(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365

Chapitre XVII.
De la littérature allemande56

La littérature allemande ne date que de ce siècle. Jusqu’alors les Allemands s’étaient occupés des sciences et de la métaphysique avec beaucoup de succès ; mais ils avaient plus écrit en latin que dans leur langue naturelle ; et l’on n’apercevait encore aucun caractère original dans les productions de leur esprit. Les causes qui ont retardé les progrès de la littérature allemande, s’opposent encore, sous quelques rapports, à sa perfection ; et c’est d’ailleurs un désavantage véritable pour une littérature, que de se former plus tard que celle de plusieurs autres peuples environnants : car l’imagination des littératures déjà existantes, tient souvent alors la place du génie national. Considérons d’abord les causes principales qui modifient l’esprit de la littérature en Allemagne, le caractère des ouvrages vraiment beaux qu’elle a produits, et les inconvénients dont elle doit se garantir.

La division des états excluant une capitale unique, où toutes les ressources de la nation se concentrent, où tous les hommes distingués se réunissent, le goût doit se former plus difficilement en Allemagne qu’en France. L’émulation multiplie ses effets dans un grand nombre de petites sphères ; mais on ne juge pas, mais on ne critique pas avec sévérité, lorsque chaque ville veut avoir des hommes supérieurs dans son sein. La langue doit aussi se fixer difficilement, lorsqu’il existe diverses universités, diverses académies d’une égale autorité, sur les questions littéraires. Beaucoup d’écrivains se croient alors le droit d’inventer sans cesse des mots nouveaux ; et ce qui semble de l’abondance, amène la confusion.

Il est reconnu, je crois, que la fédération est un système politique très favorable au bonheur et à la liberté, mais il nuit presque toujours au plus grand développement possible : des arts et des talents, pour lesquels la perfection du goût est nécessaire. La communication habituelle de tous les hommes distingués, leur réunion dans un centre commun, établit une sorte de législation littéraire, qui dirige tous les esprits dans la meilleure route.

Le régime féodal auquel l’Allemagne est soumise, ne lui permet pas de jouir de tous les avantages politiques attachés à la fédération. Néanmoins la littérature allemande porte le caractère de la littérature d’un peuple libre ; et la raison en est évidente. Les hommes de lettres d’Allemagne vivent entre eux en république ; plus il y a d’abus révoltants dans le despotisme des rangs, plus les hommes éclairés se séparent de la société et des affaires publiques. Ils considèrent toutes les idées dans leurs rapports naturels ; les institutions qui existent chez eux sont trop contraires aux plus simples notions de la philosophie, pour qu’ils puissent en rien y soumettre leur raison.

Les Anglais sont moins indépendants que les Allemands dans leur manière générale de considérer tout ce qui tient aux idées religieuses et politiques. Les Anglais trouvent le repos et la liberté dans l’ordre de choses qu’ils ont adopté, et consentent à la modification de quelques principes philosophiques. Ils respectent leur propre bonheur ; ils ménagent de certains préjugés, comme l’homme qui aurait épousé la femme qu’il aime serait enclin à soutenir l’indissolubilité du mariage. Les philosophes d’Allemagne, entourés d’institutions vicieuses, sans excuses, comme sans avantages, se sont entièrement livrés à l’examen rigoureux des vérités naturelles.

La division des gouvernements, sans donner la liberté politique, établit presque nécessairement la liberté de la presse. Il n’existe ni religion dominante, ni opinion dominante dans un pays ainsi partagé : les pouvoirs établis se maintiennent par la protection des grandes puissances ; mais l’empire de chaque gouvernement sur ses sujets est extrêmement limité par l’opinion ; et l’on peut parler sur tout, quoiqu’il ne soit possible d’agir sur rien.

La société ayant encore beaucoup moins d’agréments en Allemagne qu’en Angleterre, la plupart des philosophes vivent solitaires, et l’intérêt des affaires publiques, si puissant chez les Anglais, n’existe presque point parmi les Allemands. Les princes traitent avec distinction les hommes de lettres ; ils leur accordent souvent des marques d’honneur. Néanmoins la plupart des gouvernements n’appellent que les anciens nobles à se mêler de la politique ; et il n’y a d’ailleurs que les gouvernements représentatifs qui donnent à toutes les classes un intérêt direct aux affaires publiques. L’esprit des hommes de lettres doit donc se tourner vers la contemplation de la nature et l’examen d’eux-mêmes.

Ils excellent dans la peinture des affections douloureuses et des images mélancoliques. À cet égard, ils se rapprochent de toutes les littératures du Nord, des littératures ossianiques ; mais leur vie méditative leur inspire une sorte d’enthousiasme pour le beau ; d’indignation contre les abus de l’ordre social, qui les préserve de l’ennui dont les Anglais sont susceptibles dans les vicissitudes de leur carrière. Les hommes éclairés, en Allemagne, n’existent que pour l’étude, et leur esprit se soutient en lui-même par une sorte d’activité intérieure, plus continuelle et plus vive que celle des Anglais.

En Allemagne, les idées sont encore ce qui intéresse le plus au monde. Il n’y a rien d’assez grand ni d’assez libre dans les gouvernements, pour que les philosophes puissent préférer les jouissances du pouvoir à celles de la pensée ; et leur âme ne se refroidit point par des rapports trop continuels avec les hommes.

Les ouvrages des Allemands sont d’une utilité moins pratique que ceux des Anglais ; ils se livrent davantage aux combinaisons systématiques, parce que n’ayant point d’influence par leurs écrits sur les institutions de leurs pays, ils s’abandonnent sans but positif au hasard de leurs pensées ; ils adoptent successivement toutes les sectes mystiquement religieuses ; ils trompent de mille manières le temps et la vie, qu’ils ne peuvent employer que par la méditation. Mais il n’est point de pays où les écrivains aient mieux approfondi les sentiments de l’homme passionné, les souffrances de l’âme, et les ressources philosophiques qui peuvent aider à les supporter. Le caractère général de la littérature est le même dans tous les pays du Nord ; mais les traits distinctifs du genre allemand tiennent à la situation politique et religieuse de l’Allemagne.

Le livre par excellence que possèdent les Allemands, et qu’ils peuvent opposer aux chefs-d’œuvre des autres langues, c’est Werther. Comme on l’appelle un roman, beaucoup de gens ne savent pas que c’est un ouvrage. Mais je n’en connais point qui renferme une peinture plus frappante et plus vraie des égarements de l’enthousiasme, une vue plus perçante dans le malheur, dans cet abîme de la nature, où toutes les vérités se découvrent à l’œil qui sait les y chercher.

Le caractère de Werther ne peut être celui du grand nombre des hommes. Il représente dans toute sa force le mal que peut faire un mauvais ordre social à un esprit énergique ; il se rencontre plus souvent en Allemagne que partout ailleurs. On a voulu blâmer l’auteur de Werther de supposer au héros de son roman une autre peine que celle de l’amour, de laisser voir dans son âme la vive douleur d’une humiliation, et le ressentiment profond contre l’orgueil des rangs, qui a causé cette humiliation ; c’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de génie de l’ouvrage. Goethe voulait peindre un être souffrant par toutes les affections d’une âme tendre et fière ; il voulait peindre ce mélange de maux, qui seul peut conduire un homme au dernier degré du désespoir. Les peines de la nature peuvent laisser encore quelques ressources : il faut que la société jette ses poisons dans la blessure, pour que la raison soit tout à fait altérée, et que la mort devienne un besoin.

Quelle sublime réunion l’on trouve dans Werther, de pensées et de sentiments, d’entraînement et de philosophie ! Il n’y a que Rousseau et Goethe qui aient su peindre la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter. Cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent, refroidirait l’intérêt, si tout autre qu’un homme de génie voulait le tenter. Mais rien n’émeut davantage que ce mélange de douleurs et de méditations, d’observations et de délire, qui représente l’homme malheureux se contemplant par la pensée, et succombant à la douleur, dirigeant son imagination sur lui-même, assez fort pour se regarder souffrir, et néanmoins incapable de porter à son âme aucun secours.

On a dit encore que Werther était dangereux, qu’il exaltait les sentiments au lieu de les diriger ; et quelques exemples du fanatisme qu’il a excité confirment cette assertion. L’enthousiasme que Werther a excité, surtout en Allemagne, tient à ce que cet ouvrage est tout à fait dans le caractère national. Ce n’est pas Goethe qui l’a créé, c’est lui qui l’a su peindre. Tous les esprits en Allemagne, comme je l’ai dit, sont disposés à l’enthousiasme : or, Werther fait du bien aux caractères de cette nature.

L’exemple du suicide ne peut jamais être contagieux. Ce n’est pas d’ailleurs le fait inventé dans un roman, ce sont les sentiments qu’on y développe qui laissent une trace profonde ; et cette maladie de l’âme qui prend sa source dans une nature élevée, et finit cependant par rendre la vie odieuse, cette maladie de l’âme, dis-je, est parfaitement décrite dans Werther. Tous les hommes sensibles et généreux se sont sentis quelquefois prêts d’en être atteints ; et souvent peut-être des créatures excellentes que poursuivaient l’ingratitude et la calomnie, ont dû se demander si la vie, telle qu’elle est, pouvait être supportée par l’homme vertueux, si l’organisation entière de la société ne pesait pas sur les âmes vraies et tendres, et ne leur rendait pas l’existence impossible.

La lecture de Werther apprend à connaître comment l’exaltation de l’honnêteté même peut conduire à la folie ; elle fait voir à quel degré de sensibilité l’ébranlement devient trop fort pour qu’on puisse soutenir les événements même les plus naturels. On est averti des penchants coupables, par toutes les réflexions, par toutes les circonstances, par tous les traités de morale ; mais lorsqu’on se sent une nature généreuse et sensible, on s’y confie entièrement, et l’on peut arriver au dernier degré du malheur, sans que rien vous ait fait connaître la suite d’erreurs qui vous y a conduit. C’est à ces sortes de caractères que l’exemple du sort de Werther est utile ; c’est un livre qui rappelle à la vertu la nécessité de la raison57.

La Messiade de Klopstock, à travers une foule innombrable de défauts, de longueurs, de mysticités, d’obscurités inexplicables, contient des beautés du premier ordre. Le caractère d’Abbadona, subissant les destinées d’un coupable en conservant l’amour de la vertu, unissant les facultés d’un ange avec les souffrances de l’enfer, est une idée tout à fait neuve. Cette vérité dans les expressions de l’amour et les tableaux de la nature, à travers toutes les inventions les plus bizarres, produit un effet remarquable.

L’étonnement que causerait l’idée de la mort à qui l’apprendrait pour la première fois, est peint avec une touchante énergie dans un chant de la Messiade. Un habitant d’une planète où la vie n’a point de terme, interroge un ange qui lui donne des nouvelles de notre terre, sur ce que c’est que la mort. « Quoi ! lui dit-il, il est vrai que vous connaissez un pays où le fils peut être pour jamais séparé de celle qui lui a prodigué les plus tendres marques d’affection pendant les premières années de sa vie ! où la mère peut se voir enlever l’enfant sur lequel reposait tout son avenir ! un pays où cependant on connaît l’amour, où deux êtres se dévouent l’un à l’autre, vivent longtemps à deux, puis savent exister seuls ! Se peut-il que, sur cette terre, on veuille du don de la vie, lorsqu’elle ne sert qu’à former des liens que doit briser la mort, qu’à aimer ce qu’il faut perdre, qu’à recueillir dans son cœur une image dont l’objet peut disparaître du monde où l’on reste encore après lui ! » En commençant la lecture de la Messiade, on croit entrer dans une atmosphère sombre où l’on se perd souvent, où l’on distingue quelquefois des objets admirables, mais qui vous fait éprouver constamment une sorte de tristesse dont la sensation n’est pas dépourvue de quelque douceur.

Les tragédies allemandes, et en particulier celles de Schiller, contiennent des beautés qui supposent toujours une âme forte. En France, la finesse de l’esprit, le tact des convenances, la crainte du ridicule, affaiblissent souvent, à quelques égards, la vivacité des impressions. Accoutumé à veiller sur soi-même, on perd nécessairement, au milieu de la société, ces mouvements impétueux qui développent à tous les regards ce qu’il y a de plus vrai dans les affections de l’âme. Mais en lisant les tragédies allemandes qui ont acquis de la célébrité, l’on trouve souvent des mots, des expressions, des idées qui vous révèlent en vous-même des sentiments étouffés ou contenus par la régularité des rapports et des liens de la société. Ces expressions vous raniment, vous transportent, vous persuadent un moment que vous allez vous élever au-dessus de tous les égards factices, de toutes les formes commandées, et qu’après une longue contrainte, le premier ami que vous retrouverez, c’est votre propre caractère, c’est vous-même. Les Allemands sont très distingués comme peintres de la nature. Gessner, Zacharie, plusieurs poètes dans le genre pastoral, font aimer la campagne, et paraissent inspirés par ses douces impressions. Ils la décrivent telle qu’elle doit frapper des regards attentifs, lorsque les soins de la culture, les travaux champêtres, qui rappellent la présence de l’homme et les jouissances de la vie tranquille, sont d’accord avec la disposition de l’âme. Il faut qu’elle soit dans une situation paisible pour goûter de tels écrits. Lorsque les passions agitent l’existence, le calme extérieur de la nature est un tourment de plus. Les aspects sombres et sauvages, les objets tristes qui nous environnent, aident à supporter la douleur qu’on éprouve au dedans de soi.

La tragédie de Goetz de Berlichingen, et quelques romans connus, sont remplis de ces souvenirs de chevalerie si piquants pour l’imagination, et dont les Allemands savent faire un usage intéressant et varié. Après avoir parcouru les principales beautés de la littérature des Allemands, je dois arrêter l’attention sur les défauts de leurs écrivains, et sur les conséquences que ces défauts pourraient avoir, si l’on ne parvenait pas à les corriger.

Le genre exalté est celui de tous dans lequel il est le plus aisé de se tromper ; il faut un grand talent pour ne pas s’écarter de la vérité, en peignant une nature au-dessus des sentiments habituels ; et il n’y a pas d’infériorité supportable dans la peinture de l’enthousiasme. Werther a produit plus de mauvais imitateurs qu’aucun autre chef-d’œuvre de littérature : et le manque de naturel est plus révoltant dans les écrits où l’auteur veut mettre de l’exaltation, que dans tous les autres. Wieland a très bien développé, dans son Pérégrinus Protée, les inconvénients de cet enthousiasme factice, si différent de l’inspiration du génie. Les Allemands sont beaucoup plus indulgents que nous à cet égard ; ils souffrent aussi, souvent même ils applaudissent une certaine quantité d’idées triviales en philosophie, sur la richesse, la bienfaisance, la naissance, le mérite, etc., lieux communs qui refroidiraient en France toute espèce d’intérêt. Les Allemands écoutent encore avec plaisir les pensées les plus connues, quoique leur esprit en découvre chaque jour de nouvelles.

La langue des Allemands n’est pas fixée ; chaque écrivain a son style, et des milliers d’hommes se croient écrivains. Comment la littérature peut-elle se former dans un pays où l’on publie près de trois mille volumes par an ? Il est trop aisé d’écrire l’allemand assez bien pour être imprimé ; trop d’obscurités sont permises, trop de licences tolérées, trop d’idées communes accueillies, trop de mots réunis ensemble ou nouvellement créés ; il faut que la difficulté du style soit de nature à décourager au moins les esprits tout à fait médiocres. Le vrai talent a peine à se reconnaître au milieu de cette foule innombrable de livres : il parvient à la fin, sans doute, à se distinguer ; mais le goût général se gâte de plus en plus par tant de lectures insipides, et les occupations littéraires elles-mêmes doivent finir par perdre de leur considération.

Les Allemands manquent quelquefois de goût dans les écrits qui appartiennent à leur imagination naturelle ; ils en manquent plus souvent encore par imitation. Parmi leurs écrivains, ceux qui ne possèdent pas un génie tout à fait original, empruntent, les uns les défauts de la littérature anglaise, et les autres ceux de la littérature française. J’ai déjà tâché de faire sentir, en analysant Shakespeare, que ses beautés ne pouvaient être égalées que par un génie semblable au sien, et que ses défauts devaient être soigneusement évités. Les Allemands ressemblent aux Anglais sous quelques rapports ; ce qui fait qu’ils s’égarent beaucoup moins en étudiant les auteurs anglais qu’en imitant les auteurs français. Néanmoins ils ont aussi pour système de mettre en contraste la nature vulgaire avec la nature héroïque, et ils diminuent ainsi l’effet d’un très grand nombre de leurs plus belles pièces.

À ce défaut, qui leur est commun avec les Anglais, ils joignent un certain goût pour la métaphysique des sentiments, qui refroidit souvent les situations les plus touchantes. Comme ils sont naturellement penseurs et méditatifs, ils placent leurs idées abstraites, et les développements et les définitions dont leurs têtes sont occupées, dans les scènes les plus passionnées ; et les héros, et les femmes, et les anciens, et les modernes tiennent tous quelquefois le langage, d’un philosophe allemand. C’est un défaut réel dont les écrivains doivent se préserver. Leur génie leur inspire souvent les expressions les plus simples pour les passions les plus nobles ; mais quand ils se perdent dans l’obscurité, l’intérêt ne peut plus les suivre, ni la raison les approuver.

On a souvent reproché aux écrivains allemands de manquer de grâce et de gaieté. Quelques-uns d’entre eux craignant ce reproche, dont les Anglais se glorifient, veulent imiter en littérature le goût français ; et ils tombent alors dans des fautes d’autant plus graves, qu’étant sortis de leur caractère naturel, ils n’ont plus ces beautés énergiques et touchantes qui faisaient oublier toutes les imperfections. Il ne fallait pas moins que les circonstances particulières à l’ancienne France, et dans la France, à Paris, pour atteindre à ce charme de grâce et de gaieté qui caractérisait quelques écrivains avant la révolution. Il en est une foule, parmi nous, qui ont échoué dans leurs essais au milieu des meilleurs modèles. Les Allemands ne sont pas même certains de bien choisir lorsqu’ils veulent imiter.

On peut croire, en Allemagne, que Crébillon et Dorat sont des écrivains pleins de grâce, et charger la copie d’un style déjà si maniéré, qu’il est presque insupportable aux Français. Les auteurs allemands qui trouveraient au fond de leur âme tout ce qui peut émouvoir les hommes de tous les pays, mêlant ensemble la mythologie grecque et la galanterie française, se font un genre où la nature et la vérité sont évitées avec un soin presque scrupuleux. En France, la puissance du ridicule finit toujours par ramener à la simplicité ; mais dans un pays, comme l’Allemagne, où le tribunal de la société a si peu de force et si peu d’accord, il ne faut rien risquer dans le genre qui exige l’habitude la plus constante et le tact le plus fin de toutes les contenances de l’esprit. Il faut s’en tenir aux principes universels de la haute littérature, et n’écrire que sur les sujets où il suffit de la nature et de la raison pour se guider.

Les Allemands ont quelquefois le défaut de vouloir mêler aux ouvrages philosophiques une sorte d’agrément qui ne convient en aucune manière aux écrits sérieux58. Ils croient ainsi se mettre à la portée de leurs lecteurs ; mais il ne faut jamais supposer à ceux qui nous lisent, des facultés inférieures aux nôtres : il convient mieux d’exprimer ses pensées telles qu’on les a conçues. On ne doit pas se mettre au niveau du plus grand nombre, mais tendre au plus haut terme de perfection possible : le jugement du public est toujours, à la fin, celui des hommes les plus distingués de la nation.

C’est quelquefois aussi par un désir mal entendu de plaire aux femmes, que les Allemands veulent unir ensemble le sérieux et la frivolité. Les Anglais n’écrivent point pour les femmes ; les Français les ont rendues, par le rang qu’ils leur ont accordé dans la société, d’excellents juges de l’esprit et du goût ; les Allemands doivent les aimer, comme les Germains d’autrefois, en leur supposant quelques qualités divines. Il faut mettre du culte et non de la condescendance dans les relations avec elles.

Enfin, pour faire admettre des vérités philosophiques dans un pays où elles ne sont point encore publiquement adoptées, on a cru nécessaire de les revêtir de la forme d’un conte, d’un dialogue, ou d’un apologue, et Wieland en particulier s’est acquis une grande réputation dans ce genre. Peut-être un détour était-il quelquefois nécessaire pour enseigner la vérité. Peut-être fallait-il faire dire aux anciens ce qu’on voulait apprendre aux modernes, et rappeler le passé comme servant d’allégorie pour le présent. L’on ne peut juger jusqu’à quel point les ménagements employés par Wieland sont politiquement nécessaires ; mais je répéterai59 que, sous le rapport du mérite littéraire, l’on se tromperait en croyant donner plus de piquant aux vérités philosophiques par le mélange des personnages et des aventures qui servent de prétexte aux raisonnements. On ôte à l’analyse sa profondeur, au roman son intérêt en les réunissant ensemble. Pour que les événements inventés vous captivent, il faut qu’ils se succèdent avec une rapidité dramatique ; pour que les raisonnements amènent la conviction, il faut qu’ils soient suivis et conséquents ; et quand vous coupez l’intérêt par la discussion, et la discussion par l’intérêt, loin de reposer les bons esprits, vous fatiguez leur attention ; il faudrait beaucoup moins d’efforts pour suivre le fil d’une idée aussi loin que la réflexion peut la conduire, que pour reprendre et quitter sans cesse des raisonnements interrompus et des impressions brisées.

Les succès de Voltaire ont inspiré le désir de faire, à son exemple, des contes philosophiques ; mais il n’y a point d’imitation possible pour ce qui caractérise cette sorte d’écrits dans Voltaire, la gaieté piquante et la grâce toujours variée. Il se trouve sans doute un résultat philosophique à la fin de ses contes ; mais l’agrément et la tournure du récit sont tels, que vous ne vous apercevez du but que lorsqu’il est atteint : ainsi qu’une excellente comédie, dont, à la réflexion, vous sentez l’effet moral, mais qui ne vous frappe d’abord au théâtre que par son intérêt et son action.

Le sérieux de la raison, l’éloquence de la sensibilité, voilà ce qui doit être le partage de la littérature allemande ; ses essais dans les autres genres ont toujours été moins heureux.

Il n’est point de nation plus singulièrement propre aux études philosophiques. Leurs historiens, à la tête desquels il faut mettre Schiller et Müller, sont aussi distingués qu’on peut l’être en écrivant l’histoire moderne. Le régime féodal nuit extrêmement à l’intérêt des événements et des caractères ; il semble qu’on se représente, dans ce siècle guerrier, tous les grands hommes revêtus de la même armure, et presque aussi semblables entre eux que leurs casques et leurs boucliers.

Que de travaux pour les sciences, pour la métaphysique, honorent la nation allemande ! que de recherches ! que de persévérance ! Les Allemands n’ont point une patrie politique ; mais ils se sont fait une patrie littéraire et philosophique, pour la gloire de laquelle ils sont remplis du plus noble enthousiasme.

Un joug volontaire met cependant obstacle, à quelques égards, au degré de lumières qu’on pourrait acquérir en Allemagne, c’est l’esprit de secte : il tient dans la vie oisive la place de l’esprit de parti, et il a quelques-uns de ses inconvénients. Sans doute, avant de grossir le nombre des sectateurs d’un système, on applique toute son attention à le juger, on se décide pour ou contre, par l’exercice indépendant de sa raison. Le premier choix est libre ; mais ses suites ne le sont pas. Dès que les premières bases vous conviennent, vous adoptez, pour maintenir la secte, toutes les conséquences que le maître tire de ses principes. Une secte, quelque philosophique qu’elle soit dans son but, ne l’est jamais dans ses moyens. Il faut toujours inspirer une sorte de confiance aveugle pour effacer les dissidences individuelles ; car un grand nombre d’hommes, lorsque leur raison est libre, ne donne jamais un assentiment complété toutes les opinions d’un seul.

Il est encore une observation importante contre les systèmes nouveaux dont on veut faire une secte ; l’esprit humain marche trop lentement, pour qu’une suite quelconque d’idées justes puisse être trouvée à la fois. Un siècle développe deux ou trois idées de plus ; et ce siècle, avec raison, est illustre. Comment un seul homme pourrait-il donc avoir un enchaînement de pensées entièrement nouvelles ? D’ailleurs toutes les vérités sont susceptibles d’évidence, et l’évidence ne fait pas de secte. Il faut de la bizarrerie, et surtout du mystère, pour exciter dans les hommes ce qui est le mobile de l’esprit de secte, le besoin de se distinguer. Ce besoin devient réellement utile aux progrès des lumières, lorsqu’il excite l’émulation entre tous les talents, mais non lorsqu’il jette plusieurs esprits dans la dépendance d’un seul.

On a besoin, pour conquérir les empires, que les armées disciplinées reconnaissent le pouvoir d’un chef ; mais pour faire des progrès dans la carrière de la vérité, il faut que chaque homme y marche de lui-même, guidé par les lumières de son siècle, et non par les documents de tel parti60.

Les hommes éclairés de l’Allemagne ont, pour la plupart, un amour de la vertu, du beau dans tous les genres, qui donne à leurs écrits un grand caractère. Ce qui distingue leur philosophie, c’est d’avoir substitué l’austérité de la morale à la superstition religieuse. En France, on s’est contenté de renverser l’empire des dogmes. Mais quelle serait l’utilité des lumières pour le bonheur des nations, si ces lumières ne portaient avec elles que la destruction, si elles ne développaient jamais aucun principe de vie, et ne donnaient point à l’âme de nouveaux sentiments, de nouvelles vertus à l’appui d’antiques devoirs ? Les Allemands sont éminemment propres à la liberté, puisque déjà, dans leur révolution philosophique, ils ont su mettre à la place des barrières usées qui tombaient de vétusté, les bornes immuables de la raison naturelle.

Si par quelques malheurs invincibles la France était un jour destinée à perdre pour jamais tout espoir de liberté, c’est en Allemagne que se concentrerait le foyer des lumières ; et c’est dans son sein que s’établiraient, à une époque quelconque, les principes de la philosophie politique. Nos guerres avec les Anglais ont dû les rendre ennemis de tout ce qui rappelle la France ; mais une impartialité plus équitable dirigerait les opinions des Allemands.

Ils s’entendent mieux que nous à l’amélioration du sort des hommes ; ils perfectionnent les lumières, ils préparent la conviction ; et nous, c’est par la violence que nous avons tout essayé, tout entrepris, tout manqué. Nous n’avons fondé que des haines, et les amis de la liberté marchent au milieu de la nation, la tête baissée, rougissant des crimes des uns et calomniés par les préjugés des autres. Vous, nation éclairée, vous, habitants de l’Allemagne, qui peut-être une fois serez, comme nous, enthousiastes de toutes les idées républicaines, soyez invariablement fidèles à un seul principe, qui suffit, à lui seul, pour préserver de toutes les erreurs irréparables. Ne vous permettez jamais une action que la morale puisse réprouver ; n’écoutez point ce que vous diront quelques raisonneurs misérables sur la différence qu’on doit établir entre la morale des particuliers et celle des hommes publics. Cette distinction est d’un esprit faux et d’un cœur étroit ; et si nous périssions, ce serait pour l’avoir adoptée.

Voyez ce que fait le crime au milieu d’une nation ; des persécuteurs toujours agités, des persécutés toujours implacables ; aucune opinion qui paraisse innocente, aucun raisonnement qui puisse être écouté ; une foule de faits, de calomnies, de mensonges tellement accumulés sur toutes les têtes, que, dans la carrière civile, il reste à peine une considération pure, un homme auquel un autre homme veuille marquer de la condescendance ; aucun parti fidèle aux mêmes principes ; quelques hommes réunis par le lien d’une terreur commune, lien que rompt aisément l’espérance de pouvoir se sauver seul ; enfin une confusion si terrible entre les opinions généreuses et les actions coupables, entre les opinions serviles et les sentiments généreux, que l’estime errante ne sait où se fixer, et que la conscience se repose à peine avec sécurité sur elle-même.

Il suffit d’un jour où l’on ait pu prêter un appui par quelques pensées, par quelques discours, à des résolutions qui ont amené des cruautés et des souffrances ; il suffit de ce jour pour tourmenter la vie, pour détruire au fond du cœur, et le calme, et cette bienveillance universelle que faisait naître l’espoir de trouver des cœurs amis partout où l’on rencontrait des hommes. Ah ! que les nations encore honnêtes, que les hommes doués de talents politiques, qui ne peuvent se faire aucun reproche, conservent précieusement un tel bonheur ! et si leur révolution commence, qu’ils ne redoutent au milieu d’eux que les amis perfides qui leur conseilleront de persécuter les vaincus.

La liberté donne des forces pour sa défense, le concours des intérêts fait découvrir toutes les ressources nécessaires, l’impulsion des siècles renverse tout ce qui veut lutter pour le passé contre l’avenir : mais l’action inhumaine sème la discorde, perpétue les combats, sépare en bandes ennemies la nation entière ; et ces fils du serpent de Cadmus, auxquels un dieu vengeur n’avait donné la vie qu’en les condamnant à se combattre jusqu’à la mort, ces fils du serpent, c’est le peuple, au milieu duquel l’injustice a longtemps régné.