(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre premier. Idée générale de la seconde Partie » pp. 406-413
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre premier. Idée générale de la seconde Partie » pp. 406-413

Chapitre premier.
Idée générale de la seconde Partie

J’ai suivi l’histoire de l’esprit humain depuis Homère jusqu’en 1789. Dans mon orgueil national, je regardais l’époque de la révolution de France comme une ère nouvelle pour le monde intellectuel. Peut-être n’est-ce qu’un événement terrible ! peut-être l’empire d’anciennes habitudes ne permet-il pas que cet événement puisse amener de long temps ni une institution féconde, ni un résultat philosophique. Quoi qu’il en soit, cette seconde Partie contenant quelques idées générales sur les progrès de l’esprit humain, il peut être utile de développer ces idées, dussent-elles ne trouver leur application que dans un autre pays ou dans un autre siècle.

Je crois donc toujours intéressant d’examiner quel devrait être le caractère de la littérature d’un grand peuple, d’un peuple éclairé, chez lequel seraient établies la liberté, l’égalité politique, et les mœurs qui s’accordent avec ces institutions. Il n’est qu’une nation dans l’univers à laquelle puissent convenir dès à présent quelques-unes de ces réflexions : ce sont les Américains. Ils n’ont point encore de littérature formée : mais quand leurs magistrats sont appelés à s’adresser, de quelque manière, à l’opinion publique, ils possèdent éminemment le don de remuer toutes les affections de l’âme, par l’expression des vérités simples et des sentiments purs ; et c’est déjà connaître les plus utiles secrets du style. Qu’il soit donc admis que les considérations qu’on va lire, quoiqu’elles aient été composées pour la France en particulier, sont néanmoins susceptibles, sous divers rapports, d’une application plus générale.

Toutes les fois que je parle des modifications et des améliorations que l’on peut espérer dans la littérature française, je suppose toujours l’existence et la durée de la liberté et de l’égalité politique. En faut-il conclure que je croie à la possibilité de cette liberté et de cette égalité ? Je n’entreprends point de résoudre un tel problème. Je me décide encore moins à renoncer à un tel espoir. Mon but est de chercher à connaître quelle serait l’influence qu’auraient sur les lumières et sur la littérature les institutions qu’exigent ces principes, et les mœurs que ces institutions amèneraient.

Il est impossible de séparer ces observations, lorsqu’elles ont la France pour objet, des effets déjà produits par la révolution même : ces effets, l’on doit en convenir, sont au détriment des mœurs, des lettres et de la philosophie. Dans le cours de cet ouvrage j’ai montré comment le mélange des peuples du Nord et de ceux du Midi avait causé pendant un temps la barbarie, quoiqu’il en fût résulté, par la suite, de très grands progrès pour les lumières et la civilisation. L’introduction d’une nouvelle classe dans le gouvernement de France devait produire un effet semblable. Cette révolution peut, à la longue, éclairer une plus grande masse d’hommes ; mais, pendant plusieurs années, la vulgarité du langage, des manières, des opinions, doit faire rétrograder, à beaucoup d’égards, le goût et la raison.

Personne ne conteste que la littérature n’ait beaucoup perdu depuis que la terreur a moissonné, en France, les hommes, les caractères, les sentiments et les idées. Mais sans analyser les résultats de ce temps horrible qu’il faut considérer comme tout à fait en dehors du cercle que parcourent les événements de la vie, comme un phénomène monstrueux que rien de régulier n’explique ni ne produit, il est dans la nature même de la révolution d’arrêter, pendant quelques années, les progrès des lumières, et de leur donner ensuite une impulsion nouvelle. Il faut donc examiner d’abord les deux principaux obstacles qui se sont opposés au développement des esprits, la perte de l’urbanité des mœurs, et celle de l’émulation que pouvaient exciter les récompenses de l’opinion. Quand j’aurai présenté les diverses idées qui tiennent à ce sujet, je considérerai de quelle perfectibilité la littérature et la philosophie sont susceptibles, si nous nous corrigeons des erreurs révolutionnaires, sans abjurer avec elles les vérités qui intéressent l’Europe pensante à la fondation d’une république libre et juste.

Mes conjectures sur l’avenir seront le résultat de mes observations sur le passé. J’ai essayé de démontrer comment la démocratie de la Grèce, l’aristocratie de Rome, le paganisme des deux nations donnèrent un caractère différent aux beaux-arts et à la philosophie, comment la férocité du Nord se mêlant à l’avilissement du Midi, l’un et l’autre, modifiés par la religion chrétienne, ont été les principales causes de l’état des esprits dans le moyen âge. J’ai tenté d’expliquer les contrastes singuliers de la littérature italienne, par les souvenirs de la liberté et les habitudes de la superstition ; la monarchie la plus aristocratique dans ses mœurs, et la constitution royale la plus républicaine dans ses habitudes, m’ont paru l’origine première des différences les plus frappantes entre la littérature anglaise et la littérature française. Il me reste maintenant à examiner, d’après l’influence que les lois, les religions et les mœurs ont exercée de tout temps sur la littérature, quels changements les institutions nouvelles, en France, pourraient apporter dans le caractère des écrits. Si telles institutions politiques ont amené tels résultats en littérature, on doit pouvoir présager, par analogie, comment ce qui se ressemble ou ce qui diffère dans les causes modifierait les effets.

Les nouveaux progrès littéraires et philosophiques que je me propose d’indiquer, continueront le développement du système de perfectibilité dont j’ai tracé la marche depuis les Grecs. Il est aisé de montrer combien les pas qu’on ferait dans cette route seraient accélérés, si tous les préjugés autour desquels il faut faire passer le chemin de la vérité étaient aplanis, et s’il ne s’agissait plus, en philosophie, que d’avancer directement de démonstrations en démonstrations. Telle est la marche adoptée dans les sciences positives, qui font chaque jour une découverte de plus, et ne rétrogradent jamais.

Oui, dût cet avenir que je me complais à tracer, être encore éloigné, il sera néanmoins utile de rechercher ce qu’il pourrait être. Il faut vaincre le découragement que font éprouver de certaines époques de l’esprit public, dans lesquelles on ne juge plus rien que par des craintes ou par des calculs entièrement étrangers à l’immuable nature des idées philosophiques. C’est pour obtenir du crédit ou du pouvoir qu’on étudie la direction de l’opinion du moment ; mais qui veut penser, qui veut écrire, ne doit consulter que la conviction solitaire d’une raison méditative.

Il faut écarter de son esprit les idées qui circulent autour de nous, et ne sont, pour ainsi dire, que la représentation métaphysique de quelques intérêts personnels ; il faut tour à tour précéder le flot populaire, ou rester en arrière de lui : il vous dépasse, il vous rejoint, il vous abandonne ; mais l’éternelle vérité demeure avec vous.

La conviction de l’esprit cependant ne peut être un aussi ferme appui que la conscience de l’âme. Ce que la morale commande dans les actions n’est jamais douteux ; mais souvent on hésite, souvent on se repent de ses opinions même, lorsque des hommes odieux s’en saisissent pour les faire servir de prétexte à leurs forfaits ; et la vacillante lumière de la raison ne rassure point encore assez dans les tourmentes de la vie.

Néanmoins, ou l’esprit ne serait qu’une inutile faculté, ou les hommes doivent toujours tendre vers de nouveaux progrès qui puissent devancer l’époque dans laquelle ils vivent. Il est impossible de condamner la pensée à revenir sur ses pas, avec l’espérance de moins et les regrets de plus ; l’esprit humain, privé d’avenir, tomberait dans la dégradation la plus misérable. Cherchons-le donc cet avenir, dans les productions littéraires et les idées philosophiques. Un jour peut-être ces idées seront appliquées aux institutions avec plus de maturité ; mais en attendant, les facultés de l’esprit pourront du moins avoir une direction utile ; elles serviront encore à la gloire de la nation.

Si vous portez des talents supérieurs au milieu des passions humaines, vous vous persuaderez bientôt que ces talents mêmes ne sont qu’une malédiction du ciel ; mais vous les retrouverez comme des bienfaits, si vous pouvez croire encore au perfectionnement de la pensée, si vous entrevoyez de nouveaux rapports entre les idées et les sentiments, si vous pénétrez plus avant dans la connaissance des hommes, si vous pouvez ajouter un seul degré de force à la morale, si vous vous flattez enfin de réunir par l’éloquence les opinions éparses de tous les amis des vérités généreuses.