(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre troisième. La connaissance de l’esprit — Chapitre premier. La connaissance de l’esprit » pp. 199-245
/ 2020
(1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre troisième. La connaissance de l’esprit — Chapitre premier. La connaissance de l’esprit » pp. 199-245

Chapitre premier.
La connaissance de l’esprit

Sommaire.

I. Rôle de l’idée du moi dans la vie mentale. — Sa présence presque incessante. — Le moi comparé à ses événements.

II. Idées dont se compose l’idée du moi. — Entre autres idées, elle comprend l’idée d’un être permanent lié à tel corps organisé. — Ce que nous entendons par cette liaison. — Idées plus précises dont se compose l’idée du moi. — Idée d’un groupe de capacités ou facultés.

III. Ce que nous entendons par les mots de capacité et de faculté. — Ils ne désignent que la possibilité de certains événements sous telles conditions et la nécessité des mêmes événements sous les mêmes conditions, plus une condition complémentaire. — Ces possibilités et nécessités sont permanentes. — Importance capitale que nous leur attachons. — Illusion métaphysique que leur idée provoque. — Les seuls éléments réels de notre être sont nos événements.

IV. Le caractère distinctif, commun à tous ces événements, est d’apparaître comme internes. — Exemples. — Mécanisme de la rectification. — Toute représentation, conception ou idée, à son second moment, est obligée d’apparaître comme interne. — Nos émotions et voûtions ne sont que la face affective et active de nos idées. — D’où il suit qu’elles doivent aussi apparaître comme internes. — Les sensations que nous localisons dans notre corps apparaissent comme internes. — Les sensations que nous localisons hors de notre corps apparaissent comme des événements étrangers à nous ou comme des propriétés de corps étrangers à nous.

V. Nos événements passés, aussi bien que nos événements présents, apparaissent comme internes. — La série de cas événements apparaît comme une chaîne. — Mécanisme de la mémoire qui les attache entre eux chaînon à chaînon. — Par la loi de la renaissance des images, l’image d’un de nos événements évoque celles du précédent et du suivant. — Procédés abréviatifs par lesquels nous remontons ou nous descendons vite et loin dans la série totale. — Exemples. — Points éminents de notre vie passée. — Nous sautons d’éminence en éminence. — Effet de ce parcours rapide. — Dégagement d’un caractère commun à tous les éléments successifs de la série. — Idée d’un dedans stable. — Cette idée est l’idée du moi. — Achèvement de cette idée par celle des capacités et facultés permanentes. — Opposition finale du moi et de ses événements.

VI. À quel composé réel correspond effectivement l’idée du moi. — Elle est le produit d’une élaboration longue et complexe. — Opérations préalables requises pour la former. — Partant, elle est susceptible d’erreur. — Diverses classes d’erreurs au sujet du moi. — Cas où des événements étrangers sont introduits dans l’idée du moi. — Exemples divers. — Point de départ de l’illusion. — Chez les romanciers. — Chez les esprits incultes. — En rêve. — Chez les fous. — Dans l’hypnotisme. — Cas où des événements qui appartiennent au moi sont attribués à autrui. — Aliénation normale de nos sensations de son et de couleur. — Hallucinations psychiques. — Locutions intellectuelles des mystiques. — Histoire de Blake. — Autres exemples. — Point de départ et progrès de l’illusion. — Passage de l’hallucination psychique à l’hallucination sensorielle. — Cas où la série totale de nos événements passés, présents et possibles est remplacée par une série étrangère. — Point de départ de l’illusion. — Suggestions dans l’hypnotisme. — Expériences des docteurs Tuke et Elliotson. — Exemples chez les monomanes. — Malades persuadés qu’ils sont une autre personne, qu’ils sont changés en animaux ou en corps inanimés, qu’ils sont morts. — Croyances analogues dans le rêve. — Mécanisme de l’idée du moi à l’état normal. — Mécanisme de l’idée du moi à l’état anormal. — Analogie du travail mental et du travail vital.

VII. Véracité générale du souvenir. — Étant donné le mécanisme du souvenir, son jeu est ordinairement sûr. — À l’image actuelle, nette et circonstanciée, correspond presque toujours une sensation antécédente, dont l’image est le reliquat. — À l’emplacement apparent de l’image refoulée correspond presque toujours l’emplacement réel de la sensation antécédente. — Véracité générale de la notion que nous avons de nos facultés. — L’expérience incessante la contrôle, la rectifie et la consolide. — Cohésion de ses éléments. — Il faut des circonstances exceptionnelles pour les disjoindre ou y en insérer d’étrangers. — Raison générale de la concordance de nos pensées et des choses.

VIII. Comment, d’après l’idée de notre esprit, nous nous formons l’idée des autres esprits. — Analogie des autres corps vivants et du nôtre. — Cette analogie nous suggère par association l’idée d’un esprit semblable au nôtre. — Vérifications diverses, nombreuses et constantes de cette induction spontanée.

IX. Résumé général et vues d’ensemble. — Dans toutes les opérations précédentes, une image ou un groupe d’images est soudé à une sensation ou à un groupe de sensations, à une image ou à un groupe d’image, en vertu des lois de réviviscence et d’association des images. — Complication croissante du composé mental. — Complication énorme du composé qui constitue l’idée d’un individu. — Tout composé mental est un couple, et, à ce titre, il est une connaissance. — Quand le premier terme du couple est répété par la sensation actuelle, le second terme devient une prévision. — Mécanisme de la prévision et projection du second terme dans l’avenir. — Dans la majorité des cas, notre prévision concorde avec l’événement prévu. — Correspondance ordinaire de la loi mentale avec la loi réelle — Deux états du couple mental. — Il agit avant d’être démêlé. — Opposition de la pensée animale à la pensée humaine. — Passage de la première à la seconde. — Après les idées des choses individuelles naissent les idées des choses générales.

I

Nous voici arrivés au centre inétendu, sorte de point mathématique, par rapport auquel nous définissons le reste et que chacun de nous appelle je ou moi. À chaque instant de notre vie nous y revenons ; il faut une contemplation bien intense, presque une extase, pour nous en arracher tout à fait et nous le faire oublier pendant quelques minutes ; alors même, par une sorte de choc en retour, nous rentrons avec plus d’énergie en nous-mêmes ; nous revoyons en esprit toute la scène précédente, et, mentalement, vingt fois en une minute, nous disons : « Tout à l’heure j’étais là, j’ai regardé de ce côté, puis de cet autre, j’ai eu telle émotion, j’ai fait tel geste, et maintenant je suis ici. » — En outre, l’idée de nous-mêmes est comprise dans tous nos souvenirs, dans presque toutes nos prévisions, dans toutes nos conceptions ou imaginations pures. — De plus, toutes nos sensations un peu étranges ou vives, notamment celles de plaisir ou de douleur, l’évoquent, et souvent nous oublions presque complètement et pendant un temps assez long le monde extérieur, pour nous rappeler un morceau agréable ou intéressant de notre vie, pour imaginer et espérer quelque grand bonheur, pour observer à distance, dans le passé ou dans l’avenir, une série de nos émotions. — Mais ce nous-mêmes, auquel, par un retour perpétuel, nous rattachons chacun de nos événements incessants, est beaucoup plus étendu que chacun d’eux. Il s’allonge à nos yeux avec certitude, comme un fil continu, en arrière, à travers vingt, trente, quarante années, jusqu’aux plus éloignés de nos souvenirs, au-delà encore, jusqu’au début de notre vie, et il s’allonge aussi en avant, par conjecture, dans d’autres lointains indéterminés et obscurs. À chaque maille nouvelle que nous lui ajoutons, nous en revoyons un fragment plus ou moins long, une minute, une heure, une journée, une année, parfois un morceau énorme, en un clin d’œil, et comme en un raccourci d’éclair. C’est pourquoi, comparé à nos événements passagers, ce moi prend à nos yeux une importance souveraine. — Il nous faut chercher quelle idée nous en avons, de quels éléments cette idée se compose, comment elle se forme en nous, pourquoi elle est évoquée par chacun de nos événements, quelle chose lui correspond, et par quel ajustement cette correspondance de la chose et de l’idée s’établit.

II

Qu’entendons-nous par un moi, en d’autres termes, par une personne, une âme, un esprit ? Quand nous concevons tel homme vivant, Pierre, Paul, ou nous-mêmes, quelle idée y a-t-il en nous, et de quels éléments se compose cette idée ? — Ce que nous affirmons, c’est d’abord un quelque chose, un être ; j’emploie exprès les mots les plus vagues, pour ne rien préjuger. Mais, en prononçant ces mots, nous n’affirmons rien de lui, sinon qu’il est ; nous ne disons rien de ce qu’il est ; la question est réservée. — Ce que nous affirmons en second lieu, c’est qu’il est un être permanent ; il y a en lui quelque chose qui dure et demeure le même. Je suis aujourd’hui, mais j’étais déjà hier et avant-hier ; de même pour Pierre et pour Paul. Si à certains égards, eux et moi, nous avons changé, à d’autres égards, eux et moi, nous n’avons pas changé, et je conçois en eux comme en moi quelque chose qui est resté fixe. Mais, en disant cela, je ne fais qu’affirmer la permanence de quelque chose en eux et en moi ; je ne dis pas ce qu’est ce quelque chose ; je pose sa durée, non sa qualité ; la question est réservée encore. — Ce que nous affirmons en troisième lieu, c’est que ce quelque chose est lié à tel corps organisé ; j’ai le mien, Pierre et Paul ont chacun le leur ; et nous voulons dire par là que, en règle générale, certains changements de mon corps provoquent directement en moi telles sensations, et que certains événements en moi, émotions, voûtions, provoquent directement dans mon corps tels changements ; même règle pour Pierre, Paul et leurs corps. Mais cette règle ne fait que poser un rapport constant entre certains changements de tel corps et certains états du quelque chose inconnu ; il reste toujours à chercher ce qu’il est ; la question est réservée une dernière fois. — Après avoir constaté son existence, sa permanence, et sa principale relation, il nous faut trouver les qualités qui le déterminent.

Ces qualités, ce sont ses capacités et facultés. Je suis capable de sentir, de percevoir les objets extérieurs, de me souvenir, d’imaginer, de désirer, de vouloir, de contracter mes muscles, et, à cet égard, Pierre, Paul et les autres hommes sont comme moi. De plus, outre ces capacités communes à tous les hommes, j’en ai qui me sont particulières ; par exemple, je suis capable de comprendre un livre latin ; ce portefaix est capable de porter un sac de trois cents livres ; voilà des attributions précises qui déterminent le quelque chose inconnu. Réunissons en un groupe et en un faisceau toutes les capacités et facultés, communes ou propres, qui se rencontrent en lui, et nous saurons ce qu’il est, en sachant ce qu’il contient. L’esquisse vague et vide, que nous avions du moi ou de la personne, se délimite et se remplit.

III

Nous voilà donc conduits à chercher ce que nous entendons par ces capacités et facultés. J’ai la capacité ou faculté de sentir ; cela signifie que je puis avoir des sensations, des sensations de diverses espèces, d’odeur, de saveur, de froid, de chaud, et par exemple de son. En d’autres termes, des sensations de son qui, si elles naissent, seront miennes, sont possibles. Elles sont possibles, parce que leur condition, qui est un certain état de mon appareil acoustique et de mes centres sensitifs, est donnée ; si cette condition cessait d’être donnée, elles cesseraient d’être possibles ; je ne serais plus capable d’entendre des sons ; je serais sourd. — Pareillement, un homme a la faculté ou pouvoir de percevoir les corps extérieurs, notamment par la vue ; cela signifie que des perceptions de la vue qui, si elles naissent, seront siennes, sont possibles. Elles sont possibles à deux conditions : il faut que son appareil optique et cérébral soit dans l’état requis, et que l’éducation de la vue ait associé chez lui aux sensations optiques l’image de certaines sensations musculaires ; comme ces deux conditions sont données, ses perceptions sont possibles ; si l’une ou l’autre étaient supprimées, ses perceptions cesseraient d’être possibles ; il perdrait ou n’aurait plus qu’incomplètement la faculté de voir. — Il en est de même dans tous les autres cas, que l’on considère une faculté commune à tous les hommes ou une faculté propre à un individu. J’ai le pouvoir ou faculté de mouvoir mes membres et de faire persister mes idées. Cela signifie que ce mouvement de mes membres et cette persistance de mes idées sont possibles ; ce mouvement est possible, parce que sa condition, un certain état de mon appareil musculaire et nerveux, est donnée ; cette persistance est possible, parce que sa condition, un certain équilibre de mes images, est donnée. — J’ai la faculté de comprendre un livre latin, et mon voisin le portefaix a la faculté de porter un sac de trois cents livres ; cela signifie que, si je lis un livre latin, je le comprendrai ; que, si le portefaix a sur le dos un sac de trois cents livres, il le portera. La première action est possible pour moi, parce que sa condition, l’intelligence des mots latins, est donnée ; la seconde est possible pour le portefaix, parce que ses conditions, le développement des muscles et l’habitude de l’exercice corporel, sont données. Supprimons une de ces conditions, la possibilité disparaît, et la faculté périt, jusqu’au rétablissement de la condition manquante. Amollissez et amoindrissez les muscles du portefaix par une diète d’un mois, il n’aura plus la force de soulever son sac. Qu’une paralysie engourdisse les nerfs de mon bras, je ne pourrai plus mouvoir ce bras. Qu’une hallucination empêche mes centres sensitifs de recevoir l’impression produite sur ma rétine par les rayons émanés de la table, tant que durera l’hallucination, je ne pourrai plus percevoir la table par la vue. — Par contre, guérissez l’hallucination, la paralysie, et fortifiez les muscles appauvris, les possibilités et, avec elles, les facultés suspendues renaîtront telles qu’auparavant.

Ainsi faculté, capacité, sont des termes tout relatifs, et nous retombons ici dans une analyse semblable à celle que nous avons pratiquée sur les propriétés des corps. Tous ces mots équivalent à celui de pouvoir ; et, quel que soit le pouvoir, celui d’un chien qui peut courir, celui d’un mathématicien qui peut résoudre une équation, celui d’un roi absolu qui peut faire couper des têtes, ce mot ne fait jamais que poser comme présentes les conditions d’un événement ou d’une classe d’événements. — Rien de plus utile que la connaissance de pareilles conditions ; elle nous permet de prévoir les événements, ceux d’autrui comme les nôtres. Partant, nous attachons une grande importance à ces pouvoirs ; ils sont pour nous le principal et l’essentiel des choses ; nous sommes tentés d’en faire des entités distinctes, de les considérer comme un fonds primitif, un dessous stable, une source indépendante et productrice d’où s’épanchent les événements. — La vérité est pourtant qu’en soi un pouvoir n’est rien, sauf un point de vue, un extrait, une particularité de certains événements, la particularité qu’ils ont d’être possibles parce que leurs conditions sont données. Si ces événements sont miens ou une suite des miens, le pouvoir m’appartient. En disant que j’ai tel pouvoir, je ne fais qu’annoncer comme possible tel événement, sensation, perception, émotion, volition, qui fera peut-être partie de mon être, tel autre événement, contraction musculaire, transport d’un fardeau, exécution d’un ordre, qui suivra, de près ou de loin, un état possible de mon être. Mais ces événements et ces états sont supposés et non donnés ; ils ne font partie que de mon être possible, ils ne font pas partie de mon être réel. Un seul d’entre eux naîtra à chaque moment ; les autres, en nombre illimité, ne naîtront pas. Ils resteront à la porte ou sur le seuil ; l’autre, l’unique, le privilégié, entrera seul et fera seul partie de moi-même. En fait d’éléments réels et de matériaux positifs, je ne trouve donc, pour constituer mon être, que mes événements et mes états, futurs, présents, passés. Ce qu’il y a d’effectif en moi, c’est leur série ou trame. Je suis donc une série d’événements et d’états successifs, sensations, images, idées, perceptions, souvenirs, prévisions, émotions, désirs, volitions, liés entre eux, provoqués par certains changements de mon corps et des autres corps, et provoquant certains changements de mon corps et des autres corps. Et comme, visiblement, tous mes événements passés, futurs ou possibles sont plus ou moins analogues aux événements quotidiens que je puis saisir au moment ou presque au moment où ils se produisent, ce sont ceux-ci, les plus nets et les plus prochains de tous, que je vais étudier pour savoir ce qui constitue le moi.

IV

Considérons donc un de ces événements ou groupe d’événements présents, telle sensation de douleur ou de plaisir, de contact, de température, de saveur ou d’odeur, telle sensation tactile et musculaire, telle image prépondérante, tel mot mental prépondérant, telle émotion, désir, volition. — En ce moment, je souffre de la migraine, ou je goûte un bon fruit, ou je me délecte à chauffer mes membres au coin du feu ; j’imagine ou je me souviens, je suis contrarié ou égayé par une idée, je me décide à faire une démarche. Voilà les événements que je trouve en moi ; actifs ou passifs, volontaires ou involontaires, quelles que soient leurs nuances, il n’importe ; ils constituent mon être présent, et je me les attribue. Or, tous les événements que je m’attribue ont un caractère commun ; ils m’apparaissent comme intérieurs.

Prenons d’abord les plus fréquents, c’est-à-dire les représentations, idées, conceptions que nous avons des objets et notamment des corps extérieurs : par exemple, je me représente la vieille pendule à colonnes qui est dans la chambre voisine. Meubles, intérieurs d’appartement, figures humaines ou animales, arbres, maisons, rues, paysages, ce sont des représentations de ce genre dont la série compose le courant ordinaire de notre pensée. Par un mécanisme qu’on a décrit, leur tendance hallucinatoire est enrayée ; elles sont affectées d’une contradiction qui les nie comme objets externes ; elles s’opposent ainsi aux objets externes ; en d’autres termes, elles apparaissent comme internes. — Il en est ainsi de toute idée, sensible ou abstraite, simple ou composée. Car une idée est toujours l’idée de quelque chose, et, partant, comprend deux moments, le premier, illusoire, où elle semble la chose elle-même ; le second, rectificateur, où elle apparaît comme simple idée. Cette transformation qu’elle subit oppose l’un à l’autre les deux moments qui la constituent ; nous exprimons ce passage en disant que nous rentrons en nous-mêmes et que, de l’objet, nous revenons au sujet ; c’est donc le même événement ou groupe d’événements qui, selon ses états successifs, constitue d’abord l’objet apparent et ensuite le sujet actuel. — Ainsi l’opération rectificatrice, par laquelle une idée apparaît comme idée, est en même temps la réflexion par laquelle cette idée apparaît comme chose interne, et la contradiction qui la nie comme fragment du dehors la pose du même coup comme fragment du dedans.

Maintenant, remarquez que toute idée, conception, représentation a une double face. D’un côté, elle est une connaissance ; de l’autre côté, elle est une émotion. Elle est agréable, pénible, surprenante, effrayante, tendre, consolante. Son énergie, ses affaiblissements, ses intermittences sont justement l’énergie, l’affaiblissement, les intermittences de l’émotion. Il n’y a là qu’un seul et même fait à deux faces, l’une intellectuelle, l’autre affective et impulsive. — On vous annonce que telle personne que, la veille, vous avez quittée bien portante, est morte subitement, et Cette idée vous bouleverse. On vous annonce qu’un de vos proches est très malade, et cette idée vous afflige. Elle provoque une secousse générale ou une sorte d’élancement aigu qui va s’affaiblissant, et cela fait un désordre qui dure. Rien d’étonnant si ce long trouble, qui part d’une idée et dure à travers une série d’idées, nous semble interne comme les idées, si les désirs et les volitions qui en dérivent sont rapportés de la même façon au-dedans, si les suites et les caractères des idées s’opposent, comme les idées, au-dehors et ne peuvent être logés en aucun lieu.

Reste à chercher pourquoi les sensations que nous logeons dans notre corps nous apparaissent aussi comme internes et sont rapportées par nous à nous-mêmes. — Pour en trouver la raison, il suffit de les comparer à celles qui nous appartiennent également et que pourtant nous ne nous attribuons point, celles de couleur et de son. On a vu le mécanisme qui les projette en apparence hors de notre corps ; si elles nous sont aliénées, c’est parce qu’elles sont projetées hors de notre enceinte. C’est donc parce que les autres, celles de contact, de pression, de température, d’effort musculaire, de douleur locale, de saveur et d’odeur, ne sont point projetées hors de notre corps, qu’elles ne nous sont point aliénées ; leur emplacement est la cause de leur attribution ; nous nous les rapportons, parce que notre corps, comparé aux autres, a des caractères singuliers et propres. — En effet, c’est par son entremise que nous, percevons les autres corps et que nous agissons sur eux. Que l’action vienne de nous ou d’eux, il est toujours entre eux et nous. Pour que nous les connaissions, il faut d’abord qu’un de ses organes soit ébranlé ; pour que nous leur imprimions un mouvement, il faut d’abord qu’un de ses muscles soit contracté. Il est notre premier moteur et notre premier mobile ; par rapport aux autres, il est toujours en deçà ; par rapport à lui, ils sont toujours au-delà. Il est notre enceinte immédiate, en sorte que, si on le compare aux autres, il est un dedans et ils sont un dehors. — C’est pourquoi, bien que logées par nous dans les organes, les sensations dont on a parlé nous apparaissent comme internes et se rattachent au moi. — Telle est notre conception du sujet actuel ; voilà tous les faits présents et réels qu’elle renferme. Ce que je suis actuellement, ce qui constitue mon être réel, c’est tel groupe présent et réel de sensations, idées, émotions, désirs, volitions ; ma conception de mon être actuel ne comprend que ces événements, et, à l’analyse, ces événements présentent tous ce caractère commun qu’ils sont déclarés internes, soit parce qu’à titre d’idées et de suites d’idées ils sont opposés aux objets et privés de situation, soit parce que leur emplacement apparent se trouve dans notre corps.

V

Or, au moment précédent, le sujet, étant tout semblable, ne contenait que des événements du même genre ; même remarque pour chacun des moments antérieurs. Et, de fait, quand par le souvenir nous considérons quelqu’un de ces moments, nous les trouvons tous pareils au moment présent ; tout à l’heure, quand j’étais dans l’autre chambre, j’avais une sensation de froid, je marchais, je regardais l’heure, je prévoyais, je désirais, je voulais, comme en ce moment. Par conséquent, mes événements passés, comme mes événements présents, ont tous ce caractère qu’ils apparaissent comme internes. — À ce titre, ils forment une chaîne dont les chaînons, tous du même métal, apparaissent à la fois comme unis et comme distincts. Car, selon le mécanisme que nous avons décrit et expliqué, d’un côté, l’image qui constitue un souvenir semble projetée en arrière et recule au-delà des sensations ou images répressives, ce qui la sépare d’elles ; et, de l’autre côté, la même image, se situant avec précision, semble se souder par son extrémité postérieure à l’extrémité antérieure des images ou sensations répressives, ce qui la joint à elles ; en sorte que nos événements nous apparaissent comme une ligne continue d’éléments contigus. Nous passons sans difficulté d’un chaînon à un autre ; selon la loi bien connue qui régit la renaissance des images, les images de deux sensations successives tendent à s’évoquer mutuellement ; partant, quand l’image d’un de nos moments antérieurs ressuscite en nous, l’image du précédent et celle du suivant tendent à ressusciter par association et contrecoup.

Non seulement nous allons par ce moyen d’un de nos moments au moment adjacent ; mais, par des abréviations qui rassemblent en une image une longue série de moments, nous allons d’une période de notre vie à une autre période de notre vie. En effet, si, pour nous souvenir d’un de nos événements un peu lointains, il nous fallait évoquer les images de toutes nos sensations intermédiaires, l’opération serait prodigieusement longue ; à parler exactement, elle emploierait autant de temps qu’il y aurait de temps écoulé entre cet événement et le moment présent. Car tout le détail et toute la durée des sensations intermédiaires se retrouveraient dans les images qui nous conduiraient en arrière jusqu’à cet événement ; il nous faudrait donc vingt-quatre heures pour nous rappeler une sensation de la veille. À cela la nature a remédié par l’effacement que subissent les images66 et par la propriété qu’ont certaines images éminentes d’être les substituts abréviatifs du groupe où elles sont incluses. — Par exemple, ce matin, je suis allé dans telle rue et dans telle maison ; en ce moment, si je rappelle cette promenade, quantité de détails manquent ; beaucoup des sensations que j’ai eues ne renaissent plus. Je ne revois pas les différentes figures de maisons, de voitures, de passants que j’ai vues ; neuf sur dix se sont effacées définitivement et pour toujours ; de toutes ces impressions, il n’y a plus qu’un reliquat qui soit capable de renaître. Encore, presque toujours, dans la vie ordinaire, je ne lui en laisse pas le temps ; il me faudrait insister, chercher dans ma mémoire. C’est seulement quand je cherche, que je revois certains détails précis, telle boutique, telle physionomie intéressante, tel tournant de rue plus frappant. Si je n’appuie pas, si je ne chasse pas les impressions et les distractions survenantes, si je ne laisse pas à mes souvenirs le temps de se préciser et de se compléter, ils restent presque tous à l’état latent ; ce qui survit et ce qui émerge, c’est un fragment sur dix mille, la représentation vague de ma marche à tel moment dans la rue, ou de mon arrivée dans la maison, ou de l’attitude de l’ami que je suis allé voir. — Mais cela suffit ; ce lambeau conservé me tient lieu du reste ; je sais par expérience que, en concentrant sur lui mon attention, j’en ressusciterais plusieurs semblables de la même série ; il est dorénavant pour moi la représentation sommaire du tout. — Il en est de même pour le déjeuner que j’ai fait auparavant, pour la lecture qui a employé les premières heures de ma matinée ; de sorte qu’avec trois substituts abréviatifs je remonte en un clin d’œil jusqu’à mon lever, c’est-à-dire jusqu’à un incident séparé par dix heures du moment où je suis.

Plus l’événement est antérieur, plus l’effacement des images est grand ; plus cet effacement est grand, plus le substitut abréviatif résume de choses. — Ma journée d’hier ou d’avant-hier ne subsiste en moi que par un événement saillant, telle visite que j’ai reçue, tel accident domestique auquel il a fallu parer. Si je recule plus loin, je n’aperçois, dans le naufrage et l’engloutissement irrémédiable de mes innombrables sensations antérieures, que de rares images surnageantes, mon arrivée dans la maison de campagne où j’habite, les premières pousses vertes du printemps, une soirée d’hiver chez telle personne, tel aspect d’une ville étrangère où j’étais il y a un an. Je puis ainsi remonter très loin et très vite, en sautant de cime en cime, atteindre en un instant à dix, vingt années de distance. — Joignez à cela le calendrier, les chiffres, tous les moyens que nous avons et qui manquent aux enfants, aux sauvages, pour mesurer cette distance. Grâce à une association d’images, nous logeons nos événements dans la série des jours et des mois que fournit l’almanach, dans la série des années que fournit la chronologie. Cela fait, nous précisons, par ces atlas auxiliaires, l’emplacement que nos divers événements occupent dans la durée les uns par rapport aux autres, et nous pouvons non seulement revoir en une seconde nos événements les plus lointains, mais encore évaluer l’intervalle qui les sépare du présent.

Par cette opération plus ou moins perfectionnée, nous embrassons de très longs fragments de notre être en un instant et pour ainsi dire d’un seul regard. Les événements distincts dont la succession l’a constitué pendant cet intervalle cessent d’être distincts ; ils sont effacés par les abréviations et la vitesse ; rien ne surnage du parcours, sinon un caractère commun à tous les éléments parcourus, la particularité qu’ils ont d’être internes. Il nous reste donc l’idée d’un quelque chose interne, d’un dedans qui, à ce titre, s’oppose à tout le dehors, qui se rencontre toujours le même à tous les moments de la série, qui, par conséquent, dure et subsiste, qui, à cause de cela, nous semble d’importance supérieure et qui se rattache, comme des accessoires, les divers événements passagers. Ce dedans stable est ce que chacun de nous appelle je ou moi 67. — Comparé à ses événements qui passent tandis qu’il persiste, il est une substance ; il est désigné par un substantif ou un pronom, et il revient sans cesse au premier plan dans le discours oral ou mental. — Dès lors, quand nous réfléchissons sur lui, nous nous laissons duper par le langage ; nous oublions que sa permanence est apparente ; que, s’il semble fixe, c’est qu’il est incessamment répété ; qu’en soi il n’est qu’un extrait des événements internes ; qu’il tire d’eux tout son être ; que cet être emprunté, détaché par fiction, isolé par l’oubli de ses attaches, n’est rien en soi et à part. Si nous ne sommes pas détrompés par une analyse sévère, nous tombons dans l’illusion métaphysique ; nous sommes enclins à le concevoir comme une chose distincte, stable, indépendante de ses modes et même capable de subsister après que la série d’où il est tiré a disparu.

Une autre illusion métaphysique vient compléter son être et achever son isolement. Nous avons classé ses événements et les faits que ses événements provoquent selon leurs ressemblances et leurs différences, et nous avons logé chaque groupe dans un compartiment distinct et sous un nom commun, ici les sensations, là les perceptions extérieures, là-bas les souvenirs, plus loin les volitions, les mouvements volontaires, et ainsi de suite. Considérant notre état présent, nous savons ou nous supposons que les conditions de ces événements sont présentes, en d’autres termes, que ces événements sont possibles ; ce que nous exprimons en disant que nous avons le pouvoir, la capacité ou faculté de sentir, percevoir, de nous souvenir, de vouloir, de contracter nos muscles. Outre ces pouvoirs communs à tous les hommes, chacun de nous découvre en lui-même, par une expérience semblable, les pouvoirs particuliers qui lui sont propres. Or, quand nous considérons ces pouvoirs, nous les trouvons tous plus ou moins permanents. Ils précèdent les événements, et d’ordinaire ils leur survivent. Ils durent intacts pendant de longues années, quelques-uns pendant toute notre vie. Ils font ainsi contraste avec les événements qui sont transitoires, et ils semblent la portion essentielle de l’homme. À ce titre, leur notion s’attache à la notion du moi persistant ; dès lors, ce moi cesse de nous apparaître comme un simple dedans ; il se garnit, se qualifie, se détermine ; nous le définissons par le groupe de ses pouvoirs, et, si nous nous laissons glisser dans l’erreur métaphysique, nous le posons à part comme une chose complète, indépendante, toujours la même sous le flux de ses événements.

VI

Telle est donc la notion du moi. Illusoire au sens métaphysique, elle ne l’est pas au sens ordinaire ; on ne peut pas la déclarer vide ; quelque chose lui correspond, quelque chose d’assez analogue à ce qui, d’après notre analyse, constitue la substance des corps. Ce quelque chose est la possibilité permanente de certains événements sous certaines conditions, et la nécessité permanente des mêmes événements sous les mêmes conditions plus une complémentaire, tous ces événements ayant un caractère commun et distinctif, celui d’apparaître comme internes. À ce titre, en maintenant exactement le sens des mots, nous pouvons dire que le moi, comme les corps, est une force, une force qui, par rapport à eux, est un dedans, comme par rapport à elle ils sont un dehors. Ces trois mots, force, dedans, dehors, n’expriment que des rapports, rien de plus ; à tous les moments de ma vie, je suis un dedans qui est capable de certains événements sous certaines conditions, et dont les événements sous certaines conditions sont capables d’en provoquer d’autres en lui-même ou en autrui. Voilà ce qui dure en moi et ce qui, à tous les instants de ma durée, sera toujours le même. — Il est manifeste que ce n’est pas là une notion primitive. Elle a des précédents, des éléments, une histoire, et l’on peut compter tous les pas de l’opération involontaire qui aboutit à la former.

Il faut d’abord que nous ayons des souvenirs et des souvenirs exacts. Il faut de plus que, par l’emboîtement de nos souvenirs, nos événements nous apparaissent comme une file continue. Il faut ensuite que, grâce aux abréviations de la mémoire, les particularités de nos événements s’effacent, qu’un caractère commun à tous les éléments de la file prédomine, se dégage, s’isole et soit érigé par un substantif en substance. Il faut en outre que nous acquérions l’idée des pouvoirs, capacités ou facultés de cette substance ; partant, que nous classions nos événements selon leurs diverses espèces ; que, par l’expérience plus ou moins prolongée, nous démêlions leurs conditions externes et internes ; que, constatant ou présumant la présence des conditions, nous concevions ces événements comme possibles, et enfin que, isolant cette possibilité, nous nous l’attribuions sous le nom de pouvoir, capacité ou faculté. — L’idée du moi est donc un produit ; à sa formation concourent beaucoup de matériaux diversement élaborés. Comme tout composé mental ou organique, elle a sa forme normale ; mais, pour qu’elle l’atteigne, il lui faut certains matériaux et une certaine élaboration ; pour peu que les éléments soient altérés et que le travail soit dérangé, la forme dévie et l’œuvre finale est monstrueuse. Par conséquent, l’idée du moi peut dévier et se trouver monstrueuse ; et, si voisins que nous soyons de nous-mêmes, nous pouvons nous tromper en plusieurs façons à propos de notre moi.

En premier lieu, certains matériaux étrangers peuvent s’introduire dans l’idée que nous avons de lui. Il y a des circonstances où une série d’événements imaginaires s’insère dans la série des événements réels ; nous nous attribuons alors ce que nous n’avons pas éprouvé et ce que nous n’avons pas fait. — À l’état de veille, la chose est rare ; elle n’arrive guère qu’aux hommes dont l’imagination est surexcitée. J’ai cité l’histoire de Balzac qui décrit un jour, chez Mme de Girardin, un cheval blanc qu’il veut donner à son ami Sandeau et qui, plusieurs jours après, persuadé qu’il l’a donné effectivement, en demande des nouvelles à Sandeau. Il est clair que le point de départ de cette illusion est une fiction volontaire ; l’auteur sait d’abord qu’elle est fiction, mais finit par l’oublier. Chez les peuples barbares, dans les âmes incultes et enfantines, beaucoup de souvenirs faux prennent ainsi naissance. Des hommes ont vu un fait très simple ; peu à peu, à distance, en y pensant, ils l’interprètent, ils l’amplifient, ils le munissent de circonstances, et ces détails imaginaires, faisant corps avec le souvenir, finissent par sembler des souvenirs comme lui. La plupart des légendes, surtout les légendes religieuses, se forment de la sorte. — Un paysan dont la sœur était morte hors du pays m’assura qu’il avait vu son âme, le soir même de cette mort ; examen fait, cette âme était une phosphorescence qui s’était produite dans un coin, sur une vieille commode où était une bouteille d’esprit-de-vin. — Le guide d’un de mes amis à Smyrne disait avoir vu une jeune fille apportée en plein jour à travers le ciel par la force d’un enchantement ; toute la ville avait été témoin du miracle ; après quinze heures de questions ménagées, il fut évident que le guide se souvenait seulement d’avoir vu ce jour-là un petit nuage dans le ciel. — En effet, ce qui constitue le souvenir, c’est le recul spontané d’une représentation qui va s’emboîter exactement entre tel et tel anneau dans la série des événements qui sont notre vie. Quand ce recul et cet emboîtement sont devenus involontaires, quand nous ne nous souvenons plus qu’ils ont d’abord été purement volontaires, quand enfin nulle autre représentation projetée au même endroit ne surgit pour leur faire obstacle, le souvenir faux est tenu pour vrai.

Toutes ces conditions se rencontrent dans le rêve ; c’est pourquoi nous avons en songe non seulement des perceptions extérieures fausses, mais encore des souvenirs faux68. J’en ai noté plusieurs sur moi-même : dernièrement encore, je me figurais être dans un salon, où je feuilletais un album de paysages ; le premier de ces dessins représentait la mer polaire, une grande eau bleue, entourée de blocs de glace. À ce moment, je m’aperçois que l’auteur est debout devant moi, et je me sens obligé de louer tout haut la beauté de l’œuvre ; je tourne les pages, et les paysages me semblent de plus en plus mauvais, et tout d’un coup je me rappelle que l’année précédente j’ai eu déjà l’album entre les mains ; que même j’en ai parlé dans un journal ; que mon article, très peu louangeur, était de trente ou quarante lignes à la troisième colonne de la deuxième page ; devant ce souvenir, je me trouvai si penaud que je m’éveillai. Notez que tout ce rêve était un roman ; mais le recul et l’emboîtement s’étaient faits spontanément sans rencontrer de représentation contradictoire, en sorte que l’article imaginé se trouvait affirmé.

Pareillement, rien de plus fréquent que les souvenirs faux, chez les fous, surtout chez les monomanes. Ils se forment un roman conforme à leur passion dominante, et ce roman inséré dans leur vie finit par composer à leurs yeux tout leur passé. — Une femme que j’ai vue à la Salpêtrière racontait, avec une précision et une conviction parfaites, une histoire d’après laquelle elle était noble et riche. Son vrai nom était Virginie Silly, et elle se disait Eugénie de Sully. À l’en croire, ses parents l’avaient perdue exprès sept ou huit fois, et sa mère avait fini par la vendre à des saltimbanques chez qui elle était restée deux ans. Avant 1848, elle avait des entretiens avec Louis-Philippe et lui faisait des rapports sur le Casino, la Chaumière, le Ranelagh et les hôpitaux. « J’étais, dit-elle, commissaire rapporteur de Sa Majesté, et le roi me donnait de grandes sommes. » Plus tard, quand elle fut dans son logement de la rue Poissonnière, l’Empereur vint l’écouter derrière une cloison, et la fit enfermer. Un de ses oncles, marchand d’esclaves au Chili, lui a laissé six millions ; elle a encore 250 000 francs à la caisse des dépôts et consignations. Mais on lui a enlevé ses papiers et ses parchemins, et on a mis à la place un faux extrait de naissance qui la fait roturière et pauvre69. — Une autre femme placée dans le service de M. Métivier, jeune, jolie, fille du concierge d’un ministère, s’imagina que le ministre la regardait souvent et affirma qu’il lui avait envoyé une entremetteuse. Là-dessus, son fiancé, qui était un employé, se retira. Elle épousa un ouvrier, devint grosse, accoucha, et, sur ces entrefaites, le ministre mourut ; elle déclara alors que le ministre, par testament, lui avait laissé 200 000 francs. Ses souvenirs faux étaient si nets, que son fiancé était parti et que son mari la croyait presque70. — Dans le somnambulisme et l’hypnotisme, le patient, qui est devenu très sensible à la suggestion, est sujet à de semblables illusions de mémoire ; on lui annonce qu’il a commis tel crime, et sa figure exprime aussitôt l’horreur et l’effroi. Les souvenirs ordinaires ne se présentent plus ou sont trop faibles pour exercer la répression ordinaire ; faute du contrepoids normal, la conception simple devient conception affirmative, et il se souvient à faux de meurtres qu’il n’a point faits.

D’autres cas présentent l’illusion inverse. Cette fois, nous ne nous trompons plus par addition, mais par retranchement ; au lieu d’insérer dans notre série des événements qui ne nous appartiennent pas, nous projetons hors de notre série des événements qui nous appartiennent. — Telle est l’erreur dans laquelle nous tombons à propos des couleurs et des sons ; on en a décrit le mécanisme. En soi, ce sont des sensations comme celles de chaleur ou de saveur ; mais, comme elles sont repoussées hors de notre superficie nerveuse, elles nous semblent détachées de nous ; par cette aliénation, le son nous apparaît comme un événement étranger et la couleur comme une qualité d’un corps autre que nous-mêmes. — Cette erreur est normale, et nous avons montré en quoi elle est utile. Mais il en est d’autres qui sont maladives et portent le trouble dans toute notre conduite ; ce sont les hallucinations dites psychiques ; dans ce cas, le malade aliène et rapporte à autrui des pensées qui sont à lui71 ; il entend par la pensée, il écoute des « voix secrètes, intérieures » ; on lui parle « à la muette » ; il voit « invisiblement ». La femme d’un major anglais à Charenton parlait d’un sixième sens par lequel elle entendait les voix ; c’était « le sens de la pensée ». — Quand on interroge les malades, ils répondent que le mot de voix dont ils se servent est très impropre, et qu’ils l’emploient par métaphore, faute d’un meilleur ; la voix n’a pas de timbre, elle ne semble point partir du dehors comme à l’ordinaire ; les mystiques ont déjà fait cette distinction, et opposé les « locutions et voix intellectuelles » que leur âme saisit sans l’intermédiaire des organes, aux voix corporelles qu’ils perçoivent de la même façon que dans la vie courante. Blake, le poète et le dessinateur72 qui évoquait les morts illustres, causait avec eux « d’âme à âme » et, comme il disait, « par intuition et magnétisme ». — On reconnaît aisément que ces idées qu’ils attribuent à autrui leur appartiennent. L’interlocuteur de Blake le pria de demander à Richard III s’il prétendait justifier les meurtres qu’il avait commis pendant sa vie. « Votre demande, répondit Blake, lui est déjà parvenue… Nous n’avons pas besoin de paroles ; voici sa réponse un peu plus longue qu’il ne me l’a donnée ; vous ne comprendriez pas le langage des esprits. — Il dit que ce que vous appelez meurtre et carnage n’est rien ; que, en égorgeant quinze ou vingt mille hommes, on ne leur fait aucun mal, que la partie immortelle de leur être non seulement se conserve, mais passe dans un meilleur monde, que l’homme assassiné qui adresserait des reproches à son assassin se rendrait coupable d’ingratitude, puisque ce dernier n’a fait que lui procurer un logement plus commode et une existence plus parfaite. Laissez-moi ; il pose très bien maintenant, et, si vous dites un mot, il s’en ira. » Il est clair que Blake imputait à Richard III ses théories et ses rêves ; son personnage était un écho qui lui renvoyait sa propre pensée. — Une folle jouait incessamment à pair impair avec un personnage absent qu’elle croyait le préfet de police ; avant de jouer, elle regardait toujours les pièces de monnaie qu’elle mettait dans sa main et savait ainsi leur nombre ; partant, le préfet devinait toujours mal et ne manquait jamais de perdre ; plus tard, elle négligea son examen préalable ; alors le préfet tantôt perdait et tantôt gagnait. — Il est clair que, dans la première période, elle fabriquait elle-même, sans s’en douter, l’erreur qu’elle prêtait au préfet.

Le point de départ de ces illusions n’est pas difficile à démêler ; on le trouve dans le procédé d’esprit de l’écrivain dramatique, du conteur, de toute imagination vive ; au milieu d’un monologue mental, une apostrophe, une réponse jaillit ; une sorte de personnage intérieur surgit et nous parle à la deuxième personne : « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. » — Maintenant, supposez que ces apostrophes, ces réponses, tout en demeurant mentales, soient tout à fait imprévues et involontaires ; cela arrive souvent. Supposez qu’elles renferment des idées étranges, parfois terribles, que le malade ne puisse les provoquer à son choix, qu’il les subisse, qu’il en soit obsédé73. Supposez enfin que ces discours soient bien liés, indiquent une intention, poussent le malade dans un sens ou dans un autre, vers la dévotion ou vers le vice. Il sera tenté de les attribuer à un interlocuteur invisible, surtout si la religion environnante et sa croyance propre l’autorisent à s’en forger un. La série totale qui constitue le moi se scinde alors en deux, parce que les deux séries partielles qui la composent présentent des caractères distincts ou même opposés. Parfois, lorsque la seconde n’a rien d’extraordinaire, le malade se l’attribue encore et se croit double. « Je suis porté à croire, écrivait un halluciné, qu’il y a toujours eu en moi une double pensée, dont l’une contrôlait les actions de l’autre. »« Il y a, dit un second malade, comme un autre moi-même qui inspecte toutes mes actions, toutes mes paroles, comme un écho qui redit tout. » Un troisième, convalescent après une fièvre, « se croyait formé de deux individus, dont l’un était au lit, tandis que l’autre se promenait ; quoiqu’il n’eût pas d’appétit, il mangeait beaucoup, ayant, disait-il, deux corps à nourrir74 ». — D’autres fois, la seconde série est rapportée à un autre, surtout lorsque les idées qu’elle contient sont hors de proportion avec celles qui composent la première série. Ainsi se sont formés le démon de Socrate et le génie familier du Tasse. — D’ordinaire, au bout d’un temps, l’hallucination sensorielle vient compléter l’hallucination psychique. Les voix intérieures et mentales deviennent des voix physiques et extérieures. « Au début, selon les malades, c’était quelque chose d’idéal, et comme un esprit qui parlait en eux ; maintenant, ils entendent réellement parler » ; les voix sont claires ou sourdes, graves ou aiguës, mélodieuses ou criardes. J’ai déjà raconté le cas de Théophile Gautier et comment, un jour qu’il passait devant le Vaudeville, une phrase imprimée sur l’affiche se cloua dans son souvenir ; comment, malgré lui, il se la répétait incessamment ; comment, au bout de quelque temps, elle cessa d’être simplement mentale et sembla proférée par un gosier corporel, avec un timbre et un accent très nets ; elle revenait ainsi par intervalles, à l’improviste ; cela dura plusieurs semaines. Supposez un esprit prévenu et assiégé de craintes ; admettez que la voix prononce, non pas une phrase unique et monotone, mais une suite de discours menaçants et appropriés ; c’est le cas de Luther à la Wartbourg, lorsqu’il discutait avec le diable. Les paroles mentales ont provoqué dans les centres sensitifs de l’encéphale les sensations de l’ouïe correspondantes, et désormais, détachées du moi à un double titre, elles sont imputées à un interlocuteur.

Ce ne sont là que des illusions partielles ; il y en a de totales, où, la série de nos événements étant remplacée par une série étrangère, Pierre se croit Paul et agit conformément à sa croyance. Là aussi, le point du départ de l’erreur est dans un procédé d’esprit bien connu, celui du romancier ou de l’auteur qui se met à la place de ses personnages, épouse leurs passions, éprouve leurs émotions. — Nulle part on ne voit si nettement l’opération que dans l’hypnotisme ; l’attention du patient, limitée et concentrée, ne porte alors que sur une suite d’idées ; celle-ci se déroule seule ; toutes les autres sont engourdies et, pour un temps, incapables de renaître ; partant, les souvenirs ordinaires manquent et n’exercent plus de répression ; l’illusion qui, dans l’auteur et le romancier, se trouve défaite à chaque instant, n’est plus enrayée et poursuit son cours75. « A. B… fut prié de dire son nom ; il répondit raisonnablement, sans hésiter. Quand il fut hypnotisé et dans le coma vigil (il était alors capable de se tenir debout et en apparence bien éveillé, mais avec un air étrange et égaré comme dans le somnambulisme), il lui fut fortement suggéré qu’il s’appelait Richard Cobden. Au bout de quelques instants, on lui demanda son nom. Il répondit aussitôt et sans hésiter : Richard Cobden. — En êtes-vous bien sûr ? — Oui, répliqua-t-il. — La même expérience de noms différents tentée à diverses autres reprises eut toujours les mêmes résultats. — Pendant l’état de veille normal, les sujets de l’expérimentation donnaient leur véritable nom aussitôt qu’on le leur demandait. Au contraire, si, durant la période convenable du sommeil hypnotique, on leur suggérait le nom d’un roi, non seulement ils étaient poussés à dire que c’était le leur, mais ils sentaient et agissaient d’une manière qui témoignait de leur conviction qu’ils étaient rois. »

Au lieu d’être passager, cet état peut être fixe ; il est fréquent dans les hospices, et on le rencontre souvent dans les époques d’exaltation religieuse. — Un quartier-maître dans l’armée de Cromwell, James Naylor, se crut Dieu le Père, fut adoré par plusieurs femmes enthousiastes, jugé par le Parlement et mis au pilori. — Dans les asiles, on trouve des fous qui se croient Napoléon, ou la Vierge Marie, ou le Messie, ou tel autre personnage. L’un d’eux, nommé Dupré et traité par Leuret, se croyait et se disait à la fois Napoléon, Delavigne, Picard, Andrieux, Destouches et Bernardin de Saint-Pierre. — Une femme citée par Leuret, et qui s’appelait Catherine, n’est plus elle-même ; elle ne s’appelle plus Catherine ; il y a rupture entre son passé et son présent ; elle ne parle de soi qu’à la troisième personne, en disant : « la personne de moi-même ». — D’autres étaient transformés en animaux. « En 1541, à Padoue, dit Wier, un homme qui se croyait changé en loup courait la campagne, attaquant et mettant à mort ceux qu’il rencontrait. Après bien des difficultés, on parvint à s’emparer de lui. Il dit en confidence à ceux qui l’arrêtèrent : Je suis vraiment un loup, et si ma peau ne paraît pas être celle d’un loup, c’est parce qu’elle est retournée et que les poils sont en dedans. — Pour s’assurer du fait, on coupa le malheureux aux différentes parties du corps, on lui emporta les bras et les jambes. » — Si, par hypnotisme ou maladie, le patient éprouve de fausses sensations, il peut arriver à se faire les idées les plus étranges de son corps et, partant, de sa personne. « Parmi plusieurs femmes hypnotisées, dit le docteur Elliotson, l’une s’imaginait qu’elle était de verre, et elle tremblait qu’on ne vînt à la briser ; une autre, qu’elle n’était pas plus grosse qu’un grain de blé ; une autre, qu’elle était morte. » Pareillement, certains fous sont persuadés que leur corps est en cire, en beurre, en bois, et agissent en conséquence. Leuret cite des hommes qui se croyaient changés en femmes et des femmes en hommes. — Un soldat dont la peau était insensible se croyait mort depuis la bataille d’Austerlitz, où il avait été blessé. « Quand on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait : Vous voulez savoir comment va le père Lambert ? Mais il n’y a plus de père Lambert, un boulet de canon l’a emporté à Austerlitz ; ce que vous voyez là n’est pas lui ; c’est une mauvaise machine qu’ils ont faite à sa ressemblance ; vous devriez bien les prier d’en faire une autre. — En parlant de lui-même, il ne disait jamais moi, mais toujours cela 76. »

Bref, la conception qu’à un moment donné j’ai de moi-même est un nom abréviatif et substitut, tantôt mon nom, tantôt le mot je ou moi, l’un et l’autre prononcés mentalement. Si j’insiste dessus à l’état normal, ce nom évoque en moi, par association, son équivalent, à savoir la série de mes événements actuels et antérieurs, jointe aux nombreuses séries d’événements possibles dont je suis effectivement capable. Mais cette association principale, étant acquise, peut être défaite ; il en est de même des associations secondaires qui soudent ensemble dans mon esprit les divers fragments de la série totale. Si alors un fragment étranger ou une série étrangère vient s’intercaler dans la place vide, le patient se méprendra sur lui-même. — Nous venons de voir les conditions principales de cette transposition. Tantôt l’énergie des associations normales est moindre, comme dans le sommeil et l’hypnotisme ; l’attache qui joint mon nom au mot je est affaiblie ; partant, une suggestion insistante peut substituer à mon nom celui d’un autre ; désormais celui-ci, avec toute la série des événements dont il est l’équivalent, est évoqué en moi sitôt que le mot je revient mentalement, et désormais, à mes yeux, je suis cette autre personne, Richard Cobden ou le prince Albert. — Tantôt l’énergie des associations normales est vaincue par une force plus grande. La conception pure qui, réprimée par la série des souvenirs, avait d’abord été enrayée dans son évolution, achève de se développer selon sa tendance hallucinatoire. Répétée incessamment, chaque jour plus vive, entretenue par une passion maîtresse, par la vanité, par l’amour, par le scrupule religieux, soutenue par de fausses sensations mal interprétées, confirmée par un groupe d’explications appropriées, elle prend l’ascendant définitif, annule les souvenirs contradictoires ; n’étant plus niée, elle se trouve affirmative ; et le roman, qui d’abord avait été déclaré roman, semble une histoire vraie. — Ainsi notre idée de notre personne est un groupe d’éléments coordonnés dont les associations mutuelles, sans cesse attaquées, sans cesse triomphantes, se maintiennent pendant la veille et la raison, comme la composition d’un organe se maintient pendant la santé et la vie. Mais la folie est toujours à la porte de l’esprit, comme la maladie est toujours à la porte du corps ; car la combinaison normale n’est qu’une réussite ; elle n’aboutit et ne se renouvelle que par la défaite continue des forces contraires. Or, celles-ci subsistent toujours ; un accident peut leur donner la prépondérance ; il s’en faut de peu qu’elles ne la prennent ; une légère altération dans la proportion des affinités élémentaires et dans la direction du travail formateur amènerait une dégénérescence. Morale ou physique, la forme que nous appelons régulière a beau être la plus fréquente, c’est à travers une infinité de déformations possibles qu’elle se produit. — On peut comparer la sourde élaboration dont l’effet ordinaire est la conscience à la marche de cet esclave qui, après les jeux du cirque, traversait toute l’arène un œuf à la main, parmi les lions lassés et les tigres repus ; s’il arrivait, il recevait la liberté. Ainsi s’avance l’esprit à travers le pêle-mêle des délires monstrueux et des folies hurlantes, presque toujours impunément, pour s’asseoir dans la conscience véridique et dans le souvenir exact77.

VII

Comment se fait-il que l’esclave arrive si souvent au terme ? D’où vient que nos souvenirs présents correspondent presque toujours à des sensations passées ; que presque toujours la place assignée à ces sensations soit celle qu’effectivement elles ont occupée ; que presque jamais la chaîne de nos événements n’aliène un de ses chaînons propres ou ne reçoive un chaînon étranger ; que presque toujours le groupe des événements passés, présents et possibles dont nous composons notre personne soit en effet le groupe des événements qui nous sont arrivés, qui se passent en nous et qui peuvent nous advenir ? Par quel ajustement s’établit la concordance presque constante de notre pensée et de notre être ? — Bien entendu, nous n’entreprenons point ici de démontrer la véracité de la mémoire ; la chose est impossible. En effet, la preuve serait un cercle vicieux ; car, si la mémoire est véridique, c’est en vertu de certaines lois qui accommodent le souvenir à son objet ; or ces lois ne peuvent être extraites par nous que des faits que nous observons et dont nous nous souvenons pour les comparer ; en sorte que, pour prouver l’exactitude du souvenir, il faudrait d’abord admettre l’exactitude du souvenir. Nous l’admettons et sans grand scrupule, sinon sur une démonstration directe, du moins d’après un cortège de confirmations innombrables et comme une hypothèse que justifie tout l’ensemble de l’expérience, des vérifications et des prévisions humaines. — Cela posé, il nous suffit de l’expliquer, et nous n’avons qu’à regarder le mécanisme décrit pour comprendre la justesse presque infaillible de son jeu.

En premier lieu, ce qui constitue le souvenir, c’est une image présente qui paraît sensation passée et qui, par la contradiction répressive des sensations actuelles, se trouve contrainte à un recul apparent. Or, on a vu que la sensation, après qu’elle a cessé, a la propriété de renaître par son image ; en règle générale, presque toute image nette et circonstanciée suppose une sensation antécédente ; de sorte que, si notre jugement est toujours faux en soi, il est presque toujours vrai par contrecoup. Nous nous trompons toujours en prenant l’image actuelle pour une sensation distante ; mais, d’ordinaire, la sensation distante s’est produite. Si l’image par sa présence provoque d’un côté une illusion constante, qui est le souvenir, d’un autre côté elle compense cette illusion par son origine, qui est presque toujours une sensation antérieure ; si j’ose ainsi parler, elle rectifie, d’une main, l’erreur où, de l’autre main, elle nous induit.

En second lieu, ce qui situe avant telle sensation l’image refoulée, c’est la présence de cette sensation ou le rappel de cette sensation par son image. Or, ainsi qu’on l’a vu en constatant les lois qui régissent la renaissance des images, ma sensation présente tend à évoquer l’image de la précédente qui lui est contiguë ; et, en général, les images des sensations qui ont été contiguës tendent à s’évoquer ; d’où il suit que l’image d’une sensation passée tend à évoquer les images des sensations antérieures et postérieures qui lui ont été contiguës. Par suite, l’image abréviative d’une longue série de sensations, opérations et actions, c’est-à-dire d’un fragment notable de ma vie, tend à évoquer les images abréviatives du fragment antérieur et du fragment postérieur. — Mais nous avons montré que la sensation postérieure, soit par elle-même, soit par son image, exerce sur l’image de la sensation précédente une contradiction qui cesse lorsque son commencement rencontre la fin de son antagoniste, d’où il arrive que l’image refoulée semble soudée par sa fin au commencement de l’image ou sensation refoulante. Partant, lorsque l’image d’une sensation passée évoque l’image de la sensation postérieure et l’image de la sensation antérieure, elle est refoulée par la première, elle refoule la seconde, elle se soude par sa fin au commencement de la première, par son commencement à la fin de la seconde, et s’emboîte ainsi entre les deux. Il suffit que les trois images viennent chevaucher l’une sur l’autre, pour que les deux refoulements s’opèrent dans le sens indiqué ; le mécanisme qui les situe joue pour les aligner aussitôt que la loi d’évocation mutuelle les éveille ensemble. Elles contractent ainsi, l’une par rapport à l’autre, un ordre apparent qui correspond à l’ordre réel des sensations dont elles sont le reliquat. Contiguïté de deux sensations, l’une précédente, l’autre suivante, éveil réciproque de l’image de l’une par l’image de l’autre, soudure apparente des deux images et soudure telle que, toutes deux apparaissant comme sensations, la première paraisse antérieure à la seconde : voilà tous les pas de l’opération ; d’où l’on voit que la date réelle d’une sensation détermine la date apparente de son image. Ici encore, la concordance s’établit par un contrecoup.

Règle générale, non seulement toute image précise et détaillée suppose une sensation antécédente, mais toute image précise et détaillée, qui, en apparence, en soude une autre derrière elle, suppose que la sensation d’où elle dérive était soudée de la même façon, mais cette fois réellement, à la sensation que l’autre répète. Donc, si par son accolement elle provoque toujours une illusion en forçant l’autre à lui paraître antérieure, presque toujours elle répare cette erreur par son origine, qui est la sensation postérieure à la sensation dont l’autre est l’écho.

Ainsi se forme dans notre mémoire la file de nos événements ; à chaque minute, nous en revoyons un morceau ; il ne se passe pas de journée où nous ne remontions plusieurs fois assez avant, et même fort avant, dans la chaîne, parfois, grâce aux procédés abréviatifs, jusqu’à des événements séparés du moment présent par plusieurs mois et par plusieurs années. Les associations ainsi répétées deviennent toujours plus tenaces ; notre passé est une ligne que nous ne nous lassons pas de repasser à l’encre et de rafraîchir. — Parmi ces événements, des classes s’établissent ; ils se groupent spontanément selon leurs ressemblances et leurs différences ; les plus usités, marcher, saisir avec la main, soulever un poids, sentir, toucher, flairer, goûter, voir, entendre, se souvenir, prévoir, vouloir, s’assemblent chacun sous un nom ; nous les concevons comme possibles pour nous, et ces possibilités, incessamment vérifiées et limitées par l’expérience, constituent nos pouvoirs ou facultés. Il n’en est pas une dont la présence, la portée et les bornes ne nous soient manifestées à chaque heure, de sorte que son idée est associée à l’idée du moi par des anneaux à chaque heure reforgés et fortifiés. — Ajoutez au souvenir de mes événements et à l’idée de mes pouvoirs une dernière idée également renouvelée et affermie à chaque instant par l’expérience, celle de ce corps que j’appelle mien et qui se distingue par des caractères tranchés de tous les autres, étant le seul qui réponde à mon attouchement par une sensation de contact, le seul dont les changements puissent sans intermédiaire provoquer en moi des sensations, le seul en qui ma volonté puisse sans intermédiaire provoquer des changements, le seul en qui les sensations que je m’attribue me semblent situées. Tout ce groupe d’idées vraies et de souvenirs exacts forme un réseau singulièrement solide. Il faut donc une grande accumulation de forces pour lui arracher à tort quelque fragment qui lui appartient ou pour insérer en lui quelque pièce qui lui est étrangère. — En effet, ces transpositions sont rares ; on les rencontre surtout lorsqu’un changement organique, comme le sommeil ou l’hypnotisme, relâche les mailles du réseau ; lorsqu’une passion invétérée, dominatrice, fortifiée par des hallucinations psychiques ou sensorielles, finit par user un fil du tissu, lui substituer un autre fil, et, gagnant de proche en proche, mettre une toile factice à la place de la toile naturelle. Mais, telle qu’elle s’ourdit dans les conditions ordinaires, la toile est bonne, et ses fils, par leur présence, par leurs diversités, par leurs dates apparentes, par leurs attaches, correspondent à la présence, aux diversités, aux dates réelles, aux attaches des faits réels ; c’est que les faits réels eux-mêmes les ont tissés. L’esprit ressemble à un métier ; chaque événement est une secousse qui le met en branle, et l’étoffe qui finit par en sortir transcrit, par sa structure, l’ordre et l’espèce des chocs que la machine a reçus.

VIII

Lorsque, par les expériences du toucher, de la vue instruite et des autres sens, nous avons acquis une idée assez précise et assez complète de notre corps, et qu’à cette idée s’est associée celle d’un dedans ou sujet, capable de sensations, souvenirs, perceptions, volitions et le reste, nous faisons un pas de plus. Parmi les innombrables corps qui nous entourent, il y en a plusieurs qui, de près ou de loin, ressemblent au nôtre. En d’autres termes, si nous les explorons, ils provoquent en nous des sensations de contact, de résistance, de température, de couleur, de forme et de grandeur tactile et visuelle, à peu près analogues à celles que nous éprouvons lorsque par l’œil et la main nous prenons connaissance de notre propre corps. Ainsi le groupe d’images par lequel nous nous figurons ces corps est fort semblable au groupe d’images par lequel nous nous représentons le nôtre. — Par conséquent, selon la loi d’association des images, lorsque le premier groupe surgit en nous, il doit, comme l’autre, évoquer l’idée d’un sujet ou dedans, capable de sensations, perceptions, volitions et autres opérations semblables. Telle est la suggestion ou induction spontanée ; elle se confirme et se précise peu à peu par des vérifications nombreuses. — En premier lieu, nous remarquons que ce corps se meut, non pas toujours de la même façon, par le contrecoup d’un choc mécanique, mais diversement, sans impulsion extérieure, vers un terme qui semble un but, comme se meut et se dirige le nôtre, ce qui nous porte à conjecturer en lui des intentions, des préférences, des idées motrices, une volonté comme en nous78. — En second lieu, surtout si c’est un animal d’espèce supérieure, nous lui voyons faire quantité d’actions dont nous trouvons en nous les analogues, crier, marcher, courir, se coucher, boire, manger, ce qui nous conduit à lui imputer des perceptions, idées, souvenirs, émotions, désirs semblables à ceux dont ces actions sont les effets chez nous. — En dernier lieu, nous soumettons notre conjecture à des épreuves. Ayant démêlé en nous les précédents et les suites de la peur, de la douleur, de la joie et en général, de tel ou tel état interne, nous reproduisons pour lui ces précédents ou nous constatons chez lui ces suites, et nous concluons que l’état interne et intermédiaire, qui, visible chez nous, est invisible chez lui, a dû se produire chez lui comme chez nous. Nous savons qu’un coup de bâton est pour nous le précédent d’une douleur, et qu’un cri en est la suite. Nous frappons un chien, et aussitôt nous l’entendons crier ; entre cette condition de douleur et ce signe de douleur perçus tous deux avec certitude, nous insérons, par conjecture, une douleur semblable à celle que nous aurions ressentie en pareil cas. — Grâce à ces suggestions et à ces vérifications continues, l’univers extérieur, qui n’était encore peuplé que de corps, se peuple aussi d’âmes, et le moi solitaire conçoit et affirme autour de lui une multitude d’êtres plus ou moins pareils à lui.

IX

Toutes ces connaissances sont composées des mêmes éléments soudés ensemble selon la même loi. Qu’il s’agisse d’un corps, de nous-mêmes, d’un autre être animé, que l’opération s’appelle perception extérieure, acte de connaissance, souvenir, induction, conception pure, toujours notre opération est un bloc dont les molécules sont des sensations et des images jointes à des images, celles-ci agglutinées en groupes partiels qui s’évoquent mutuellement. — Un couple s’est formé par l’agrégation de deux molécules ; à celui-là s’est attaché un autre couple, à leur tout un autre tout, et ainsi de suite, tant qu’enfin ce vaste composé que nous appelons l’idée d’un individu, l’idée de cet arbre, de moi-même, de ce chien, de Pierre ou de Paul, s’est établi. — Soit une bille d’ivoire à deux pieds de nous. Il se produit en nous une certaine sensation brute de la rétine et des muscles de l’œil, laquelle évoque l’image des sensations musculaires de locomotion qui conduiraient notre main à deux pieds de là, selon tel contour ; le composé est une tache de couleur figurée et située en apparence à deux pieds de nous. — Nous avançons la main, et nous palpons la bille ; il se produit en nous une certaine sensation brute de froid, de contact uni, de résistance, laquelle évoque l’image des sensations tactiles et visuelles que nous aurions, si nous regardions ou nous touchions notre main droite ; le composé est une sensation de contact uni, de résistance et de froid en apparence située dans notre main droite. — Or, toutes les fois que nous avons répété l’expérience, chacun de ces deux composés a toujours accompagné l’autre. Par conséquent, dans un intervalle de temps, si long et si divisé qu’il soit, nous ne pouvons imaginer un moment où, l’un des deux composés étant donné, l’autre ne puisse et ne doive être aussi donné, en sorte que la possibilité et la nécessité de l’un et de l’autre durent sans discontinuité, pendant tous les moments de l’intervalle ; ce que nous exprimons en disant qu’il y a là un quelque chose stable, qui d’une manière permanente est tangible, résistant et revêtu de couleur. — À ce composé ainsi accru s’ajoute l’image des sensations visuelles distinctes que, selon les différences de l’éclairage et de la distance, la bille provoquerait en nous ; de toutes ces apparences liées se forme le simulacre interne qui aujourd’hui jaillit en nous en présence de la bille. — Joignez-y deux autres composés, l’image des sensations par lesquelles nous constatons les changements qu’à certaines conditions elle subit elle-même, et l’image des sensations par lesquelles nous constatons les changements qu’à certaines conditions elle provoque dans tel autre corps. — Tel est le vaste ensemble d’atomes intellectuels soudés un à un et groupe à groupe, dont tous les groupes surgissent ou sont prêts à surgir en nous, lorsque la sensation visuelle brute de la forme blanche ou la sensation tactile brute du contact lisse, du froid et de la résistance se produit en nous.

À présent, supposez que la sensation cesse, qu’il n’en subsiste que l’image avec les appendices, c’est-à-dire une représentation de la bille, et admettez qu’une sensation différente naisse en même temps avec son cortège propre. Par cet accolement d’une sensation contradictoire, la représentation de la bille paraît chose interne, événement passé ; et, à ce titre, elle éveille d’autres représentations analogues, parmi lesquelles elle s’emboîte pour constituer avec elles une file d’événements internes ; cette file s’oppose aux autres groupes, parce que tous ses éléments présentent un caractère constant qui, étant toujours répété, semble persistant, à savoir la particularité d’être un dedans par opposition au dehors : ce qui fournira plus tard à la réflexion et au langage la tentation de l’isoler sous le nom de sujet et de moi. — Dans cette chaîne immense, chaque classe d’événements internes, sensations, perceptions, émotions, chaque espèce de perceptions, de sensations et d’émotions a son image associée avec celle de ses conditions et de ses effets internes et externes ; et cela forme une infinité de couples nouveaux, dont les deux anneaux se tirent l’un l’autre à la lumière ; en sorte que nous ne pouvons pas imaginer telle douleur, sans en imaginer la condition qui est telle lésion nerveuse, et sans en imaginer l’effet qui est telle contraction ou telle plainte. — Maintenant, par une suggestion forcée, lorsqu’un corps extérieur nous présente les conditions et les effets du nôtre, le groupe de sensations qui le représente évoque en nous un groupe d’images analogues à celles par lesquelles nous nous représentons nos propres événements ; ce qui fait un dernier composé, le plus vaste de tous, puisqu’il comprend un corps et une âme, avec toutes leurs attaches mutuelles et toutes les attaches qui soudent leurs événements aux événements d’autrui. — Ainsi, dans notre esprit, tout composé est couple : couple d’une sensation et d’une image ; couple d’une sensation et d’un groupe ou de plusieurs groupes d’images ; couples plus compliqués dans lesquels une sensation, jointe à son cortège d’images, contredit une représentation ou groupe d’images ; couples encore plus vastes dans lesquels une sensation, présente, avec son cortège d’images, refoule dans le passé les images abréviatives d’un grand fragment de notre vie ; couples les plus compréhensifs de tous, où, par des abréviations encore plus sommaires, la sensation et les images qui nous représentent toutes les propriétés d’un corps évoquent le groupe d’images qui nous représentent toutes les propriétés d’une âme. Chaque couple, s’il est bien fait dans notre esprit, correspond à un couple dans les événements, et chaque couple mental, quand son premier terme est répété exactement par la sensation présente, a pour second terme une prévision.

Quel est le mécanisme de cette opération finale, la plus voisine de la pratique, et la plus importante de toutes, puisque c’est par elle que nous pouvons agir ? — Nous prévoyons que le soleil se lèvera demain, qu’il décrira telle courbe dans le ciel, qu’il se couchera à tel endroit, à telle heure, et même, avec l’aide des sciences, que dans tant d’années, à telle minute, il subira une éclipse de telle grandeur. Ici, comme dans le souvenir, une image semble projetée hors du présent ; seulement, au lieu d’être projetée en arrière sur la ligne du temps, elle est projetée en avant. Quand, aujourd’hui soir, je prévois que le soleil se lèvera demain, ce que j’ai actuellement dans l’esprit, c’est la représentation plus ou moins expresse du soleil à son lever, d’un cercle d’or surgissant au bord oriental du ciel, de rayons presque horizontaux qui éclairent d’abord la tête des collines, tout cela résumé dans un mot, dans un lambeau ressuscitant de sensation visuelle, en d’autres termes, dans une image présente. Celle-ci apparaît comme sensation future et s’emboîte par son bout antérieur avec le bout postérieur de la sensation d’obscurité que j’ai maintenant, ce qui la situe en un point déterminé de la ligne de l’avenir. Voilà le fait brut ; pour se l’expliquer, il suffit de se reporter aux opérations de la mémoire. — Il y a deux sensations qui n’ont jamais manqué de se succéder en nous : d’un côté, celle d’une obscurité de plusieurs heures ; de l’autre côté, celle d’un globe lumineux surgissant au bord oriental du ciel. Si loin que nous remontions dans notre passé, la première ne s’est jamais présentée sans être suivie de la seconde, ni la seconde sans être précédée de la première. En quelque point de notre passé que nous les considérions, nous les trouvons toujours soudées l’une à l’autre dans le même ordre. La répétition constante a créé l’habitude tenace qui a produit la tendance énergique, et désormais, quand nous nous représentons le couple, le premier terme nous apparaît forcément comme antérieur au second et le second comme postérieur au premier. — Or, en ce moment, le premier est une sensation présente ; donc le second doit nous apparaître comme postérieur à la sensation présente, c’est-à-dire comme futur. De cette façon, notre prévision est la fille de notre mémoire. Étant donné un couple de souvenirs dans lequel le second terme apparaît comme postérieur au premier, si le premier se trouve répété par la sensation actuelle, le second ne peut manquer d’apparaître comme postérieur à la sensation actuelle, et de se situer d’autant plus avant et plus loin par rapport à elle, qu’il y a plus d’intervalle entre les deux termes du couple primitif.

Toutes nos prévisions et, par suite, toutes nos conjectures sont construites de la sorte. Je veux mouvoir mon bras, et je prévois qu’il se mouvra ; je secoue une sonnette, et je prévois qu’elle rendra un son clair ; j’allume du feu sous la chaudière d’une locomotive, et je prévois que la vapeur dégagée poussera le piston ; je lis et relis avec attention un morceau de poésie, et je prévois que tout à l’heure je pourrai le répéter par cœur ; j’adresse une question à mon voisin, et je prévois qu’il me répondra. Dans tous ces cas, deux anneaux successifs du passé, tout en gardant leur situation réciproque, sont transportés hors de leur emplacement primitif, pour se poser, le premier sur le présent, et le second sur un point de l’avenir, parce que nous constatons ou croyons constater une ressemblance parfaite entre le premier et notre état présent.

Or, en fait, la majorité de ces prévisions concorde avec les événements prévus, et, dans la vie courante, notre attente n’est presque jamais déçue. Nous ne faisons pas une action sans compter au préalable sur un effet, et cet effet ne manque presque jamais de se produire. J’ai prévu, avant de les faire, tous les mouvements du corps et des membres que je fais, et, cent mille fois contre une, ils se font tels que je les ai prévus. J’ai prévu, avant de les avoir, les sensations de résistance, de forme, d’emplacement, de température que me donneront les objets un peu familiers et point trop lointains que je perçois par la vue, et, cent mille fois contre une, ils me la donnent telle que je l’ai prévue. Je prévois, avant de les constater, les changements que telle modification de tel corps ordinaire provoquera dans tel autre corps ordinaire, et, cent mille fois contre une, ces changements naissent tels que je les ai prévus. Boire, manger, dormir, marcher, lire, écrire, parler, chanter, manier les corps, exercer un art, une profession, un métier, aucune de nos actions usuelles ne s’accomplit sans l’intervention d’une multitude innombrable d’attentes forcément justes. Animal ou homme, l’être intelligent ne pourvoit à ses besoins, ne conserve sa vie, n’améliore sa condition que par l’accord exact de sa prévision présente et de l’avenir prochain ou même lointain. — Si parfois cette harmonie manque, c’est quand il s’agit d’objets ou de circonstances sur lesquels l’observation antérieure n’a pas fourni assez d’indices. Mais, pour les objets usuels, le désaccord est rare, et, si l’expérience préalable a été suffisante, il disparaît entièrement. — Il y a donc une quantité prodigieuse de cas où l’événement justifie la prévision, et, dans tous ces cas, le couple que forment nos pensées est la contre-épreuve exacte du couple que forment les faits. Par conséquent, la loi mentale qui lie nos deux pensées est générale comme la loi physique ou morale qui lie les deux faits.

Mais ce n’est pas dès l’abord que nous la savons générale ; primitivement, elle agit en nous, sans que nous démêlions son caractère ou que nous sondions sa portée. L’enfant et l’animal prévoient que cette eau les désaltérera, que ce feu les brûlera ; il suffit pour cela que l’expérience et l’habitude aient accouplé dans leur esprit telle sensation et telle représentation ; à présent, chez eux, la vue de l’eau éveille toujours l’image de la soif éteinte, et la vue du feu éveille toujours l’image de la brûlure. Rien de plus ; ce qui occupe en ce moment tout leur esprit, c’est telle perception visuelle jointe à l’image de telle sensation future. Il en est de même pour la plupart de nos prévisions ordinaires ; l’homme adulte et réfléchi est enfant et animal dans toutes ses actions habituelles et machinales, et cela lui suffît pour la conduite et la pratique. — Mais il peut dépasser cet état ; et en effet, petit à petit, il le dépasse. Non seulement la loi mentale est en lui, mais il remarque qu’elle est en lui. Non seulement il la subit dans le cas présent, mais il constate qu’elle vaut pour tous les cas présents, passés et futurs. Au moyen de signes, il extrait, note et lie les deux termes abstraits d’eau et de soif éteinte, les deux termes abstraits de feu et de brûlure. Cela fait, aidé d’une formule, il considère leur couple en soi, exclusion faite de tous les cas particuliers où ils se rencontrent. Soumis à cette opération, les couples qui composent notre pensée animale prennent un nouvel aspect, et, sous le flot des événements passagers et compliqués, nous apercevons le monde des lois simples et fixes.