(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre II. De la rectification » pp. 33-65
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(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre II. De la rectification » pp. 33-65

Chapitre II.
De la rectification

Sommaire.

I. Exemple de la rectification. — Cas de la rêverie. — Double effet des réducteurs antagonistes. — La représentation faiblit et cesse de paraître objet réel. — Même lorsque la représentation demeure nette et colorée, elle cesse de paraître objet réel. — Mécanisme général de cette dernière rectification. — Elle consiste en une négation. — Elle se fait par l’accolement d’une représentation contradictoire. — Divers points sur lesquels peut porter la contradiction.

II. Applications. — Rectification de l’illusion du théâtre. — Rectification des illusions d’optique. — Rectification par l’amputé de son illusion. — Rectification par l’halluciné de son illusion. — L’illusion est enrayée, soit à son premier stade, soit à un de ses stades ultérieurs.

III. Divers états et degrés de la représentation contredite. — Cas où elle est faible. — Cas où elle est intense. — Cas où elle se transforme en sensation. — Théorie physiologique de ces divers états. — Action persistante des centres sensitifs. — Action en retour des hémisphères sur les centres sensitifs.

IV. État anormal et degré maximum de la représentation. — Alors la sensation antagoniste est nulle et la représentation contradictoire n’est pas un réducteur suffisant. — La représentation contradictoire n’est efficace que sur les groupes d’images dont le degré est le même que le sien.

V. État normal de veille. — Exemple. — Premier stade de la rectification, le souvenir. — L’image actuelle paraît sensation passée. — Le souvenir, comme la perception extérieure, est une illusion qui aboutit à une connaissance. — Notre rêve actuel correspond alors à une sensation antérieure. — Illusion psychologique à propos de la mémoire. — Nous sommes tentés de prendre la connaissance de nos états passés pour un acte simple et spirituel.

VI. Mécanisme de la mémoire. — Exemples. — La sensation actuelle nie l’image survivante de la sensation antérieure. — Elle ne la nie que comme sensation contemporaine. — Le travail hallucinatoire ordinaire n’est enrayé que sur un point. — L’image survivante apparaît comme sensation non présente. — Causes de son recul apparent. — Toute image occupe un fragment de durée et a deux bouts, l’un antérieur, l’autre postérieur. — Circonstances qui la rejettent dans le passé. — Circonstances qui la projettent dans l’avenir. — Exemples. — Déplacements successifs et voyages apparents de l’image pour se situer plus ou moins loin dans le passé ou l’avenir. — Elle se situe par intercalation et emboîtement.

VII. Dernier stade de la rectification. — Exemples. — L’image apparaît alors comme pure image actuelle. — Représentations, images, conceptions, idées proprement dites. — Cas où elles sont émoussées et privées de particularités individuelles. — En ce cas, elles ne peuvent se situer nulle part dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. — Cas où elles sont précises et pourvues de particularités individuelles. — La vision pittoresque et poétique. — En ce cas, elles sont promptement exclues de leur place apparente dans le présent, le passé ou l’avenir. — Dans les deux cas, la répression complète est immédiate ou prompte. — Elle est l’œuvre commune de la sensation présente, des souvenirs liés et des prévisions ordinaires.

VIII. Illusion psychologique à propos de la conscience. — Nous sommes tentés de prendre la connaissance de notre état actuel pour un acte simple et spirituel. — La représentation, conception ou idée reconnue comme telle n’est que le même fait en ses deux moments, à l’état d’illusion et à l’état d’illusion réprimée. — Procédé commun par lequel s’édifient toutes nos espèces de connaissances.

I

Il nous reste à étudier cet avortement et ses divers stades. Il faut ici que le lecteur13 se reporte à la théorie déjà exposée des réducteurs antagonistes. — Lorsque seul, dans le silence, demi-couché dans un fauteuil, je me laisse aller à la rêverie, et que, par l’effacement des sensations ordinaires, la fantasmagorie interne devient intense, si le sommeil approche, mes images précises finissent par provoquer des hallucinations véritables. À ce moment, qu’un léger attouchement m’éveille, les images se défont ; les sons imaginaires perdent leur timbre et leur netteté ; les couleurs pâlissent, les contours deviennent vagues, et le travail hallucinatoire est enrayé en proportion ; les paysages, les maisons, les figures que l’on rêvait ne sont plus qu’entrevus et à travers un brouillard ; ils semblent perdre leur solidité et leur consistance. — Jusqu’ici, rien d’étrange. Nous savions que les deux grands départements du système nerveux, celui en qui s’opèrent les sensations et celui qui produit les images, sont antagonistes ; en d’autres termes, que les sensations faiblissent à mesure que les images se fortifient, et réciproquement ; d’où il suit que la fin de la veille rend l’ascendant aux images en l’ôtant aux sensations, et que la fin du sommeil ôte l’ascendant aux images en le rendant aux sensations. — Mais ici se présente un phénomène nouveau : non seulement le fantôme pâlit, mais il cesse de paraître objet réel. Il était déclaré extérieur, il est déclaré intérieur. Tant que nous demeurons à l’état de santé, nous le reconnaissons pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un simple fantôme, un pur simulacre, une représentation, une idée. Et cette reconnaissance se fait même lorsqu’il demeure précis, coloré, doué de relief, fondé sur des images intactes. En effet, les peintres qui ont l’imagination la plus lucide, ceux qui font de mémoire un portrait entier, Horace Vernet14, qui peignait de tête des uniformes compliqués, n’ont pas d’hallucinations ; ils ne confondent pas leurs représentations mentales avec les objets extérieurs ; sauf exception, tous déclarent que, pour eux, elles restent toujours mentales. — C’est qu’ici joue un mécanisme dont l’emploi est universel dans notre intelligence. Une loi générale gouverne toutes nos représentations, les plus abstraites comme les plus sensibles. Nous ne pouvons concevoir une figure comme ayant trois côtés et en même temps comme ayant quatre côtés. Nous ne pouvons imaginer une surface comme bleue et en même temps comme rouge. Nous ne pouvons apercevoir notre main droite comme chaude et en même temps comme froide. Deux représentations contradictoires arrivant au contact, la première est altérée par la seconde, et cette altération constitue ce qu’en langage ordinaire nous appelons une négation partielle. Les deux ensemble forment alors une représentation complexe, à deux temps : dans ce composé, la seconde nie la première, sur un point ou sur un autre ; et l’altération ainsi produite varie en grandeur et diffère en nature, suivant l’espèce des deux représentations qui sont unies et en conflit.

Remarquez la simplicité du mécanisme. Il consiste uniquement dans l’accolement d’une représentation contradictoire. Par cet accolement, la première se trouve affectée d’une négation, en d’autres termes niée à tel ou tel titre, tantôt comme objet extérieur et réel, tantôt comme objet actuel ou présent, et cette opération la fait apparaître tantôt comme objet interne et imaginaire, c’est-à-dire comme simple représentation et pur fantôme, tantôt comme événement passé ou futur, c’est-à-dire comme souvenir ou prévision.

II

Pour nous en convaincre, considérons des exemples ; ceux qui nous ont servi pour comprendre l’apparence nous serviront pour comprendre la rectification. — Soit une comédienne excellente qui simule très bien la douleur ; devant elle, nous arrivons presque à l’illusion ; un spectateur novice ou passionné y arrive tout à fait ; témoin ce soldat de garde qui, sur un théâtre d’Amérique, voyant jouer Othello, cria tout d’un coup : « Il ne sera pas dit que devant moi un méchant nègre ait tué une femme blanche » ; sur quoi il ajusta l’acteur et d’un coup de fusil lui cassa le bras. — Nous n’allons pas si loin ; mais quand la pièce est très bonne et imite de très près la vie contemporaine, aujourd’hui encore, dans une première représentation, les exclamations supprimées, les rires involontaires, cent vivacités montrent l’émotion du public. Que le lecteur s’observe lui-même lorsqu’il voit une comédie nouvelle de Dumas fils ; vingt fois par acte, nous avons une ou deux minutes d’illusion complète ; il y a telle phrase vraie, imprévue, qui, soutenue par le geste, l’accent, les alentours appropriés, nous y conduit. Nous sommes troublés ou égayés ; nous allons nous lever de notre fauteuil ; puis, tout à coup, la vue de la rampe, les personnages des avant-scènes, tout autre incident, souvenir, sensation, nous arrête et nous maintient en place. Telle est l’illusion théâtrale, incessamment défaite et renaissante ; en cela consiste le plaisir du spectateur. Ses pitiés et ses aversions seraient trop fortes, si elles duraient ; leur pointe trop aiguë est émoussée par la rectification incessante15. Il croit une minute, puis il cesse de croire, puis recommence à croire, puis cesse encore de croire ; chacun des actes de foi finit par un démenti, et chacun des élans de sympathie aboutit à un avortement ; cela fait une série de croyances enrayées et d’émotions atténuées : on se dit tour à tour : « Pauvre femme, comme elle est malheureuse ! » et presque aussitôt : « Mais c’est une actrice, elle joue très bien son rôle ! » — En d’autres termes, on l’imagine comme désolée et un instant après comme calme ; les deux représentations se contredisent, et, comme la seconde est munie de plus de soutiens, mieux liée à la somme de notre expérience antérieure, appuyée par l’ensemble de tous nos jugements généraux, c’est la première qui est niée, altérée, réprimée, jusqu’au moment où les incidents et souvenirs qui sont les promoteurs de sa rivale, disparaissant avec sa rivale, lui laisseront prendre à elle-même une autre minute d’ascendant.

Considérons maintenant le second exemple, qui est moins grossier. Nous plongeons à demi dans l’eau une canne bien droite, très dure, et nous la voyons courbée. Impossible de ne pas la voir telle ; les règles de l’optique et de la vision nous y contraignent. Mais nous nous rappelons que l’eau est molle et n’a pu plier le bois, et que, en vingt autres circonstances, d’autres bâtons demi-plongés ont subi le même changement d’aspect. Nous concluons que cette fois encore la courbure n’est qu’apparente ; nous nous en assurons en retirant la canne et en la retrouvant droite comme auparavant. Voilà une rectification ; en quoi consiste-t-elle ? — Même après notre correction, si la canne est demi-plongée dans l’eau, nous continuons à la voir courbée. En d’autres termes, à notre sensation visuelle se trouve adjointe une perception associée, celle de la distance et de la forme. En d’autres termes encore, nous imaginons la sensation tactile particulière qui correspond d’ordinaire à cette sensation visuelle, et que nous donnerait une canne effectivement courbée. À ce titre, notre perception associée est trompeuse. — Mais, en vertu des expériences antérieures que nous avons faites et des lois générales que nous connaissons, nous la déclarons trompeuse, et nous nous représentons la canne comme droite ; en d’autres termes, nous imaginons une sensation tactile différente, celle que nous donnerait une canne effectivement droite. De cette façon, nous accolons à la première image une autre image contradictoire, et la première se trouve niée du même coup.

Il en est de même chez l’amputé qui rapporte ses fourmillements à sa jambe absente, et aussi chez l’halluciné raisonnable, qui, comme Nicolaï ou le malade de Bonnet, voit des figures défiler dans sa chambre. Ce malade a vérifié, par l’expérience de ses autres sens, que ces figures ne correspondent à rien de solide. Il appuie sa rectification sur le témoignage de toutes les personnes présentes et sur l’accord de toutes les vraisemblances naturelles. Il sait que, à l’endroit où il voit une figure humaine, il n’y a qu’un mur tendu de papier vert. En d’autres termes, l’image de ce mur tendu de papier vert entre en conflit avec la sensation de la figure humaine qui apparaît au même endroit ; par son simple accolement, elle la nie. C’est pourquoi le malade garde sa raison, n’apostrophe pas ses fantômes, va s’asseoir sur le fauteuil où ils lui semblent assis, bref se sait malade, de même que l’amputé se sait amputé et n’essaye pas de frotter le pied absent auquel il rapporte ses fourmillements. Telle est la puissance de l’image contradictoire ; elle forme un couple avec la sensation contredite, et, tant que cet accolement dure, la contradiction persistante enraye l’hallucination, sinon au premier stade, du moins au second.

III

Ici, il faut distinguer : car la représentation contredite peut avoir plusieurs degrés, depuis l’émoussement et la faiblesse extrême jusqu’à l’énergie et la précision complète, et, au-delà encore, jusqu’à l’exagération maladive qui la transforme en sensation. — À l’état normal, pendant la veille, nos images demeurent plus ou moins vagues et incolores ; même dans la rêverie intense, les figures que nous imaginons, les airs que nous fredonnons mentalement, n’ont pas la netteté des figures que nous voyons les yeux ouverts et des airs qu’un instrument de musique envoie à nos oreilles ; l’image d’une sensation visuelle ou auditive n’est que l’écho affaibli de cette sensation. — Mais, dans la maladie, l’image s’exagère jusqu’à se transformer en sensation complète. Toutes les hallucinations qu’on nomme psychosensorielles16 sont de cette espèce ; à cet égard, les témoignages des hallucinés raisonnables et les actions des hallucinés fous sont d’accord. — À la même classe appartiennent les hallucinations qui précèdent le sommeil et composent le rêve ; chacun de nous peut observer sur soi-même la transformation spontanée par laquelle, à mesure que le sommeil gagne, les images confuses et ternes s’avivent, se précisent et acquièrent toute l’énergie, tout le relief, tout le détail des sensations. Quantité d’exemples, cités plus haut, ont, je crois, mis cette vérité hors de doute, et l’on a vu que la transformation se fait de deux façons, tantôt par un progrès lent dont on peut suivre plusieurs phases : c’est le cas de la rêverie qui aboutit au sommeil ; tantôt brusquement, après une incubation sourde dont souvent on retrouve les traces : c’est le cas ordinaire pour l’hallucination17.

Après ce que nous avons dit des centres sensitifs et des lobes cérébraux, la théorie physiologique de cette métamorphose se présente d’elle-même. De quelque façon que naisse la sensation, elle a pour condition l’action des centres sensitifs. À l’état ordinaire, ce sont des nerfs qui par leur ébranlement provoquent cette action. Mais si elle est provoquée autrement, elle naîtra sans l’intermédiaire des nerfs, et nous aurons une sensation véritable, celle d’une table verte, celle d’un trait de violon, sans qu’aucune table ni aucun violon aient agi sur nos yeux ou sur nos oreilles. Or, si on laisse de côté l’entremise des nerfs, on trouve deux cas dans lesquels fonctionnent les centres sensitifs. — Tantôt ayant été mis en action une première fois par le nerf, ils persistent spontanément dans cette action et la répètent d’eux-mêmes, à plusieurs reprises, après que le nerf a cessé d’agir ; ce qui arrive notamment dans les illusions qui suivent l’usage prolongé du microscope, lorsque le micrographe, reportant les yeux sur sa table ou sur son papier, voit à un pied de lui de petites figures grises qui persistent, s’effacent et renaissent encore à quatre ou cinq reprises, toujours en pâlissant et en s’affaiblissant. — Tantôt les centres sensitifs fonctionnent par un choc en retour, lorsque des images proprement dites les provoquent à l’action. D’ordinaire, c’est la sensation qui provoque l’image, et ce sont les centres sensitifs dont l’action transmise se répète dans les lobes ou hémisphères cérébraux : ici, au contraire, c’est l’action transmise des hémisphères qui se répète dans les centres sensitifs. Tel est probablement le cas pour les hallucinations hypnagogiques et psychosensorielles.

Qu’on me permette une comparaison grossière. Concevons un cordon de sonnette ; c’est le nerf, simple conducteur ; il aboutit à une grosse cloche, le centre sensitif, et, quand on l’ébranle lui-même, il la fait tinter : voilà la sensation. Cette cloche, grâce à un mécanisme mal connu, correspond par divers fils, qui sont les fibres de la couronne de Reil, à un système de petites sonnettes qui composent les hémisphères et dont les sonneries, mutuellement excitables, répètent exactement ses tintements avec leur acuité et leur timbre ; ces sonneries sont les images. Quand la cloche tinte, elle met en mouvement les sonneries, et, le tintement achevé, les sonneries continuent, s’affaiblissent, s’effacent, mais sont capables de se renforcer et de reprendre toute leur énergie primitive, lorsqu’une circonstance favorable permet au son persistant d’une ou deux sonnettes de faire vibrer toutes les autres à l’unisson. — D’ordinaire, la cloche est mise en branle par le cordon. Mais parfois, quand le cordon a cessé de tirer, elle continue à tinter. Parfois aussi, spontanément, elle recommence à tinter. Parfois enfin les petites sonnettes qui, en règle générale, reçoivent d’elle leur ébranlement, lui transmettent le leur ; et nous savons les principales conditions de ces effets singuliers. — Dans les hallucinations du microscope, la cloche a été si fortement et si constamment ébranlée en un seul sens, que son mécanisme continue à fonctionner, même lorsque le cordon est devenu immobile. — Dans le rêve et l’hallucination hypnagogique, le cordon est fatigué ; il ne rend plus ; le long emploi de la veille l’a mis hors d’usage ; les objets extérieurs ont beau le tirer, il ne fait plus sonner la cloche ; à ce moment, au contraire, les petites sonnettes dont les sollicitations ont été réprimées perpétuellement pendant la veille, et dont les tiraillements ont été annulés par le tiraillement plus fort du cordon, reprennent toute leur puissance ; elles tintent plus fort et tirent avec efficacité ; leur ébranlement provoque dans la cloche un ébranlement correspondant ; et la vie de l’homme se trouve ainsi divisée en deux périodes, la veille pendant laquelle la cloche tinte par l’effet du cordon, le sommeil pendant lequel la cloche tinte par l’effet des sonnettes. — Dans l’hallucination maladive, le cordon tire encore, mais son effort est vaincu par la puissance plus grande des sonnettes ; et diverses causes, l’afflux du sang, l’inflammation du cerveau, le haschich, toutes les circonstances qui peuvent rendre les hémisphères plus actifs, produisent cet accident ; le tiraillement des sonnettes, plus faible à l’état normal que celui du cordon, est devenu plus fort, et l’équilibre ordinaire est rompu, parce qu’une des fonctions qui le constituent a pris un ascendant qu’elle ne doit pas avoir.

IV

Cela posé, on voit quel peut être l’effet, sur des images ainsi exagérées, de l’image et de la sensation contradictoires. Pour que la sensation contradictoire s’éveille et les nie, il faut que les images perdent leur exagération, cessent de provoquer des sensations, redeviennent de simples images ; en d’autres termes, il faut que les petites sonneries cessent de faire tinter la grosse cloche. Telle est l’histoire du réveil ; tout à l’heure, je songeais en rêve que j’étais dans une atmosphère brûlante ; je m’éveille, j’ai la sensation de demi-fraîcheur et de demi-tiédeur ordinaire ; cette sensation de froid contredit l’image de la sensation de chaud, et, grâce à cet accolement, l’image apparaît telle qu’elle est, c’est-à-dire comme simple image. — Mais si, par un dérangement quelconque, les petites sonneries continuent à faire tinter la grosse cloche, ce qui est l’état de l’halluciné qui voit un personnage absent, si la grosse cloche répète d’elle-même ses tintements, ce qui arrive dans les hallucinations qui suivent l’usage prolongé du microscope, l’issue est autre. On a beau savoir la cause physiologique de son erreur, appuyer son raisonnement sur le témoignage des personnes environnantes, vérifier au moyen de ses autres sens que le fantôme n’est qu’un fantôme, on continue à le voir. Les personnages de Nicolaï défilaient toujours dans sa chambre, et les petites taches grises ne cessent pas de s’appliquer sur le papier placé sous les yeux du micrographe. — En effet, la sensation contradictoire ne se produit plus. Le papier ne donne plus la sensation de blanc là où il est recouvert par les taches grises, et le mur vert ou brun de la chambre ne donne plus la sensation de vert ou de brun là où s’interposent les personnages. En vain le nerf optique est frappé par les rayons blancs du papier ou par les rayons verts ou bruns du mur ; son ébranlement ne se communique plus au centre sensitif. La place est prise ; un autre ébranlement est donné, persiste et résiste aux sollicitations du nerf.

Reste donc un seul correctif, l’image proprement dite, l’image du mur vert ou brun que Nicolaï tâche de se figurer à la place de ces fantômes, l’image du papier uniformément blanc que le micrographe se représente à la place de son papier tacheté de petits reliefs gris. Mais cette image reste simple image ; elle ne s’exagère pas jusqu’à ébranler le centre sensitif et à se transformer en sensation. Nicolaï notait une différence très nette entre le personnage tel qu’il lui apparaissait et le même personnage tel qu’un instant après il se le figurait par un effort d’attention et de mémoire. Le premier lui semblait toujours une chose extérieure ; le second, une chose intérieure, une simple représentation mentale ; en effet, dans le premier cas, le centre sensitif fonctionnait, et, dans le second, il ne fonctionnait pas. D’où il suit que la correction apportée par l’image contradictoire est limitée. L’halluciné, même raisonnable, continue à voir ses fantômes comme extérieurs : en effet, les centres sensitifs fonctionnent exactement chez lui comme s’il y avait devant ses yeux des personnages réels. Quoique le cordon ne tire pas, la grosse cloche tinte comme à l’ordinaire ; les petites sonnettes des hémisphères sont impuissantes ; l’image contradictoire ne peut rien sur la sensation elle-même. Elle n’a d’effet que sur les suites des hallucinations ainsi produites. Si elle manquait, ces suites seraient la folie ; le malade imaginerait et raisonnerait d’après ses fantômes, comme il imagine et raisonne d’après les objets réels ; le micrographe essayerait d’effacer les taches grises qui recouvrent son papier ; Nicolaï demanderait aux amis imaginaires, qui viennent le visiter, comment ils se portent. C’est ici que l’image contradictoire, affermie par tout le cortège des convictions générales, intervient avec succès. Contre des sensations, c’est-à-dire contre un état des centres sensitifs sur lequel elle n’a pas de prise, elle était impuissante. Contre des idées, des représentations, des raisonnements, tous fondés sur des images semblables à elle et situées comme elle dans les hémisphères, elle est efficace. La rectification, nulle au premier stade, devient suffisante au second.

V

Étudions maintenant l’image contredite, lorsqu’elle reste à l’état normal de veille, c’est-à-dire lorsqu’elle n’ébranle point les centres sensitifs et ne s’exagère pas jusqu’à se transformer en sensation. Dans cet état, elle constitue d’abord un événement d’importance majeure, qu’on nomme le souvenir.

Que le lecteur veuille bien rappeler l’un des siens, et s’y abandonne, surtout s’il est récent, vif et prolongé ; de cette façon, il en verra mieux la nature. J’ai passé trois heures, il y a un mois, sur le port d’Ostende, occupé à regarder le soleil qui se couchait dans un ciel clair, et, en ce moment-ci, je me rappelle sans difficulté la rue plate, la digue pavée de briques rougeâtres, la vaste étendue d’eau miroitante, tout le détail de ma promenade, le matelot et les deux promeneurs à qui j’ai parlé, ma longue rêvasserie au bout de l’estacade, d’où je suivais le déclin du jour et les changements de la mer mouvante, le fourmillement lumineux des flots, leurs creux bleuâtres zébrés de clartés rousses, toute la pompe de la grande nappe liquide qui se plissait, se déroulait et chatoyait comme une soie de Jordaens. — Ce sont là des images, c’est-à-dire des résurrections spontanées de sensations antérieures, et, comme toutes les images, celles-ci comportent une illusion quand elles deviennent intenses et nettes. En effet, à de certains moments, pendant une demi-seconde, on croit voir des objets réels ; je l’éprouvais tout à l’heure, et les artistes, les écrivains, tous ceux qui ont la mémoire exacte et lucide, savent bien qu’il en est ainsi ; une personne nerveuse, qui a subi une opération chirurgicale ou quelque accident tragique, porte le même témoignage18 ; l’acuité du souvenir est telle que parfois elle pâlit et jette des cris. En cet état, on s’oublie, on a perdu conscience du présent ; on est devant la fantasmagorie intérieure comme au théâtre devant une bonne pièce. On est dupe pour un instant de son demi-rêve, puis on cesse de l’être, puis on l’est encore, puis on cesse encore de l’être : cela fait une ligne incessamment brisée de croyances incessamment démenties et d’illusions incessamment redressées. Mais ici le démenti et le redressement aboutissent à un effet nouveau, effet merveilleux, dont le mécanisme est si simple qu’on néglige de le remarquer, d’une portée infinie et qui, par son ajustement aux choses, constitue la mémoire. À ce moment, et en vertu de la correction, l’image présente me paraît sensation passée ; c’est là proprement le souvenir. — Sans doute, un instant après, à la réflexion, je saurai qu’il n’y a en moi qu’une image présente, que cette vive demi-vision interne de vagues bleues pailletées d’or et enserrées dans un demi-cercle de sables blancs est tout actuelle et interne. Mais ce sera une correction ultérieure et supplémentaire, une rectification sur une rectification, un second et dernier stade dans la série des réductions par lesquelles l’image passe pour arriver à paraître telle qu’elle est effectivement. — Au premier stade, à l’instant où nous sommes, elle m’apparaît encore comme sensation, non pas comme sensation actuelle, ainsi qu’il arrive dans l’hallucination proprement dite et dans le rêve, mais comme sensation passée et située à une distance plus ou moins grande du moment où je suis, comme la sensation d’un certain bleu lustré et d’un certain blanc mat, intercalée entre mes sensations actuelles et d’autres sensations plus lointaines. — Et de fait, quand une série un peu longue de souvenirs bien liés s’éveille en nous, quand nous repassons en esprit telle journée notable d’un voyage intéressant, nous nous croyons en face de faits éloignés, mais réels. Les images de sons, de couleurs, de peines, de plaisirs, qui ne sont que des images actuelles, mais qui correspondent à des sensations antérieures, nous semblent, à mesure qu’elles défilent devant nous, nos sensations antérieures elles-mêmes. Il n’y a rien en nous que l’écho présent d’une impression distante ; pourtant, ce que nous affirmons, ce n’est pas l’écho, c’est l’impression comme distante, et, par une rencontre admirable, nous l’affirmons avec vérité.

Voilà le fait brut, et l’on voit que le souvenir, comme la perception extérieure, est une hallucination vraie, c’est-à-dire une illusion qui aboutit à une connaissance. Il est une illusion, en ce que l’image actuelle qui le constitue est prise non pour une image actuelle, mais pour une sensation passée, et qu’ainsi elle paraît autre qu’elle n’est. Il est une connaissance, en ce que, dans le passé et justement à l’endroit convenable, il se rencontre une sensation exactement semblable à la sensation affirmée, et qu’ainsi notre jugement, qui, en lui-même et directement, est faux, se trouve vrai indirectement et par une coïncidence. — Ici encore, la nature nous trompe pour nous instruire. De même que, dans la perception extérieure, nous avons vu de simples fantômes internes être pris pour des objets externes, mais, par une adaptation admirable, correspondre à la présence de véritables objets externes ; de même, dans la mémoire, nous voyons de simples images actuelles être prises pour des sensations passées, mais, par un mécanisme aussi beau, correspondre à la présence antérieure de sensations véritables. — Ainsi, la première répression que subit l’image et qui enraye l’hallucination complète à laquelle naturellement cette image eût abouti, nous ouvre un nouveau monde, celui du temps et de la durée. En cet état intermédiaire, partiellement avortée et partiellement achevée, demi-rectifiée et demi-hallucinatoire, l’image est comme tel organe19 arrêté au milieu de son développement, un produit spécial, utilisé pour des fonctions spéciales, pour des fonctions de premier ordre. C’est ici le cas, puisque nous lui devons notre connaissance du passé et, par suite, nos prévisions de l’avenir.

Cette fois encore, nous saisissons sur le fait une illusion de la conscience. — Quand un psychologue observe un de ses actes de mémoire, il remarque d’abord que c’est une connaissance, et, posant que toute connaissance exige deux termes, un sujet connaissant et un objet connu, il se dit que dans le souvenir il y a deux termes, la sensation passée et la connaissance que nous en avons. S’il examine alors cette connaissance, il est tenté de la prendre pour un acte simple et nu, dépourvu de tout caractère, sauf son rapport avec la sensation passée qui est son objet. Partant il est disposé à considérer cette connaissance comme un acte pur d’attention, acte d’espèce unique, incomparable à tout autre, dont l’essence, toute spirituelle, consiste en cela seulement qu’il nous met en communication avec notre passé. — Mais si cet acte lui paraît spirituel et pur, c’est qu’il est vide ; il l’a vidé lui-même en lui retirant tous ses caractères, pour les poser à part et fabriquer avec eux l’objet. En effet, ce qui constitue le souvenir ou acte de mémoire, c’est l’image présente qu’a laissée en nous une sensation passée, image qui se trouve affectée d’un recul apparent et qui nous semble la sensation elle-même. Retranchez de l’image tout ce qui la constitue et toutes les propriétés positives par lesquelles elle ressemble à la sensation, pour les reporter sur la sensation elle-même ; elle était un acte plein, vous faites d’elle un acte abstrait ; comme cet acte ne renferme plus rien, on n’en peut rien dire ; on le nomme, et voilà la science faite. Ici, comme dans la perception extérieure, nous avons le tort de dédoubler notre acte intérieur, et ici, comme dans la perception extérieure, nous sommes enclins à le dédoubler parce qu’il a deux faces. D’un côté, comme c’est en nous et présentement qu’il se passe, il est notre acte présent ; de l’autre côté, comme il est hallucinatoire, il nous semble, dans la perception extérieure, une chose autre que nous, et, dans le souvenir, une sensation non présente. Il faut avoir reconnu qu’il est hallucinatoire pour comprendre qu’il est unique et que, en réalité intérieur et présent, c’est seulement en apparence qu’il est chose extérieure ou événement passé. Tant qu’on n’a pas fait cette remarque, on le dédouble, en acte intérieur et en objet connu. Dans cette opération, l’acte perd tout ce que l’objet gagne ; il se fait un transvasement de caractères, au détriment du premier, au profit du second. Là-dessus, la conscience, dupe d’elle-même, déclare que, dans le souvenir comme dans la perception extérieure, l’esprit fait un acte sui generis, simple, irréductible à tout autre, mystérieux, merveilleux, ineffable ; ce qui ajoute un nouveau fil à la toile d’araignée sans cesse rompue, sans cesse refaite, dans laquelle les sciences morales, depuis tant de siècles, viennent s’empêtrer.

VI

À présent, examinons de plus près ce recul apparent que subit l’image. — Je suis couché bien tranquille à l’ombre d’une haie, écoutant de petits cris d’oiseaux et le long bruissement des insectes ailés qui, l’été, tourbillonnent dans l’air ; tout d’un coup il se fait un roulement lointain qui va s’enflant et, avec un grincement et un grondement furieux, arrive sur moi comme un tonnerre ; je sursaute, c’est un train de chemin de fer qui passe ; j’étais sans m’en douter à dix pas de la voie. Le roulement strident s’affaiblit, s’efface ; j’ai beau prêter l’oreille, je n’entends plus que le murmure indistinct de la campagne et le chuchotement monotone des feuilles remuées par le vent. Mais, dans ce silence, l’image du fracas retentissant persiste, disparaît, reparaît, jusqu’à ce qu’une autre préoccupation ou une autre émotion vive la chasse de la scène pour y installer un nouvel acteur. — Or, à chacune de ses rentrées, l’image se trouve en conflit avec le groupe des sensations qui sont alors présentes. Si, conformément à sa tendance naturelle, elle paraissait sensation, il y aurait contradiction entre elle et ce groupe. En effet, je ne puis pas me représenter à la fois comme tranquille, couché, entendant de petits bruits vagues, et comme surpris, sursautant, assourdi par un violent tapage ; la première représentation est incompatible avec la seconde ; en langage ordinaire, elle la nie. Mais elle ne la nie que sur un point ; elle nie seulement que l’autre lui soit contemporaine. Elle n’enraye qu’en cela le travail hallucinatoire ordinaire, parce que, pour subsister, il lui suffit de l’enrayer en cela : c’est un minimum de répression proportionné à un minimum d’antagonisme. Par conséquent, dans le reste, la tendance hallucinatoire a son effet ; l’image, n’étant pas niée comme sensation, mais comme sensation présente, apparaît comme sensation non présente, et la négation qu’elle subit n’a d’autre conséquence que de la rejeter en apparence hors du présent.

Pourquoi ce rejet est-il un recul ? Et pourquoi est-ce en arrière, au lieu d’en avant, que la sensation apparente semble se porter ? — Remarquez que toute image, à plus forte raison toute série d’images, a une durée ; car toute image répète une sensation, et on a vu que les plus courtes sensations, même celles que nous jugeons instantanées, sont des suites de sensations élémentaires, elles-mêmes composées de sensations plus élémentaires encore. D’où il suit que toute image, occupant un fragment du temps, possède deux bouts, l’un antérieur, plus voisin des événements précédents, l’autre postérieur, plus voisin des événements ultérieurs, le premier contigu au passé, le second contigu à l’avenir. Il en est d’un simple son, d’une couleur aperçue en un clignement d’œil, d’une brève sensation de chaleur, d’odeur ou de contact dont nous ne distinguons pas les parties successives, comme d’une course en voiture ou d’une promenade à pied dont nous distinguons les parties successives, et chaque sensation, partant chaque image, possède, comme toute série de sensations et d’images, son commencement et sa fin. Ainsi, quand, entendant une note au piano, je me rappelle la note précédente, les choses se passent comme lorsque, considérant la journée d’aujourd’hui, je me rappelle la journée d’hier. La sensation présente et l’image de la sensation précédente ont chacune deux extrémités, quand elles entrent en conflit ; ni l’une ni l’autre ne sont instantanées et simples ; ce sont deux totaux composés d’éléments successifs. C’est pourquoi la répulsion par laquelle la première agit sur la seconde est elle-même un total de répulsions, répulsions inégales et qui, par leur distribution, déterminent le sens dans lequel s’opère le rejet apparent.

Considérons d’abord les deux extrémités de la sensation ou du présent dans leur rapport avec l’extrémité postérieure de l’image ou du passé. Le bout postérieur du passé coïncide avec le bout antérieur du présent ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est nulle. Mais il est à la plus grande distance possible du bout postérieur du présent ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est au maximum. D’où l’on voit que le rejet doit se faire en arrière, de telle sorte que, sous la pression de la sensation actuelle, le bout postérieur de l’image semble coïncider avec le bout antérieur de la sensation actuelle et s’écarter le plus possible du bout postérieur de la sensation actuelle. — Considérons maintenant les deux extrémités du passé dans leur rapport avec l’extrémité antérieure du présent. Le bout antérieur du présent coïncide avec l’extrémité postérieure du passé ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est nulle. Mais il est à la plus grande distance possible du bout antérieur du passé ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est au maximum. D’où l’on voit que, dans le rejet total en arrière, le bout antérieur de la sensation devra coïncider en apparence avec le bout postérieur de l’image et paraître le plus éloigné possible du bout antérieur de l’image. — C’est l’inverse dans le cas d’une prévision. Selon que le rapport des extrémités de l’image avec les extrémités de la sensation actuelle est différent, le mouvement de bascule s’accomplit dans un sens ou dans l’autre, et nous sommes à chaque instant témoins en nous-mêmes de ces étranges glissements.

Je rencontre par hasard dans la rue une figure de connaissance, et je me dis que j’ai déjà vu cet homme. Au même instant, cette figure recule dans le passé et y flotte vaguement sans se fixer encore nulle part. Elle persiste en moi quelque temps et s’entoure de détails nouveaux. « Quand je l’ai vu, il était tête nue, en jaquette de travail, peignant, dans un atelier ; c’est un tel, telle rue. Mais quand l’ai-je vu ? Ce n’est pas hier, ni cette semaine, ni récemment. J’y suis ; il m’a dit ce jour-là qu’il attendait pour partir les premières pousses des feuilles. C’était avant le printemps. À quelle date juste ? Ce jour-là, avant de monter chez lui, j’avais vu des branches de buis aux omnibus et dans les rues : c’était le dimanche des Rameaux ! » — Remarquez le voyage que vient de faire la figure intérieure, ses divers glissements en avant, en arrière, sur la ligne du passé ; chacune des phrases prononcées mentalement a été un coup de bascule. Confrontée avec la sensation présente et avec la population latente d’images indistinctes qui répètent notre vie récente, la figure a reculé d’abord tout d’un coup à une distance indéterminée. À ce moment, complétée par des détails précis, et confrontée avec les images abréviatives par lesquelles nous résumons une journée, une semaine, elle a glissé une seconde fois en arrière, au-delà de la journée présente, de la journée d’hier, de la journée d’avant-hier, de la semaine, plus loin encore, au-delà de la masse mal délimitée que constituent nos souvenirs prochains. Alors un mot du peintre nous est revenu, et là-dessus elle a reculé encore, au-delà d’une limite presque précise, celle que marque l’image des feuilles vertes et que désigne le mot printemps. Un peu après, grâce à un nouveau détail, le souvenir des branches de buis, elle a glissé de nouveau, cette fois non plus en arrière, mais en avant, et, rapportée au calendrier, elle s’est située en un point précis, une semaine en arrière de Pâques, cinq semaines en avant des jours gras, par le double effet de deux répulsions contraires qui, l’une en avant, l’autre en arrière, se sont annulées l’une par l’autre à un moment donné. — Maintenant, plaçons cette même image dans une situation inverse, c’est-à-dire de telle façon que son bout antérieur, et non plus son bout postérieur, soit adjacent au bout postérieur des sensations présentes. À l’instant, au lieu de glisser vers le passé, elle glisse vers l’avenir. Tel est le cas lorsque je prévois que je retournerai chez mon peintre. Plus ce glissement se répète au contact successif des prévisions que la figure rencontre dans son voyage, plus elle nous semble s’enfuir en avant et loin. À la fin, elle se situe ; mais elle ne se situe d’une façon précise que par l’arrêt de sa projection. Il faut qu’un nouveau détail intervienne pour donner, après les coups multipliés de bascule en avant, un coup de bascule en arrière, ce qui l’emboîte et l’intercale entre deux futurs. « Je verrai mon peintre, pas aujourd’hui, ni demain, mais après-demain, pas après-demain dans la matinée, mais dans l’après-midi, en sortant de la bibliothèque, avant de rentrer pour dîner. » — Dans ce jeu perpétuel qui a cessé de nous étonner parce que nous en vivons, l’image glissante est effectivement contemporaine de la sensation ou de l’image qui la fait glisser, et cependant il semble qu’elle soit située en avant ou en arrière. En fait, l’une chevauche l’autre ; en apparence, elles sont posées bout à bout ; et cette merveilleuse illusion qui, de deux événements réellement simultanés, fait deux événements en apparence postérieurs ou antérieurs l’un à l’autre, est le mécanisme par lequel notre vue s’étend au-delà du présent, pour atteindre le passé et l’avenir.

VII

Il nous reste à considérer le dernier état de l’image, celui dans lequel elle cesse non seulement de paraître sensation actuelle, mais encore de paraître sensation passée ou future. À ce moment, nous la déclarons simple image, et la rectification est complète. — De ce genre sont tous ces événements intérieurs que l’on nomme pures conceptions, pures imaginations, et en général pures idées. Tel est notre cas, lorsque nous lisons ou écoutons une phrase, lorsque nous rêvons ou que nous faisons des projets. Nous nous figurons alors, plus ou moins nettement et avec un détail plus ou moins net, tel intérieur, tel paysage, tels personnages, tels incidents, et, à mesure qu’ils passent devant l’œil intérieur, nous savons qu’ils sont imaginaires, supposés, tout entiers de notre fabrique. À vrai dire, si l’on excepte nos perceptions d’objets extérieurs, nos souvenirs et nos prévisions, toute la trame de notre pensée est, pendant la veille, composée de pures images. Quand je pense à la vieille pendule qui est dans l’autre chambre, quand, au moyen de paroles mentales, je suis dans ma tête un long raisonnement, quand je me développe ce qui pourrait bien arriver si je faisais telle démarche, non seulement j’ai dans l’esprit l’image de la pendule, l’image des sons et des mouvements vocaux que comporterait mon raisonnement prononcé à haute voix, l’image des gestes, émotions, événements que provoquerait en moi et hors de moi ma démarche, mais encore je sais que toutes ces images sont de simples images actuelles. Cette fois, l’hallucination est tout à fait enrayée ; la fantasmagorie intérieure, réprimée au moment où elle naît, n’apparaît que comme une fantasmagorie, et ici le mécanisme de la répression et aisé à constater.

Deux cas extrêmes se présentent et résument tous les autres. — Dans le premier, l’image est un souvenir réduit et appauvri. Chacun sait qu’à l’état primitif elle est un souvenir, un souvenir plein et circonstancié. J’ai vu cent fois cette pendule que je me figure ; j’ai entendu ou lu mille fois, dix mille fois, ces paroles mentales qui roulent dans mon esprit ; j’ai remarqué trente ou quarante fois le geste d’étonnement, le sourire de plaisir, l’accent de colère que j’imagine ; la preuve en est qu’ils me reviennent ; si je sais, c’est que je me souviens. Mais certainement, lorsque pour la première fois je les ai remarqués, j’ai été frappé de leurs accompagnements ; un instant après, de souvenir, je pouvais dire leurs alentours, la cheminée de province où pendant mon enfance se trouvait la pendule antique, le nom de la personne qui faisait le geste, le titre du livre dans lequel était le mot. — Prenons un mot latin, le mot securis. Sans aucun doute, le soir du jour où je l’ai appris, je me rappelais la grammaire ou le dictionnaire où je l’avais lu, mon bouquin d’écolier, l’endroit précis, telle ligne d’une page froissée et tachée d’encre. Mais, depuis, ces circonstances ont disparu ; la répétition et la distance les ont effacées20 ; l’image qu’alors je situais à tel endroit de mon passé a perdu les détails qui la situaient. Maintenant j’ai beau la faire glisser sur toute la ligne de mon expérience antérieure, elle ne s’accroche à aucun des chaînons successifs. Elle est trop usée, émoussée ; elle n’a plus les angles rentrants et sortants, les extrémités spéciales et propres qui l’emboîtaient derrière ou devant tel autre souvenir distinct. Je ne lui trouve plus de bout antérieur ou postérieur qui se confonde et coïncide avec le bout postérieur ou antérieur d’un autre événement déterminé. Elle roule ainsi, banale ; si je lui découvre sa niche dans le lointain vague de l’enfance, c’est par conjecture et raisonnement ; d’elle-même, elle ne se la trouve point ; elle n’a plus son avant et son après, elle est privée de situation. — Et, si l’on regarde l’avenir, son cas est le même, puisque son existence future apparaît comme soumise à telle ou telle condition, entre autres à ma volonté variable, et puisque, dans le royaume de l’avenir, elle est encore banale, capable de s’intercaler à tel ou tel moment de mon expérience future aussi bien qu’à tel autre. — Des deux côtés, la situation lui manque ; par essence, elle flotte ; je ne puis la fixer, l’affirmer ; en cela, elle s’oppose aux jugements affirmatifs précédents, prévisions et souvenirs. C’est pourquoi, lorsque, comme eux, elle subit la répression des sensations contradictoires, elle est contredite, non pas partiellement comme eux, mais absolument, et ne peut apparaître que comme sensation située nulle part, c’est-à-dire comme sensation simplement apparente et dépourvue de l’existence vraie.

Tel est le premier cas ; voyons le second, tout inverse. Il s’agit de ces représentations précises, intenses, colorées, auxquelles atteint l’imagination des grands artistes, Balzac, Dickens, Flaubert, Henri Heine, Edgar Poe21 ; j’en ai cité quelques-unes. Ils arrivent à se donner des moments d’hallucination ; mais ce ne sont que des moments. À ce sujet, M. Flaubert m’écrit : « N’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur ; vous sentez que votre personnalité vous échappe ; on croit que l’on va mourir. Dans la vision poétique, au contraire, il y a joie ; c’est quelque chose qui entre en vous. Il n’en est pas moins vrai qu’on ne sait plus où l’on est. » Il ajoute plus loin : « Souvent cette vision se fait lentement, pièce à pièce, comme les diverses parties d’un décor que l’on pose » ; mais, souvent aussi, elle est subite, « fugace comme les hallucinations hypnagogiques. Quelque chose vous passe devant les yeux ; c’est alors qu’il faut se jeter dessus, avidement ». — Ma propre expérience s’accorde avec ces remarques. Lorsque le paysage, la figure agissante, le geste et la voix du personnage commencent à surgir et à se préciser, on attend, on retient son souffle ; quelquefois alors, tout apparaît tout d’un coup ; d’autres fois, c’est lentement, après des intervalles de sécheresse. — Mais, dans les deux cas, ce qui apparaît est attendu, voulu, ou du moins compris dans le cercle lâche des images attendues et voulues, puis tout de suite employé, mis à profit par la main qui écrit et note, partant suivi à l’instant de sensations répressives, en tout cas marqué dès sa naissance d’un caractère particulier qui est la propriété d’éclore par un effort personnel, dans une direction prévue, après une recherche préalable, comme un effet du dedans et non comme une impression du dehors ; de sorte que, après un éclair et un éblouissement, les sensations habituelles, tactiles, musculaires ou visuelles, peuvent sans difficulté reprendre leur ascendant normal, et, jointes à la file des souvenirs positifs, refouler le fantôme affaibli dans le monde imaginaire. — Une suite d’hallucinations très courtes qui, étant voulues, peuvent être et sont effectivement rompues et niées à chaque instant par la perception plus ou moins vague du monde réel, voilà la vision pittoresque ou poétique, très différente, comme le dit M. Baillarger, de l’hallucination proprement dite qui naît à l’improviste et sans le concours de la volonté, qui persiste malgré nous, qui se développe d’elle-même, irrégulièrement, hors de toute attente, et qui nous semble l’œuvre d’une force étrangère. — En soi, les deux événements sont pareils. Mais ils se font contraste par leurs précédents et par leurs suites, le premier étant le produit harmonieux de toutes les tendances réunies de la plante humaine, le second étant le grossissement exagéré d’un élément désaccordé, qui, comme un organe hypertrophié et soustrait à la vie générale, se développe à part et monstrueusement, en dépit des autres dont il trouble le jeu concordant.

On voit maintenant pourquoi nos conceptions et imaginations ordinaires nous apparaissent comme telles et ne nous font pas illusion ; toutes sont comprises entre deux états extrêmes, et chacun de ces deux états renferme une particularité qui réprime l’illusion. — Ou bien, ce qui est le cas ordinaire, elles sont vagues et dépouillées de circonstances précises, en sorte que, déjà rejetées hors du présent par la contradiction des sensations présentes, elles manquent d’attaches pour s’emboîter dans le présent et dans l’avenir ; d’où il suit que, dépourvues de situation dans le temps, elles apparaissent comme exclues du temps, c’est-à-dire de la vie réelle, et sont déclarées sensations apparentes, fausses et purement imaginaires. Ou bien, après une suite de sollicitations répétées, elles atteignent le détail et la précision de la sensation réelle, en suspendant les sensations contemporaines et les souvenirs ordinaires, mais pour une seconde, par une extase fugitive qu’interrompt au bout d’un instant le retour à l’état normal, et qui alors est déclarée illusoire ou interne, parce que l’effort de volonté interne dont elle est issue surgit de nouveau avec elle dans la mémoire de l’observateur. — Supprimez ces particularités répressives et la rectification qui s’ensuit ; suspendez pour plusieurs heures ou plusieurs minutes les sensations ordinaires et la cohésion des souvenirs enchaînés, comme cela se rencontre dans le sommeil naissant ou complet ; faites, comme il arrive alors, que l’image décolorée et vague se complète, se circonstancie et se colore ; ce qui, à l’état de veille, eût été déclaré simple idée devient hallucination hypnagogique, puis rêve intense. — D’autre part, prolongez cette extase momentanée ; faites que, par un accident organique, elle se répète d’elle-même subitement, sans être attendue ni voulue, en dépit de la volonté ; vous aurez les hallucinations de Nicolaï, et, si le patient n’a pas la raison très ferme, vous aurez les visions d’un fou comme en renferment les hôpitaux, ou d’un mystique comme en fournissent l’Inde et le moyen âge22. L’histoire du sommeil et de la folie donne ainsi la clef de l’histoire de la veille et de la raison.

VIII

Voici encore une illusion d’optique morale qui périt au contact de l’analyse. Il s’agit de ces conceptions et imaginations que nous déclarons internes ; on vient de voir par quel mécanisme répressif elles nous apparaissent comme telles. Grâce à cette répression, elles nous apparaissent telles qu’elles sont, c’est-à-dire, non plus comme des objets extérieurs ou comme des événements futurs et passés, mais comme des événements doués à tort de cette fausse apparence, effectivement internes et présents. Je pense à une ligne de peupliers, et, tout en suivant, les yeux fermés, le rideau vert de feuillages mouvants, çà et là troué par l’azur, je sais fort bien qu’il est intérieur et actuel. Cette science ou connaissance s’appelle conscience, parce que son objet est interne et présent ; elle s’oppose ainsi aux connaissances dont l’objet n’est point présent ou n’est point interne ; à ce titre, on la sépare de la perception extérieure et de la mémoire, et l’on fait d’elle un département distinct, auquel on prépose une faculté distincte. Tout cela est permis, et même commode. — Mais ici commence l’erreur ; on est dupé par les mêmes mots et de la même façon qu’à propos de la mémoire et de la perception extérieure ; comme il s’agit d’une connaissance, on veut absolument y trouver un acte de connaissance et un objet connu ; on se la figure comme le regard d’un œil intérieur appliqué sur un événement présent et interne, de même qu’on s’est figuré la mémoire comme le regard d’un œil intérieur appliqué sur un événement passé. Les métaphores y aident ; en effet, les psychologues parlent sans cesse de la conscience comme d’un spectateur ou témoin interne qui observe, compare, prend des notes sur les diverses conceptions, imaginations, représentations qui défilent devant elle. — La vérité est qu’alors il n’y a pas en moi deux événements, d’un côté ma conception, de l’autre l’acte par lequel je la connais, mais un seul événement, ma conception elle-même. Nous la dédoublons parce qu’elle a deux moments, le premier, dans lequel elle paraît objet extérieur ou événement passé, rideau de peupliers ou sensation visuelle antérieure, le second, dans lequel, étant rectifiée, elle paraît événement interne et présent, fantôme optique actuel et inclus en nous-mêmes. Dans ce dédoublement, quand nous avons posé d’un côté le fantôme avec tous ses caractères distinctifs, il ne nous reste plus rien pour constituer de l’autre côté l’acte de connaissance. Cet acte est vide ; d’où il arrive que nous l’estimons pur, simple, spirituel : l’erreur est justement celle où nous tombions tout à l’heure à propos de la perception extérieure et de la mémoire. — En somme, ici comme ailleurs, l’événement intérieur se réduit à la conception, représentation ou fantôme actuel intérieur ; la connaissance qu’il est tel, c’est-à-dire actuel, interne et fantôme, n’est pas autre que la rectification ou négation par laquelle il est exclu du dehors, du futur et du passé.

Nous pouvons maintenant saisir, par une vue d’ensemble, le procédé qu’emploie la nature pour faire jaillir en nous nos premières et principales sources de connaissances. En deux mots, elle crée des illusions et des rectifications d’illusion, des hallucinations et des répressions d’hallucination. — D’une part, avec des sensations et des images agglutinées en blocs suivant des lois que l’on verra plus tard, elle construit en nous des fantômes que nous prenons pour des objets extérieurs, le plus souvent sans nous tromper, car il y a en effet des objets extérieurs qui leur correspondent, parfois en nous trompant, car parfois les objets extérieurs correspondants font défaut : de cette façon, elle produit les perceptions extérieures, qui sont des hallucinations vraies, et les hallucinations proprement dites, qui sont des perceptions extérieures fausses. — D’autre part, en accolant à une hallucination une hallucination contradictoire plus forte, elle altère l’apparence de la première par une négation ou rectification plus ou moins radicale : par cette adjonction, elle construit des hallucinations réprimées qui, selon l’espèce et le degré de leur avortement, constituent tantôt des souvenirs, tantôt des prévisions, tantôt des conceptions et imaginations proprement dites, lesquelles, sitôt que la répression cesse, se transforment, par un développement spontané, en hallucinations complètes. — Faire des hallucinations complètes et des hallucinations réprimées, mais de telle façon que, pendant la veille et à l’état normal, ces fantômes correspondent ordinairement à des choses et à des événements réels, et constituent ainsi des connaissances, tel est le problème. On va voir comment les images et les sensations fournissent les matériaux, et comment leurs lois de naissance, de renaissance et d’association construisent l’édifice.