(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre II. Rapports des fonctions des centres nerveux et des événements moraux » pp. 317-336
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre II. Rapports des fonctions des centres nerveux et des événements moraux » pp. 317-336

Chapitre II.
Rapports des fonctions des centres nerveux et des événements moraux

Sommaire.

I. Distinction du physique et du moral. — Le second ordre de faits est lié au premier. — Cette liaison semble inexplicable. — Utilité des réductions précédentes et de la théorie des sensations élémentaires.

II. Position de la difficulté. — Idée du mouvement moléculaire dans les cellules et les fibres des centres nerveux. — Même en le supposant tout à fait défini, on trouve que son idée et l’idée d’une sensation sont irréductibles l’une à l’autre.

III. Autre méthode d’investigation. — Les deux idées peuvent être irréductibles entre elles, sans que les deux ordres de faits soient irréductibles entre eux. — Deux objets nous semblent différents quand les voies par lesquelles nous acquérons leurs idées sont différentes. — Exemples. — La loi générale s’applique au cas dont il s’agit. — Différence absolue entre le procédé pair lequel nous acquérons l’idée d’une sensation et le procédé par lequel nous acquérons l’idée des centres nerveux et de leurs mouvements moléculaires. — Les deux idées doivent, être irréductibles entre elles. — Il est possible que leurs deux objets soient un seul et même objet.

IV. Autre, série de raisons. — L’aspect de la sensation et celui de ses éléments derniers doivent différer du tout au tout. — Hypothèse de deux événements hétérogènes. — Hypothèse d’un seul et même événement connu sous deux aspects. — Conséquences de la première. — Elle est antiscientifique. — Probabilité de la seconde. — Des deux points de vue, celui de la conscience est direct et celui de la perception extérieure indirect. — Le mouvement moléculaire n’est qu’un signe de l’événement moral. — Confirmation directe et notable de la seconde hypothèse. — La sensation et ses éléments sont les seuls événements réels de la nature. — Sensations rudimentaires et infinitésimales. — Le système nerveux n’est qu’un appareil de complication et de perfectionnement. — Présence des événements moraux élémentaires dans tout le monde organique. — Leur présence probable au-delà. — Double échelle et échelons correspondants du monde physique et du monde moral.

V. Les deux faces de la nature. — Portions claires ou obscures de la face physique. — Portions obscures ou claires de la face morale. — Aux portions claires de l’une correspondent les portions obscures de l’autre, et réciproquement. — Chacune d’elles par ses clartés éclaire les obscurités de l’autre. — Comparaison des deux faces à un texte incomplet accompagné d’une traduction incomplète.

I

« Je crois, dit M. Tyndall155, que tous les grands penseurs qui ont étudié ce sujet, sont prêts à admettre l’hypothèse suivante : que tout acte de conscience, que ce soit dans le domaine des sens, de la pensée ou de l’émotion, correspond à un certain état moléculaire défini du cerveau ; que ce rapport du physique à la conscience existe invariablement, de telle sorte que, étant donné l’état du cerveau, on pourrait en déduire la pensée ou le sentiment correspondant, ou que, étant donnée la pensée ou le sentiment, on pourrait en déduire l’état du cerveau. Mais comment faire cette déduction ? Au fond, ce n’est pas là un cas de déduction logique ; c’est tout au plus un cas d’association empirique. — Vous pourrez répondre que bien des déductions de la science ont ce caractère d’empirisme ; telle est celle par laquelle on affirme qu’un courant électrique circulant dans une direction donnée fera dévier l’aiguille aimantée dans une direction définie. Mais les deux cas diffèrent en ceci, que, si l’on ne peut démontrer l’influence du courant sur l’aiguille, on peut au moins se la figurer, et que nous n’avons aucun doute qu’on finira par résoudre mécaniquement le problème ; tandis qu’on ne peut même se figurer le passage de l’état physique du cerveau aux faits correspondants du sentiment. — Admettons qu’une pensée définie corresponde simultanément à une action moléculaire définie dans le cerveau. Eh bien ! nous ne possédons pas l’organe intellectuel, nous n’avons même pas apparemment le rudiment de cet organe, qui nous permettrait de passer par le raisonnement d’un phénomène à l’autre. Ils se produisent ensemble, mais nous ne savons pas pourquoi. Si notre intelligence et nos sens étaient assez perfectionnés, assez vigoureux, assez illuminés, pour nous permettre de voir et de sentir les molécules mêmes du cerveau ; si nous pouvions suivre tous les mouvements, tous les groupements, toutes les décharges, électriques, si elles existent, de ces molécules ; si nous connaissions parfaitement les états moléculaires qui correspondent à tel ou tel état de pensée ou de sentiment, nous serions encore aussi loin que jamais de la solution de ce problème : Quel est le lien entre cet état physique et les faits de la conscience ? L’abîme qui existe entre ces deux classes de phénomènes serait toujours intellectuellement infranchissable. Admettons que le sentiment amour, par exemple, corresponde à un mouvement en spirale dextre des molécules du cerveau, et le sentiment haine à un mouvement en spirale senestre. Nous saurions donc que, quand nous aimons, le mouvement se produit dans une direction, et que, quand nous haïssons, il se produit dans une autre ; mais le pourquoi resterait encore sans réponse. »

Ainsi l’expérience la plus vulgaire nous montre les deux faits comme inséparablement liés l’un à l’autre, et leurs représentations les montrent comme absolument irréductibles l’un à l’autre. — D’un côté, on éprouve que la pensée dépend du mouvement moléculaire cérébral ; de l’autre côté, on ne conçoit pas qu’elle en dépende. — Là-dessus, les physiologistes oublient volontiers la seconde vérité et disent : « Les événements mentaux sont une fonction des centres nerveux, comme la, contraction musculaire est une fonction des muscles, comme la sécrétion de la bile est une fonction du foie. » — De leur côté, les philosophes oublient volontiers la première vérité et disent : « Les événements moraux n’ont rien de commun avec les mouvements moléculaires des centres nerveux et appartiennent à un être de nature différente. » Sur quoi les observateurs prudents interviennent et concluent : « Il est vrai que les événements mentaux et les mouvements moléculaires des centres nerveux sont inséparablement liés entre, eux ; il est vrai que pour notre esprit et dans notre conception ils sont absolument irréductibles entre eux. Nous nous arrêtons devant cette difficulté, et nous n’essayons même pas de la surmonter ; résignons-nous à l’ignorance. » — Pour nous, si, dans cette obscurité, nous essayons de faire un pas, c’est qu’il nous semble que déjà nous en ayons fait plusieurs. D’une part, nous avons vu que nos idées les plus abstraites, étant des signes, se réduisent à des images, que nos images elles-mêmes sont des sensations renaissantes, que partant notre pensée tout entière se réduit à des sensations. La difficulté est donc simplifiée, et il ne s’agit plus maintenant que de comprendre la liaison d’un mouvement moléculaire et d’une sensation. — D’autre part, nous avons vu que les sensations, en apparence simples, sont des totaux ; que ces totaux, en apparence irréductibles entre eux, peuvent être composés d’éléments semblables ; qu’à un certain degré de simplicité leurs éléments ne sont plus aperçus par la conscience ; qu’ainsi la sensation est un composé d’événements rudimentaires capables de dégradations indéfinies, incapables de tomber sous les prises de la conscience, et dont les actions réflexes nous attestent non seulement la présence, mais encore l’efficacité. La difficulté se trouve une seconde fois simplifiée ; il ne s’agit plus maintenant que de comprendre la liaison de ces événements et d’un mouvement moléculaire. — L’obscurité demeure toujours très grande ; car nous ne pouvons jamais concevoir ces événements que d’après le type des sensations ordinaires, et, entre cette conception et celle d’un mouvement, il reste un abîme. Mais nous savons que la sensation ordinaire est un composé, qu’elle diffère de ses éléments, que ces éléments échappent à la conscience, qu’ils n’en sont pas moins réels et actifs, et, dans cette pénombre inférieure et profonde où naît la sensation, nous trouverons peut-être le lien du monde physique et du monde moral.

II

Posons d’abord la difficulté dans toute sa force. Puisque les événements mentaux ne sont que des sensations plus ou moins déformées ou transformées, comparons une sensation à un mouvement moléculaire des centres nerveux. Prenons la sensation du jaune d’or, d’un son comme ut, celle que donnent les émanations d’un lis, la saveur du sucre, la douleur d’une coupure, celle du chatouillement, de la chaleur, du froid. La condition nécessaire et suffisante d’une telle sensation, c’est un mouvement intestin dans la substance grise de la protubérance, des tubercules quadrijumeaux, peut-être de la couche optique, bref dans les cellules d’un centre sensitif ; que ce mouvement soit inconnu, peu importe ; tel ou tel, il est toujours un déplacement de molécules, plus ou moins compliqué et propagé ; rien de plus. — Or, quel rapport peut-on imaginer entre ce déplacement et une sensation ? Des cellules, constituées par une membrane et par un ou plusieurs noyaux, sont semées dans une matière granuleuse, sorte de pulpe mollasse ou de gelée grisâtre composée de noyaux et d’innombrables fibrilles ; ces cellules se ramifient en minces prolongements qui probablement s’unissent avec les fibres nerveuses, et l’on suppose que par ce moyen elles communiquent entre elles et avec les parties blanches conductrices. Remplissez-vous les yeux et la mémoire des préparations anatomiques et des planches micrographiques qui nous montrent cet appareil ; supposez la puissance du microscope indéfiniment augmentée et le grossissement poussé jusqu’à un million ou un milliard de diamètres. Supposez la physiologie adulte et la théorie des mouvements cellulaires aussi avancée que la physique des ondulations éthérées ; supposez que l’on sache le mécanisme du mouvement qui, pendant une sensation, se produit dans la substance grise, son circuit de cellule à cellule, ses différences selon qu’il éveille une sensation de son ou une sensation d’odeur, le lien qui le joint aux mouvements calorifiques ou électriques, bien plus encore, la formule mécanique qui représente la masse, la vitesse, et la position de tous les éléments des fibres et des cellules à un moment quelconque de leur mouvement. Nous n’aurons encore que du mouvement, et un mouvement, quel qu’il soit, rotatoire, ondulatoire, ou tout autre, ne ressemble en rien à la sensation de l’amer, du jaune, du froid ou de la douleur. Nous ne pouvons convertir aucune des deux conceptions en l’autre, et partant les deux événements semblent être de qualité absolument différente ; en sorte que l’analyse, au lieu de combler l’intervalle qui les sépare, semble l’élargir à l’infini.

III

Repoussés de ce côté, il faut nous tourner d’un autre. À la vérité, nous ne pouvons concevoir les deux événements que comme irréductibles l’un à l’autre ; mais cela peut tenir à la manière dont nous les concevons et non aux qualités qu’ils ont ; leur incompatibilité est peut-être apparente, non réelle ; elle vient de nous et non pas d’eux. Une pareille illusion n’aurait rien d’extraordinaire. Règle générale, il suffit qu’un même fait nous soit connu par deux voies différentes pour que nous concevions à sa place deux faits différents.

Tel est le cas pour les objets que nous connaissons par les sens. Un aveugle-né que l’on vient d’opérer demeure assez longtemps avant de pouvoir mettre d’accord les perceptions de son toucher et les perceptions de sa vue. Avant l’opération, il se représentait une tasse de porcelaine comme froide, polie, capable de donner à sa main telle sensation de résistance et de forme ; lorsque pour la première fois elle frappe sa vue et lui donne la sensation d’une tache blanche, il conçoit la chose blanche et lustrée comme autre que la chose résistante, pesante, froide et polie. Il en resterait là, s’il ne faisait pas d’expériences nouvelles ; les deux choses seraient toujours pour lui différentes en qualité ; elles formeraient deux mondes entre lesquels il n’y aurait pas de passage. Pareillement, les yeux fermés et sans être prévenu, vous voyez un flamboiement, en même temps vous entendez un son, et enfin vous avez dans le bras la sensation d’un coup de bâton ; essayez l’expérience sur un ignorant ou sur un enfant ; il croira qu’on l’a frappé, que quelqu’un a sifflé, qu’une vive lumière est entrée dans la chambre ; et cependant les trois faits différents n’en sont qu’un seul, le passage d’un courant électrique. — Il a fallu faire l’acoustique pour montrer que l’événement qui éveille en nous, par nos nerfs tactiles, les sensations de vibration et de chatouillement, est le même qui, par nos nerfs acoustiques, éveille en nous les sensations de son. Récemment encore156 « les phénomènes de chaleur, d’électricité, de lumière, assez mal définis en eux-mêmes, étaient produits par autant d’agents propres, de fluides doués d’actions spéciales. Un examen plus approfondi a permis de reconnaître que cette conception de différents agents spécifiques hétérogènes n’a au fond qu’une seule et unique raison : c’est que la perception de ces divers ordres de phénomènes s’opère en général par des organes différents, et qu’en s’adressant plus particulièrement à chacun de nos sens ils excitent nécessairement des sensations spéciales. L’hétérogénéité apparente serait moins alors dans la nature même de l’agent physique que dans les fonctions de l’instrument physiologique qui forme les sensations ; de sorte qu’en transportant, par une fausse attribution, les dissemblances de l’effet à la cause, on aurait en réalité classé les phénomènes médiateurs par lesquels nous avons conscience des modifications de la matière, plutôt que l’essence même de ces modifications… Tous les phénomènes physiques, quelle que soit leur nature, semblent n’être au fond que les manifestations d’un seul et même agent primordial ». Ainsi, la conception que nous formons porte toujours l’empreinte profonde du procédé qui la forme. Nous sommes donc obligés de tenir compte de cette empreinte ; partant, sitôt que nous trouverons en nous deux idées entrées par des voies différentes, nous devrons nous défier de la tendance qui nous porte à poser une différence, surtout une différence absolue, entre leurs objets.

Or, lorsque nous examinons de près l’idée d’une sensation et l’idée d’un mouvement moléculaire des centres nerveux, nous trouvons qu’elles entrent en nous par des voies non seulement différentes, mais contraires. — La première vient du dedans, sans intermédiaire ; la seconde vient du dehors, par plusieurs intermédiaires. — Se représenter une sensation, c’est avoir présente l’image de cette sensation c’est-à-dire cette sensation elle-même directement répétée et spontanément renaissante. Se représenter un mouvement moléculaire des centres nerveux, c’est avoir présentes les images des sensations tactiles, visuelles et autres qu’il éveillerait en nous, si, du dehors, il agissait sur nos sens, c’est-à-dire imaginer des sensations de blanc, de gris, de consistance mollasse, de forme cellulaire ou fibreuse, de petits points tremblotants ; c’est enfin, si l’on va plus loin, combiner intérieurement les noms de mouvement, vitesse et masse, qui désignent des collections et des extraits de sensations musculaires et tactiles. — En somme, la première représentation équivaut à son objet, la seconde au groupe de sensations qu’éveillerait en nous son objet. Or on ne peut concevoir des procédés de formation plus dissemblables. Tout à l’heure, de sens à sens, les deux représentations arrivaient en nous par deux chemins différents, mais tous deux extérieurs, en sorte que rien ne les empêchait de partir tous deux de quelque point commun. Ici, les deux représentations arrivent par deux chemins opposés, l’une du dedans, l’autre du dehors, tellement que ces chemins demeurent perpétuellement divergents et que nous ne pouvons leur concevoir un même point de départ. — Ainsi l’opposition foncière des deux procédés de formation suffit à expliquer l’irréductibilité mutuelle des deux représentations. Un même et unique événement, connu par ces deux voies, paraîtra double, et quel que soit le lien que l’expérience établisse entre ses deux apparences, on ne pourra jamais les convertir l’une dans l’autre. Selon que sa représentation viendra du dehors ou du dedans, il apparaîtra toujours comme un dehors ou comme un dedans, sans que jamais nous puissions faire rentrer le dehors dans le dedans, ni le dedans dans le dehors.

IV

Il se peut donc que la sensation et le mouvement intestin des centres nerveux ne soient au fond qu’un même et unique événement condamné, par les deux façons dont il est connu, à paraître toujours et irrémédiablement double. — Un autre ordre de raisons conduit à une conclusion semblable. En effet, on a vu que nos sensations ne sont que des totaux composés de sensations élémentaires, celles-ci de même, et ainsi de suite ; qu’à chacun de ces degrés de composition le total se présente à nous avec un aspect tout autre que celui de ses éléments, que par conséquent, plus ses éléments sont simples et reculés loin des prises de la conscience, plus ils doivent différer pour nous du total accessible à la conscience, en sorte que l’aspect des éléments infinitésimaux au bas de l’échelle et celui de la sensation totale au sommet de l’échelle doivent différer du tout au tout. Or tel est l’aspect des mouvements moléculaires comparé à celui de la sensation totale. Partant, rien n’empêche que les mouvements moléculaires ne soient les éléments infinitésimaux de la sensation totale. — Ainsi l’objection fondamentale est levée. Si nos deux conceptions de l’événement mental et de l’événement cérébral sont irréductibles entre elles, cela peut tenir sans doute à ce que les deux événements sont en effet irréductibles entre eux, mais cela peut tenir aussi, d’abord à ce que l’événement, étant unique, nous est connu par deux voies absolument contraires, et ensuite à ce que l’événement mental et ses éléments derniers doivent forcément se présenter à nous sous des aspects absolument opposés.

Il y a donc place, et place égale, pour les deux hypothèses, pour celle de deux événements hétérogènes, et pour celle d’un seul et même événement connu sous deux aspects. Laquelle choisir ? Si nous adoptons la première, nous sommes en face d’une liaison non seulement inexpliquée, mais encore inexplicable. Car, les deux événements étant irréductibles entre eux par nature, ils forment deux mondes à part, isolés ; nous excluons par hypothèse tout événement plus général dont ils seraient des formes distinctes et des cas particuliers ; nous déclarons d’avance que leur nature ne fournit rien qui puisse fonder leur dépendance réciproque ; nous sommes donc obligés, pour expliquer cette dépendance, de chercher au-delà de leur nature, partant au-delà de toute la nature, puisqu’ils font à eux deux toute la nature, par conséquent enfin dans le surnaturel ; ainsi nous devrons appeler à notre aide un miracle, l’intervention d’un être supérieur. Les philosophes du xviie  siècle, Leibniz et Malebranche en tête, avaient nettement aperçu cette conséquence et concluaient hardiment qu’il y a là une harmonie préétablie, l’accord artificiel de deux horloges indépendantes, un ajustement extrinsèque et venu d’en haut, un décret spécial de Dieu. — Rien de moins conforme aux méthodes de l’induction scientifique, car elles excluent toute hypothèse qui n’explique pas, et, comme on le montrera, le principe de raison explicative est un axiome qui ne souffre aucune exception157. Nous voilà donc reportés vers la seconde supposition. D’abord, en soi, elle est aussi plausible que la première. De plus, elle a pour elle les analogies et quantités de précédents ; car, ainsi que tant d’autres théories physiques et psychologiques, elle admet en ligne de compte le jeu d’optique, l’influence du sujet percevant et pensant, la structure spéciale de l’instrument observateur. En outre, comme elle ne fait intervenir aucune cause tierce, aucune propriété imaginaire ou inconnue, elle est aussi peu hypothétique que possible. Enfin elle montre non seulement que les deux événements peuvent être liés entre eux, mais encore que toujours et forcément ils doivent être liés entre eux ; car, du moment où ils se ramènent à un seul doué de deux aspects, il est clair qu’ils sont comme l’envers et l’endroit d’une surface, et que la présence ou l’absence de l’un entraîne infailliblement celle de l’autre. — Nous sommes donc autorisés à admettre que l’événement cérébral et l’événement mental ne sont au fond qu’un seul et même événement à deux faces, l’une mentale, l’autre physique, l’une accessible à la conscience, l’autre accessible aux sens.

Quelle est la valeur de chacun des deux points de vue, et que faut-il en défalquer pour dégager la vraie nature de l’événement ? — Nous sommes arrivés ici au point de jonction du monde physique et du monde moral, c’est de là que partent les deux lignes opposées et indéfinies où chemine l’expérience humaine ; les deux convois ainsi formés avancent et s’écartent toujours davantage en se chargeant de plus en plus à chaque station. On voit par là l’importance de l’événement central ; quel qu’il soit, il communique son caractère au reste. — Or, des deux points de vue par lesquels nous l’atteignons, l’un, qui est la conscience, est direct : connaître une sensation par la conscience, c’est avoir présente son image, qui est la même sensation réviviscente. Au contraire, l’autre point de vue, qui est la perception extérieure, est indirect : il ne nous renseigne en rien sur les caractères propres de son objet ; il nous renseigne simplement sur une certaine classe de ses effets. L’objet ne nous est pas montré directement, il nous est désigné indirectement par le groupe de sensations qu’il éveille ou éveillerait en nous158. En lui-même, cet objet physique et sensible nous demeure tout à fait inconnu ; tout ce que nous savons de lui, c’est le groupe de sensations qu’il provoque en nous. Tout ce que nous savons des molécules cérébrales, ce sont les sensations de couleur grisâtre, de consistance mollasse, de forme, de volume, et autres analogues que, directement ou à travers le microscope, à l’état brut ou après une préparation, ces molécules suscitent en nous, c’est-à-dire leurs effets constants sur nous, leurs accompagnements fixes, leurs signes, rien que des signes, des signes et indices d’inconnues. — Il y a donc une grande différence entre les deux points de vue. Par la conscience, j’atteins le fait en lui-même ; par les sens, je n’atteins qu’un signe. Un signe de quoi ? Qu’est-ce qui est constamment accompagné, dénoté, signifié, par le mouvement intestin des centres nerveux ? Nous l’avons montré plus haut en exposant les conditions des sensations et des images : c’est la sensation, c’est l’image, c’est l’événement moral interne. Dès lors, tout s’accorde. Cet événement moral qu’atteint directement la conscience ne peut être atteint qu’indirectement par les sens ; les sens ne savent de lui que ses effets sur eux ; c’est pour cela qu’ils nous le font concevoir comme un mouvement intestin de cellules grisâtres ; comme il n’agit sur eux que par le dehors, il ne peut leur apparaître que comme extérieur et physique. Voilà une confirmation directe et notable de l’hypothèse admise, et l’on comprend maintenant pourquoi l’événement moral, étant un, nous paraît forcément double ; le signe et l’événement signifié sont deux choses qui ne peuvent pas plus se confondre que se séparer, et leur distinction est aussi nécessaire que leur liaison. Mais, dans cette distinction et dans cette liaison, tout l’avantage est pour l’événement mental ; lui seul existe ; l’événement physique n’est que la façon dont il affecte ou pourrait affecter nos sens. Pour les sens et l’imagination, la sensation, la perception, bref la pensée n’est qu’une vibration des cellules cérébrales, une danse de molécules ; mais la pensée n’est telle que pour les sens et l’imagination ; en elle-même, elle est autre chose, elle ne se définit que par ses éléments propres, et, si elle revêt l’apparence physiologique, c’est qu’on la traduit dans une langue étrangère, où forcément elle revêt un caractère qui n’est pas le sien.

Ainsi le monde physique se réduit à un système de signes, et il ne reste plus pour le construire et le concevoir en lui-même que les matériaux du monde moral. Quels sont ces matériaux ? On a vu que la sensation proprement dite est un composé d’événements successifs et simultanés de même qualité, eux-mêmes composés de même ; qu’au terme de l’analyse, l’expérience indirecte et les analogies montrent encore des événements de même qualité, successifs et simultanés, tous soustraits à la conscience et à la fin infinitésimaux ; que les actions réflexes indiquent des événements rudimentaires analogues et qu’on les suit jusqu’au bas de la série animale, même en des animaux159, comme le polype d’eau douce, en qui l’on ne découvre aucune trace du système nerveux. — Mais on peut les suivre plus loin encore ; car chez plusieurs plantes comme la sensitive et le sainfoin oscillant du Bengale, chez les anthérozoïdes des cryptogames et chez les zoospores des algues, on rencontre des actions réflexes tout à fait semblables à celle que produit le tronçon d’une grenouille décapitée. « Il n’y a pas de différence radicale entre les animaux et les végétaux », à ce point de vue. — Il n’y en a pas non plus au point de vue de la structure intérieure ni de la composition chimique. Les deux règnes se confondent si bien par leurs degrés inférieurs, que plusieurs groupes, entre autres les vibrions, ont été classés tantôt dans l’un et tantôt dans l’autre. En somme, « le système nerveux n’est qu’un appareil de perfectionnement », et l’événement moral, dont il est la condition et dont son mouvement est le signe, est un groupe compliqué et organisé dont les éléments et les rudiments peuvent aussi se rencontrer ailleurs. — Nous pouvons donc, en suivant les analogies, descendre encore beaucoup plus bas dans l’échelle des êtres. Au-dessous du monde organique s’étend le monde inorganique, et le premier n’est qu’un cas du second. Il est construit avec les mêmes substances chimiques, soumis aux mêmes forces physiques, assujetti aux mêmes lois mécaniques, et toutes les indications de la science concourent à le représenter comme autre en degré, mais le même en nature160 ; ce que nous appelons la vie est une action chimique plus délicate d’éléments chimiques plus composés. — Ainsi, en poursuivant l’analyse, depuis les plus hautes opérations des lobes cérébraux jusqu’aux phénomènes les plus élémentaires de la physique, on ne trouve que des mouvements mécaniques d’atomes, transmissibles sans perte d’un système à l’autre, et d’autant plus compliqués que les systèmes sont plus complexes. Par contrecoup la même dégradation et la même réduction s’opèrent dans les événements moraux ; au plus haut degré de complication, ils constituent les images, les sensations proprement dites et ces sensations rudimentaires que dénote l’action réflexe ; aux degrés suivants, ils sont encore des événements de la même espèce, mais moins composés, et ainsi de suite, leur complication diminuant avec celle du mouvement moléculaire, tant qu’enfin, au degré le plus simple de l’événement physique, correspond le degré le plus simple de l’événement moral.

V

La nature a donc deux faces, et les événements successifs et simultanés qui la constituent peuvent être conçus et connus de deux façons, par le dedans et en eux-mêmes, par le dehors et l’impression qu’ils produisent sur nos sens. Les deux faces sont parallèles, et toute ligne qui coupe l’une coupe l’autre à la même hauteur. Vue d’un côté, la nature a pour éléments des événements que nous ne pouvons connaître qu’à l’état de complication extrême, et qu’en cet état nous nommons sensations. Vue de l’autre côté, elle a pour éléments des événements que nous ne concevons clairement qu’à l’état de simplicité extrême, et qu’en cet état nous nommons mouvements moléculaires. Au premier point de vue, elle est une échelle d’événements moraux, successifs et simultanés, dont la complication va décroissant, si l’on part du sommet dont nous avons conscience, pour descendre jusqu’à la base dont nous n’avons pas conscience. Au second point de vue, elle est une échelle d’événements physiques, successifs et simultanés, dont la complication va croissant, si l’on part de la base que nous concevons clairement, pour aller jusqu’au sommet dont nous n’avons aucune idée précise. Tout degré, de complication d’un côté de l’échelle indique de l’autre côté un degré de complication égal. Des deux côtés, à la base de l’échelle, les événements sont infinitésimaux ; on a vu dans les sensations dont on peut pousser un peu loin l’analyse, celles de l’ouïe et de la vue, que l’événement moral, comme l’événement physique, passe dans un temps très court par une série rigoureusement infinie de degrés. D’un côté à l’autre, depuis la base jusqu’au sommet, la correspondance est parfaite. Phrase à phrase, mot à mot, l’événement physique, tel que nous le représentons, traduit l’événement moral.

Que le lecteur suive la comparaison jusqu’au bout ; elle exprime la chose dans tous ses détails. Supposez un livre écrit dans une langue originelle et muni d’une traduction interlinéaire ; le livre est la nature, la langue originale est l’événement moral, la traduction interlinéaire est l’événement physique, et l’ordre des chapitres est l’ordre des êtres. — Au commencement du livre, la traduction est imprimée en caractères très lisibles et tous bien nets. Mais, à mesure que nous avançons dans le livre, ils le sont moins, et, de chapitre en chapitre, il s’y glisse quelques caractères nouveaux qu’on a peine à ramener aux premiers. À la fin, surtout au dernier chapitre, l’impression devient indéchiffrable ; cependant quantité d’indices montrent que c’est toujours la même langue et le même livre. — Tout au rebours pour le texte original. Il est très lisible au dernier chapitre ; à l’avant-dernier, l’encre pâlit ; aux précédents, on devine encore qu’il y a là de l’impression, mais on n’en peut rien lire ; plus avant encore, toute trace d’encre disparaît.

Tel est le livre que les philosophes tâchent d’entendre ; devant le barbouillage final de la première écriture, et devant les lacunes énormes de la seconde, ils s’arrêtent embarrassés, et chacun d’eux décide, non d’après les faits constatés, mais d’après les habitudes de son esprit et les besoins de son cœur. — Les savants proprement dits, les physiciens, les physiologistes, qui ont commencé le livre par le commencement, disent qu’il n’y a là qu’une langue, celle de l’écriture interlinéaire, et que l’autre se ramène à celle-ci ; supposition énorme, puisque les deux langues sont tout à fait différentes. — Les moralistes, les psychologues, les esprits religieux qui ont commencé le livre par la fin et sont pourtant forcés d’avouer que le gros de l’ouvrage est écrit dans un autre idiome, trouvent un mystère inexplicable dans cet assemblage de deux langues, et disent communément qu’il y a là deux livres juxtaposés et bout à bout. Bref les matérialistes nient le texte, et les spiritualistes regardent comme incompréhensible le lien du texte et de la traduction. — Nous n’avons point procédé de même, et notre minutieuse analyse nous a conduit à une solution nouvelle. Nous avons d’abord étudié longuement l’idiome original, et montré que les pages du dernier chapitre, écrites en apparence avec des caractères de diverses sortes, sont toutes écrites avec les mêmes caractères. Profitant de cette réduction, nous avons alors déchiffré plusieurs lignes demi-effacées de l’avant-dernier chapitre ; puis d’après les traces vagues laissées sur les pages antérieures, nous avons soupçonné que le texte pouvait se continuer beaucoup plus haut, même sur les pages où il n’y en a plus trace. Alors nous avons établi que l’écriture interlinéaire est une traduction, que l’autre est un texte original ; et de leur dépendance nous avons conclu que la première est la traduction de la seconde. Sur cette indication, nous avons admis que le texte, quoique invisible à nos yeux, doit se continuer sur les pages antérieures, et que, sur les pages finales, l’écriture interlinéaire, quoique indéchiffrable, est encore une traduction. De cette façon, l’unité du livre a été prouvée, et les deux idiomes se sont complétés ou éclairés l’un par l’autre. Nous savons maintenant lequel des deux est le témoignage primitif et mérite toute confiance, dans quelle mesure et avec quelle assurance on peut consulter l’autre. Grâce à leur dépendance mutuelle et à la présence continue de l’un ou de l’autre, chacun d’eux peut suppléer l’autre. Quand l’un est pour nos yeux effacé ou indéchiffrable, nous sommes autorisés à conclure, de celui que nous lisons, à celui que nous ne lisons pas161.