(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre premier. De l’illusion » pp. 3-31
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(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre premier. De l’illusion » pp. 3-31

Chapitre premier.
De l’illusion

Sommaire.

I. Résumé de la première partie. — Éléments de la connaissance humaine. — Principaux composés que forment leurs combinaisons. — La naissance et la rectification d’une illusion sont les deux procédés par lesquels se forment en nous nos diverses sortes de connaissances.

II. Exemples. — Illusion produite par le théâtre. — Illusions d’optique. — Illusion des amputés. — Illusion des hallucinés. — La condition suffisante de la croyance ou jugement affirmatif est la présence de la sensation ordinaire. — Il n’importe pas que la sensation soit pourvue de ses antécédents ordinaires. — Preuves. — Quand la condition du travail mental est donnée, il se poursuit aveuglément, comme le travail vital.

III. Conséquences. — La perception extérieure est une hallucination vraie. — Exemples. — À l’état normal et ordinaire, notre rêve du dedans correspond aux choses du dehors. — Illusion psychologique à propos de la perception extérieure. — Nous sommes tentés de la prendre pour un acte simple et spirituel. — Illusion psychologique analogue à propos des autres actes de connaissance.

IV. Rôle de l’image substitut de la sensation. — Elle provoque le même travail hallucinatoire. — Exemples. — Cas où ce travail aboutit. — Observations de M. Maury sur les hallucinations hypnagogiques. — Hypnotisme et somnambulisme. — Expériences de Braid sur la suggestion. — Cas cité par Carpenter. — Expériences du Dr Tuke. — Prédominance des images et de l’action des hémisphères.

V. Conséquences. — Présence des images dans toutes les représentations sensibles et dans toutes les idées pures. — Dans toutes les perceptions extérieures, souvenirs, prévisions, actes de conscience. — Tendance générale de l’esprit à l’hallucination » — Dans toutes nos opérations mentales, il y a une hallucination, au moins à l’état naissant. — Exemples de son développement. — Phrases mentales qui deviennent des voix externes. — Images effacées qui, en ressuscitant, deviennent hallucinatoires. — Nos diverses opérations mentales ne sont que les divers stades de cette hallucination.

I

Le lecteur vient de suivre, dans toutes ses formes, l’événement intérieur qui constitue nos connaissances. Nos idées sont des signes, c’est-à-dire des sensations ou des images d’une certaine espèce. Nos images sont des sensations répétées, survivantes, spontanément renaissantes, c’est-à-dire des sensations d’une certaine espèce. Nos sensations proprement dites sont des sensations totales, composées de sensations plus simples, celles-ci de même, et ainsi de suite. On peut donc, faute d’un meilleur nom, dire, avec Condillac, que l’événement intérieur primordial qui constitue nos connaissances est la sensation. — Mais il faut remarquer que ce nom désigne simplement son état le plus notable, qu’en cet état elle n’est qu’un total, que ce total est une suite ou un groupe de sensations élémentaires, elles-mêmes composées de sensations plus élémentaires, qu’à côté de celles-ci les actions réflexes en indiquent d’autres rudimentaires également inaccessibles à la conscience, qu’ainsi l’événement intérieur primordial va se simplifiant et se dégradant à l’infini hors de notre portée et de nos prises. Il faut remarquer de plus, pour bien le comprendre, qu’à un autre aspect, c’est-à-dire vu par le dehors et par l’entremise de la perception extérieure, il est un mouvement moléculaire des centres nerveux, et rentre ainsi dans la classe des phénomènes physiques. Il faut remarquer enfin que les noms de force et de substance, de moi et de matière ne désignent que des entités métaphysiques, qu’il n’y a rien de réel dans la nature sauf des trames d’événements liés entre eux et à d’autres, qu’il n’y a rien de plus en nous-mêmes ni en autre chose. — C’est pourquoi, pour se faire une première idée de l’esprit, il faut se représenter une de ces trames, et poser que, connue par deux procédés différents, la perception extérieure et la conscience, elle doit apparaître forcément sous deux aspects irréductibles, mais d’inégale valeur, c’est-à-dire morale à l’endroit et physique à l’envers. — L’événement primordial ainsi dégagé et déterminé, il faut maintenant avec lui construire le reste.

Nous avons conscience de nos états, nous nous en souvenons, nous en prévoyons plusieurs. Nous percevons les objets extérieurs, nous nous souvenons de leurs changements, nous en prévoyons beaucoup. Outre ces opérations qui nous sont communes avec les animaux, il en est d’autres qui nous sont propres. Nous faisons des abstractions et des généralisations précises, nous jugeons, nous raisonnons, nous construisons des objets idéaux. Voilà les principaux groupes d’actions qui sont des connaissances. — Comment un être composé comme on l’a dit peut-il les accomplir ? Comment des événements intérieurs comme ceux qu’on a décrits parviennent-ils à les former ? Telle est la question, et on ne la résout pas en disant, comme beaucoup de psychologues, que nous avons telle ou telle faculté, la conscience, la mémoire, l’imagination ou la raison. Ce sont là des explications verbales, héritage des scolastiques. Expliquer une de ces actions, c’est en démêler les éléments, montrer leur ordre, fixer les conditions de leur naissance et de leur combinaison. Or les éléments de toute connaissance sont les événements que nous avons étudiés, signes, images, sensations. Par leur association ou leur conflit, ils se transforment. D’un côté, ils paraissent autres qu’ils ne sont. D’un autre côté, ils sont dépouillés, grâce à une correction plus ou moins complète, de cette fausse apparence. Deux procédés principaux sont employés par la nature pour produire les opérations que nous appelons connaissances : l’un, qui consiste à créer en nous des illusions ; l’autre, qui consiste à les rectifier. C’est par cette double opération que s’élève et s’achève l’édifice mental ; nous n’en avons encore observé que les matériaux ; il faut maintenant en étudier la structure. — Entrons tout de suite dans les exemples ; on comprendra mieux le sens des mots, en voyant d’abord le détail des faits.

II

Une femme fait des gestes violents, essuie ses yeux avec son mouchoir, sanglote en se cachant la tête dans les mains. Elle crie d’une voix plaintive : « Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse ! » Son visage est contracté, sa poitrine se soulève, elle est haletante, et ses cris étouffés, saccadés, recommencent incessamment. — Elle joue le chagrin ; mais en ce moment, si je l’ignore, il me semble qu’elle a un grand chagrin ; cela signifie que ses gestes, sa physionomie, ses cris, ses paroles sont les mêmes et éveillent en moi les mêmes idées que si elle avait un grand chagrin. Entre son chagrin et mon idée, il y a une série d’intermédiaires, dont le premier est son attitude expressive. Ordinairement, l’attitude est précédée du chagrin, mais ce n’est qu’ordinairement. Si la femme est comédienne habile, le chagrin manque sans que l’attitude manque, et je porterai le même jugement que s’il ne manquait pas.

Pareillement, voici un bâton plongé à demi dans l’eau ; il semble courbé, quoiqu’il soit droit ; c’est qu’entre la présence du bâton et ma perception il y plusieurs intermédiaires, dont le premier est un faisceau de rayons lumineux. À l’ordinaire, c’est-à-dire quand le bâton est tout entier dans l’air ou dans l’eau, si une moitié des rayons est infléchie par rapport à l’autre, le bâton est effectivement courbé ; mais ce n’est là que l’ordinaire. Si, par exception, le bâton droit est plongé dans deux milieux inégalement réfracteurs, quoiqu’il soit droit, une moitié des rayons sera infléchie par rapport à l’autre, et j’aurai la même perception que si le bâton était courbé.

En dernier lieu, considérez un amputé qui, ayant perdu la jambe, se plaint de fourmillements dans l’orteil. Il éprouve en effet des fourmillements ; mais ce n’est pas dans l’orteil, qu’il n’a plus ; seulement, il lui semble qu’ils y sont. Là encore, entre l’ébranlement nerveux de l’orteil et le jugement qui place en cet endroit la sensation, il y a plusieurs intermédiaires, dont le principal est la sensation elle-même. Ordinairement, quand celle-ci naît, elle est précédée par cet ébranlement terminal ; mais ce n’est qu’ordinairement. Si, par exception, le bout central conservé après l’amputation vient à s’ébranler, elle naîtra, quoiqu’il n’y ait plus d’orteil, et l’amputé portera le même jugement que s’il avait encore sa jambe. — Ces exemples nous montrent fort nettement en quoi consiste l’apparence. Trois termes sont donnés et sont les trois chaînons d’une chaîne : un antécédent qui est le fait affirmé, un intermédiaire qui est ordinairement précédé de l’antécédent, une idée, croyance, jugement, ou perception qui suit toujours l’intermédiaire et porte sur l’antécédent. Pour que le jugement affirmatif se produise, il suffit que l’intermédiaire se produise ; peu importe que l’antécédent existe ou n’existe pas.

Poussons plus loin. Jusqu’ici, l’antécédent n’est qu’une propriété de l’objet, tantôt absente, tantôt présente ; en effet, ce que nous avons considéré, c’est la situation du fourmillement, c’est la courbure du bâton, c’est le chagrin de la femme. Cherchons maintenant un cas où l’antécédent soit l’objet lui-même ; c’est ce qui arrive dans l’hallucination. Un homme, les yeux ouverts ou fermés, voit à trois pas de lui une tête de mort parfaitement distincte, quoiqu’il n’y ait devant lui aucune tête de mort. Cela signifie, comme dans les exemples précédents, qu’entre la présence réelle d’une tête de mort et la perception affirmative il y a un groupe d’intermédiaires, dont le dernier est telle sensation visuelle des centres nerveux. D’ordinaire, cette sensation a pour antécédents un certain ébranlement des nerfs optiques, un certain rejaillissement de rayons lumineux, enfin la présence d’une tête de mort réelle. Mais ces trois antécédents ne précèdent la sensation que d’ordinaire. Si la sensation se produit en leur absence, la perception affirmative naîtra en leur absence, et l’homme verra une tête de mort qui n’est pas. Ici encore, la présence du dernier intermédiaire suffit pour faire naître la perception ; peu importe que les antécédents existent ou n’existent pas. On voit par tous ces exemples qu’un objet ou une propriété qui n’existent pas nous semblent exister, lorsque l’effet final que d’ordinaire ils provoquent en nous par un intermédiaire se produit en nous sans qu’ils existent. Leur intermédiaire les remplace ; il leur équivaut.

Or il est aisé de voir que, dans tous ces exemples, l’intermédiaire final qui précède immédiatement l’idée, croyance, perception ou jugement affirmatif, est la sensation. Les autres intermédiaires n’agissent que par elle et à travers elle. Ôtez-les tous, sauf elle ; supprimez la chose elle-même, comme on le fait au moyen d’un trompe-l’œil dans les spectacles optiques ; supprimez les rayons lumineux, ce qui est le cas pour les images consécutives que l’on voit les yeux fermés ; supprimez l’ébranlement du bout extérieur du nerf, ce qui a lieu dans l’illusion des amputés ; supprimez toute action du nerf, ce qui a lieu dans l’hallucination proprement dite ; ne laissez subsister que la sensation ou action des centres sensitifs, il y a hallucination, et partant jugement affirmatif. — Au contraire, supprimez cette sensation ou action des centres sensitifs, en gardant tous les autres intermédiaires et l’objet lui-même ; posez que l’objet est présent, qu’il est éclairé, que l’extrémité du nerf est ébranlée, que cet ébranlement se propage sur tout le trajet du nerf ; si les centres nerveux sont engourdis par le chloroforme, ou si, comme il arrive dans l’hypnotisme et dans l’attention passionnée, une sensation antérieure dominatrice ferme l’accès aux sensations survenantes, on pourra battre le tambour dans la chambre, pincer, piquer, blesser le patient sans qu’il s’en doute ; n’éprouvant ni la sensation du son, ni la douleur de la blessure, il ne percevra ni le tambour ni l’instrument blessant. Bref, sauf obstacle ultérieur, pour que la perception ou jugement affirmatif se produise, il faut et il suffit que la sensation ou action des centres sensitifs se produise. — En ceci, les opérations mentales ressemblent aux opérations vitales. Si, sur une larve de grenouille, vous séparez la queue et que vous jetiez cette queue dans l’eau, elle s’organise et se développe jusqu’au dixième jour, comme si elle fût restée à sa première place1. Si vous introduisez la patte détachée et écorchée d’un jeune rat sous la peau du flanc d’un autre rat, elle s’y greffe, s’y nourrit, s’y accroît, acquiert toutes ses pièces, toutes ses soudures, toute sa structure ordinaire, comme si elle fût demeurée chez son ancien propriétaire. Tel est le travail vital ; sauf obstacle ultérieur, c’est-à-dire pourvu que le milieu soit convenable, il se continue à l’aveugle, que son issue soit utile, inutile, ou même malfaisante. — Il en est de même pour le travail mental ; sauf empêchement et paralysie dans les lobes cérébraux, sitôt que la sensation est donnée, la perception ou jugement affirmatif suit, faux ou vrai, salutaire ou nuisible, peu importe, quand même l’hallucination qui parfois le constitue entraînerait l’homme au suicide et détruirait l’harmonie ordinaire qui ajuste notre action à la marche de l’univers.

III

De là suit une conséquence capitale : c’est que la perception extérieure est une hallucination vraie. Comprenons bien cette vérité, qui semble un paradoxe. L’halluciné qui voit à trois pas de lui une tête de mort éprouve en ce moment-là une sensation visuelle interne exactement semblable à celle qu’il éprouverait si ses yeux ouverts recevaient au même moment les rayons lumineux qui partiraient d’une tête de mort réelle. Il n’y a pas devant lui de tête de mort réelle ; il n’y a point de rayons gris et jaunâtres qui en partent ; il n’y a point d’impression faite par ces rayons sur sa rétine ni transmise par ses nerfs optiques aux centres sensitifs. Ce qui est devant lui à trois pas, c’est un fauteuil rouge ; les rayons qui en partent sont rouges ; l’impression faite sur sa rétine et propagée jusqu’aux centres sensitifs est celle des rayons rouges. Et cependant l’action des centres sensitifs est celle que provoqueraient en eux, à l’état normal, des rayons gris et jaunâtres, tels qu’en lancerait une véritable tête de mort. Cette action des centres sensitifs, en d’autres termes cette sensation visuelle spontanée, suffit pour évoquer en lui une tête de mort apparente, apparemment située à trois pas de lui, douée en apparence de relief et de solidité, fantôme interne, mais si semblable à un objet externe et réel que le malade pousse un cri d’horreur. — Telle est l’efficacité de la sensation visuelle proprement dite ; elle la possède si bien qu’elle la manifeste même en l’absence de ses antécédents normaux. Elle la possède donc encore lorsqu’elle est précédée de ses antécédents normaux ; par conséquent, lorsque la tête de mort est réelle et présente, lorsqu’un faisceau de rayons gris et jaunâtres en rejaillit pour aller frapper la rétine, lorsque cette impression de la rétine est propagée le long des nerfs optiques, lorsque l’action des centres sensitifs y correspond, la sensation visuelle ainsi provoquée donnera naissance au même fantôme interne, et le simulacre de tête de mort, qui se produit en nous pendant l’hallucination proprement dite, se produira aussi en nous pendant la perception extérieure, avec cette seule différence que, dans le premier cas, la main, tout autre sens, tout autre observateur appelé à vérifier notre jugement affirmatif, le démentira, tandis que, dans le second, la main, tout autre sens, tout autre observateur appelé à vérifier notre jugement affirmatif, le confirmera ; ce que nous exprimons en disant, dans le premier cas, que l’objet n’est qu’apparent, et, dans le second cas, qu’il est réel. Il est aisé de voir que cette analyse s’applique non seulement aux sensations visuelles, mais à toutes les autres, puisque toutes les autres comportent aussi des hallucinations. — Donc, lorsque nous nous promenons dans la rue, en regardant et en écoutant ce qui se passe autour de nous, nous avons en nous les divers fantômes qu’aurait un halluciné enfermé dans sa chambre et chez qui les sensations visuelles, auditives et tactiles qui en ce moment se produisent en nous par l’entremise des nerfs, se produiraient toutes dans le même ordre, mais sans l’entremise des nerfs. Ces divers fantômes sont, pour nous comme pour lui, des maisons, des pavés, des voitures, des trottoirs et des passants. Seulement, dans notre cas, des objets et des événements extérieurs, indépendants de nous et réels, constatés par l’expérience ultérieure des autres sens et par le témoignage concordant des autres observateurs, correspondent à nos fantômes ; et, dans son cas, cette correspondance manque. — Ainsi notre perception extérieure est un rêve du dedans qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors ; et, au lieu de dire que l’hallucination est une perception extérieure fausse, il faut dire que la perception extérieure est une hallucination vraie. La maladie dégage l’événement interne et le montre tel qu’il est, à l’état de simulacre coloré, intense, précis et situé. En cet état, il ne se confond plus avec les choses ; nous pouvons l’en distinguer, et, aussitôt après, par un juste retour, conclure sa présence pendant la santé et la raison parfaites ; il suit de là que, pendant la raison et la santé parfaites, c’est lui que nous prenons pour une chose subsistante autre que nous et située hors de nous.

Du même coup, nous comprenons et nous corrigeons l’erreur dans laquelle tombe naturellement la conscience à propos de la perception extérieure. Quand nous examinons notre perception des choses du dehors, nous sommes tentés de la prendre pour un acte simple et nu, dépourvu de tout caractère sensible, et même de tout caractère, sauf son rapport avec la chose qui est son objet. — Soit donnée une table : je la regarde, je la touche, je la perçois. En dehors de mes sensations tactiles et visuelles, je ne trouve rien en moi qu’un acte d’attention pure, acte spirituel, d’espèce unique, incomparable à tout autre. — Rien d’étonnant dans ce jugement ; si l’acte est spirituel et pur, c’est qu’il est vide ; nous l’avons vidé nous-même, en retirant de lui tous ses caractères, pour les poser à part et faire d’eux un objet. La perception extérieure d’un fauteuil n’est rien en dehors du fantôme de ce fauteuil ; quand, selon l’habitude, nous considérons ce fantôme comme un objet extérieur et réel, nous retranchons de la perception tout ce qui la constitue, et, d’un acte plein, nous faisons un acte vide ou abstrait. — Nous avons déjà vu plusieurs exemples de cette illusion ; nous en verrons encore d’autres ; c’est ainsi que naissent les êtres et les actes spirituels dont la métaphysique et la psychologie sont encore remplies. Beaucoup de philosophes et tous ceux qui se contentent de mots sont sujets à cette erreur. D’ordinaire, ils se figurent nos connaissances, perceptions extérieures, souvenirs, actes de conscience ou de raison, comme des actes d’une nature spéciale et simple, desquels on ne peut rien dire, sinon qu’ils sont une action et un rapport, l’action d’un être simple, qui, par eux, entre en rapport avec des êtres étendus différents de lui-même, avec lui-même, avec des événements passés, avec des lois ou vérités supérieures. La science ainsi entendue est bientôt faite ; il n’y a rien à chercher ni à trouver dans une pareille action, puisqu’elle est simple ; une fois qu’on l’a nommée, on est à bout. La vérité est qu’on a trouvé des noms, ce qui est peu de chose. La vérité est aussi que, si l’on est à bout, c’est qu’on s’est barré soi-même le chemin. — Ni la perception extérieure, ni les autres prises de connaissance ne sont des actions simples qui s’appliquent et se terminent à des objets différents d’elles-mêmes. Ce sont des simulacres, des fantômes, ou semblants2 de ces objets, des hallucinations le plus souvent vraies, et, par un artifice de la nature, arrangées de façon à correspondre aux objets, toutes plus ou moins avancées, retardées et altérées dans leur développement. On en verra le détail et l’agencement dans les pages qui suivent. — En attendant, retenons ce principe, que la sensation, en l’absence ou en la présence des impulsions du dehors et de l’ébranlement nerveux, provoque ces hallucinations, et les provoque par elle seule. Elle est le ressort moteur de tout le mécanisme, et elle l’est si bien que, pour renouveler et perpétuer nos connaissances, la nature lui a donné un substitut.

IV

Ce substitut est l’image ; à côté des sensations proprement dites, lesquelles, de leur nature, sont temporaires, attachées à l’ébranlement des nerfs, presque toujours incapables de renaître spontanément, et situées dans les centres sensitifs, il y a en nous une autre série d’événements absolument analogues, lesquels, de leur nature, sont durables, survivent à l’ébranlement du nerf, peuvent renaître spontanément et sont situés dans les hémisphères ou lobes cérébraux. Ce sont eux que nous avons nommés images. — Voilà un second groupe de sensations, si semblables aux premières qu’on peut les appeler sensations réviviscentes, et qui répètent les premières, comme une copie répète un original ou comme un écho répète un son. À ce titre, elles ont les propriétés des premières, elles les remplacent en leur absence, et, faisant le même office, elles doivent donner lieu au même travail mental.

C’est ce que nous a déjà montré l’expérience. Plus elles deviennent complètes, c’est-à-dire intenses et précises, plus l’opération qu’elles suscitent est voisine de l’hallucination. Représentez-vous tel objet que vous connaissez bien, par exemple telle petite rivière entre des peupliers et des saules. Si vous avez l’imagination nette et si, tranquille au coin de votre feu, vous vous laissez absorber par cette rêverie, vous verrez bientôt les moires luisantes de la surface, les feuilles jaunâtres ou cendrées qui descendent le courant, les faibles remous qui font trembler les cressons, la grande ombre froide des deux files d’arbres ; vous entendrez presque le chuchotement éternel des hautes cimes et le vague bruissement de l’eau froissée contre ses bords. Des fragments de vos sensations anciennes ont ressuscité en vous ; vous avez revu, les yeux fermés, des bouts de vert, de bleu, de luisant sombre ; il vous est revenu des restes de sons ; et, toutes proportions gardées, en petit, incomplètement, ces débris survivants de la sensation primitive ont eu le même effet que la sensation primitive ; le travail hallucinatoire s’est fait à demi.

Écartons les obstacles qui l’empêchent de se parfaire. Prenons le cas des images qui nous viennent au moment où finit la veille et où commence le sommeil3. On a vu qu’elles s’avivent et se précisent, à mesure que nos sensations présentes deviennent plus faibles et plus vagues ; au bout de quelques secondes, il nous semble que nous entendons de vrais sons, que nous voyons de vraies formes, qu’effectivement nous goûtons, nous flairons, nous touchons. Par une conséquence forcée, des jugements affirmatifs suivent ces images ; selon leur espèce, nous croyons avoir devant nous tel ou tel objet, « un livre ouvert imprimé en fort petit texte et que nous lisons péniblement4 un hermaphrodite, un ragoût à la moutarde d’où s’exhale une odeur forte, tel tableau de Michel-Ange, un lion, une figure verte rhomboédrique », quantité de personnages et de paysages. Quand le sommeil est venu tout à fait, l’hallucination, qui est au maximum, compose ce que nous appelons nos rêves. — Quand le sommeil, au lieu d’être naturel, est artificiel, le travail hallucinatoire devient plus visible encore. Tel est le cas de l’hypnotisme et du somnambulisme. Dans cet état, qu’on provoque à volonté chez beaucoup de personnes, le patient croit sans résistance ni réserve aux idées qu’on lui suggère 5, et l’on peut les lui suggérer de deux façons.

Le premier moyen est de lui donner une attitude qui corresponde à tel sentiment, qui soit le commencement de telle action, qui indique la présence de tel objet ; spontanément, il complète cette attitude, et aussitôt il éprouve le sentiment, il fait l’action, il croit à la présence de l’objet. — Vous penchez sa tête un peu en arrière et vous redressez son échine, « aussitôt sa contenance prend l’expression de l’orgueil le plus vif, et son esprit en est manifestement possédé… » En cet instant, « courbez sa tête en avant, fléchissez doucement son tronc et ses membres, et la plus profonde humilité succède à l’orgueil ». Écartez l’un de l’autre les coins de la bouche, il devient gai aussitôt ; tirez les sourcils l’un vers l’autre et vers le bas, aussitôt il devient grognon et triste ; et parfois, au réveil, il peut témoigner des émotions insurmontables dans lesquelles l’ascendant de l’attitude l’a jeté et enchaîné. « Non seulement de simples émotions, dit Carpenter, mais encore des idées précises peuvent être ainsi provoquées. Ainsi, levez la main du patient au-dessus de sa tête et fléchissez ses doigts sur la paume, l’idée de grimper, de se balancer, de tirer une corde est provoquée. Si au contraire vous lui fléchissez les doigts tout en laissant pendre son bras le long de son côté, l’idée qui s’éveille en lui est celle de soulever un poids ; et, si les doigts sont fléchis, pendant que le bras est porté en avant dans la position de donner un coup, c’est l’idée de boxer qui surgit. » Et aussitôt l’hypnotisé complète l’action, je veux dire qu’il se met à boxer, à soulever péniblement son bras, à remuer ses membres pour grimper, pour se balancer ou pour tirer.

Le second moyen de suggestion consiste dans la parole, et ce procédé réussit parfois dans le somnambulisme simple. « Nous avons connu, dit Carpenter, une jeune fille, qui, dans le temps qu’elle allait à l’école, se mettait souvent à parler une heure ou deux après s’être endormie. Ses idées roulaient presque toujours sur les événements de la journée ; si on l’encourageait par des questions qui la guidassent, elle en rendait un compte très distinct et très cohérent, révélant souvent ses peccadilles et celles de ses compagnes, et exprimant un grand repentir pour les siennes, tout en paraissant hésiter à faire connaître celles des autres. Mais, pour tous les sons ordinaires, elle semblait parfaitement insensible… et, si l’interlocuteur lui adressait des questions ou observations qui n’entraient pas dans le cours de ses idées, elles ne faisaient aucune impression… Le cas bien connu de l’officier dont parle le docteur James Gregory appartient à cette classe intermédiaire, plus voisine, croyons-nous, du somnambulisme que du rêve ordinaire. Cet officier, qui servait dans l’expédition de Louisburgh en 1758, avait l’habitude de jouer (to act) ses rêves, et l’on pouvait en diriger le cours en murmurant à son oreille, surtout si cela venait d’une voix qui lui fût familière. Aussi ses compagnons dans le voyage s’amusaient perpétuellement à ses dépens. — Une fois, ils le conduisirent à travers toute une scène de querelle qui finissait par un duel, et, quand les parties furent supposées au rendez-vous, un pistolet fut mis dans sa main ; il lâcha la détente, et le bruit le réveilla. — Une autre fois, le trouvant endormi sur un coffre dans la cabine, ils lui firent croire qu’il était tombé par-dessus le bord et l’exhortèrent à se sauver en nageant ; aussitôt il imita les mouvements de natation. Alors ils lui dirent qu’un requin le poursuivait, et le supplièrent de plonger pour échapper au péril. Il le fit à l’instant avec une telle force qu’il se lança du haut du coffre sur le plancher, ce qui lui causa des contusions et naturellement le réveilla. — Après le débarquement de l’armée à Louisburgh, ses amis le trouvèrent un jour endormi dans sa tente et manifestement très ennuyé par la canonnade. Ils lui firent croire qu’il était au feu, sur quoi il exprima une grande crainte et une disposition évidente à s’enfuir. Là-dessus, ils lui firent des remontrances, mais en même temps ils accrurent ses craintes en imitant les gémissements des blessés et des mourants, et quand il demandait, ce qu’il faisait souvent, qui était tombé, ils lui nommaient ses amis particuliers. Enfin ils lui dirent que l’homme qui, en ligne, était le plus près de lui, venait de tomber ; aussitôt il sauta hors de son lit, s’élança hors de la tente, et fut tiré du péril et du rêve en trébuchant sur les cordes des piquets. — Après ces expériences, il n’avait point de souvenir distinct de ses rêves, mais seulement un sentiment confus d’oppression et de fatigue, et, d’ordinaire, il disait à ses amis qu’il était sûr qu’ils lui avaient joué quelque tour. »

Le somnambulisme artificiel met l’esprit dans un état semblable. « On annonce à un somnambule6 qu’on est un lion, on en prend quelque peu l’allure en marchant à quatre pattes et en simulant son rugissement. Le magnétisé manifeste alors une violente terreur qui se peint sur tous ses traits, et il donne tous les signes d’une conviction positive. » Quand une personne est hypnotisée, dit le docteur Tuke7, souvent « on lui fait croire par suggestion qu’elle voit un individu absent… De même on peut arriver à lui faire imaginer qu’elle entend jouer sur un instrument de musique un air déterminé, alors qu’il ne se produit aucun son ». La parole évoque dans le patient les images de certaines sensations visuelles ou auditives, et le travail mental qui suit est exactement le même que si les sensations elles-mêmes eussent été éveillées par l’intermédiaire des nerfs.

Le même travail suit, quelle que soit l’espèce des images. « C. D…, lorsqu’il fut hypnotisé, fut prié de sentir les doigts de l’opérateur, il répondit qu’il ne sentait rien. Celui-ci, appliquant alors sous le nez du sujet ses doigts fermés contre le pouce, lui dit d’aspirer pour prendre une prise de tabac. La suggestion eut aussitôt son effet. Le patient aspira un moment et présenta ensuite tous les phénomènes qu’éprouverait une personne qui viendrait de prendre une poudre sternutatoire. » — Pareillement, « dites à une personne convenablement disposée par l’hypnotisme qu’elle mange de la rhubarbe, qu’elle mâche du tabac ou quelque autre substance désagréable au goût… et l’effet suivra vos paroles. C’est ainsi qu’un certain G.-H… étant hypnotisé, on plaça devant lui un verre d’eau pure qu’on l’amena à prendre pour du brandy. Il le loua comme excellent — cette eau avait bien pour lui le goût du brandy — et il en demanda d’autre tout en buvant avec avidité. — Dans un second cas, J. K…, étant dans le même état anormal, fut invité à boire un peu d’eau fraîche, et tandis qu’il obéissait, l’opérateur en but un peu lui-même qu’il cracha aussitôt en employant une expression de dégoût et d’horreur. Immédiatement cet acte suggéra fortement au sujet que l’eau était mauvaise ou même empoisonnée, si bien que dans cette persuasion il la rejeta avec horreur… » — Même illusion quand l’image suggérée est celle d’une sensation de tact. « C. D…, étant hypnotisé, fut amené à croire qu’il était couvert d’abeilles. Tout aussitôt il ajouta foi à cette suggestion et agit exactement comme ferait une personne piquée. Il donna tous les signes de la douleur, secoua ses cheveux, se frotta le visage avec les mains d’une manière frénétique et se dépouilla ensuite de sa veste pour se débarrasser de ses ennemies imaginaires. Il souffrait évidemment d’une hallucination de la sensibilité générale. — On peut encore dire la même chose d’une personne, E. F…, qui, dans les mêmes conditions de somnambulisme, fut amenée par suggestion à croire qu’elle avait une violente odontalgie, l’opérateur augmentant l’effet de ses paroles en appliquant son doigt sur la joue du sujet. Celui-ci, se pressant le visage dans les mains et s’agitant de droite à gauche, se tordait dans la douleur. »

Dans tous ces exemples, les conditions physiques et morales qui, d’ordinaire, répriment le travail hallucinatoire, sont absentes. En effet, les nerfs et les centres sensitifs sont engourdis ; toute cette portion du système nerveux par laquelle nous communiquons avec le dehors devient inactive ou moins active. Dès lors, en fait, nous n’avons plus de sensations proprement dites, ou du moins celles que nous avons sont singulièrement émoussées, et en tout cas elles sont nulles pour nous. Elles cessent toutes pour le dormeur ordinaire ; pour le rêveur, celles-là seules subsistent qui concordent avec son rêve ; le somnambule et l’hypnotisé n’en gardent non plus qu’une série, celles qu’on nomme musculaires ou celles des sons proférés par l’opérateur. De cette façon, les sensations perdent tout à fait ou en partie le contrôle qu’elles exercent à l’état normal. — En langage physiologique, l’équilibre qui règne pendant la veille, entre les nerfs et les centres sensitifs d’un côté et les hémisphères de l’autre, est rompu au profit des hémisphères ; ils fonctionnent seuls et d’une façon prépondérante. En langage psychologique, le balancement qui règne pendant la veille entre les sensations et les images est rompu au profit des images ; elles acquièrent tout leur développement et toutes leurs suites ; elles deviennent intenses, précises, aboutissent à des jugements affirmatifs, provoquent le même travail mental que les sensations, et donnent lieu à des hallucinations.

V

De là suit une conséquence importante. Nous avons vu que dans toute représentation, conception, ou idée, il y a une image ou un groupe d’images. — Quand je pense à un objet particulier, le Louvre par exemple, il y a en moi quelque image de la sensation visuelle que j’aurais en sa présence. — Quand je pense à un objet général, l’arbre ou l’animal, il y a en moi quelque débris plus ou moins vague d’une image analogue, et, en tout cas, l’image de son nom, c’est-à-dire des sensations visuelles, auditives, musculaires, que ce nom exciterait en moi, si je le lisais, si je le prononçais, ou si je l’entendais. — Partant, dans toutes les opérations supérieures que nous faisons au moyen de noms abstraits, jugements, raisonnements, abstractions, généralisations, combinaisons d’idées, il y a des images plus ou moins effacées ou plus ou moins nettes. — D’autre part, il est évident que tout souvenir et toute prévision contiennent des images. Quand je me souviens que le soleil s’est levé hier à tel point de l’horizon, et quand je prévois que demain il se lèvera à tel autre endroit du ciel, j’ai intérieurement l’image distincte ou vague de la sensation visuelle que j’ai eue hier et de la sensation visuelle que j’aurai demain. — Pareillement, toutes les perceptions associées que le souvenir et la prévision ajoutent à la sensation brute pour constituer la perception externe ordinaire, tous les jugements, croyances et conjectures qu’une sensation simple provoque sur la distance, la forme, l’espèce et les propriétés d’un objet, contiennent aussi des images. Ce fauteuil qui est à trois pas de moi ne donne à mes yeux que la sensation d’une tache verte diversement ombrée selon ses diverses parties ; et cependant, sur cette simple indication visuelle, je juge qu’il est solide, moelleux, qu’il a telle grandeur et telle forme, qu’on peut s’asseoir dessus ; en d’autres termes, j’imagine comme certaine une série de sensations musculaires et tactiles que mes mains et mon corps auront, si j’en fais l’expérience à son endroit. — Enfin, dans la conscience de nos sensations présentes, il y a des images : car, lorsque nous avons conscience d’une douleur, d’une saveur, d’un effort musculaire, d’une sensation de froid ou de chaud, nous la situons en tel ou tel endroit de nos organes ou de nos membres ; en d’autres termes, ma sensation éveille l’image des sensations tactiles, visuelles et musculaires que j’emploierais pour reconnaître l’endroit où se produit l’ébranlement nerveux.

Il suit de là que, dans toutes ces opérations, une hallucination se trouve incluse, au moins à l’état naissant. L’image, répétition spontanée de la sensation, tend comme elle à provoquer une hallucination. Sans doute elle ne la provoque pas complètement ; le travail mental commencé est enrayé par les répressions circonvoisines ; il faudrait que l’image fût seule et livrée à elle-même, comme dans le sommeil et l’hypnotisme, pour qu’elle pût atteindre sa plénitude et avoir tout son effet ; elle ne l’a qu’à demi ; quand elle l’a tout à fait, l’homme est fou. — Mais, que le travail hallucinatoire soit ébauché ou achevé, peu importe, et l’on peut définir notre état d’esprit pendant la veille et la santé comme une série d’hallucinations qui n’aboutissent pas.

Considérons en effet nos représentations ordinaires et la population habituelle de notre cerveau, nous nous figurons telle maison, telle rue, tel cabinet de travail, tel salon, telles figures humaines, tels sons, odeurs, saveurs, attouchements, efforts musculaires, et surtout tels et tels mots ; ces derniers lus, entendus, ou prononcés mentalement, sont les habitants les plus nombreux d’une tête pensante. Tous sont des fantômes d’objets extérieurs, des simulacres d’action, des semblants de sensation, reconnus à l’instant comme simples apparences, et, de plus, fugitifs, effacés, incomplets, mais, en somme, les mêmes en nature que le fantôme de maison ou de tête de mort engendré chez l’halluciné, que le semblant de piqûres cutanées ou de picotement nasal engendré chez l’hypnotisé et le somnambule. De l’idée à l’hallucination, il n’y a d’autre différence que celle du germe au végétal ou à l’animal complet.

Nous n’avons qu’à regarder les maladies mentales pour voir le germe se développer et prendre la croissance qui, dans l’état normal, lui est interdite. Examinons tour à tour les mots et les images qui composent nos pensées ordinaires. — À l’état normal, nous pensons tout bas par des mots mentalement entendus ou lus ou prononcés, et ce qui est en nous, c’est l’image de tels sons, de telles lettres ou de telles sensations musculaires et tactiles du gosier, de la langue et des lèvres. — Or il suffit que ces images, surtout les premières, viennent à s’exagérer, pour que le malade ait des hallucinations de l’ouïe et croie entendre des voix. — « Au milieu de ma fièvre, dit Mme C…8, j’aperçus une araignée, qui, au moyen de son fil, s’élançait du plafond sur mon lit. Une voix mystérieuse me dit de prendre cette araignée. Comme cet insecte m’inspirait de la frayeur, je l’ai prise avec le coin de mon drap. Après bien des efforts, je me suis levée, et j’ai reçu l’ordre de brûler l’araignée et le drap pour me délivrer du sortilège ; je mis donc le feu au drap. Ma chambre se remplit alors d’une fumée épaisse. Une voix mystérieuse me dit alors de quitter ma chambre au plus vite… Après avoir couru les rues pendant trois ou quatre heures, j’entendis la voix mystérieuse, au moment où je passais devant un pâtissier, me dire d’acheter un gâteau : ce que je fis. Plus loin, me trouvant près d’une fontaine, on m’ordonne de boire. J’achète un verre et je bois. » Quelques heures après, elle se trouve rue Vendôme, près de l’établissement des bains ; la voix mystérieuse l’engage alors à se baigner ; mais cette même voix sort avec tant de force du fond de la baignoire, que Mme C…, effrayée, se retire sans avoir osé prendre son bain. — « M. N…9 était préfet en 1812 d’une grande ville d’Allemagne qui s’insurgea contre l’arrière-garde de l’armée française en retraite. » Son esprit en fut bouleversé ; il se croit accusé de haute trahison, déshonoré ; bref, il se coupe la gorge avec un rasoir. « Dès qu’il a repris ses sens, il entend des voix qui l’accusent ; guéri de sa blessure, il entend les mêmes voix… Ces voix lui répètent nuit et jour qu’il a trahi son devoir, qu’il est déshonoré, qu’il n’a rien de mieux à faire qu’à se tuer. Elles se servent tour à tour de toutes les langues de l’Europe qui sont familières au malade ; une seule de ces voix est entendue moins distinctement, parce qu’elle emprunte l’idiome russe, que M. N… parle moins facilement que les autres. Souvent M. N… se met à l’écart pour mieux écouter et pour mieux entendre ; il questionne, il répond ; il est convaincu que ses ennemis, à l’aide de moyens divers, peuvent deviner ses plus intimes pensées… Du reste, il raisonne parfaitement juste, toutes ses facultés intellectuelles sont d’une intégrité parfaite, il suit la conversation sur divers sujets avec le même esprit, le même savoir, la même facilité qu’avant sa maladie… Rentré dans son pays, M. N… passe l’été de 1812 dans un château, il y reçoit beaucoup de monde. Si la conversation l’intéresse, il n’entend plus les voix ; si elle languit, il les entend imparfaitement, quitte la société et se met à l’écart pour mieux entendre ce que disent ces perfides voix ; il revient inquiet et soucieux. » — Ces hallucinations persistèrent quelque temps après le retour de la raison. Mais elles n’étaient plus continues et ne se produisaient guère que le matin, aussitôt après le lever. « Mon convalescent, dit Esquirol, s’en distrait par le plus court entretien, par la plus courte lecture ; mais alors il juge ces symptômes comme je les jugeais moi-même ; il les regarde comme un phénomène nerveux et exprime sa surprise d’en avoir été dupe si longtemps. » — « Rien de plus fréquent, ajoute M. Baillarger, que d’entendre les malades se plaindre que les interlocuteurs invisibles leur racontent une foule de choses qui les concernent… Comment, pour me servir de l’expression d’une malade, peut-on lire dans leur vie comme dans un livre ? »

Non seulement l’image du son articulé, c’est-à-dire des mots, mais toute image de son peut se développer jusqu’à devenir sensation interne10. « En 1831, pendant une émeute, la femme d’un ouvrier, enceinte de huit mois et cherchant à rentrer chez elle, voit tomber son mari mortellement atteint d’une balle ; elle accouche ; dix jours après, le délire éclate ; elle entend le bruit du canon, des feux de peloton, le sifflement des balles et se sauve dans la campagne. Amenée à la Salpêtrière, elle guérit au bout d’un mois. » Depuis dix ans, six accès semblables ont eu lieu, et toujours les mêmes hallucinations se sont renouvelées dès le début du délire. « Constamment la malade s’est sauvée dans la campagne pour éviter le bruit du canon, des coups de fusil, des carreaux cassés par les balles. » — Dans une tête saine, l’image de sons entendus pendant l’émeute se serait reproduite avec exactitude, mais comme une sourdine. Elle aurait pu être chassée et rappelée à volonté. Par ces deux caractères, elle aurait été reconnue comme purement intérieure et aurait été distinguée de la sensation. Ici, elle se reproduisait avec une intensité égale à celle de la sensation, à l’improviste, sans appel de la volonté, contre toute résistance de la volonté ; elle ne différait donc plus de la sensation telle que nous la connaissons par la conscience. C’est pourquoi elle avait les mêmes effets et les mêmes suites, et renouvelait le trouble et la terreur que la femme encore saine d’esprit avait éprouvés pendant le combat.

Même remarque pour les autres images, et notamment celles de la vue. Une dame vient de perdre son mari, s’afflige beaucoup, et, comme elle croit à l’immortalité de l’âme, elle s’occupe sans cesse de son mari comme d’une personne encore existante11. « Un soir, au moment où elle se couchait, l’appartement étant éclairé par une pâle lueur, elle voit son mari s’approcher d’elle avec précaution ; elle l’entend prononcer quelques paroles à voix basse, et sent sa main pressée par celle du défunt. » Pleine de doute et de surprise, elle retient sa respiration, le fantôme disparaît, et elle reconnaît qu’elle a été dupe d’une hallucination. — « Deux individus, dit Griesinger, peu de temps avant l’explosion de la folie, s’étaient beaucoup adonnés à la chasse ; chez eux, le délire roula longtemps sur des aventures de chasse. Un autre avait lu, peu de temps avant de tomber malade, la relation d’un voyage dans l’Himalaya ; et c’est sur ce sujet que roulait principalement son délire. » — Les circonstances12 les plus effacées de nos premières années, les incidents les moins remarqués et les plus insignifiants de notre vie ressuscitent parfois avec cette hypertrophie monstrueuse. « J’ai passé mes premières années à Meaux, dit M. Maury, et je me rendais souvent dans un village voisin, nommé Trilport, situé sur la Marne, où mon père construisait un pont. Une nuit, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans ce village de Trilport. J’aperçois vêtu d’une sorte d’uniforme un homme auquel j’adresse la parole en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C…, qu’il est le garde du port, puis disparaît pour laisser la place à d’autres personnages. Je m’éveille en sursaut avec le nom de G… dans la tête. Était-ce là une pure imagination, ou y avait-il eu à Trilport un garde du port nommé G… ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de G…, et elle me répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne, quand mon père construisait son pont. Très certainement je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve en l’évoquant m’avait comme révélé ce que j’ignorais. » — Pareillement, Théophile Gautier me raconte qu’un jour, passant devant le Vaudeville, il lit sur l’affiche : « La polka sera dansée par M… » Voilà une phrase qui s’accroche à lui et que désormais il pense incessamment et malgré lui, par une répétition automatique. Au bout de quelque temps, ce n’est plus une simple phrase mentale, mais une phrase composée de sons articulés, munis d’un timbre et en apparence extérieurs. Cela dura plusieurs semaines, et il commençait à s’inquiéter, quand, tout d’un coup, l’obsession disparut. — Il n’y a pas d’image normale, même la plus ancienne, la plus affaiblie, la plus latente, qui ne puisse végéter et s’amplifier de la sorte, de même qu’il n’y a pas de graine de pavot, la plus petite, la plus abandonnée au hasard, qui ne puisse devenir un pavot.

C’est pourquoi, si l’on veut compromettre le travail mental que provoque l’image en son état de réduction et d’avortement, il faut examiner le travail mental qu’elle provoque en son état de plénitude et de liberté, imiter les zoologistes qui, pour expliquer la structure d’un bourrelet osseux inutile, montrent, par la comparaison des espèces voisines, que c’est là un membre rudimentaire ; imiter les botanistes qui, augmentant la nourriture d’une plante, changent ses étamines en pétales et prouvent ainsi que l’étamine ordinaire est un pétale dévié et avorté. — Par des rapprochements semblables et d’après des hypertrophies analogues, nous découvrons que l’image, comme la sensation qu’elle répète, est, de sa nature, hallucinatoire. Ainsi l’hallucination, qui semble une monstruosité, est la trame même de notre vie mentale. — Considérée par rapport aux choses, tantôt elle leur correspond, et, dans ce cas, elle constitue la perception extérieure normale ; tantôt elle ne leur correspond pas, et dans ce cas, qui est celui du rêve, du somnambulisme, de l’hypnotisme et de la maladie, elle constitue la perception extérieure fausse, ou hallucination proprement dite. — Considérée en elle-même, tantôt elle est complète ou achevée dans son développement : ce qui arrive dans les deux cas précédents ; tantôt elle est réprimée et demeure rudimentaire : c’est le cas des idées, conceptions, représentations, souvenirs, prévisions, imaginations, et de toutes les autres opérations mentales.