(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre III. De l’émulation » pp. 443-462
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre III. De l’émulation » pp. 443-462

Chapitre III.
De l’émulation

Parmi les moyens de perfectionner les productions de l’esprit humain, il faut compter pour beaucoup la nature et la grandeur du but que peuvent se promettre ceux qui se consacrent aux études intellectuelles. La vie paresseuse ou la vie active sont plus dans la nature de l’homme que la méditation ; et pour consacrer toutes les forces de sa pensée à la recherche des vérités philosophiques, il faut que l’émulation soit encouragée par l’espoir de servir son pays et d’influer sur la destinée de ses concitoyens.

Quelques esprits s’alimentent du seul plaisir de découvrir des idées nouvelles ; et dans les sciences exactes surtout, il y a beaucoup d’hommes à qui ce plaisir suffit. Mais lorsque l’exercice de la pensée tend à des résultats moraux et politiques, il doit avoir nécessairement pour objet d’agir sur le sort des hommes. Les ouvrages qui appartiennent à la haute littérature ont pour but d’opérer des changements utiles, de hâter des progrès nécessaires, de modifier enfin les institutions et les lois. Mais dans un pays où la philosophie n’aurait point d’application réelle, où l’éloquence ne pourrait obtenir qu’un succès littéraire, l’une et l’autre, à la fin, sembleraient des études oisives, et leur mobile s’affaiblirait chaque jour.

Je ne nierai certainement pas que la situation de la France, depuis quelques années, ne soit bien plus contraire au développement des talents et de l’esprit que la plupart des époques de l’histoire. Mais je crois qu’en examinant ce qui est particulièrement nécessaire à l’émulation philosophique, on verra pourquoi l’esprit révolutionnaire, pendant qu’il agit, est tout à fait décourageant pour la pensée, comment l’ancien régime abaissait en protégeant, et par quels moyens la république pourrait porter au dernier terme la noble ambition des hommes vers les progrès de la raison.

Il paraît, au premier coup d’œil, que les troubles civils, en renversant les rangs antiques, doivent donner aux facultés naturelles l’usage et le développement de toutes leurs forces : il en est ainsi, sans doute, dans les commencements ; mais au bout de très peu de temps, les factieux conçoivent pour les lumières une haine au moins égale à celle qu’éprouvaient les anciens défenseurs des préjugés. Les esprits violents se servent des hommes éclairés quand ils veulent triompher du pouvoir établi ; mais lorsqu’il s’agit de se maintenir eux-mêmes, ils s’essaient à témoigner un mépris grossier pour la raison ; ils répandent sourdement que les facultés de l’esprit, que les idées philosophiques ne peuvent appartenir qu’aux âmes efféminées, et le code féodal reparaît sous des noms nouveaux.

Tous les caractères despotiques, dans quelque sens qu’ils marchent, détestent la pensée ; et si le fanatisme aveugle est l’arme de l’autorité, ce qu’elle doit redouter le plus, c’est l’homme qui conserve la faculté de juger. Les hommes violents ne peuvent s’allier qu’avec les esprits bornés ; eux seuls se soumettent ou se soulèvent à la volonté d’un chef.

Si les mouvements révolutionnaires se prolongent au-delà du but qu’ils devaient conquérir, le pouvoir descend toujours plus bas parmi les classes ignorantes de la société. Plus les hommes sont médiocres, plus ils mettent de soin à s’assortir ; ils repoussent loin d’eux la raison éclairée, comme quelque chose d’hétérogène avec leur nature, et qui doit être éminemment nuisible à leur empire.

Si un parti veut faire triompher l’injustice, il est impossible qu’il encourage les lumières ; un homme peut déshonorer son talent, en le consacrant à défendre ce qui est injuste ; mais si l’on propage l’influence des lumières dans une nation, elles tendent nécessairement à perfectionner la moralité générale.

L’esprit révolutionnaire se trace une route, se fait un langage ; et si l’on voulait varier par l’éloquence même ces phrases commandées qu’exige l’intérêt du parti, l’on inquiéterait ses chefs : ils frémiraient en voyant s’introduire de nouveaux sentiments, de nouvelles pensées, qui serviraient aujourd’hui leur cause, mais qui pourraient s’indiscipliner une fois et se diriger vers un autre but. Il y a des formules de cruauté pour ainsi dire reçues, dont il n’est pas permis, même aux hommes dont on est sûr, de s’écarter jamais.

Les soupçons, les jalousies, les calculs de l’ambition, tout se réunit pour éloigner les esprits supérieurs des luttes révolutionnaires : les hommes violents et médiocres ne se rangent à leur place que quand l’ordre est rétabli : dans le bouleversement de toutes les idées et de tous les sentiments, ils se croient propres à perpétuer ce qui existe, la confusion ; et devenus les maîtres dans les saturnales du talent et de la vertu, ils pèsent sur la pensée captive de tout le poids de leur ignorance et de leur vanité.

Dans les crises des factions populaires, ce qu’on veut éloigner avant tout, c’est l’indépendance du jugement. La parole ne sert qu’à rédiger la colère, à fixer en décrets ses premiers mouvements. Les furieux appellent aristocratie ce qu’il y a de plus républicain au monde, l’amour des lumières et de la vertu. L’esprit sauvage lutte contre la philosophie, se défie de l’éducation, et se montre plus indulgent pour les vices du cœur que pour les talents de l’esprit.

Si cet état se prolongeait, l’on ne posséderait bientôt plus aucun homme distingué dans une autre carrière que celle des armes ; rien ne peut décourager l’ambition des succès militaires ; ils arrivent toujours à leur but, et commandent à l’opinion ce qu’ils attendent d’elle. Mais dans ce libre échange, d’où résulte la gloire des écrivains et des philosophes, les idées naissent, pour ainsi dire, de l’approbation même que les hommes sont disposés à leur accorder.

Le courage peut lutter contre l’ascendant d’une faction dominante ; mais l’inspiration du talent est étouffée par elle. La tyrannie d’un seul ne produirait pas aussi sûrement un tel effet. La tyrannie d’un parti prenant souvent la forme de l’opinion publique, porte une atteinte bien plus profonde à l’émulation.

Si l’on comparait le sort des hommes éclairés sous Louis XIV, avec celui que leur préparait la violence révolutionnaire, tout serait à l’avantage de la monarchie ; mais quel rapport pourrait-il exister entre la protection d’un roi et l’émulation républicaine, lorsqu’elle prendrait enfin son véritable caractère ?

La force de l’esprit ne se développe tout entière qu’en attaquant la puissance ; c’est par l’opposition que les Anglais se forment aux talents nécessaires pour être ministre. Lorsqu’au contraire les faveurs de l’opinion dépendent aussi des faveurs d’un homme, la pensée ne peut se sentir libre dans aucune de ses conceptions : loin de se consacrer à découvrir la vérité, ses bornes en tout genre lui sont prescrites. Il faut que l’esprit se replie sans cesse sur lui-même. À peine est-il possible, dans les ouvrages d’imagination, dans ce domaine de l’invention que la puissance légale abandonne, à peine est-il possible d’oublier que l’amusement du maître et de ses courtisans est le premier succès qu’il importe d’obtenir.

Dans toutes les langues, la littérature peut avoir des succès pendant quelque temps, sans recourir à la philosophie ; mais quand la fleur des expressions, des images, des tournures poétiques n’est plus nouvelle ; quand toutes les beautés antiques sont adaptées au génie moderne, on sent le besoin de cette raison progressive qui fait atteindre chaque jour un but utile, et qui présente un terme indéfini. Comment néanmoins pourrait-on écrire philosophiquement dans un pays où les récompenses distribuées par un roi, par un homme, seraient les simulacres de la gloire ?

L’existence subalterne qu’on accordait aux gens de lettres dans la monarchie française, ne leur donnait aucune autorité dans les questions importantes qui tiennent à la destinée des hommes. Comment pouvaient-ils acquérir quelque dignité dans un tel ordre social, si ce n’est en s’en montrant les adversaires ? Et quel misérable mélange n’ont-ils pas fait des flatteries et des vérités, ces philosophes incrédules et soumis, hardis et protégés !

Rousseau s’est affranchi dans ce siècle de la plupart des préjugés et des égards monarchiques. Montesquieu, quoique avec plus de ménagement, sut montrer, quand il le fallait, la hardiesse de la raison. Mais Voltaire, qui voulait souvent réunir les faveurs de la cour avec l’indépendance philosophique, fait sentir le contraste et la difficulté d’un tel dessein de la manière la plus frappante.

Encourager les hommes de lettres, c’est les placer au-dessous du pouvoir quelconque qui les récompense ; c’est considérer le génie littéraire à part du monde social et des intérêts politiques ; c’est le traiter comme le talent de la musique et de la peinture, d’un art enfin qui ne serait pas la pensée même, c’est-à-dire, le tout de l’homme.

L’encouragement de la haute littérature, et c’est d’elle uniquement que je parle dans ce chapitre, son encouragement, c’est la gloire, la gloire de Cicéron, de César même et de Brutus. L’un sauva sa patrie par son éloquence oratoire et ses talents consulaires ; l’autre, dans ses commentaires, écrivit ce qu’il avait fait ; l’autre enfin, par le charme de son style, l’élévation philosophique dont ses lettres portent le caractère, se fit aimer comme un homme rempli de l’humanité la plus douce, malgré l’énergique horreur de l’assassinat qu’il commit.

Ce n’est que dans les états libres qu’on peut réunir le génie de l’action à celui de la pensée. Dans l’ancien régime, on voulait que les talents littéraires supposassent presque toujours l’absence des talents politiques. L’esprit d’affaires ne peut se faire connaître par des signes certains, avant qu’on ait occupé de grandes places ; les hommes médiocres sont intéressés à persuader qu’ils possèdent seuls ce genre d’esprit ; et pour se l’attribuer, ils se fondent uniquement sur les qualités qui leur manquent : la chaleur qu’ils n’ont pas, les idées qu’ils ne comprennent pas, les succès qu’ils dédaignent ; voilà les garants de leur capacité politique.

On veut, dans les monarchies absolues, qu’une sorte de mystère soit répandue sur les qualités qui rendent propres au gouvernement, afin que l’importante et froide médiocrité puisse écarter un esprit supérieur, et le déclarer incapable de combinaisons beaucoup plus simples que celles dont il s’est toujours occupé.

Dans la langue adoptée par la coalition de certains hommes, connaître le cœur humain, c’est ne se laisser jamais guider dans son aversion ni dans ses choix par l’indignation du vice, ni par l’enthousiasme de la vertu ; posséder la science des affaires, c’est ne jamais faire entrer dans ses décisions aucun motif généreux ou philosophique. La république, discutant en commun un grand nombre de ses intérêts, soumettant tous les choix par l’élection à la volonté générale, la république doit nous affranchir de cette foi aveugle qu’on exigeait jadis pour les secrets de l’art du gouvernement.

Sans doute il faut de grands talents pour bien administrer ; mais c’est pour écarter le talent qu’on s’attachait à persuader que les pensées qui servent à former le philosophe profond, le grand écrivain, l’orateur éloquent, n’ont aucun rapport avec les principes qui doivent diriger les chefs des nations. Le chancelier Bacon, le chevalier Temple, L’Hôpital, etc., étaient des philosophes, des littérateurs, et se sont montrés les premiers des hommes d’état63. Frédéric II, Marc-Aurèle, la plupart des rois ou des héros qui ont répandu leur éclat sur les nations, étaient en même temps des esprits très éclairés en philosophie. Ce sont leurs lumières et leurs talents dans la carrière civile qui les ont rendus chers à la postérité, et leur ont fait obtenir, pendant leur vie, l’obéissance de l’admiration, cette obéissance qui donne au pouvoir absolu le plus bel attribut des gouvernements libres, l’assentiment volontaire de l’opinion publique.

Certainement il est peu de carrières plus resserrées, plus étroites, que celle de la littérature, si on la considère, comme on le fait quelquefois, à part de toute philosophie, n’ayant pour but que d’amuser les loisirs de la vie, et de remplir le vide de l’esprit. Une telle occupation rend incapable du moindre emploi qui exige des connaissances positives, ou qui force à rendre les idées applicables. Une vanité démesurée est le partage de ces littérateurs médiocres et bornés : leur raison est faussée par le prix qu’ils attachent à des mots sans idées, à des idées sans résultats ; ce sont de tous les hommes les plus occupés d’eux-mêmes, et les plus ignorants de ce qui intéresse les autres. Les lettres doivent souvent prendre un tel caractère, lorsque les hommes qui les cultivent sont éloignés de toutes les affaires sérieuses.

Ce qui dégradait les lettres, c’était leur inutilité ; ce qui rendait les maximes du gouvernement si peu libérales, c’était la séparation absolue de la politique et de la philosophie ; séparation telle, qu’on était jugé incapable de diriger les hommes, dès qu’on avait consacré ses talents à les instruire et à les éclairer. Il reste encore des traces de cette absurde opinion ; mais elles doivent s’effacer chaque jour. La philosophie ne rend impropre qu’à gouverner arbitrairement, despotiquement, et d’une manière méprisante pour l’espèce humaine. Il ne faut pas prétendre, en apportant le vieil esprit des cours dans la république nouvelle, qu’il y ait en administration quelque chose de plus nécessaire que la pensée, de plus sûr que la raison, de plus énergique que la vertu.

L’on est un grand écrivain dans un gouvernement libre, non comme sous l’empire des monarques, pour animer une existence sans but, mais parce qu’il importe de donner à la vérité son expression persuasive, lorsqu’une résolution importante peut dépendre d’une vérité reconnue. On se livre à l’étude de la philosophie, non pour se consoler des préjugés de la naissance qui, dans l’ancien régime, déshéritaient la vie de tout avenir, mais pour se rendre propre aux magistratures d’un pays qui n’accorde la puissance qu’à la raison.

Si le pouvoir militaire dominait seul dans un état, et dédaignait les lettres et la philosophie, il ferait rétrograder les lumières, à quelque degré d’influence qu’elles fussent parvenues ; il s’associerait quelques vils talents, chargés de commenter la force, quelques hommes qui se diraient penseurs pour s’arroger le droit de prostituer la pensée : mais la raison se changerait en sophisme, et les esprits deviendraient d’autant plus subtils, que les caractères seraient plus avilis ?

L’agitation inséparable d’un gouvernement républicain met souvent en péril la liberté, et si ses chefs n’offrent pas la double garantie du courage et des lumières, la force ignorante ou l’adresse perfide précipitent tôt ou tard le gouvernement dans le despotisme. Il faut, pour le bonheur du genre humain, que les grands hommes chargés de sa destinée possèdent presque également un certain nombre de qualités très différentes ; un seul genre de supériorité ne suffit pas pour captiver les diverses classes d’opinions et d’estime ; un seul genre de supériorité ne personnifie point assez, si je puis m’exprimer ainsi, l’idée qu’on aime à se faire d’un homme célèbre.

Si les paroles n’ont pas éloquemment instruit du motif des actions, si les actions n’ont pas consacré la vérité des paroles, la mémoire garde un souvenir isolé des paroles et des actions. Le guerrier sans lumières ou l’orateur sans courage n’enchaîne point votre imagination ; il reste toujours en vous des sentiments qu’il n’a pas captivés, et des idées qui le jugent. Les anciens éprouvaient une admiration passionnée pour leurs illustres chefs, dont la grandeur native imprimait son caractère à des talents divers et à des gloires différentes. Le mélange des qualités supérieures, bien que plaçant plus haut celui qui les possède, établit cependant plus de rapports entre l’homme extraordinaire et les autres hommes. Une faculté quelconque qui serait en disproportion avec toutes les autres, paraîtrait une bizarrerie de la nature, tandis que la réunion de plusieurs facultés tranquillise la pensée, et attire l’affection. L’être moral d’un grand homme doit présenter cette organisation, cette balance, cette compensation, qui seule donne l’idée, dans les caractères comme dans les gouvernements, du repos et de la stabilité.

Mais, dira-t-on, ce qu’on doit craindre avant tout dans une république, c’est l’enthousiasme pour un homme ; et loin de désirer cette parfaite réunion que vous croyez presque nécessaire, nous recherchons, au contraire, ces instruments de succès qui font des discours, des décrets ou des conquêtes, comme on exercerait une profession exclusive, sans avoir une idée de plus que celles de leur métier.

Rien n’est moins philosophique, c’est-à-dire, rien ne conduirait moins au bonheur, que ce système jaloux qui voudrait ôter aux nations leur rang dans l’histoire, en nivelant la réputation des hommes. On doit propager de tous ses efforts l’instruction générale ; mais à côté du grand intérêt de l’avancement des lumières il faut laisser le but de la gloire individuelle. La république doit donner beaucoup plus d’essor que tout autre gouvernement à ce mobile d’émulation ; elle s’enrichit des travaux multipliés qu’il inspire. Un petit nombre d’hommes arrivent au terme : mais tous l’espèrent, et si la renommée ne couronne que le succès, les essais même ont souvent une obscure utilité.

Il ne faut pas ôter aux grandes âmes leur dévotion à la gloire ; il ne faut pas ôter aux peuples le sentiment de l’admiration. De ce sentiment dérivent tous les degrés d’affection entre les magistrats et les gouvernés. Qu’est-ce qu’un jugement appréciateur et calme dans nos nombreuses associations modernes ! Des milliers d’hommes peuvent ils se décider d’après leurs propres lumières ! N’est-il pas nécessaire qu’une impulsion plus animée se communique à cette multitude qu’il est si difficile de réunir dans une même opinion ? Si vous laissez la nation froide sur l’estime, vous brisez en elle aussi le ressort du mépris ; et si quelques détracteurs libellistes confondent dans leurs écrits l’homme vertueux et le criminel, vous n’aurez point inspiré à tous les citoyens ce mouvement d’un saint amour pour leur bienfaiteur, ce mouvement qui repousse la calomnie comme un sacrilège.

Vous ne pouvez attacher le peuple à l’idée même de la vertu, qu’en la lui faisant comprendre par les actions généreuses et le caractère moral de quelques hommes. On croit assurer davantage l’indépendance d’un peuple, en s’efforçant de l’intéresser uniquement à des principes abstraits ; mais la multitude ne saisit les idées que par les événements ; elle exerce sa justice par des haines et des affections : il faut la dépraver pour l’empêcher d’aimer ; et c’est par l’estime de ses magistrats qu’elle arrive à l’amour de son gouvernement.

La gloire des grands hommes est le patrimoine d’un pays libre ; après leur mort, le peuple entier en hérite. L’amour de la patrie ne se compose que de souvenirs. Combien n’admire-t-on pas dans l’éloquence antique les sentiments respectueux que faisaient naître les regrets consacrés aux morts illustres, les hommages rendus à leur mémoire, les exemples offerts en leur nom à leurs successeurs ! La nature a tout animé ; l’homme voudrait-il tout changer en abstraction ?

Le principe d’une république où l’égalité politique est consacrée, doit être d’établir les distinctions les plus marquées entre les hommes, selon leurs talents et leurs vertus. Les nations libres doivent avoir dans leurs tribunaux des juges inébranlables, qui rendent la justice à tous, sans aucun mélange d’indignation ou d’enthousiasme. Mais lorsqu’elles ont chargé leurs magistrats de la puissance impassible des lois, elles peuvent se livrer sans danger au libre essor de l’approbation et du blâme ; elles peuvent offrir aux grands hommes le seul prix pour lequel ils veulent se dévouer, l’opinion du temps présent et de l’avenir, l’opinion, seule récompense, seule illusion dont la vertu même n’ait jamais la force de se détacher.

Et César, et Cromwell, pensez-vous, dira-t-on que l’enthousiasme qu’ils ont inspiré ne soit pas devenu fatal à la liberté de leur patrie ?

L’enthousiasme qu’inspire la gloire des armes, est le seul qui puisse devenir dangereux à la liberté ; mais cet enthousiasme même n’a de suites funestes que dans les pays où diverses causes ont détruit l’admiration méritée par les qualités morales ou les talents civils. C’est parce qu’à Rome, c’est parce qu’en Angleterre, de longs crimes, de longs malheurs avaient dégoûté la nation d’accorder son estime, que la république fut renversée.

Et cependant quelle puissance lutta seule contre César ? Ce ne furent ni les institutions politiques des Romains, ni leur sénat, ni leurs armées ; ce fut la considération d’un seul homme, ce fut le respect qu’on avait encore pour Caton. Ce respect balança les destinées, et César ne put se croire le maître que quand cet homme n’exista plus.

Caton représentait sur la terre la puissance de la vertu. Rome l’admirait, de cette admiration libre qui honore la nation qui l’éprouve, et présente à la tyrannie mille fois plus d’obstacles que la confusion des noms, des actions et des caractères. On voudrait appeler cette confusion une république philosophique ; et ce ne serait, en effet, que des combats sans victoire, des bouleversements sans but et des malheurs sans terme.

La réputation, les suffrages constamment attachés aux hommes qui ont honorablement rempli la carrière des affaires publiques, sont l’un des premiers moyens de conserver la liberté ; et ce qui peut contribuer le plus efficacement aux progrès des lumières, c’est de mêler ensemble, comme chez les anciens, la carrière des armes, celle de la législation, et celle de la philosophie. Rien n’anime et ne régularise les méditations intellectuelles, comme l’espoir de les rendre immédiatement utiles à l’espèce humaine. Lorsque la pensée peut être le précurseur de l’action, lorsqu’une réflexion heureuse peut à l’instant se transformer en une institution bienfaisante, quel intérêt l’homme ne prend-il pas au développement de son intelligence ! Il ne craint plus de consumer en lui-même le flambeau de la raison, sans pouvoir jamais porter sa lumière sur la route de la vie active ; il n’éprouve plus cette espèce de honte que ressentait le génie condamné à des occupations spéculatives devant l’homme le plus médiocre, si cet homme, revêtu d’un pouvoir quelconque, pouvait sécher des larmes, rendre un service utile, faire du bien au moins à quelqu’un sur la terre.

Lorsque la pensée peut contribuer efficacement au bonheur de l’homme, sa mission devient plus noble, son but s’agrandit ; ce n’est plus seulement une rêverie douloureuse, parcourant tous les maux de l’univers, sans pouvoir les soulager, c’est une arme puissante que la nature donne, et dont la liberté doit assurer le triomphe.

Les vainqueurs redoutent les soldats qui ont conquis leur empire avec eux ; les prêtres ont peur du fanatisme même d’où dépend tout leur pouvoir ; les ambitieux se défient de leurs instruments : mais les hommes éclairés, parvenus aux premières places de l’état, ne cessent point d’aimer et de propager les lumières. La raison n’a rien à craindre de la raison, et les esprits philosophiques fondent leur force sur leurs pareils.

Après avoir examiné les divers principes de l’émulation parmi les hommes, je crois utile de considérer quelle influence les femmes peuvent avoir sur les lumières. Ce sera l’objet du chapitre suivant.