(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre premier. De la première époque de la littérature des Grecs » pp. 71-94
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre premier. De la première époque de la littérature des Grecs » pp. 71-94

Chapitre premier.
De la première époque de la littérature des Grecs

Je comprends dans cet ouvrage, sous la dénomination de littérature, la poésie, l’éloquence, l’histoire et la philosophie, ou l’étude de l’homme moral. Dans ces diverses branches de la littérature, il faut distinguer ce qui appartient à l’imagination, de ce qui appartient à la pensée : il est donc nécessaire d’examiner jusqu’à quel point l’une et l’autre de ces facultés sont perfectibles ; nous saurons alors quelle est la principale cause de la supériorité des Grecs dans les beaux-arts, et nous verrons ensuite si leurs connaissances en philosophie ont été au-delà de leur siècle, de leur gouvernement et de leur civilisation.

Leurs succès étonnants dans la littérature, et surtout dans la poésie, pourraient être présentés comme une objection contre la perfectibilité de l’esprit humain. Les premiers écrivains qui nous sont connus, dirait-on, et en particulier le premier poète, n’ont point été surpassés depuis près de trois mille ans, et souvent même les successeurs des Grecs sont restés bien au-dessous d’eux ; mais cette objection tombe, si l’on n’applique le système de perfectibilité qu’aux progrès des idées, et non aux merveilles de l’imagination.

On peut marquer un terme aux progrès des arts ; il n’en est point aux découvertes de la pensée. Or, dans la nature morale, dès qu’il existe un terme, la route qui y conduit est promptement parcourue ; mais les pas sont toujours lents dans une carrière sans bornes. Cette observation me paraît s’appliquer encore à beaucoup d’autres objets qu’à ceux qui sont uniquement du ressort de la littérature. Les beaux-arts ne sont pas perfectibles à l’infini ; aussi l’imagination, qui leur donna naissance, est-elle beaucoup plus brillante dans ses premières impressions que dans ses souvenirs même les plus heureux.

La poésie moderne se compose d’images et de sentiments. Sous le premier rapport, elle appartient à l’imitation de la nature ; sous le second, à l’éloquence des passions. C’est dans le premier genre, c’est par la description animée des objets extérieurs que les Grecs ont excellé dans la plus ancienne époque de leur littérature. En exprimant ce qu’on éprouve, on peut avoir un style poétique, recourir à des images pour fortifier des impressions ; mais la poésie proprement dite, c’est l’art de peindre par la parole tout ce qui frappe nos regards. L’alliance des sentiments avec les sensations est déjà un premier pas vers la philosophie. Il ne s’agit ici que de la poésie, considérée seulement comme l’imitation de la nature physique. Celle-là n’est point susceptible d’une perfection indéfinie.

Vous produisez de nouveaux effets par les mêmes moyens, en les adaptant à des langues différentes. Mais le portrait ne peut aller plus loin que la ressemblance, et les sensations sont bornées par les sens. La description du printemps, de l’orage, de la nuit, de la beauté, des combats, peut se varier dans ses détails ; mais la plus forte impression a dû être produite par le premier poète qui a su les peindre. Les éléments se combinent, mais ne se multiplient pas. Vous perfectionnez par les nuances ; mais celui qui a pu s’emparer avant tous les autres des couleurs primitives, conserve un mérite d’invention, donne à ses tableaux un éclat que ses successeurs ne peuvent atteindre.

Les contrastes de la nature, les effets remarquables qui frappent tous les yeux, transportés pour la première fois dans la poésie, présentent à l’imagination les peintures les plus énergiques, et les oppositions les plus simples. Les pensées qu’on ajoute à la poésie, sont un heureux développement de ses beautés ; mais ce n’est pas la poésie même : Aristote l’a nommé le premier un art d’imitation. La puissance de la raison se développe et s’étend chaque jour à des objets nouveaux. Les siècles en ce genre sont héritiers des siècles ; les générations partent du point où se sont arrêtées les générations précédentes, et les penseurs philosophes forment à travers les temps une chaîne d’idées que n’interrompt point la mort ; il n’en est pas de même de la poésie, elle peut atteindre du premier jet à un certain genre de beautés qui ne seront point surpassées, et tandis que dans les sciences progressives le dernier pas est le plus étonnant de tous, la puissance de l’imagination est d’autant plus vive que l’exercice de cette puissance est plus nouveau.

Les anciens étaient animés par une imagination enthousiaste, dont la méditation n’avait point analysé les impressions. Ils prenaient possession de la terre non encore parcourue, non encore décrite ; étonnés de chaque jouissance, de chaque production de la nature, ils y plaçaient un dieu pour l’honorer, pour en assurer la durée. Ils écrivaient sans autre modèle que les objets mêmes qu’ils retraçaient ; aucune littérature antécédente ne leur servait de guide ; l’exaltation poétique s’ignorant elle-même, a par cela seul un degré de force et de candeur que l’étude ne peut atteindre, c’est le charme du premier amour ; dès qu’il existe une autre littérature, les écrivains ne peuvent méconnaître en eux-mêmes les sentiments que d’autres ont exprimés ; ils ne sont plus étonnés par rien de ce qu’ils éprouvent ; ils se savent en délire ; ils se jugent enthousiastes ; ils ne peuvent plus croire à une inspiration surnaturelle.

On peut considérer les Grecs, relativement à la littérature, comme le premier peuple qui ait existé : les Égyptiens qui les ont précédés ont eu certainement des connaissances et des idées, mais l’uniformité de leurs règles les rendait, pour ainsi dire, immobiles sous les rapports de l’imagination ; les Égyptiens n’avaient point servi de modèles à la poésie des Grecs ; elle était en effet la première de toutes13 ; et loin qu’il faille s’étonner que la première poésie ait été peut-être la plus digne de notre admiration, c’est à cette circonstance même qu’est due sa supériorité14. Donnons encore à cette opinion quelques nouveaux développements.

En examinant les trois différentes époques de la littérature des Grecs, on y aperçoit très distinctement la marche naturelle de l’esprit humain. Les Grecs ont été d’abord, dans les temps reculés de leur histoire connue, illustrés par leurs poètes. C’est Homère qui caractérise la première époque de la littérature grecque : pendant le siècle de Périclès, on remarque les rapides progrès de l’art dramatique, de l’éloquence, de la morale et les commencements de la philosophie : du temps d’Alexandre, une étude plus approfondie des sciences philosophiques devient l’occupation principale des hommes supérieurs dans les lettres. Il faut, sans doute, un certain degré de développement dans l’esprit humain pour atteindre à la hauteur de la poésie ; mais cette partie de la littérature doit perdre néanmoins quelques-uns de ses effets, lorsque les progrès de la civilisation et de la philosophie rectifient toutes les erreurs de l’imagination.

On a beaucoup dit que les beaux-arts, que la poésie prospéraient, surtout dans les siècles corrompus ; cela signifie seulement que la plupart des peuples libres ne se sont occupés que de conserver leur morale et leur liberté, tandis que les rois et les chefs despotiques ont encouragé volontiers les distractions et les amusements. Mais l’origine de la poésie, mais le poëme le plus remarquable par l’imagination, celui d’Homère, est d’un temps renommé pour la simplicité des mœurs ; ce n’est ni la vertu ni la dépravation qui servent ou nuisent à la poésie ; mais elle doit beaucoup à la nouveauté de la nature, à l’enfance de la civilisation : la jeunesse du poète ne peut suppléer en tout à celle du genre humain ; il faut que ceux qui écoutent les chants poétiques soient avides de la nature entière, étonnés par ses merveilles, et flexibles à ses impressions ; les difficultés que présenterait une disposition plus philosophique dans les auditeurs, ne feraient pas que l’art des vers atteignit à de nouvelles beautés ; c’est au milieu des hommes qui s’émeuvent aisément, que l’inspiration sert mieux le véritable poète.

L’origine des sociétés, la formation des langues, ces premiers pas de l’esprit humain nous sont entièrement inconnus, et rien n’est plus fatigant, en général, que cette métaphysique qui suppose des faits à l’appui de ses systèmes, et ne peut jamais avoir pour base aucune observation positive. Mais une réflexion que je ferai cependant sur ce sujet ; parce qu’elle est nécessaire à celui que je traite, c’est que la nature morale acquiert promptement ce qu’il faut à son développement, comme la nature physique découvre d’abord ce qui est nécessaire à sa conservation. La force créatrice a été prodigue du nécessaire. Les productions nutritives, les idées élémentaires, ont été, pour ainsi dire, offertes à l’homme spontanément. Ce dont il avait un impérieux besoin, il l’a promptement connu : mais les progrès qui ont suivi les découvertes indispensables, sont à proportion infiniment plus lents que les premiers pas. Il semble qu’une main divine conduise l’homme dans les recherches nécessaires à son existence, et le livre à lui-même dans les études d’une utilité moins immédiate. Par exemple, la théorie d’une langue, celle du grec, suppose une foule de combinaisons abstraites fort au-dessus des connaissances métaphysiques que possédaient les écrivains, qui parlaient cependant cette langue avec tant de charme et de pureté ; mais le langage est l’instrument nécessaire pour acquérir tous les autres développements ; et, par une sorte de prodige, cet instrument existe, sans qu’à la même époque, aucun homme puisse atteindre, dans quelque autre sujet que ce soit, à la puissance d’abstraction qu’exige la composition d’une grammaire ; les auteurs grecs ne doivent point être considérés comme des penseurs aussi profonds que le ferait supposer la métaphysique de leur langue. Ce qu’ils sont, c’est poètes ; et tout les favorisait à cet égard.

Les faits, les caractères, les superstitions, les coutumes des temps héroïques étaient singulièrement propres aux images poétiques. Homère, quelque grand qu’il soit, n’est point un homme au-dessus de tous les autres hommes, ni seul au milieu de son siècle, et de plusieurs siècles supérieurs au sien. Le plus rare génie est toujours en rapport avec les lumières de ses contemporains, et l’on doit calculer, à peu près, de combien la pensée d’un homme peut dépasser les connaissances de son temps. Homère a recueilli les traditions qui existaient lorsqu’il a vécu, et l’histoire de tous les événements principaux était alors très poétique en elle-même. Moins il y avait de communications faciles entre les divers pays, plus le récit des faits se grossissait par l’imagination ; les brigands et les animaux féroces qui infestaient la terre, rendaient les exploits des guerriers nécessaires à la sécurité individuelle de leurs concitoyens ; les événements publics ayant une influence directe sur la destinée de chacun, la reconnaissance et la crainte animaient l’enthousiasme. On confondait ensemble les héros et les dieux, parce qu’on en attendait les mêmes secours ; et les hauts faits de la guerre s’offraient avec des traits gigantesques à l’esprit épouvanté. Le merveilleux se mêlait ainsi à la nature morale comme à la nature physique. La philosophie, c’est-à-dire, la connaissance des causes et de leurs effets, porte l’admiration des penseurs sur l’ensemble du grand ouvrage de la création ; mais chaque fait particulier reçoit une explication simple. L’homme, en acquérant la faculté de prévoir, perd beaucoup de celle de s’étonner, et l’enthousiasme, comme l’effroi, se compose souvent de la surprise.

On accordait, dans l’héroïsme antique, une grande estime à la force du corps ; la valeur se composait beaucoup moins de vertu morale que de puissance physique ; la délicatesse du point d’honneur, le respect pour la faiblesse, sont les idées plus nobles des siècles suivants. Les héros grecs s’accusent publiquement de lâcheté, le fils d’Achille immole une jeune fille aux yeux de tous les Grecs qui applaudissent à ce forfait. Les poètes savaient peindre de la manière la plus frappante les objets extérieurs ; mais ils ne dessinaient jamais des caractères où la beauté morale fût conservée sans tache jusqu’à la fin du poème ou de la tragédie, parce que ces caractères n’ont point leur modèle dans la nature. Quelque sublime que soit Homère par l’ordonnance des événements et la grandeur des personnages, il arrive souvent à ses commentateurs de se transporter d’admiration pour les termes les plus ordinaires du langage, comme si le poète avait découvert les idées que ces paroles exprimaient avant lui.

Homère et les poètes grecs ont été remarquables par la splendeur et par la variété des images, mais non par les réflexions approfondies de l’esprit. Le poète a vu, il vous fait voir ; il a été frappé, il vous transmet son impression, et tous ses auditeurs, à quelques égards, sont poètes aussi comme lui ; ils croient, ils admirent, ils ignorent, ils s’étonnent, et la curiosité de l’enfance s’unit en eux aux passions des hommes. Lisez Homère, il décrit tout, il vous dit que l’île est entourée d’eau  ; que la farine fait la force de l’homme  ; que le soleil est à midi au-dessus de vos têtes . Il décrit tout, parce que tout intéressait encore ses contemporains. Il se répète quelquefois, mais il n’est pas monotone, parce qu’il est sans cesse animé par des sensations nouvelles. Il n’est pas fatigant, parce qu’il ne vous présente jamais d’idées abstraites, et que vous voyagez avec lui à travers une suite d’images plus ou moins agréables, mais qui parlent toujours aux yeux. La métaphysique, l’art de généraliser les idées, a de beaucoup hâté la marche de l’esprit humain ; mais en abrégeant la route, elle a pu quelquefois la dépouiller de ses brillants aspects. Tous les objets se présentent un à un aux regards d’Homère ; il ne choisit pas toujours avec sévérité, mais il peint toujours avec intérêt.

Les poètes grecs en général mettaient peu de combinaison dans leurs écrits ; la chaleur du climat, la vivacité de leur imagination, les louanges continuelles qu’ils recevaient, tout conspirait à leur donner une sorte de délire poétique qui leur inspirait la parole, comme les compositeurs italiens trouvent les airs en modifiant eux-mêmes leur organisation par des accords enivrants. La musique était chez les Grecs inséparable de la poésie ; et l’harmonie de leur langue achevait d’assimiler les vers aux accents de la lyre.

Quand on aime véritablement la musique, il est rare qu’on écoute les paroles des beaux airs. On préfère se livrer au vague indéfini de la rêverie qu’excitent les sons. Il en est de même de la poésie d’images et de celle qui contient des idées philosophiques. La réflexion qu’exigent ces idées distrait, à quelques égards, de la sensation causée par la poésie. Il ne s’ensuit pas que, pour faire de beaux vers, il fallût de nos jours renoncer aux pensées philosophiques que nous avons acquises. L’esprit qui les conçoit est sans cesse ramené vers elles ; et il serait impossible aux modernes de faire abstraction de tout ce qu’ils savent, pour peindre les objets comme les anciens les ont considérés. Nos grands écrivains ont mis dans leurs vers les richesses de notre siècle ; mais toutes les formes de la poésie, tout ce qui constitue l’essence de cet art, nous l’empruntons de la littérature antique, parce qu’il est impossible, je le répète, de dépasser une certaine borne dans les arts, même dans le premier de tous, la poésie.

On remarque, avec raison, que le goût de la première littérature (à quelques exceptions près que je motiverai en parlant des pièces de théâtre) était d’une grande pureté ; mais comment le bon goût n’existerait-il pas, dans l’abondance et dans la nouveauté de tous les objets agréables ? C’est la satiété qui fait recourir à la bizarrerie ; c’est le besoin de variété qui rend souvent l’esprit recherché ; mais les Grecs, au milieu de tant d’images et de sensations vives, s’abandonnaient à peindre celles qui leur causaient le plus de plaisir. Ils devaient leur bon goût aux jouissances mêmes de la nature ; nos théories ne sont que l’analyse de leurs impressions.

Le paganisme des Grecs était l’une des principales causes de la perfection de leur goût dans les arts ; ces dieux, toujours près des hommes, et néanmoins toujours au-dessus d’eux, consacraient l’élégance et la beauté des formes dans tous les genres de tableaux. Cette même religion était aussi d’un puissant secours pour les divers chefs-d’œuvre de la littérature. Les prêtres et les législateurs avaient tourné la crédulité des hommes vers des idées purement poétiques ; les mystères, les oracles, l’enfer, tout, dans la mythologie des Grecs, semblait la création d’une imagination libre dans son choix. On eût dit que les peintres et les poètes avaient disposé de la croyance populaire pour placer dans les cieux les ressorts et les secrets de leur art. Les usages communs de la vie étaient ennoblis par des pratiques religieuses ; notre luxe commode, nos machines combinées par les sciences, nos relations sociales simplifiées par le commerce, ne peuvent se peindre en vers d’un genre élevé. Rien n’est moins poétique que la plupart des coutumes modernes ; et chez les Grecs ces coutumes ajoutaient toutes à l’effet des événements et à la dignité des hommes. On faisait précéder les repas de libations aux dieux propices ; sur le seuil de la porte, on se prosternait devant Jupiter hospitalier ; la vie agricole, la chasse, les occupations champêtres des plus fameux héros de l’antiquité servaient encore à la poésie, en rapprochant les images naturelles des faits politiques les plus importants.

L’esclavage, cet abominable fléau de l’espèce humaine, en augmentant la force des distinctions sociales, faisait remarquer davantage encore la hauteur des grands caractères. Aucun peuple, donc, n’a réuni pour la poésie autant d’avantages que les Grecs ; mais il leur manquait ce qu’une philosophie plus morale, une sensibilité plus profonde, peuvent ajouter à la poésie même, en y mêlant des idées et des impressions nouvelles.

Les progrès des Grecs, sous les rapports philosophiques, sont extrêmement faciles à suivre. Eschyle, Sophocle, Euripide, introduisirent successivement et progressivement la morale dans la poésie dramatique. Socrate et Platon s’occupèrent uniquement des préceptes de la vertu. Aristote a fait faire des pas immenses à la science de l’analyse. Mais, à l’époque d’Homère et d’Hésiode, et quelque temps encore après, lorsque dans l’âge le plus remarquable par les chefs-d’œuvre de la poésie, Pindare a composé ses odes, les idées de morale étaient très incertaines. Elles autorisaient la vengeance, la colère, tous les mouvements impétueux de l’âme. Hérodote, qui vivait presque à la même époque, raconte le juste et l’injuste, comme les présages et les oracles ; le crime lui paraît de mauvais augure, mais ce n’est jamais par sa conscience qu’il en décide. Anacréon, dans sa poésie voluptueuse, est fort inférieur au talent et à la philosophie qu’Horace a montrés en traitant des sujets à peu près semblables. Le mot de vertu n’a point un sens positif dans les auteurs grecs d’alors. Pindare donne ce nom à l’art de triompher dans les courses de char aux jeux olympiques : ainsi les succès, les plaisirs, la volonté des dieux, les devoirs de l’homme, tout se confondait dans ces têtes ardentes, et l’existence sensitive laissait seule des traces profondes. L’incertitude de la morale, dans ces temps reculés, n’est point une preuve de corruption ; elle indique seulement combien les hommes avaient alors peu d’idées philosophiques ; tout les détournait de la méditation, rien ne les y ramenait. L’esprit de réflexion se montre rarement dans la poésie des Grecs. On y trouve encore moins de véritable sensibilité.

Tous les hommes, sans doute, ont connu les douleurs de l’âme, et l’on en voit l’énergique peinture dans Homère ; mais la puissance d’aimer semble s’être accrue avec les autres progrès de l’esprit humain, et surtout par les mœurs nouvelles qui ont appelé les femmes au partage de la destinée de l’homme. Quelques courtisanes sans pudeur, des esclaves que leur sort avilissait, et des femmes inconnues au veste du monde, renfermées dans leurs maisons, étrangères aux intérêts de leurs époux, élevées de manière à ne comprendre aucune idée, aucun sentiment, voilà tout ce que les Grecs connaissaient des liens de l’amour. Les fils même respectaient à peine leur mère. Télémaque ordonne à Pénélope de garder le silence ; et Pénélope sort, pénétrée d’admiration pour sa sagesse. Les Grecs n’ont jamais exprimé, n’ont jamais connu le premier sentiment de la nature humaine, l’amitié dans l’amour. L’amour, tel qu’ils le peignaient, est une maladie, un sort jeté par les dieux, un genre de délire, qui ne suppose aucune qualité morale dans l’objet aimé. Ce que les Grecs entendaient par l’amitié, existait entre les hommes ; mais ils ne savaient pas, mais leurs mœurs leur interdisaient d’imaginer qu’on pût rencontrer dans les femmes un être égal par l’esprit, et soumis par l’amour, une compagne de la vie, heureuse de consacrer ses facultés, ses jours, ses sentiments, à compléter une autre existence. La privation absolue d’une telle affection se fait apercevoir, non seulement dans la peinture de l’amour, mais dans tout ce qui tient à la délicatesse du cœur. Télémaque, en partant pour chercher Ulysse, dit, que s’il apprend la mort de son père, son premier soin, en revenant, sera de lui élever un tombeau, et de faire prendre à sa mère un second mari . Les Grecs honoraient les morts ; les dogmes de leur religion ordonnaient expressément de veiller sur la pompe des funérailles ; mais la mélancolie, les regrets sensibles et durables ne sont point dans leur nature ; c’est dans le cœur des femmes qu’habitent les longs souvenirs. J’aurai souvent l’occasion de faire remarquer les changements qui se sont opérés dans la littérature, à l’époque où les femmes ont commencé à faire partie de la vie morale de l’homme.

Après avoir essayé de montrer quelles sont les causes premières des beautés originales de la poésie grecque, et des défauts qu’elle devait avoir à l’époque la plus reculée de la civilisation, il me reste à examiner comment le gouvernement et l’esprit national d’Athènes ont influé sur le rapide développement de tous les genres de littérature. On ne saurait nier que la législation d’un peuple ne soit toute-puissante sur ses goûts, sur ses talents et sur ses habitudes, puisque Lacédémone a existé à côté d’Athènes, dans le même siècle, sous le même climat, avec des dogmes religieux à peu près semblables, et cependant avec des mœurs si différentes.

Toutes les institutions d’Athènes excitaient l’émulation. Les Athéniens n’ont pas toujours été libres. Mais l’esprit d’encouragement n’a jamais cessé d’exercer parmi eux la plus grande force. Aucune nation ne s’est jamais montrée plus sensible à tous les talents distingués. Ce penchant à l’admiration créait les chefs-d’œuvre qui la méritent. La Grèce, et dans la Grèce l’Attique, était un petit pays civilisé, au milieu du monde encore barbare. Les Grecs étaient peu nombreux, mais l’univers les regardait. Ils réunissaient le double avantage des petits états et des grands théâtres : l’émulation qui naît de la certitude de se faire connaître au milieu des siens, et celle que doit produire la possibilité d’une gloire sans bornes. Ce qu’ils disaient entre eux retentissait dans le monde. Leur population était très circonscrite, et l’esclavage de près de la moitié des habitants restreignait encore la classe des citoyens. Tout contribuait à réunir les lumières, à rassembler les talents dans le cercle de concurrents en petit nombre, qui s’excitaient l’un l’autre, et se mesuraient sans cesse. La démocratie qui appelle tous les hommes distingués à toutes les places éminentes, portait les esprits à s’occuper des événements publics. Néanmoins les Athéniens aimaient et cultivaient les beaux-arts, et ne se renfermaient point dans les intérêts politiques de leur pays ; ils voulaient conserver leur premier rang de nation éclairée ; la haine, le mépris pour les Barbares, fortifiaient en eux le goût des arts et des belles-lettres. Il vaut mieux pour le genre humain que les lumières soient généralement répandues ; mais l’émulation de ceux qui les possèdent est plus grande lorsqu’elles sont concentrées. La vie des hommes célèbres était plus glorieuse chez les anciens ; celle des hommes obscurs est plus heureuse chez les modernes.

La passion dominante du peuple d’Athènes, c’était l’amusement. On l’a vu décréter la peine de mort contre quiconque proposerait de distraire, pour le service militaire même, l’argent consacré aux fêtes publiques. Il n’avait point, comme les Romains, l’ardeur de conquérir. Il repoussait les Barbares, pour conserver sans mélange ses goûts et ses habitudes. Il aimait la liberté, comme assurant à tous les genres de plaisirs la plus grande indépendance ; mais il n’avait pas cette haine profonde de la tyrannie, qu’une certaine dignité de caractère gravait dans l’âme des Romains. Les Athéniens ne cherchaient point à établir une forte garantie dans leur législation ; ils voulaient seulement alléger tous les jougs, et donner aux chefs de l’état le besoin continuel de captiver les citoyens et de leur plaire.

Ils applaudissaient aux talents avec transport ; ils louaient avec passion les grands hommes : leur loi d’exil, leur ostracisme n’est qu’une preuve de la défiance que leur inspirait à eux-mêmes leur penchant à l’enthousiasme. Tout ce qui peut ajouter à l’éclat des noms fameux, tout ce qui peut exciter l’ambition de la gloire, cette nation le prodiguait. Les auteurs tragiques allaient faire des sacrifices sur le tombeau d’Eschyle, avant d’entrer dans la carrière qu’il avait ouverte le premier. Pindare, Sophocle, la lyre à la main, paraissaient dans les jeux publics, couronnés de lauriers et désignés par les oracles. L’imprimerie, si favorable aux progrès, à la diffusion des lumières, nuit à l’effet de la poésie ; on l’étudie, on l’analyse, tandis que les Grecs la chantaient, et n’en recevaient l’impression qu’au milieu des fêtes, de la musique, et de cette ivresse que les hommes réunis éprouvent les uns par les autres.

On peut attribuer quelques-uns des caractères de la poésie des Grecs au genre de succès que se proposaient leurs poètes. Leurs vers devaient être lus dans les solennités publiques. La réflexion, la mélancolie, ces jouissances solitaires, ne conviennent point à la foule ; le sang s’anime, la vie s’exalte parmi les hommes rassemblés. Il fallait que les poètes secondassent ce mouvement. La monotonie des hymnes pindariques, cette monotonie si fatigante pour nous, ne l’était point dans les fêtes grecques ; de certains airs, qui ont produit de grands effets sur les habitants des pays de montagnes, sont composés d’un très petit nombre de notes. Il en était peut-être ainsi des idées que contenait la poésie lyrique des Grecs. Les mêmes images, les mêmes sentiments, et surtout la même harmonie, excitaient toujours les applaudissements de la multitude.

L’approbation du peuple grec s’exprimait bien plus vivement que les suffrages réfléchis des modernes. Une nation qui encourageait de tant de manières les talents distingués, devait faire naître entre eux de grandes rivalités ; mais ces rivalités servaient à l’avancement des arts. La palme la plus glorieuse excitait moins de haine, que n’en font naître les témoignages comptés de l’estime rigoureuse qu’on peut obtenir de nos jours. Il était permis au génie de se nommer, à la vertu de s’offrir, et tous les hommes qui se croyaient dignes de quelque renommée, pouvaient s’annoncer sans crainte comme les candidats de la gloire. La nation leur savait gré d’être ambitieux de son estime.

Maintenant la médiocrité toute puissante force les esprits supérieurs à se revêtir de ses couleurs effacées. Il faut se glisser dans la gloire, il faut dérober aux hommes leur admiration à leur insu. Il importe non seulement de rassurer par sa modestie, mais il faut même affecter de l’indifférence pour les suffrages, si l’on veut les obtenir. Cette contrainte aigrit quelques esprits, étouffe dans les autres les talents auxquels l’essor et l’abandon sont nécessaires. L’amour-propre persiste, le véritable génie est souvent découragé. L’envie chez les Grecs existait quelquefois entre les rivaux ; elle a passé maintenant chez les spectateurs, et par une singularité bizarre, la masse des hommes est jalouse des efforts que l’on tente pour ajouter à ses plaisirs, ou mériter son approbation.