(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XIV : De la méthode (Suite) »
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(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XIV : De la méthode (Suite) »

Chapitre XIV :
De la méthode (Suite)

M. Paul a cinquante ans environ ; il est un peu courbé, maladif et maigre ; ses traits sont amincis, et tirés par l’habitude de la réflexion, et ses beaux yeux noirs, pleins de pénétration et d’ardeur, semblent ordinairement voir autre chose que ce qu’il regarde. Il marche la tête baissée, avec une certaine hésitation ; ses jambes ont reçu l’ordre d’aller, et sont un peu embarrassées d’aller seules. Sa redingote n’est pas très-bien boutonnée, son pantalon flageole beaucoup autour de ses jambes, et il n’est pas probable qu’il sache jamais faire un nœud de cravate. Son esprit est ailleurs. On s’en aperçoit à l’expression du visage, éclairé parfois d’illuminations subites, mais plus souvent inquiet et souffrant, comme d’un homme fatigué par la contention d’une pensée opiniâtre, et qui attend.

Il se tait volontiers et laisse parler les gens qui sont avec lui ; il est extrêmement tolérant, patient même, ne cherchant point à prendre le premier rôle ni à imposer ses idées. Il y a, pour ainsi dire, en lui, deux personnages : l’homme de tous les jours, qui est le plus conciliant du monde et presque timide ; et le philosophe rigide dans ses dogmes comme une chaîne de théorèmes ou comme une barre d’acier. Lorsqu’il parle, il bégaye d’abord et répète plusieurs fois les mêmes mots ; ses phrases sont embarrassées ; il ne regarde pas son interlocuteur en face ; il ressemble à ces oiseaux aux grandes ailes qui ont peine à prendre leur vol. Il n’a pas d’esprit ; il ne trouve jamais de mots piquants ; sa conversation n’a aucune souplesse ; il ne sait pas tourner autour d’une idée, l’effleurer, s’en jouer. Quelle qu’elle soit, il s’y abat de toute sa force, pénètre jusqu’au fond, y travaille à coups de définitions et de divisions, comme s’il s’agissait de percer un roc métaphysique. Il n’a qu’une allure et qu’une faculté ; ni les choses ni les idées ne semblent le toucher, à moins qu’il n’y trouve une vue d’ensemble ; alors elles le touchent jusqu’au cœur. Il a besoin d’apercevoir beaucoup d’objets d’un seul coup ; il en ressent comme un agrandissement subit ; et il a goûté tant de fois ce plaisir intense, qu’il n’y en a plus d’autres pour lui.

Il avait une grande place et l’a quittée pour garder ses opinions. Beaucoup moins riche que son ami, il fut obligé longtemps de donner des leçons pour vivre. C’était une chose triste et touchante que de voir ce puissant esprit, déchu de hautes fonctions qu’il honorait, se rabaisser à l’enseignement de la grammaire, et relire Burnouf pour sa répétition du matin. Il a rempli plusieurs années ce devoir en conscience. Personne n’a plus d’empire sur soi-même ; ses élèves n’ont jamais cru l’ennuyer : il lisait leurs thèmes avec le même soin qu’un volume d’Hégel. Il est très-fier, très-silencieux, très-dévoué, et, selon le vulgaire, très-chimérique. Je ne crois pas qu’il songe une fois par semaine aux intérêts d’argent et de place. Cette noblesse d’âme va jusqu’à la naïveté ; il traite les autres sur le même pied que lui-même, et leur conseille ce qu’il pratique : suivre sa vocation, chercher dans le grand champ du travail l’endroit où l’on peut être le plus utile, creuser son sillon ou sa fosse, voilà, selon lui, la grande affaire ; le reste est indifférent.

Il a publié l’histoire d’une célèbre école philosophique ; c’est son seul ouvrage : le reste dort en lui, enseveli par les exigences du métier et par la volonté de trop bien faire. Ce livre, composé d’après une méthode inflexible, écrit avec une éloquence entraînante, rempli de vues supérieures, paré d’images magnifiques et naturelles, n’est connu que des philosophes : l’auteur ne va pas chez les personnes influentes ; voyant qu’il ne se loue point, on ne le loue point ; il a oublié que la gloire se fabrique. Il y a cinq ou six ans, un monsieur, trompé par sa place, vint lui offrir un livre nouveau, et lui demander son crédit sur la presse. Je n’oublierai jamais le sourire avec lequel M. Paul répondit qu’il ne connaissait personne dans les journaux.

Il vit aujourd’hui dans un quartier perdu, rue Copeau, dans deux chambres au quatrième étage, ayant vue sur les arbres de l’ancien couvent de George Sand. Il a acheté deux fauteuils et un tapis pour recevoir son ami ; quant à lui, il ne voit pas les choses extérieures, et se trouverait bien dans un mobilier d’étudiant. Le principal ornement de sa chambre est un bureau immense, je ne sais pas de quelle couleur, l’ayant toujours vu encombré de livres. Les philosophes abondent dans les armoires, sur les chaises, sur la cheminée, sur le parquet. Vous trouverez dans un coin des in-folio redoutables, Plotin, Proclus, Bruno, Scot Érigène. Les deux livres les plus usés sont l’Éthique de Spinoza et la Logique de Hégel. J’ai rendu bien mal le discours si clair et si coulant de M. Pierre ; je suis tout à fait incapable de rendre les paroles de M. Paul. Il est naturellement élevé et passionné. Au bout d’un quart d’heure, l’embarras de sa parole et de sa pensée disparaît ; il a saisi son idée ; il la possède et il est possédé par elle. Il veut démontrer, et il démontre avec une suite, une énergie, une vigueur d’expression que l’on ne rencontre guère ailleurs. À ce moment, il ne rencontre pas d’images ; il n’est occupé qu’à discipliner et à lancer sur l’adversaire la meute acharnée de ses démonstrations. Cela fait, il se livre à sa sensation ; il exprime comme s’il était seul ; il en jouit ; sa pensée atteint d’elle même au style le plus noble ; et, pour en peindre l’élan, l’ampleur et la magnificence, il faudrait la comparer à quelque eau impétueuse qui tout à la fois monte, bouillonne et resplendit.

Il accorda les deux points que son ami avait expliqués : ramener les mots aux faits qui les suscitent et multiplier les faits. Il reconnut que ces deux opérations sont le commencement de la science ; que, si on omet la première, on se lance à la recherche des êtres métaphysiques ; que si on omet la seconde, on ne peut entrer dans aucune recherche ; que, faute de la première, on s’égare ; que, faute de la seconde, on est arrêté. Mais elles ne sont que des commencements nécessaires ; elles ont une suite, et leur plus grand mérite est de la préparer.

« Seriez-vous satisfait, dit-il, si l’on vous apportait un chariot d’atlas anatomiques et le catalogue exact de toutes les opérations de l’économie ? Croiriez-vous connaître le corps vivant ? Ce corps n’est-il, comme votre description, qu’une agglomération de parties ? Ne sentez-vous pas qu’il y a dans cette multitude ordonnée quelque cause ordonnatrice ? Serait-ce assez, pour former une armée, de changer en soldats des cadres vides, et d’augmenter à l’infini le nombre de ces soldats ? Ne faut-il pas encore leur donner des officiers et un général ? Est-on obligé pour cela d’aller, comme tant de philosophes, emprunter ce chef dans la région de l’invisible et du mystère ? Est-il impossible qu’il soit homme comme le reste, semblable aux autres et pourtant souverain des autres ? Quelle expérience nie que la cause des faits soit un fait ?

L’expérience déclare le contraire. Chaque groupe de faits a sa cause ; cette cause est un fait. Vous allez voir par des exemples comme on la trouve.

Voici un animal, un chien, un homme, un corbeau, une carpe ; quelle est son essence ou sa cause ? Tous les pas de la méthode sont des effets de cette question.

Après avoir classé les parties et les opérations de ce corps vivant, et considéré quelque temps leurs rapports et leurs suites, je dégage un fait général, c’est-à-dire commun à toutes les parties du corps vivant, et à tous les moments de la vie : la nutrition ou réparation des organes. Je suppose qu’il est cause d’un groupe d’autres faits, et je vais vérifier cette hypothèse. Si la vérification me dément, je prendrai tour à tour les faits généraux qui se rencontreront alentour, jusqu’à ce qu’en tâtonnant je tombe sur ceux qui sont des causes.

Qu’est-ce que j’appelle une cause ? Un fait d’où l’on puisse déduire la nature, les rapports et les changements des autres. Si la nutrition est une cause, on pourra déduire d’elle la nature et les rapports d’un groupe d’opérations et d’organes ; on pourra aussi déduire d’elle les changements que ce groupe subit d’espèce à espèce, et dans le même individu. Cela est-il ? L’expérience va répondre. Si elle répond oui, la nutrition, ayant les propriétés des causes, est une cause ; et l’hypothèse justifiée devient une vérité.

Première vérification : considérez les rapports et la nature des opérations et des organes. Les appétits, les instincts, les forces musculaires, les armes de l’animal sont établis et combinés de manière à ce qu’il veuille et puisse se nourrir. Les opérations par lesquelles l’aliment est mâché, humecté, avalé, digéré, charrié dans les artères et dans les veines, porté dans les organes qu’il doit réparer, décomposé pour fournira chaque organe l’espèce de matière utile, les innombrables détails de tous ces changements, le jeu ménagé des lois chimiques, physiques, mécaniques, et d’autres encore peut-être, la structure infiniment compliquée et parfaitement appropriée des organes mis en œuvre, toutes les parties et tous les mouvements d’un grand système concourent par leurs rapports et par leur nature à produire la nutrition finale. Donc de la nutrition on peut déduire les rapports et la nature d’un groupe de faits.

Deuxième vérification : passez d’une espèce à l’autre. Quand vous voyez changer une opération subordonnée, vous constatez en même temps que les autres changent précisément de manière à ce que la nutrition s’accomplisse encore. Si vous rencontrez un intestin propre à digérer seulement de la chair et de la chair récente, l’animal a des mâchoires construites pour dévorer une proie, des griffes pour la saisir et la déchirer, des dents pour la couper et la diviser, un système d’organes moteurs pour la saisir et l’atteindre, des sens capables de l’apercevoir de loin, l’instinct de se cacher, de tendre des pièges, et le goût de la chair. De là suit une certaine forme du condyle, pour que les deux mâchoires s’engrènent en façon de ciseaux, un certain volume dans le muscle crotaphite, une certaine étendue dans la fosse qui le reçoit, une certaine convexité de l’arcade zygomatique sous laquelle il passe, et une foule de propriétés qu’un anatomiste prédit. Faites varier un organe ; si le pied est enveloppé de corne, propre à soutenir, impropre à saisir, l’animal a le goût de l’herbe, des dents molaires à couronne plate, un canal alimentaire très-long, un estomac ample ou multiple. Je m’arrête, il faudrait décrire tout. La forme de la dent entraîne celle du condyle, celle de l’omoplate, celle des ongles, tout comme l’équation d’une courbe entraîne toutes ses propriétés ; et de même qu’en prenant séparément chaque propriété pour base d’une équation particulière, on retrouverait et l’équation ordinaire et toutes ses autres propriétés quelconques, de même l’ongle, l’omoplate, le condyle, le fémur et tous les autres os pris séparément, donnent la dent et se donnent réciproquement101. C’est de la nutrition qu’on déduit toutes ces liaisons et tous ces caractères. Donc de la nutrition on peut déduire les changements que subit d’espèce à espèce tout un système de faits.

« Troisième vérification : considérez la métamorphose d’un animal. Quand vous voyez changer une opération subordonnée, vous constatez au même instant que les autres changent précisément de manière à ce que la nutrition s’accomplisse encore. Le têtard, qui n’est pas Carnivore, ayant besoin d’un très-long canal pour digérer sa pâture, a l’intestin dix fois long comme le corps ; changé en grenouille carnivore, son intestin raccourci n’a plus que deux fois la distance de la bouche à l’anus. La larve vorace du hanneton a un œsophage, un estomac gros et musculeux, entouré de trois couronnes de petits caecums, un intestin grêle, un gros intestin énorme, trois fois plus gros que l’estomac, et remplissant tout le tiers postérieur du corps. Devenu hanneton et plus sobre, il ne lui reste qu’un canal assez grêle, dépourvu de renflements. L’instinct et les besoins variant, l’estomac varie, et réciproquement. Il y a cent exemples semblables ; il y en a cent mille, puisque, dans sa mère ou hors sa mère, chaque animal subit des métamorphoses. Donc, de la nutrition on peut déduire les changements que subit, dans un même individu, tout un système de faits.

Donc la nutrition est la cause de tout un groupe de faits.

Me voilà délivré de ce groupe. Il n’est composé que de conséquences. Je n’ai plus besoin de le regarder, je le retrouverai par raisonnement au besoin. Ce sont cinq cents faits réduits à un seul. Dans les recherches ultérieures, je n’aurai plus à m’occuper que du fait sommaire et générateur.

Pourquoi cette nutrition incessante ? Parce que la destruction est incessante ; la destruction ou dissolution continue est aussi un fait universel et constant, peut-être une cause comme l’autre. Vérifions de la même façon que la première cette seconde hypothèse formée de la même façon que la première, et nous arriverons à la même conclusion.

« Première vérification : considérez la nature et les rapports des opérations et des organes. Si la décomposition est une cause, il y a un groupe d’opérations et d’organes institués et combinés de manière que le corps vivant puisse se décomposer. L’expérience le constate. Le corps vivant est formé de substances très-complexes, ayant pour élément principal la protéine, matière très-peu stable et capable de se décomposer très-aisément. Par sa texture il est pénétrable aux liquides et aux gaz, ce qui permet aux matières décomposées de s’exhaler. L’oxygène extérieur, substance décomposante, se mêle au sang dans le poumon, organe construit avec un artifice infini ; il est charrié dans tout le corps vivant par un système compliqué d’artères, et va décomposer les tissus à travers les capillaires perméables. Les substances mortes, œuvre de cette destruction, sortent par le poumon sous forme d’acide carbonique, par les reins sous forme d’urine, par l’intestin et par la peau ; et diverses glandes, les reins, le foie, sont établies sur un plan savant pour aider à cette épuration. Il y a donc une multitude d’organes et d’opérations qui, par leurs rapports et leur nature, concourent à la décomposition finale. Donc de la décomposition on peut déduire la nature et les rapports d’une série de faits.

Deuxième vérification : si le dépérissement est une cause, lorsque d’espèce à espèce une de ses conditions change, les opérations doivent changer précisément de manière à ce qu’il puisse encore s’accomplir. Or, l’expérience déclare qu’il en est ainsi. Fixez à des animaux différents séjours, aussitôt vous voyez que l’organe respiratoire se modifie précisément de manière à introduire l’oxygène destructeur. Le mammifère jeté dans l’air respire par des poumons que l’air vient baigner ; les branchies du poisson montent dans sa tête, vont toucher l’oxygène dans l’eau qui le contient, et se munissent d’ouïes pour rejeter cette eau inutile ; le poulet renfermé dans l’œuf respire, par les vaisseaux de l’allantoïde, l’air qui traverse la coquille poreuse ; le fœtus du mammifère reçoit l’air par la communication des vaisseaux de sa mère et des siens. Donc, quand les milieux changent, la nécessité du dépérissement détermine des changements dans les organes et dans les opérations. Donc de la décomposition on peut déduire d’espèce à espèce les changements d’une série de faits.

Troisième vérification ; si ce dépérissement est une cause, lorsque dans le même individu les conditions changent, les opérations doivent changer précisément de manière à ce que la décomposition puisse encore s’accomplir. Or, cette prédiction est vérifiée par l’expérience. La grenouille à l’état de têtard est aquatique, et respire par des branchies ; devenue adulte et terrestre, ses branchies s’effacent ; elle respire par la peau et par les poumons. Certaines larves de diptères respirent l’air par des tubes, et leurs nymphes devenues aquatiques respirent l’air de l’eau par des faisceaux de branchies attachés au thorax. Tout au contraire, d’autres larves respirent par des branchies caudales, et leurs nymphes par des tubes. Là variation d’une opération et d’un organe subordonné entraîne et détermine la variation des autres. Il y a mille faits semblables, ou plutôt, comme tous les animaux subissent des métamorphoses, il y a un nombre infini de faits semblables. Donc, quand les conditions changent, la nécessité du dépérissement détermine des changements appropriés dans les opérations et dans les organes. Donc du dépérissement on peut déduire pour un même individu les changements d’une série de faits.

Donc le dépérissement est la cause d’un groupe de faits.

Nous voilà délivrés d’un second groupe ; l’objet va se simplifiant : de tant de faits, il ne nous en reste plus que deux, le dépérissement et la réparation. Encore de ces deux l’un évidemment est une conséquence ; s’il est dans la nature de l’animal de dépérir incessamment, il faut pour subsister qu’il se répare. Réduisons donc encore et posons une cause unique, le dépérissement.

Cela même nous en découvre une nouvelle. Qui est-ce qui dépérit et se répare ? L’animal, c’est-à-dire le type, forme fixe et limitée, durable de génération en génération. Ce type est essentiel, puisque, lorsqu’il est altéré, l’animal périt ou le régénère ; il est distinctif, puisque par contraste un corps non vivant peut varier indéfiniment dans sa grandeur et dans sa forme, sans pour cela se régénérer ou périr. Qu’il dépende en quelques points et pour quelques changements des fonctions et de leurs exigences, on l’a prouvé tout à l’heure. Il reste à savoir si dans son ensemble il est une cause primitive et un fait indépendant.

Comment savoir s’il est un effet ou une cause ? En admettant, par hypothèse, qu’il est un effet, puis en vérifiant ou réfutant cette hypothèse par l’expérience. Si la fonction détermine le type, on doit déduire de la fonction l’existence, les variations, la persistance du type. Si elle manque, il doit manquer. Si elle varie, il doit varier. Si elle persiste, il doit persister. Sinon il en est indépendant.

Or, souvent la fonction manque, et le type subsiste. L’autruche est impropre au vol, et cependant elle a une aile. Le moignon de l’aptéryx est une aile encore plus dégradée qui ne lui sert de rien. Au bord de l’aile, on trouve souvent, chez les oiseaux, un petit os inutile, muni d’un ongle chez quelques jeunes, n’ayant d’autre usage que de représenter un doigt. Le boa qui rampe a des vestiges de membres. L’orvet a une petite épaule, un sternum et un bassin rudimentaires, et deux petits tubercules saillants dans le jeune âge, qui tiennent lieu de membres postérieurs. Vous en trouverez de semblables chez les cétacés. L’homme, qui n’allaite pas, a des mamelles. Le mâle de la sarigue possède dans le jeune âge une bourse de gestation comme sa femelle. Il y a un rongeur nommé mus typhlus dont l’œil est couvert d’une peau opaque et poilue, en sorte qu’il est aveugle. Donc la fonction ne détermine pas l’existence de l’organe, puisque l’organe existe indépendamment de la fonction.

D’autre part, conservez la fonction, le type varie. L’oiseau vole avec une aile, l’exocet avec une nageoire, la chauve-souris avec une main, l’insecte avec une pellicule qui ne ressemble en rien à l’aile de l’oiseau. Le poisson nage avec un appareil de rayons osseux ou cartilagineux qu’on nomme nageoires, le cétacé avec ses bras, le manchot avec ses ailes, le mollusque avec une sorte particulière d’appendice. Le serpent marche à l’aide de ses côtes et de ses vertèbres, le mammifère au moyen d’une patte ou d’un membre à colonne, le ver par le jeu de ses téguments, l’insecte avec des pattes d’une nature distincte. Le sang circule par des vaisseaux chez les vertébrés, par des lacunes chez les insectes, ici par un cœur simple, double ou triple, muni ou privé de valvules, là par les parois contractiles des vaisseaux. La respiration se fait par des poumons pour les mammifères, par la peau pour les grenouilles, par des trachées pour les insectes, par des branchies de toutes formes et de toutes positions pour les mollusques et les poissons. Donc la fonction ne détermine pas la variation du type, puisque le type varie indépendamment de la fonction.

En dernier lieu, faites varier la fonction, le type persiste. Le même membre est une aile chez la chauve-souris, une main chez l’homme, une patte chez le chat, une jambe chez le cheval, une nageoire dans le phoque et dans le poisson. Doigts, carpe, métacarpe, cubitus, radius, humérus, os de l’épaule, toutes ces parties se retrouvent chez tous ces animaux, à la même place et avec différents usages, employées tantôt à saisir, tantôt à soutenir, tantôt à voler, tantôt à nager. Les os de l’épaule et l’hyoïde, qui soutiennent les membres antérieurs de l’homme et son larynx, sont remontés dans la tête chez les poissons et servent à la respiration. Les os du poignet et de la main se sont soudés et allongés dans la jambe du cheval, et ils le soutiennent pendant qu’il marche sur son ongle. Le poumon respiratoire des mammifères est devenu la vessie natatoire chez les poissons. Donc la fonction ne détermine pas la persistance du type, puisque le type persiste indépendamment de la fonction.

Donc le type n’est pas une chose dérivée et dépendante, mais indépendante et primitive. Mais s’il n’a pas la fonction pour cause, il est peut-être la cause de la fonction ; et parmi les fonctions, il faut voir si l’on ne peut pas dériver de lui la seule qui semble encore primitive comme lui, à savoir la décomposition. Accordez qu’on le puisse ; peu importe en ce moment qu’on la dérive de lui, ou qu’on dérive elle et lui de quelque autre chose. J’esquisse une méthode, je n’avance pas une théorie. Posez cette idée non comme une assise, mais comme un jalon.

Si par exemple la déperdition se déduit du type, elle entraînera avec elle le groupe des fonctions dissolvantes, et, en outre, la nutrition et le groupe de fonctions nutritives. Le type sera donc la cause du reste. On déduira de lui tous les faits qui composent l’animal adulte. Chaque groupe de ces faits s’est déduit d’un fait dominateur. Tous les faits dominateurs se seront déduits du type. Nous n’aurons plus qu’une formule unique, définition génératrice, d’où sortira ; par un système de déductions progressives, la multitude ordonnée des autres faits.

Vous entreverrez alors le but de la science, et vous comprendrez ce que c’est qu’un système. Regardez de là comment nous avons marché. Nous nous sommes tenus dans la région des faits ; nous n’avons évoqué aucun être métaphysique, nous n’avons songé qu’à former des groupes. Ces groupes donnés, nous les avons remplacés par le fait générateur. Nous avons exprimé ce fait par une formule. Nous avons réuni les diverses formules en un groupe, et nous avons cherché un fait supérieur qui les engendrât. Nous avons continué de même, et nous sommes arrivés enfin au fait unique, qui est la causé universelle. En l’appelant cause, nous n’avons rien voulu dire, sinon que de sa formule on peut déduire toutes les autres et toutes les suites des autres. Nous avons ainsi transformé la multitude disséminée des faits en une hiérarchie de propositions, dont la première, créatrice universelle, engendre un groupe de propositions subordonnées, qui, à leur tour, produisent chacune un nouveau groupe, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’apparaissent les détails multipliés et les faits particuliers de l’observation sensible, comme on voit dans un jet d’eau la gerbe du sommet s’étaler sur le premier plateau, tomber sur les assises par des flots chaque fois plus nombreux, et descendre d’étage en étage, jusqu’à ce qu’enfin ses eaux s’amassent dans le dernier bassin, où nos doigts les touchent. Et dans cette échelle de recherches, tous les pas sont marqués. Un groupe formé, nous en dégageons par abstraction quelque fait général. Nous admettons par hypothèse qu’il est la cause des autres. Connaissant les propriétés des causes, nous vérifions s’il les a ; s’il ne les a pas, nous essayons l’hypothèse et la vérification sur ses voisins, jusqu’à ce que nous trouvions la cause. Réunissant un groupe de causes ou faits générateurs, nous cherchons par le même procédé lequel engendre les autres. C’est ainsi que nous avons opéré tout à l’heure. Nous avons dégagé par abstraction deux faits très-généraux : le dépérissement et la réparation ; nous avons admis par hypothèse qu’ils étaient la cause, l’une des opérations nutritives, l’autre des opérations dissolvantes. Nous avons vérifié ces deux hypothèses. Réunissant ces deux causes et un autre fait générateur, le type, nous avons détaché, par le même procédé, une propriété de type de laquelle toutes deux se déduisent. Abstraction, hypothèse, vérification, tels sont les trois pas de la méthode. Il n’en faut pas davantage, et il les faut tous.

Or, toutes les fois que vous rencontrez un groupe naturel de faits, vous pouvez mettre cette méthode en usage, et vous découvrez une hiérarchie de nécessités ; il en est ici du monde moral comme du monde physique. Une civilisation, un peuple, un siècle, ont une définition et tous leurs caractères ou leurs détails n’en sont que la suite et les développements. Par exemple, considérant la société à Rome, vous y distinguez la faculté très générale d’agir en corps, avec une vue d’intérêt personnel, faculté instituée en partie par des dispositions primitives102, mais principalement par cette circonstance que Rome, dès sa naissance, fut un asile, ennemi de ses voisins, composé de corps ennemis, où chacun était absorbé par la pensée de son intérêt, et obligé d’agir en corps. Vous détachez cette faculté égoïste et politique, et vous en déduisez aussitôt tous les caractères de la société et du gouvernement romain, l’art de combattre, de négocier et d’administrer, l’invincible amour de la patrie, le courage orgueilleux et froid, l’esprit de discipline, le projet soutenu et accompli de conquérir, garder et exploiter le monde, le respect de la loi, le talent de la résistance et de l’attaque légale, la mesure et l’obstination dans les luttes civiles ; partout la réflexion qui calcule et la volonté qui se maîtrise. De ce groupe de dispositions morales, on peut déduire tous les détails importants de la constitution romaine ; et il se déduit lui-même de la faculté égoïste et politique que vous avez d’abord détachée. — Portez-la dans la vie privée : vous verrez naître l’esprit intéressé et légiste, l’économie, la frugalité, l’avarice, l’avidité, toutes les coutumes calculatrices qui peuvent conserver et acquérir, les formes minutieuses de transmission juridique, les habitudes de chicane, toutes les dispositions qui sont une garantie ou une arme publique et légale. — Portez-la dans les affections privées : la famille, transformée en institution politique et despotique, fondée, non sur les sentiments naturels, mais sur une communauté d’obéissance et de rites, n’est plus que la chose et la propriété du père, sorte de province léguée chaque fois par une loi en présence de l’État, employée à fournir des soldats au public. — Portez-la dans la région : la région, fondée par l’esprit positif et pratique, dépourvue de philosophie et de poésie, prend pour dieux de sèches abstractions, des fléaux vénérés par crainte, des dieux étrangers importés par intérêt, la patrie adorée par orgueil ; pour culte une terreur sourde et superstitieuse, des cérémonies minutieuses, prosaïques et sanglantes ; pour prêtres des corps organisés de laïques, simples administrateurs, nommés dans l’intérêt de l’État et soumis aux pouvoirs civils. — Portez-la dans l’art : l’art, méprisé, composé d’importations ou de dépouilles, réduit à l’utile, ne produit rien par lui-même que des œuvres politiques et pratiques, documents d’administration, pamphlets, maximes de conduite ; aidé plus tard par la culture étrangère, il n’aboutit qu’à l’éloquence, arme de forum, à la satire, arme de morale, à l’histoire, recueil oratoire de souvenirs politiques ; il ne se développe que par l’imitation, et quand le génie de Rome périt sous un esprit nouveau. — Portez-la dans la science : la science, privée de l’esprit scientifique et philosophique, réduite à des imitations, à des traductions, à des applications, n’est populaire que par la morale, corps de règles pratiques, étudiées pour un but pratique, avec les Grecs pour guides ; et sa seule invention originale est la jurisprudence, compilation de lois, qui reste un manuel de juges, tant que la philosophie grecque n’est pas venue l’organiser et le rapprocher du droit naturel. Un esprit sec et net, qui est probablement l’effet de la structure primitive du cerveau, une circonstance persévérante et puissante, qui fut la nécessité de songer à son intérêt et d’agir en corps, ont produit chez ce peuple et fortifié outre mesure la faculté égoïste et politique. De cette faculté, on déduit les différents groupes d’habitudes morales. De chacun de ces groupes, on déduit un ordre de faits compliqués et ramifiés en détails innombrables, la vie privée, la vie publique, la vie de famille, la religion, la science et l’art. Cette hiérarchie de causes est le système d’une histoire. Toute histoire a le sien, et vous voyez comme on l’obtient. Par l’abstraction, on dégage dans les faits extérieurs, les habitudes intérieures, générales et dominantes. Par l’abstraction, dans chaque groupe de qualités morales, on dégage la qualité générale et génératrice. On suppose qu’elle est cause, et on vérifie cette supposition en regardant si elle a les propriétés des faits générateurs. Peu à peu se forme la pyramide des causes, et les faits dispersés reçoivent de l’architecture philosophique leurs attaches et leurs positions. Ce ne sont là que les procédés des sciences physiques, et ce sont là tous les procédés des sciences physiques. Ici, enfin, comme dans les sciences physiques, la cause n’est qu’un fait. La faculté égoïste et politique est dans le Romain une habitude héréditaire, plus agissante et plus puissante que les autres, qui fixe l’ordre, l’espèce et l’intensité de ses sentiments et de ses idées. Elle est en lui lorsqu’il travaille, combat, plaide, gouverne, prie, raisonne, invente et écrit. Présente dans toutes les actions, elle les règle toutes, multiplie et accroît les unes, diminue et subordonne les autres, produit la faiblesse et la force, les vertus et les vices, la puissance et la ruine, et explique tout, parce qu’elle fait tout. Oubliez donc, comme tout à l’heure, l’immense entassement des détails innombrables. Possédant la formule, vous avez le reste. Ils tiennent au large dans une demi-ligne ; vous enfermez douze cents ans et la moitié du monde antique dans le creux de votre main.

Supposez que ce travail soit fait pour tous les peuples et pour toute l’histoire, pour la psychologie, pour toutes les sciences morales, pour la zoologie, pour la physique, pour la chimie, pour l’astronomie. À l’instant, l’univers tel que nous le voyons disparaît. Les faits se sont réduits, les formules les ont remplacés ; le monde s’est simplifié, la science s’est faite. Seules, cinq ou six propositions générales subsistent. Il reste des définitions de l’homme, de l’animal, de la plante, du corps chimique, des lois physiques, du corps astronomique, et il ne reste rien d’autre. Nous attachons nos yeux sur ces définitions souveraines ; nous contemplons ces créatrices immortelles, seules stables à travers l’infinité du temps qui déploie et détruit leurs œuvres, seules indivisibles à travers l’infinité de l’étendue qui disperse et multiplie leurs effets. Nous osons davantage : considérant qu’elles sont plusieurs et qu’elles sont des faits comme les autres, nous tâchons d’y faire apercevoir et d’en dégager par la même méthode que chez les autres le fait primitif et unique d’où elles se déduisent et qui les engendre. Nous découvrons l’unité de l’univers et nous comprenons ce qui la produit. Elle ne vient pas d’une chose extérieure, étrangère au monde, ni d’une chose mystérieuse, cachée dans le monde. Elle vient d’un fait général semblable aux autres, loi génératrice d’où les autres se déduisent, de même que de la loi de l’attraction dérivent tous les phénomènes de la pesanteur, de même que de la loi des ondulations dérivent tous les phénomènes de la lumière, de même que de l’existence du type dérivent toutes les fonctions de l’animal, de même que de la faculté maîtresse d’un peuple dérivent toutes les parties de ses institutions et tous les événements de son histoire. L’objet final de la science est cette loi suprême ; et celui qui, d’un élan, pourrait se transporter dans son sein, y verrait, comme d’une source, se dérouler, par des canaux distincts et ramifiés, le torrent éternel des événements et la mer infinie des choses. Par ces prévisions, on s’y transporte ; connaissant ses propriétés, on en conclut sa nature ; les métaphysiciens essayent de la définir sans traverser l’expérience et du premier coup. Ils l’ont tenté en Allemagne avec une audace héroïque, un génie sublime, et une imprudence plus grande encore que leur génie et leur audace. Ils se sont envolés d’un bond dans la loi première, et, fermant les yeux sur la nature, ils ont tenté de retrouver, par une déduction géométrique, le monde qu’ils n’avaient pas regardé. Dépourvus de notations exactes, privés de l’analyse française, emportés tout d’abord au sommet de la prodigieuse pyramide dont ils n’avaient pas voulu gravir les degrés, ils sont tombés d’une grande chute ; mais dans cette ruine, et au fond de ce précipice, les restes écroulés de leur œuvre surpassent encore toutes les constructions humaines par leur magnificence et par leur masse, et le plan demi-brisé qu’on-y distingue indique aux philosophes futurs, par ses imperfections et par ses mérites, le but qu’il faut enfin atteindre et la voie qu’il ne faut point d’abord tenter.

C’est à ce moment que l’on sent naître en soi la notion de la Nature. Par cette hiérarchie de nécessités, le monde forme un être unique, indivisible, dont tous les êtres sont les membres. Au suprême sommet des choses, au plus haut de l’éther lumineux et inaccessible, se prononce l’axiome éternel, et le retentissement prolongé de cette formule créatrice compose, par ses ondulations inépuisables, l’immensité de l’univers. Toute forme, tout changement, tout mouvement, toute idée est un de ses actes. Elle subsiste en toutes choses, et elle n’est bornée par aucune chose. La matière et la pensée, la planète et l’homme, les entassements de soleils et les palpitations d’un insecte, la vie et la mort, la douleur et la joie, il n’est rien qui ne l’exprime, et il n’est rien qui l’exprime tout entière. Elle remplit le temps et l’espace, et reste au-dessus du temps et de l’espace. Elle n’est point comprise en eux, et ils se dérivent d’elle. Toute vie est un de ses moments, tout être est une de ses formes ; et les séries des choses descendent d’elle, selon des nécessités indestructibles, reliées par les divins anneaux de sa chaîne d’or. L’indifférence, l’immobile, l’éternelle, la toute-puissante, la créatrice, aucun nom ne l’épuise ; et quand se dévoile sa face sereine et sublime, il n’est point d’esprit d’homme qui ne ploie, consterné d’admiration et d’horreur. Au même instant cet esprit se relève ; il oublie sa mortalité et sa petitesse ; il jouit par sympathie de cette infinité qu’il pense, et participe à sa grandeur. » Il était tard ; mes deux amis me renvoyèrent, et j’allai dormir. Il y a deux heures, cher lecteur, que vous avez envie d’en faire autant.