(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IV. De la philosophie et de l’éloquence des Grecs » pp. 120-134
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IV. De la philosophie et de l’éloquence des Grecs » pp. 120-134

Chapitre IV.
De la philosophie et de l’éloquence des Grecs

La philosophie et l’éloquence étaient souvent réunies chez les Athéniens. Les systèmes métaphysiques et politiques de Platon ont bien moins contribué à sa gloire, que la beauté de son langage et la noblesse de son style. Les philosophes grecs sont, pour la plupart, des orateurs éloquents sur des idées abstraites. Je dois cependant considérer d’abord la philosophie des Grecs séparément de leur éloquence : mon but est d’observer les progrès de l’esprit humain, et la philosophie peut seule les indiquer avec certitude.

L’éloquence, soit par ses rapports avec la poésie, soit par l’intérêt des discussions politiques dans un pays libre, avait atteint chez les Grecs un degré de perfection qui sert encore de modèle : mais la philosophie des Grecs me paraît fort au-dessous de celle de leurs imitateurs, les Romains ; et la philosophie moderne a cependant, sur celle des Romains, la supériorité que doivent assurer à la pensée de l’homme deux mille ans de méditation de plus.

Les Grecs se sont perfectionnés eux-mêmes, d’une manière très remarquable, pendant le cours de trois siècles. Dans le dernier, celui d’Alexandre, Ménandre, Théophraste, Euclide, Aristote, marquent sensiblement les pas faits dans divers genres. L’une des principales causes finales des grands événements qui nous sont connus, c’est la civilisation du monde. Je développerai ailleurs cette assertion ; ce qu’il m’importe d’observer maintenant, c’est combien les Grecs étaient propres à répandre les lumières, combien ils excitaient aux travaux nécessaires pour les acquérir. Les philosophes instituaient des sectes, moyen aussi utile alors qu’il serait nuisible maintenant. Ils environnaient la recherche de la vérité de tout ce qui pouvait frapper l’imagination ; ces promenades où de jeunes disciples se réunissaient autour de leur maître, pour écouter de nobles pensées en présence d’un beau ciel ; cette langue harmonieuse qui exaltait l’âme par les sens, avant même que les idées eussent agi sur elle ; le mystère qu’on apportait à Éleusis dans la découverte, dans la communication de certains principes de morale ; toutes ces choses ajoutaient à l’effet des leçons des philosophes. À l’aide du merveilleux mythologique, on faisait adopter des vérités à l’univers dans son enfance. L’on enflammait de mille manières le goût de l’étude ; et les éloges flatteurs qu’obtenaient les disciples de la philosophie, en augmentaient encore le nombre.

Ce qui contribue à nous donner une idée prodigieuse des anciens, ce sont les grands effets produits par leurs ouvrages ; ce n’est pas néanmoins d’après cette règle qu’il faut les juger. Le petit nombre d’hommes éclairés qu’offrait la Grèce à l’admiration du reste du monde, la difficulté des voyages ; l’ignorance où l’on était de la plupart des faits recueillis par les écrivains, la rareté de leurs manuscrits, tout contribuait à inspirer la plus vive curiosité pour les ouvrages célèbres. Les témoignages multipliés de cet intérêt général excitaient les philosophes à franchir les grandes difficultés que présentait l’étude, avant que la méthode et la généralisation en eussent abrégé la route. La gloire moderne n’eût pas suffi pour récompenser de tels efforts ; il ne fallait pas moins que la gloire antique, pour donner la force de soulever de si grands obstacles. Les anciens philosophes ont obtenu, dans leur temps, une réputation beaucoup plus éclatante que celle des modernes ; mais il n’est pas moins vrai que les modernes, dans la métaphysique, la morale et les sciences, sont infiniment supérieurs aux anciens.

Les philosophes de l’antiquité ont combattu quelques erreurs ; mais ils en ont adopté un grand nombre. Lorsque les croyances les plus absurdes sont établies généralement, les écrivains qui en appellent aux lumières de la raison, ne peuvent jamais se dégager entièrement des préjugés qui les environnent. Quelquefois ils mettent une erreur à la place de celle qu’ils combattent ; d’autres fois ils conservent une superstition qui leur est propre, en attaquant les dogmes reçus. Les paroles fortuites paraissaient redoutables à Pythagore. Socrate et Platon croyaient aux démons familiers. Cicéron a craint les présages tirés des songes. Dès qu’un revers, une peine quelconque s’appesantit sur l’âme, il est impossible qu’elle repousse absolument toutes les superstitions de son siècle : l’appui qu’on trouve en soi ne suffit pas ; on ne se croit protégé que par ce qui est au dehors de nous. En s’étudiant soi-même, l’on verra que, dans toutes les douleurs de la vie, on est porté à croire les autres plus que ses propres réflexions, à chercher les motifs de ses craintes et de ses espérances ailleurs que dans sa raison. Un génie supérieur, quel qu’il soit, ne peut s’affranchir à lui seul de ce besoin du surnaturel, inhérent à l’homme ; il faut que la nation fasse corps avec le philosophe contre de certaines terreurs, pour qu’il soit possible à ce philosophe de les attaquer toutes.

Les Grecs se sont livrés avec folie à la recherche des différents systèmes du monde. Moins ils étaient avancés dans la carrière des sciences, moins ils reconnaissaient les bornes de l’esprit humain. Les philosophes se plaisaient surtout dans l’inconnu et l’inexplicable. Pythagore disait qu’ il n’y avait de réel que ce qui était spirituel ; que le matériel n’existait pas . Platon, cet écrivain si brillant d’imagination, revient sans cesse à une métaphysique bizarre du monde, de l’homme et de l’amour, où les lois physiques de l’univers et la vérité des sentiments ne sont jamais observées. La métaphysique qui n’a ni les faits pour base, ni la méthode pour guide, est ce qu’on peut étudier de plus fatigant ; et je crois impossible de ne pas le sentir, en lisant les écrits philosophiques des Grecs, quel que soit le charme de leur langage.

Les anciens sont plus forts en morale qu’en métaphysique ; l’étude des sciences exactes est nécessaire pour rectifier la métaphysique, tandis que la nature a placé dans le cœur de l’homme tout ce qui peut le conduire à la vertu. Cependant rien n’est moins arrêté, rien n’a moins d’ensemble que le code de morale des anciens. Pythagore paraît attacher la même importance à des proverbes, à des conseils de prudence et d’habileté, qu’aux préceptes de la vertu. Plusieurs des philosophes grecs confondent de même les rangs dans la morale, ils placent l’amour de l’étude sur la même ligne que l’accomplissement des premiers devoirs. L’enthousiasme pour les facultés de l’esprit l’emporte en eux sur tout autre genre d’estime : ils excitent l’homme à se faire admirer ; mais ils ne portent point un regard inquiet ou pénétrant dans les peines intérieures de l’âme.

Je ne crois pas que le mot de bonheur soit une fois prononcé dans les écrits des Grecs, selon l’acception moderne. Ils ne mettaient pas une grande importance aux vertus particulières. La politique était chez eux une branche de la morale ; ils méditaient sur l’homme en société ; ils ne le jugeaient presque jamais que dans ses rapports avec ses concitoyens ; et comme les états libres étaient composés en général d’une population fort peu nombreuse, que les femmes n’étaient de rien dans la vie19, toute l’existence de l’homme consistait dans les relations sociales : c’était au perfectionnement de cette existence politique que les études des philosophes s’attachaient exclusivement. Platon, dans sa République, propose comme un moyen d’accroître le bonheur de la race humaine, la destruction de l’amour conjugal et paternel, par la communauté des femmes et des enfants. Le gouvernement monarchique et l’étendue des empires modernes ont détaché la plupart des hommes de l’intérêt des affaires publiques : ils se sont concentrés dans leurs familles, et le bonheur n’y a pas perdu ; mais tout excitait les anciens à suivre la carrière politique, et leur morale avait pour premier objet de les y encourager. Ce qu’il y a de vraiment beau dans leur doctrine n’est point contraire à cette assertion. S’il est utile, dans toutes les situations, d’exercer un grand empire sur soi-même, c’est surtout aux hommes d’état que cette puissance est nécessaire.

Combien cette morale, qui consiste tout entière dans le calme, la force d’âme et l’enthousiasme de la sagesse, est admirablement peinte dans l’apologie de Socrate et dans le Phédon ! Si l’on pouvait faire entrer dans son âme cet ordre d’idées, il semble que l’on serait invinciblement armé contre les hommes. Les anciens prenaient souvent leur point d’appui dans les erreurs, souvent dans des idées factices ; mais enfin ils se sacrifiaient eux-mêmes à ce qu’ils reconnaissaient pour la vertu ; et ce qui nous manque aujourd’hui, c’est un levier pour soulever l’égoïsme : toutes les forces morales de chaque homme se trouvent concentrées dans l’intérêt personnel.

Les philosophes grecs étaient en très petit nombre, et des travaux antérieurs à leur siècle ne leur offraient point de secours ; il fallait qu’ils fussent universels dans leurs études. Ils ne pouvaient donc aller loin dans aucun genre ; il leur manquait ce qu’on ne doit qu’aux sciences exactes, la méthode, c’est-à-dire, l’art de résumer. Platon n’aurait pu rassembler dans sa mémoire ce qu’à l’aide de cette méthode les jeunes gens retiennent sans peine aujourd’hui ; et les erreurs s’introduisaient beaucoup plus facilement avant qu’on eût adopté dans le raisonnement l’enchaînement mathématique.

Socrate lui-même, dans les Dialogues de Platon, emprunte, pour combattre les sophistes, quelques-uns de leurs défauts ; ce sont des longueurs, des développements, qui ne seraient pas maintenant tolérés. On doit recourir aux anciens pour le goût simple et pur des beaux-arts ; on doit admirer leur énergie, leur enthousiasme pour tout ce qui est grand, sentiments jeunes et forts des premiers peuples civilisés ; mais il faut considérer tous leurs raisonnements en philosophie comme l’échafaudage de l’édifice que l’esprit humain doit élever.

Aristote cependant, qui vécut dans le troisième siècle grec, par conséquent dans le siècle supérieur pour la pensée aux deux précédents, Aristote a mis l’esprit d’observation à la place de l’esprit de système ; et cette différence suffit pour assurer sa gloire. Ce qu’il écrit en littérature, en physique, en métaphysique, est l’analyse des idées de son temps. Historien du progrès des connaissances à cette époque, il les rédige, il les place dans l’ordre dans lequel il les conçoit. C’est un homme admirable pour son siècle ; mais c’est vouloir forcer les hommes à marcher en arrière, que de chercher dans l’antiquité toutes les vérités philosophiques ; c’est porter l’esprit de découverte sur le passé, tandis que le présent le réclame. Les anciens, et surtout Aristote, ont été presque aussi forts que les modernes sur de certaines parties de la politique ; mais cette exception à l’invariable loi de la progression, tient uniquement à la liberté républicaine dont les Grecs ont joui, et que les modernes n’ont pas connue.

Aristote est dans l’ignorance la plus complète sur toutes les questions générales que l’histoire de son temps n’a point éclaircies ; il ne suppose pas l’existence du droit naturel pour les esclaves. Antagoniste de Platon sur plusieurs autres sujets, il n’imagine pas que l’esclavage puisse être un objet de discussion ; et, dans le même ouvrage, il traite les causes des révolutions et les principes du gouvernement avec une supériorité rare, parce que l’exemple des républiques grecques lui avait fourni la plupart de ses idées. Si le régime républicain n’avait pas cessé d’exister depuis Aristote, les modernes lui seraient aussi supérieurs dans la connaissance de l’art social que dans toute autre étude intellectuelle. Il faut que la pensée soit avertie par les événements ; c’est ainsi qu’en examinant les travaux de l’esprit humain, on voit constamment les circonstances ou le temps donner le fil qui sert de guide au génie. Le penseur sait tirer des conséquences d’une idée principale ; mais le premier mot de toutes choses, c’est le hasard, et non la réflexion, qui le fait découvrir à l’homme.

Le style des historiens grecs est remarquable par l’art de narrer avec intérêt et simplicité, et par la vivacité de quelques-uns de leurs tableaux ; mais ils n’approfondissent point les caractères ; ils ne jugent point les institutions. Les faits inspiraient alors une telle avidité, qu’on ne reportait point encore sa pensée vers les causes. Les historiens grecs marchent avec les événements ; ils en suivent l’impulsion, mais ne s’arrêtent point pour les considérer. On dirait que, nouveaux dans la vie, ils ne savent pas si ce qui est pourrait exister autrement. Ils ne blâment ni n’approuvent ; ils transmettent les vérités morales comme les faits physiques, les beaux discours comme les mauvaises actions, les bonnes lois comme les volontés tyranniques, sans analyser ni les caractères, ni les principes. Ils vous peignent, pour ainsi dire, la conduite des hommes comme la végétation des plantes, sans porter sur elle un jugement de réflexion20. C’est aux historiens des premiers âges de la Grèce, que ces observations s’appliquent. Plutarque, contemporain de Tacite, appartient à une époque différente de l’esprit humain.

L’éloquence des philosophes égalait presque, chez les Grecs, l’éloquence des orateurs. Socrate, Platon, aimaient mieux parler qu’écrire, parce qu’ils sentaient, sans se rendre précisément compte de leur talent, que leurs idées appartenaient plus à l’inspiration qu’à l’analyse. Ils avaient besoin de recourir au mouvement et à l’exaltation produite par le langage animé de la conversation ; ils cherchaient ce qui pouvait agir sur l’imagination, avec autant de soin que les métaphysiciens exacts et les moralistes sévères en mettent, de nos jours, à se garantir de toute parure poétique. L’éloquence philosophique des Grecs fait encore effet sur nous, par la noblesse et la pureté du langage. La doctrine calme et forte qu’ils enseignaient donne à leurs écrits un caractère que le temps n’a point usé. L’antiquité sied bien aux beautés simples ; néanmoins nous trouverions les discours des philosophes grecs sur les affections de l’âme trop monotones, s’ils étaient écrits de nos jours : il leur manque une grande puissance pour faire naître l’émotion ; c’est la mélancolie et la sensibilité.

Les opinions stoïciennes n’unissaient point la sensibilité à la morale ; la littérature des peuples du Nord n’avait point encore fait aimer les images sombres ; le genre humain n’avait pas encore atteint, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’âge de la mélancolie ; l’homme luttant contre les souffrances de l’âme, ne leur opposait que la force, et non cette résignation sensible, qui n’étouffe point la peine et ne rougit point des regrets. Cette résignation peut seule faire servir la douleur même aux plus sublimes effets du talent.

L’éloquence de la tribune était, dans la république d’Athènes, aussi parfaite qu’il le fallait pour entraîner l’opinion des auditeurs. Dans les pays où l’on peut produire, par la parole, un grand résultat politique, ce talent se développe nécessairement. Quand on connaît la valeur du prix, on sait d’avance quels efforts seront tentés pour l’obtenir. L’éloquence était, chez les Athéniens, tant qu’ils ont été libres, une espèce de gymnastique dans laquelle on voit l’orateur presser le peuple par ses arguments, comme s’il voulait le terrasser. Le mouvement que Démosthène exprime le plus souvent, c’est l’indignation que lui inspirent les Athéniens ; cette colère contre le peuple, assez naturelle peut-être dans une démocratie, revient sans cesse dans les discours de Démosthène. Il parle de lui-même d’une manière digne, c’est-à-dire, rapide et indifférente.

J’examinerai, dans le chapitre suivant, quelques-unes des raisons politiques de la différence qui existe entre Cicéron et Démosthène. Ce qu’on peut remarquer en général dans les orateurs grecs, c’est qu’ils ne se servent que d’un petit nombre d’idées principales, soit qu’on ne puisse frapper le peuple qu’avec peu d’arguments exprimés fortement et longtemps développés, soit que les harangues des Grecs eussent le même défaut que leur littérature, l’uniformité. Les anciens, pour la plupart, n’ont pas une grande variété de pensées. Leurs écrits sont comme la musique des Écossais, qui composent des airs avec cinq notes, dont la parfaite harmonie éloigne toute critique, sans captiver profondément l’intérêt.

Enfin les Grecs, tout étonnants qu’ils sont, laissent peu de regrets. C’est ainsi que devait être un peuple qui commençait la civilisation du monde. Ils ont toutes les qualités nécessaires pour exciter le développement de l’esprit humain ; mais on n’éprouve point, en les voyant disparaître de l’histoire, la même douleur qu’inspire la perte du nom et du caractère des Romains. Les mœurs, les habitudes, les connaissances philosophiques, les succès militaires, tout semble, chez les Grecs, ne devoir être que passager ; c’est la semence que le vent emportera dans tous les lieux de la terre, et qui ne restera point où elle est née.

L’amour de la réputation était le principe de toutes les actions des Grecs ; ils étudiaient, pour être admirés ; ils supportaient la douleur, pour exciter l’intérêt ; ils adoptaient des opinions, pour avoir des disciples ; ils défendaient leur patrie, pour la gouverner21. Mais ils n’avaient point ce sentiment intime, cette volonté réfléchie, cet esprit national, ce dévouement patriotique qui ont distingué les Romains. Les Grecs devaient donner l’impulsion à la littérature et aux beaux-arts ; les Romains ont fait porter au monde l’empreinte de leur génie.