à cet amendement improvisé, qui a passé dans la loi, le Français est considéré et traité comme un petit monsieur de qualité qui n’oserait sortir en plein air de peur de s’enrhumer, tandis que les autres nations, un Américain, un Suisse, un Belge, un Anglais, tous gens à la peau moins douillette, se moquent du chaud et du froid et bravent les intempéries des saisons. Mais maintenant, il est vrai, moyennant le cache-nez et le voile de gaze dont on l’a muni, le Français pourra sortir en tout temps, aller au bois à pied ou en voiture, à cheval ou en panier, seul ou même en compagnie, sans avoir peur des piqûres de mouches et de cousins. Le beau résultat ! L’heureux moyen de s’aguerrir aux luttes de la démocratie, aux épreuves du suffrage universel ! Mais même à ne regarder que le passé, ô France ! Patrie des chansons, mère du vaudeville, de la Ménippée, patrie de Paul-Louis Courier, de Beaumarchais, de Camille Desmoulins, patrie des Provinciales, où en es-tu venue de pat nos législateurs ? Messieurs, cet amendement auquel le nom de son auteur restera attaché n’est peut-être qu’un épouvantail. L’opinion tout d’abord s’en est-elle exagéré la portée ? Intéresse-t-il particulièrement, comme on le craint, atteint-il, en effet, un certain genre de critique littéraire que je m’étais plu moi-même à cultiver et à introduire ? Au point où j’en suis de ma carrière, cette considération personnelle n’est pas, croyez-le bien, ce qui me touche le plus ; et, pour moi, ce malencontreux article m’est surtout odieux en ce qu’il tend à altérer et à dénaturer le tempérament de la France.

Mais je veux espérer encore qu’on n’y réussira pas, et que la nation française de tout temps si ingénieuseà donner des ridicules à qui en mérite, ne déchoira pas trop ; que les mœurs réagiront dès le premier jour contre l’abus de la loi. Il serait trop singulier que le vers de Boileau cessât d’être vrai en France :

On sera ridicule, et je n’oserai rire !

Il est des travers et des vices qui ne relèvent que du ridicule : c’est un principe du goût, et la loi le méconnaît par cet article 11. Les lois précédentes concernant la diffamation suffisaient amplement ; ce luxe de législation en telle matière, s’il est permis de parler ainsi d’une disposition non encore promulguée, prête lui-même et à bon droit au ridicule.

On a tout dit sur la presse en bien ou en mal ; on peut, dans un sens ou dans un autre, s’étendre là-dessus à l’infini : je ne ferai qu’une simple observation qui a son à propos. La presse, messieurs, n’est pas de sa nature si ingrate qu’on se le figure et que toute cette loi (sauf le premier article) le suppose. Je demande si elle a jamais manqué de rendre justice à aucun de ceux des hommes constitués en autorité qui, sous ce régime préventif qui va cesser, ont usé envers elle de bons procédés, de douceur, d’urbanité et d’indulgence, et qui ont corrigé l’arbitraire, ne fût-ce que par le sourire. Quelques-uns ont disparu (je pense au regrettable M. de Morny) ; quelques-autres vivent et sont peut-être ici présents : qu’ils le disent.

Au lieu de cela, la nouvelle loi, en commençant par accorder beaucoup, par reconnaître à chaque citoyen un droit, a aussitôt agi cependant, par une sorte de contradiction subite, comme si elle avait affaire à des ennemis, comme s’il y avait à se défier de tout ce qui lient une plume. Or c’est là méconnaître le tempérament particulier aux écrivains, c’est le provoquer à l’endroit sensible que de le traiter d’avance en suspect. Il y a un beau mot de Royer-Collard :

Ne supposez jamais à un honnête homme des sentiments qu’il n’a pas : vous les lui donnez,

Messieurs, après l’adoption du premier article, j’étais prêt, moi aussi, à voter la loi des deux mains, comme M. le président Bonjean. Il y a eu un moment, — deux ou trois moments, — où à voir les zigzags, les tiraillements en tous sens qu’on lui faisait subir, j’ai cru, en vérité, que je ne pourrais me décider à la voter. Mais, somme toute, comme j’entends dire que le bien l’emporte sur le mal, qu’il y a du mieux, qu’il y est déposé du moins un premier germe ; comme d’ailleurs certains adversaires en disent tant de mal qu’il faut bien qu’elle ait du bon ; comme enfin c’est une loi, et que toute loi vaut mieux qu’un pouvoir discrétionnaire prolongé, je me ferai un devoir d’en voter l’acceptation, non pas sans regret pour l’occasion en partie manquée dans le présent, et avec un vœu formel pour l’avenir.