(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XI. De la littérature du Nord » pp. 256-269
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XI. De la littérature du Nord » pp. 256-269

Chapitre XI.
De la littérature du Nord

Il existe, ce me semble, deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l’origine38. Les Grecs, les Latins, les Italiens, les Espagnols et les Français du siècle de Louis XIV, appartiennent au genre de littérature que j’appellerai la littérature du Midi. Les ouvrages anglais, les ouvrages allemands, et quelques écrits des Danois et des Suédois doivent être classés dans la littérature du Nord, dans celle qui a commencé par les bardes écossais, les Fables islandaises, et les Poésies scandinaves. Avant de caractériser les écrivains anglais et les écrivains allemands, il me paraît nécessaire de considérer d’une manière générale les principales différences des deux hémisphères de la littérature.

Les Anglais et les Allemands ont, sans doute, souvent imité les anciens. Ils ont retiré d’utiles leçons de cette étude féconde ; mais leurs beautés originales portant l’empreinte de la mythologie du Nord, ont une sorte de ressemblance, une certaine grandeur poétique dont Ossian est le premier type. Les poètes anglais, pourra-t-on dire, sont remarquables par leur esprit philosophique ; il se peint dans tous leurs ouvrages ; mais Ossian n’a presque jamais d’idées réfléchies : il raconte une suite d’événements et d’impressions. Je réponds à cette objection que les images et les pensées les plus habituelles, dans Ossian, sont celles qui rappellent la brièveté de la vie, le respect pour les morts, l’illustration de leur mémoire, le culte de ceux qui restent envers ceux qui ne sont plus. Si le poète n’a réuni à ces sentiments ni des maximes de morale ni des réflexions philosophiques, c’est qu’à cette époque l’esprit humain n’était point encore susceptible de l’abstraction nécessaire pour concevoir beaucoup de résultats. Mais l’ébranlement que les chants ossianiques causent à l’imagination, dispose la pensée aux méditations les plus profondes.

La poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme, que toute autre disposition de l’âme. Les poètes anglais qui ont succédé aux Bardes écossais, ont ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux même devaient faire naître ; mais ils ont conservé l’imagination du Nord, celle qui plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages ; celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. L’imagination des hommes du Nord s’élance au-delà de cette terre dont ils habitent les confins ; elle s’élance à travers les nuages qui bordent leur horizon, et semblent représenter l’obscur passage de la vie à l’éternité.

L’on ne peut décider d’une manière générale entre les deux genres de poésie dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord ; mais ce dont il s’agit maintenant, c’est d’examiner ses caractères distinctifs.

Le climat est certainement l’une des raisons principales des différences qui existent entre les images qui plaisent dans le Nord, et celles qu’on aime à se rappeler dans le Midi. Les rêveries des poètes peuvent enfanter des objets extraordinaires ; mais les impressions d’habitude se retrouvent nécessairement dans tout ce que l’on compose. Éviter le souvenir de ces impressions, ce serait perdre le plus grand des avantages, celui de peindre ce qu’on a soi-même éprouvé. Les poètes du Midi mêlent sans cesse l’image de la fraîcheur, des bois touffus, des ruisseaux limpides, à tous les sentiments de la vie. Ils ne se retracent pas même les jouissances du cœur, sans y mêler l’idée de l’ombre bienfaisante qui doit les préserver des brûlantes ardeurs du soleil. Cette nature si vive qui les environne, excite en eux plus de mouvements que de pensées. C’est à tort, ce me semble, qu’on a dit que les passions étaient plus violentes dans le Midi que dans le Nord. On y voit plus d’intérêts divers, mais moins d’intensité dans une même pensée ; or c’est la fixité qui produit les miracles de la passion et de la volonté.

Les peuples du Nord sont moins occupés des plaisirs que de la douleur ; et leur imagination n’en est que plus féconde. Le spectacle de la nature agit fortement sur eux ; elle agit comme elle se montre dans leurs climats, toujours sombre et nébuleuse. Sans doute les diverses circonstances de la vie peuvent varier cette disposition à la mélancolie ; mais elle porte seule l’empreinte de l’esprit national. Il ne faut chercher dans un peuple, comme dans un homme, que son trait caractéristique : tous les autres sont l’effet de mille hasards différents ; celui-là seul constitue son être.

La poésie du Nord convient beaucoup plus que celle du Midi à l’esprit d’un peuple libre. Les premiers inventeurs connus de la littérature du Midi, les Athéniens, ont été la nation du monde la plus jalouse de son indépendance. Néanmoins il était plus facile de façonner à la servitude les Grecs que les hommes du Nord. L’amour des arts, la beauté du climat, toutes ces jouissances prodiguées aux Athéniens, pouvaient leur servir de dédommagement. L’indépendance était le premier et l’unique bonheur des peuples septentrionaux. Une certaine fierté d’âme, un détachement de la vie, que font naître, et l’âpreté du sol, et la tristesse du ciel, devaient rendre la servitude insupportable ; et longtemps avant que l’on connût en Angleterre, et la théorie des constitutions, et l’avantage des gouvernements représentatifs, l’esprit guerrier que les poésies erses et scandinaves chantent avec tant d’enthousiasme, donnait à l’homme une idée prodigieuse de sa force individuelle et de la puissance de sa volonté. L’indépendance existait pour chacun, avant que la liberté fût constituée pour tous.

La philosophie, à la renaissance des lettres, a commencé par les nations septentrionales, dans les habitudes religieuses desquelles la raison trouvait à combattre infiniment moins de préjugés que dans celles des peuples méridionaux. La poésie antique du Nord suppose beaucoup moins de superstition que la mythologie grecque. Il y a quelques dogmes et quelques fables absurdes dans l’Edda ; mais les idées religieuses du Nord conviennent presque toutes à la raison exaltée. Les ombres penchées sur les nuages ne sont que des souvenirs animés par des images sensibles39.

Les émotions causées par les poésies ossianiques, peuvent se reproduire dans toutes les nations, parce que leurs moyens d’émouvoir sont tous pris dans la nature ; mais il faut un talent prodigieux pour introduire, sans affectation, la mythologie grecque dans la poésie française. Rien ne doit être, en général, si froid et si recherché que des dogmes religieux transportés dans un pays où ils ne sont reçus que comme des métaphores ingénieuses. La poésie du Nord est rarement allégorique ; aucun de ses effets n’a besoin de superstitions locales pour frapper l’imagination. Un enthousiasme réfléchi, une exaltation pure, peuvent également convenir à tous les peuples ; c’est la véritable inspiration poétique dont le sentiment est dans tous les cœurs, mais dont l’expression est le don du génie. Elle entretient une rêverie céleste qui fait aimer la campagne et la solitude : elle porte souvent le cœur vers les idées religieuses, et doit exciter dans les êtres privilégiés le dévouement des vertus et l’inspiration des pensées élevées.

Ce que l’homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l’incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune ; ils arrondissent, pour ainsi dire, leur existence, et suppléent à ce qui peut leur manquer encore, par les illusions de la vanité ; mais le sublime de l’esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d’échapper aux bornes qui circonscrivent l’imagination. L’héroïsme de la morale, l’enthousiasme de l’éloquence, l’ambition de la gloire donnent des jouissances surnaturelles qui ne sont nécessaires qu’aux âmes à la fois exaltées et mélancoliques, fatiguées de tout ce qui se mesure, de tout ce qui est passager, d’un terme enfin, à quelque distance qu’on le place. C’est cette disposition de l’âme, source de toutes les passions généreuses, comme de toutes les idées philosophiques, qu’inspire particulièrement la poésie du Nord.

Je suis loin de comparer le génie d’Homère à celui d’Ossian. Ce que nous connaissons d’Ossian ne peut être considéré comme un ouvrage ; c’est un recueil des chansons populaires qui se répétaient dans les montagnes d’Écosse. Avant qu’Homère eût composé son poëme, d’anciennes traditions existaient sans doute en Grèce. Les poésies d’Ossian ne sont pas plus avancées dans l’art poétique, que ne devaient l’être les chants des Grecs avant Homère40. Aucune parité ne peut donc être établie avec justice entre l’Iliade et le poëme de Fingal. Mais on peut toujours juger si les images de la nature, telles qu’elles sont représentées dans le Midi, excitent des émotions aussi nobles et aussi pures que celles du Nord ; si les images du Midi, plus brillantes à quelques égards, font naître autant de pensées, ont un rapport aussi immédiat avec les sentiments de l’âme ; les idées philosophiques s’unissent comme d’elles-mêmes aux images sombres. La poésie du Midi, loin de s’accorder comme celle du Nord, avec la méditation, et d’inspirer, pour ainsi dire, ce que la réflexion doit prouver, la poésie voluptueuse exclut presque entièrement les idées d’un certain ordre.

On reproche à Ossian sa monotonie. Ce défaut existe moins dans les diverses poésies qui dérivent de la sienne, celle des Anglais et des Allemands. La culture, l’industrie, le commerce ont varié de plusieurs manières les tableaux de la campagne ; néanmoins l’imagination septentrionale conservant toujours à peu près le même caractère, on doit trouver encore, même dans Young, Thomson, Klopstock, etc., une sorte d’uniformité. La poésie mélancolique ne peut pas se varier sans cesse. Le frémissement que produisent dans tout notre être de certaines beautés de la nature, est une sensation toujours la même ; l’émotion que nous causent les vers qui nous retracent cette sensation, a beaucoup d’analogie avec l’effet de l’harmonica. L’âme, doucement ébranlée, se plaît dans la prolongation de cet état, aussi longtemps qu’il lui est possible de le supporter. Et ce n’est pas le défaut de la poésie, c’est la faiblesse de nos organes qui nous fait sentir la fatigue au bout de quelque temps ; ce qu’on éprouve alors, ce n’est pas l’ennui de la monotonie, c’est la lassitude que causerait le plaisir trop continu d’une musique aérienne.

Les grands effets dramatiques des Anglais, et après eux des Allemands, ne sont point tirés des sujets grecs, ni de leurs dogmes mythologiques. Les Anglais et les Allemands excitent la terreur par d’autres superstitions plus analogues aux crédulités des derniers siècles. Ils ont su l’exciter surtout par la peinture du malheur, que ces âmes énergiques et profondes ressentaient si douloureusement. C’est, comme je l’ai déjà dit, des opinions religieuses que dépend, en grande partie, l’effet que produit sur l’homme l’idée de la mort. Les bardes écossais ont eu, dans tous les temps, un culte plus sombre et plus spiritualisé que celui du Midi. La religion chrétienne, qui, séparée des inventions sacerdotales, est assez rapprochée du pur déisme, a fait disparaître ce cortège d’imagination qui environnait l’homme aux portes du tombeau. La nature, que les anciens avaient peuplée d’êtres protecteurs qui habitaient les forêts et les fleuves, et présidaient à la nuit comme au jour ; la nature est rentrée dans sa solitude, et l’effroi de l’homme s’en est accru. La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même. Les tragiques du Nord ne se sont pas toujours contentés des effets naturels qui naissent du tableau des affections de l’âme, ils se sont aidés des apparitions, des spectres, d’une sorte de superstition analogue à leur sombre imagination ; mais quelque profonde que soit la terreur qu’on peut produire une fois avec de tels moyens, c’est plutôt un défaut qu’une beauté.

Le talent du poète dramatique s’augmente lorsqu’il vit au milieu d’une nation qui ne se prête pas trop facilement à la crédulité. Il faut alors qu’il cherche dans le cœur humain les sources de l’émotion, qu’il fasse sortir d’une expression éloquente, d’un sentiment de l’âme, d’un remords solitaire, les fantômes effrayants qui doivent frapper l’imagination. Le merveilleux étonne ; mais de quelque manière qu’on le combine, il n’égalera jamais l’impression d’un événement naturel, lorsque cet événement rassemble tout ce qui peut remuer les affections de l’âme, et les Euménides poursuivant Oreste, sont moins terribles que le sommeil de lady Macbeth.

Les peuples septentrionaux, à en juger par les traditions qui nous restent et par les mœurs des Germains, ont eu de tout temps un respect pour les femmes, inconnu aux peuples du Midi ; elles jouissaient dans le Nord de l’indépendance, tandis qu’on les condamnait ailleurs à la servitude. C’est encore une des principales causes de la sensibilité qui caractérise la littérature du Nord.

L’histoire de l’amour, dans tous les pays, peut être considérée sous un point de vue philosophique. Il semble que la peinture de ce sentiment devrait dépendre uniquement de ce qu’éprouve l’écrivain qui l’exprime. Et tel est cependant l’ascendant qu’exercent sur les écrivains les mœurs qui les environnent, qu’ils y soumettent jusqu’à la langue de leurs affections les plus intimes. Il se peut que Pétrarque ait été plus amoureux dans sa vie que l’auteur de Werther, que plusieurs poètes anglais, tels que Pope, Thomson, Otway. Néanmoins ne croirait-on pas, en lisant les écrivains du Nord, que c’est une autre nature, d’autres relations, un autre monde ? La perfection de quelques-unes de ces poésies prouve, sans doute, le génie de leurs auteurs ; mais il n’en est pas moins certain qu’en Italie les mêmes hommes n’auraient pas composé les mêmes écrits, quand ils auraient ressenti la même passion ; tant il est vrai que les ouvrages littéraires ayant le succès pour but, l’on y retrouve communément moins de traces du caractère personnel de l’écrivain, que de l’esprit général de sa nation et de son siècle.

Enfin ce qui donne en général aux peuples modernes du Nord un esprit plus philosophique qu’aux habitants du Midi, c’est la religion protestante que ces peuples ont presque tous adoptée. La réformation est l’époque de l’histoire qui a le plus efficacement servi la perfectibilité de l’espèce humaine. La religion protestante ne renferme dans son sein aucun germe actif de superstition, et donne cependant à la vertu tout l’appui qu’elle peut tirer des opinions sensibles. Dans les pays où la religion protestante est professée, elle n’arrête en rien les recherches philosophiques, et maintient efficacement la pureté des mœurs. Ce serait sortir de mon sujet que de développer davantage une pareille question. Mais, je le demande aux penseurs éclairés, s’il existe un moyen de lier la morale à l’idée d’un Dieu, sans que jamais ce moyen puisse devenir un instrument de pouvoir dans la main des hommes ; une religion ainsi conçue ne serait-elle pas le plus grand bonheur que l’on pût assurer à la nature humaine ! à la nature humaine tous les jours plus aride, tous les jours plus à plaindre, et qui brise chaque jour quelques-uns des liens formés par la délicatesse, l’affection ou la bonté.