(1773) Essai sur les éloges « Chapitre V. Des Grecs, et de leurs éloges funèbres en l’honneur des guerriers morts dans les combats. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre V. Des Grecs, et de leurs éloges funèbres en l’honneur des guerriers morts dans les combats. »

Chapitre V.
Des Grecs, et de leurs éloges funèbres en l’honneur des guerriers morts dans les combats.

Des Égyptiens, les arts passèrent chez les Grecs, et bientôt les éloges naquirent en foule. De tous les peuples du monde, les Grecs sont peut-être ceux qui ont été les plus passionnés pour la gloire. La beauté du climat, en développant leur imagination, leur donnait un caractère enthousiaste et sensible ; la liberté élevait leurs âmes ; l’égalité des citoyens leur faisait mettre un grand prix à l’opinion de tous les citoyens ; la loi, en permettant à chacun d’aspirer aux charges, et de décider des affaires de l’État, leur défendait de se mépriser eux-mêmes ; les arts vils, abandonnés à des mains esclaves, les empêchaient de se flétrir sous les travaux ; les exercices et les jeux les donnaient continuellement en spectacle les uns aux autres ; la multitude des petits États établissait des rivalités d’honneur entre les peuples ; enfin, les grands intérêts et les victoires leur donnaient ce sentiment d’élévation qui aspire à la renommée. Au sortir des combats, où des millions de Perses avaient été vaincus par quelques hommes libres, y avait-il un Grec dont l’âme ne fût plus sensible et plus grande ? Ajoutez les institutions particulières de chaque ville, et celles de la Grèce entière ; ces fêtes, ces jeux funèbres, ces assemblées de toutes les nations, les courses et les combats le long de l’Alphée, ces prix distribués à la force, à l’adresse, aux talents, au génie même ; des rois venant se mêler parmi les combattants, les vainqueurs proclamés par des hérauts, les acclamations des villes sur leur passage, les pères mourants de joie en embrassant leurs fils vainqueurs, et leur patrie à jamais distinguée dans la Grèce, pour avoir produit de tels citoyens.

Telle était la sensibilité ardente de ces peuples pour la gloire. Les gouvernements attentifs nourrissaient encore ce sentiment, en ne donnant jamais de récompense qui pût avilir les âmes. On ne rabaissait pas les talents ou les vertus, jusqu’à ne les payer qu’avec de l’or. Tout tendait à la gloire, et rien à l’intérêt. Des couronnes, des inscriptions, des vases, des statues, voilà ce qui récompensait et faisait naître les grands hommes. Je me représente un père dans ces anciens temps et chez ce peuple singulier, voulant animer son fils, et le promenant à travers les rues d’Athènes : « Vois-tu, lui dit-il, ces deux statues ? adore-les : ce sont celles de deux citoyens vertueux qui ont délivré leur patrie. Ce monument est celui d’une femme qui aima mieux mourir que trahir des citoyens qui voulaient rendre la liberté à l’État. Chacun de ces tableaux que tu vois est une récompense. Ce général exhortant les troupes, et distingué des neuf autres, c’est Miltiade : il a sauvé la Grèce ; mais aussi il a obtenu ce prix de sa victoire. » — Peut-être dans le temps même qu’ils parlent, ils voient un Grec qui regardait ce même tableau en rêvant profondément. Une larme s’échappait et coulait le long de ses joues. — « Mon fils, ce Grec que tu vois, c’est Thémistocle. Bientôt il sera grand, puisqu’il verse d’aussi nobles larmes. » — Ils sortent d’Athènes, et parcourent la Grèce. À quelque distance ils trouvent Marathon. Ils approchent, et voient au milieu de la plaine un mausolée. — « C’est le tombeau de ceux qui sont morts pour la patrie. Regarde ces colonnes. Là, sont gravés les noms de tous ceux qui ont vaincu et péri dans cette journée. Mon fils ! lis tous ces noms, honore-les, et adore la patrie qui récompense ainsi le courage. » — Arrivés aux Thermopyles, ils se prosternent sur le lieu où trois cents hommes se sont dévoués contre trois cent mille. Le père fait lire à son fils cette inscription sur le rocher : Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses saintes lois  ; et ils redescendent à travers les rochers, en silence. Ils continuent leur course ; ils aperçoivent une ville. La plaine des environs est couverte de monuments. D’abord se présente à eux un trophée, plus loin un mausolée en bronze, et près de là, un autel au dieu de la liberté. — « Cette ville est Platée. C’est là, mon fils, c’est là que les Grecs viennent de remporter une victoire sur les Perses. Vois les honneurs qui sont rendus à ceux dont le sang a coulé. Approche, et lis sur l’airain ces vers gravés en leur honneur. » — C’est ainsi qu’ils parcourent la Grèce. Ils terminent leur voyage par les jeux olympiques. En arrivant, ils visitent le bois sacré, où ils contemplent plus de six cents statues en bronze ou en marbre, élevées à ceux qui avaient remporté les prix. De là ils se rendent aux jeux, et y trouvent la Grèce assemblée. Supposons que, dans ce moment même, Thémistocle, vainqueur de Salamine, parût au milieu des jeux : on sait que lorsqu’il s’y montra après sa victoire, tout retentit d’acclamations et de battements de mains ; les jeux furent interrompus, et l’on oublia pendant une journée entière les combattants, pour voir et regarder un grand homme. Je m’imagine que dans ce moment, le père devait approcher de son fils, et lui dire : « Tu vois dans quel pays tu es né, et comme on y honore tout ce qui est grand ; et toi aussi, mérite un jour que ton pays t’honore. »

Ainsi, chez les Grecs, de quelque côté qu’on jetât les yeux, on trouvait partout des monuments de la gloire ; les rues, les temples, les galeries, les portiques, tout donnait des leçons aux citoyens. Partout le peuple reconnaissait les images de ses grands hommes ; et sous le plus beau ciel, dans les plus belles campagnes, parmi des bocages ou des forêts sacrées, parmi les cérémonies et les fêtes religieuses les plus brillantes, environnés d’une foule d’artistes, d’orateurs et de poètes, qui tous peignaient, modelaient, célébraient ou chantaient des héros, marchant au bruit enchanteur de la poésie et de la musique, qui étaient animées du même esprit, les Grecs victorieux et libres ne voyaient, ne sentaient, ne respiraient partout que l’ivresse de la gloire et de l’immortalité.

Il n’est pas étonnant que chez un pareil peuple, l’usage des éloges ait été établi. Les Grecs eurent, comme les Égyptiens, des éloges funèbres ; mais ils les appliquèrent d’une manière différente. En Égypte, où la politique était liée à la religion, on se proposait surtout de faire régner la morale dans toutes les classes de citoyens : dans la Grèce, composée de républiques libres et guerrières, on s’attachait à élever les âmes et à nourrir le mépris des dangers et de la mort. Ainsi les éloges funèbres n’étaient accordés au nom de l’État, qu’à ceux qui étaient morts pour l’État.

D’abord on frappait les yeux par un appareil imposant et auguste ; car chez tous les peuples, la première éloquence est celle qui parle aux sens. On dressait une tente où étaient portés les ossements des guerriers. Là ils demeuraient trois jours exposés à la vénération publique. Le peuple y accourait en foule ; il jetait sur ces ossements des couronnes de fleurs, de l’encens et des parfums. Le troisième jour, on mettait les restes de ces braves citoyens sur des chars ornés de branches de cyprès. La pompe s’avançait au son des instruments, jusqu’au lieu de la sépulture. Cette enceinte était regardée comme un temple consacré à la valeur.

Les derniers devoirs rendus, l’orateur montait à la tribune et prononçait l’éloge funèbre. Nous avons encore trois de ces discours ; l’un est de ce Périclès, qui fut tout à la fois capitaine et orateur, élève d’Anaxagore, amant d’Aspasie, redoutable à la Grèce et corrupteur d’Athènes. On sait qu’il enivra le premier les Athéniens de spectacles et de fêtes, et leur donna des vices pour les gouverner ; mais ce fut son éloquence qui le rendit quarante ans monarque d’une république. Je le renverse en luttant, disait un de ses rivaux ; mais lors même qu’il est à terre, il prouve aux Athéniens qu’il n’est pas tombé, et les Athéniens le croient. Ce fut après la guerre de Samos, où il avait lui-même commandé et remporté plusieurs victoires, qu’il prononça cet éloge funèbre. Je vais tâcher d’en donner une idée ; mais il faut se souvenir que ce n’est ici qu’un extrait, c’est-à-dire, une copie faible et par lambeaux, dans une langue qui n’a ni la richesse et l’harmonie de la langue grecque, ni la mélodie des accents, ni l’heureuse composition des mots, ni cette foule de liaisons qui enchaînent les idées, ni cette liberté des inversions qui met tant de variété dans la marche, et qui permet à la langue de suivre avec souplesse, et de dessiner, pour ainsi dire, tous les mouvements de l’âme et des passions. Je ferai comme ces peintres qui ne pouvant transporter avec eux un antique pour le faire admirer, en crayonnent rapidement les contours et les principaux traits : presque tout le mérite de la figure échappe, mais on connaît du moins les mouvements et l’attitude.

Périclès commence par faire un magnifique éloge d’Athènes. Il vante la liberté dont on y jouit, et la gloire immortelle qu’elle s’est acquise en sauvant plusieurs fois la Grèce. « Citoyens, c’est pour cette patrie que sont morts les guerriers que vous venez d’ensevelir ; quand vous contemplerez sa grandeur, songez que c’est à leur sang que vous la devez. En donnant leur vie pour l’État, ils ont mérité la plus honorable des sépultures : je ne parle pas de celle où reposent leurs ossements, la gloire des grands hommes n’est pas renfermée sous le marbre qui les couvre : la terre entière est leur mausolée ; leur nom vit dans toutes les âmes : c’est là que leur mémoire habite éternellement, au lieu que les tombeaux élevés de la main des hommes sont détruits par le temps. Imitez donc ces braves citoyens. Pensez, à leur exemple, que le bonheur est la liberté, et que la liberté est dans la grandeur de l’âme. » Il s’adresse ensuite aux pères de ces guerriers. « Je ne cherche point à vous consoler, dit-il : vos enfants ne sont-ils pas morts avec courage ? Ne préférez-vous point, comme eux, un trépas honorable à une vie qui serait ou obscure ou honteuse ? » Il exhorte les pères qui sont encore dans la force de l’âge, à donner de nouveaux défenseurs l’État. Il anime et console ceux qui, affaiblis par la vieillesse n’ont plus l’espérance de revivre dans la postérité. « Non, votre maison n’est pas solitaire : vos enfants ne sont plus, mais leur gloire y habite avec vous, elle répandra son éclat sur vos derniers jours. » Ensuite adressant la parole aux frères et aux enfants des morts : « Une grande carrière vous est ouverte, dit-il : vous avez l’exemple de vos pères et de vos frères, mais ne vous flattez pas d’atteindre à leur renommée ; car tant que l’homme est vivant, il a des rivaux, et la haine qui le poursuit cherche sans cesse à lui arracher sa gloire : mais on rend justice à celui qui n’est plus. La mort seule fait disparaître l’envie, et donne leur place à ceux qui ont été grands. »

Ce discours de Périclès, qu’il faut voir tout entier dans Thucydide, fit tant d’effet, que les mères et les femmes des guerriers coururent l’embrasser avec transport quand il descendit de la tribune, et le reconduisirent en triomphe, en chargeant sa tête de fleurs. Tel était le pouvoir de l’éloquence sur ces âmes sensibles, et la vigueur du caractère qui, chez les femmes même, faisait préférer la gloire à la vie.

Le second discours de ce genre que nous ayons, est de Démosthène. Son nom rappelle encore aujourd’hui de grandes idées, les idées de patrie, de courage et d’éloquence. On sait que, seul et sans secours, il fit trembler Philippe ; qu’il combattit successivement trois oppresseurs ; que, dans l’exil même, il fut plus grand que ses concitoyens n’étaient ingrats ; qu’il pensa, parla, vécut toujours pour la liberté de son pays, et travailla quarante années à ranimer la fierté d’un peuple devenu, par sa mollesse, le complice de ses tyrans. Peut-être eut-il le tort de Caton ; peut-être fut-il trop grand pour sa patrie et pour son siècle. Son caractère ardent voulut donner à ses concitoyens un mouvement qu’ils n’étaient pas en état de suivre : leurs âmes, qui avaient perdu l’habitude des grandes choses, n’avaient plus que de l’imagination pour les sentir. Il prit en eux le courage d’un moment pour de la vertu ; et les précipitant dans une guerre au-dessus de leurs forces, il détruisit le dernier rempart d’Athènes, le respect qu’inspirait un grand nom. Il les perdit en apprenant à leur tyran et à eux-mêmes le secret de leur faiblesse.

L’époque de ce malheur fut la bataille de Chéronée. On n’ignore point qu’elle fut livrée par les conseils de Démosthène, et qu’elle fut perdue. Dans une ville divisée en factions, et dont la moitié, corrompue par l’or de Philippe, se précipitait au-devant de ses fers, on ne manqua point une si belle occasion de déclamer contre un grand homme. Démosthène fut accusé par l’envie, mais absous par le peuple. Les Athéniens oublièrent ce qu’il y avait de malheureux dans l’événement, pour ne voir que ce qu’il y avait de grand dans le conseil. On lui accorda même l’honneur de louer les guerriers morts dans cette bataille. Il faut avouer que ce discours n’est pas digne de la réputation de l’orateur. Ce n’est point là que se trouve ce beau mouvement si connu, et qui a rapport à la même bataille : « Non, citoyens, non, en combattant Philippe, vous n’avez point fait de faute ; j’en jure par les mânes de ces grands hommes qui ont combattu pour la même cause aux plaines de Marathon. » Son éloge funèbre n’a presque ni élévation, ni chaleur ; on lui fit même un crime de l’avoir prononcé. Malheureusement il s’était trouvé à cette bataille, et il avait été entraîné dans la fuite par le reste des citoyens. Eschine, avec toute l’éloquence d’un ennemi et d’un rival, s’écrie, dans le fameux discours qu’il prononça contre lui : « Comment, avec ces mêmes pieds qui ont si lâchement quitté leur poste dans le combat, as-tu osé monter sur la tribune pour y louer ces mêmes guerriers que tu as conduits à la mort ? » Et ailleurs il représente aux Athéniens que s’ils accordent à Démosthène une couronne d’or, au moment où le héraut proclamera sur le théâtre cet honneur qui lui est rendu, les pères, les femmes et les enfants de tous ceux qui sont morts par sa faute à Chéronée, pousseront des cris d’indignation, et verseront des larmes, de ce que tant de braves guerriers sont morts sans vengeance, et que Démosthène, qui est leur assassin, reçoit cependant un honneur public en présence de toute la Grèce assemblée. Ce mouvement seul, il faut en convenir, vaut mieux que tout le discours que prononça Démosthène, après la bataille, en l’honneur des morts.

On ne peut faire un pas dans la Grèce sans trouver de grands noms. Le troisième discours que nous avons à citer est de Platon ; il est renfermé dans un de ses dialogues, intitulé le Ménexène. Socrate apprend qu’on va choisir un orateur pour faire l’éloge funèbre des guerriers morts cette année. Il demande sur qui pourra tomber le choix. On lui nomme deux orateurs. Alors il raconte qu’il était la veille chez Aspasie, et la conversation étant tombée sur le même sujet, cette femme, qui avait donné des leçons d’éloquence à Périclès, et qui alors en donnait à Socrate, se mit tout à coup à prononcer un éloge funèbre des guerriers, moitié fait sur-le-champ, moitié préparé. Ménexène est curieux de l’entendre, et Socrate, qui l’a retenu, a la complaisance de le répéter. Le discours est censé d’Aspasie, mais on aperçoit Platon caché derrière la courtisane.

La fin est d’une grande beauté. L’orateur, après avoir loué les morts, s’adresse aux vivants, comme c’était l’usage, et surtout aux enfants de ceux qu’il vient de célébrer. Il les transporte au moment où leurs pères mouraient sur le champ de bataille. Il suppose que lui-même était alors présent, et qu’il a reçu le testament de mort de ces guerriers, et leurs dernières paroles pour ceux qui leur sont chers. Il faut lire tout ce morceau dans l’original même ; je doute que l’on trouve rien chez les Grecs d’une éloquence plus noble. C’est là surtout que règnent cet amour de la patrie et cet enthousiasme républicain qui caractérise presque tous les ouvrages de leurs orateurs. Les guerriers de la Grèce, après avoir lu ou entendu de pareils discours, devaient être plus enflammés que dans les pays où le soldat mercenaire, méprisé et payé, combat sans vertu, meurt sans gloire, essuie le dédain pendant sa vie, et l’oubli après sa mort. Au reste il paraît que ce dernier discours ne fut pas prononcé. Platon, qui ne se mêla jamais des affaires publiques, ne parut point dans Athènes au rang des orateurs ; mais dans cet éloge funèbre, composé en l’honneur des guerriers, il voulut disputer le mérite de l’éloquence à Périclès, comme dans ses autres ouvrages il lutte avec Pythagore pour la philosophie, avec Lycurgue et Solon pour la politique, avec Homère pour l’imagination ; souvent sublime, et presque toujours poète, orateur, philosophe et législateur.