(1823) Racine et Shakspeare « Chapitre III. Ce que c’est que le Romanticisme » pp. 44-54
/ 2457
(1823) Racine et Shakspeare « Chapitre III. Ce que c’est que le Romanticisme » pp. 44-54

Chapitre III.
Ce que c’est que le Romanticisme

Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.

Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères.

Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques ; ils donnèrent, aux Grecs rassemblés au théâtre d’Athènes, les tragédies qui, d’après les habitudes morales de ce peuple » sa religion, ses préjugés sur ce qui fait la dignité de l’homme, devaient lui procurer le plus grand plaisir possible.

Imiter aujourd’hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le Français du dix-neuvième siècle, c’est du classicisme7.

Je n’hésite pas à avancer que Racine a été romantique ; il a donné, aux marquis de la cour de Louis XIV, une peinture des passions, tempérée par l’extrême dignité qui alors était de mode, et qui faisait qu’un duc de 1670, même dans les épanchements les plus tendres de l’amour paternel, ne manquait jamais d’appeler son fils Monsieur.

C’est pour cela que le Pylade d’Andromaque dit toujours à Oreste : Seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d’Oreste et de Pylade !

Cette dignité-là n’est nullement dans les Grecs, et c’est à cause de cette dignité qui nous glace aujourd’hui, que Racine a été romantique.

Shakspeare fut romantique parce qu’il présenta aux Anglais de l’an 1590, d’abord les catastrophes sanglantes amenées par les guerres civiles, et, pour reposer de ces tristes spectacles, une foule de peintures fines des mouvements du cœur, et des nuances de passions les plus délicates. Cent ans de guerres civiles et de troubles presque continuels, une foule de trahisons, de supplices, de dévouements généreux, avaient préparé les sujets d’Élisabeth à ce genre de tragédie, qui ne reproduit presque rien de tout le factice de la vie des cours et de la civilisation des peuples tranquilles. Les Anglais de 1590, heureusement fort ignorants, aimèrent à contempler au théâtre, l’image des malheurs que le caractère ferme de leur reine venait d’éloigner de la vie réelle. Ces mêmes détails naïfs, que nos vers alexandrins repousseraient ? avec dédain, et que l’on prise tant aujourd’hui dans Ivanhoë et dans Rob-Roy, eussent paru manquer de dignité aux yeux des fiers marquis de Louis XIV.

Ces détails eussent mortellement effrayé les poupées sentimentales et musquées qui, sous Louis XV, ne pouvaient voir une araignée sans s’évanouir. Voilà, je le sens bien, une phrase peu digne.

Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder.

Le classique prudent au contraire, ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron, dans son traité de Senectute.

Il me semble qu’il faut du courage à l’écrivain presque autant qu’au guerrier ; l’un ne doit pas plus songer aux journalistes que l’autre à l’hôpital.

Lord Byron, auteur de quelques héroïdes sublimes, mais toujours les mêmes, et de beaucoup de tragédies mortellement ennuyeuses, n’est point du tout le chef des romantiques.

S’il se trouvait un homme que les traducteurs à la toise se disputassent également à Madrid, à Stuttgard, à Paris et à Vienne, l’on pourrait avancer que cet homme a deviné les tendances morales de son époque8.

Parmi nous, le populaire Pigault-Lebrun est beaucoup plus romantique que le sensible auteur de Trilby.

Qui est-ce qui relit Trilby à Brest ou à Perpignan ?

Ce qu’il y a de romantique dans la tragédie actuelle, c’est que le poète donne toujours un beau rôle au diable. Il parle éloquemment, et il est fort goûté. On aime l’opposition.

Ce qu’il y a d’antiromantique, c’est M. Legouvé, dans sa tragédie de Henri IV, ne pouvant pas reproduire le plus beau mot de ce roi patriote : « Je voudrais que le plus pauvre paysan de mon royaume pût du moins avoir la poule au pot le dimanche. »

Ce mot, vraiment français, eût fourni une scène touchante au plus mince élève de Shakspeare. La tragédie racinienne dit bien plus noblement :

Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,
L’hôte laborieux des modestes hameaux
Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.
La mort de Henri IV, acte IV9.

La comédie romantique d’abord ne nous montrerait pas ses personnages en habits brodés ; il n’y aurait pas perpétuellement des amoureux et un mariage à la fin de la pièce ; les personnages ne changeraient pas de caractère tout juste au cinquième acte ; on entreverrait quelquefois un amour qui ne peut être couronné par le mariage ; le mariage, elle ne l’appellerait pas l’hyménée pour faire la rime. Qui ne ferait pas rire, dans la société, en parlant d’hyménée ?

Les Précepteurs, de Fabre d’Églantine, avaient ouvert la carrière que la censure a fermée. Dans son Orange de Malte, un E…, dit-on, préparait sa nièce à accepter la place de maîtresse du roi 10. La seule situation énergique que nous ayons vue depuis vingt ans, la scène du paravent, dans le Tartufe de mœurs, nous la devons au théâtre anglais. Chez nous, tout ce qui est fort s’appelle indécent. On siffle l’Avare de Molière (7 février 1823), parce qu’un fils manque de respect à son père.

Ce que la comédie de l’époque a de plus romantique, ce ne sont pas les grandes pièces en cinq actes, comme les Deux Gendres : qui est-ce qui se dépouille de ses biens aujourd’hui ? c’est tout simplement le Solliciteur, le Ci-devant Jeune Homme (imité du Lord Ogleby de Garrick), Michel et Christine, le Chevalier de Canote, l’Étude du Procureur, les Calicots, les Chansons de Béranger, etc. Le romantique dans le bouffon, c’est l’interrogatoire de l’Esturgeon, du charmant vaudeville de M. Arnault ; c’est M. Beaufils. Voilà la manie du raisonner, et le dandinisme littéraire de l’époque.

M. l’abbé Delille fut éminemment romain ; tique pour le siècle de Louis XV. C’était bien la poésie faite pour le peuple qui, à Fontenoy disait, chapeau bas, à la colonne anglaise : « Messieurs, tirez les premiers. » Cela est fort noble assurément ; mais comment de telles gens ont-ils l’effronterie de dire qu’ils admirent Homère ?

Les anciens auraient bien ri de notre honneur.

Et l’on veut que cette poésie plaise à un Français qui fut de la retraite de Moskou11 !

De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé, dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! Que nos graves adversaires regardent autour d’eux : le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans sel ; il riait toujours ; le sot de 1823 produit des raisonnements philosophiques, vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure allongée ; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un élément aussi essentiel et aussi répété que le sot, est changé à ce point, ne peut plus supporter ni le même ridicule, ni le même pathétique. Alors, tout le monde aspirait à faire rire son voisin ; aujourd’hui tout le monde veut le tromper.

Un procureur incrédule se donne les œuvres de Bourdaloue magnifiquement reliées ; et dit : cela convient, vis-à-vis des Clercs.

Le poète romantique par excellence, c’est Le Dante ; il adorait Virgile, et cependant il a fait la Divine Comédie, et l’épisode d’Ugolin, la chose au monde qui ressemble le moins à l’Énéide, c’est qu’il comprit que de son temps on avait peur de l’enfer.

Les Romantiques ne conseillent à personne d’imiter directement les Drames de Shakspeare. Ce qu’il faut imiter de ce grand homme, c’est la manière d’étudier le monde au milieu duquel nous vivons, et l’art de donner à nos contemporains précisément le genre de tragédie dont ils ont besoin, mais qu’ils n’ont pas l’audace de réclamer, terrifiés qu’ils sont par la réputation du grand Racine.

Par hasard, la nouvelle tragédie française ressemblerait beaucoup à celle de Shakspeare.

Mais ce serait uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes que celles de l’Angleterre en 1590. Nous aussi nous avons des partis, des supplices, des conspirations. Tel qui rit dans un salon, en lisant cette brochure, sera en prison dans huit jours. Tel autre qui plaisante avec lui, nommera le jury qui le condamnera.

Nous aurions bientôt la nouvelle tragédie française que j’ai l’audace de prédire, si nous avions assez, de sécurité pour nous occuper de littérature ; je dis sécurité, car le mal est surtout dans les imaginations qui sont effarouchées. Nous avons une sûreté dans nos campagnes, et sur les grandes routes, qui aurait bien étonné l’Angleterre de 1590.

Comme nous sommes infiniment supérieurs par l’esprit, aux Anglais de cette époque, notre tragédie nouvelle aura plus de simplicité. À chaque instant Shakspeare fait de la rhétorique, c’est qu’il avait besoin de faire comprendre telle situation de son drame, à un public grossier et qui avait plus de courage que de finesse.

Notre tragédie nouvelle ressemblera beaucoup à Pinto, le chef-d’œuvre de M. Lemercier, L’esprit français repoussera surtout le galimatias allemand que beaucoup de gens appellent Romantique aujourd’hui.

Schiller a copié Shakspeare et sa rhétorique ; il n’a pas eu l’esprit de donner à ses compatriotes la tragédie réclamée par leurs mœurs. J’oubliais l’unité de lieu ; elle sera emportée dans la déroute du vers Alexandrin.

La jolie comédie du Conteur de M. Picard, qui n’aurait besoin que d’être écrite par Beaumarchais ou par Sheridan, pour être délicieuse, a donné au public la bonne habitude de s’apercevoir qu’il est des sujets charmants pour lesquels les changements de décorations sont absolument nécessaires.

Nous sommes presque aussi avancés pour la tragédie : comment se fait-il qu’Émilie de Cinna vienne conspirer précisément dans le grand cabinet de l’Empereur ? comment se figurer Sylla joué sans changements de décorations ?

Si M. Chénier eût vécu, cet homme d’esprit nous eût débarrassés de l’unité de lieu dans la tragédie, et par conséquent des récits ennuyeux ; de l’unité de lieu qui rend à jamais impossibles au théâtre, les grands sujets nationaux : l’Assassinat de Montereau, les États de Blois, la Mort de Henri III.

Pour Henri III, il faut absolument, d’un côté : Paris, la duchesse de Montpensier, le cloître des Jacobins ; de l’autre : Saint-Cloud, l’irrésolution, la faiblesse, les voluptés, et tout à coup la mort, qui vient tout terminer.

La tragédie racinienne ne peut jamais prendre que les trente-six dernières heures d’une action ; donc jamais de développements de passions. Quelle conjuration a le temps de s’ourdir, quel mouvement populaire peut se développer en trente-six heures ?

Il est intéressant, il est beau de voir Othello, si amoureux au premier acte, tuer sa femme au cinquième. Si ce changement a lieu en trente-six heures, il est absurde, et je méprise Othello.

Macbeth, honnête homme au premier acte, séduit par sa femme, assassine son bienfaiteur et son roi, et devient un monstre sanguinaire. Ou je me trompé fort, ou ces changements de passions dans le cœur humain sont ce que la poésie peut offrir de plus magnifique aux yeux des hommes quelle touche et instruit à la fois.