(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XI. Des éloges funèbres sous les empereurs, et de quelques éloges de particuliers. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XI. Des éloges funèbres sous les empereurs, et de quelques éloges de particuliers. »

Chapitre XI.
Des éloges funèbres sous les empereurs, et de quelques éloges de particuliers.

Nous avons vu que du temps de la république dans Rome, les éloges funèbres furent d’abord la récompense des vertus et le prix des services ; qu’ensuite ils furent accordés à presque tous les citoyens qui occupaient un rang dans l’État. Cette institution était conforme à l’esprit républicain ; mais quand le gouvernement vint à changer, quand le monde entier fut dans la main d’un empereur, et que cet empereur qui n’était presque jamais appelé au trône par droit de succession, craignant à chaque instant ou des rivaux ou des rebelles, eut l’intérêt funeste de tout écraser ; quand on vint à redouter les talents, quand la renommée fut un crime, et qu’il fallut cacher sa gloire, comme dans d’autres temps on cachait sa honte, on sent bien qu’alors il ne s’agissait pas de louer les citoyens : les grandes familles aimaient mieux la sûreté et l’oubli, que l’éclat et le danger. Les éloges funèbres des particuliers devinrent donc beaucoup plus rares ; cet honneur ne fut presque rendu qu’à la famille impériale. Le despotisme, qui dans Rome engloutissait tout, se réserva jusqu’au droit d’être flatté pendant la vie et après la mort. On commença à César ; cet homme qui avait fait tant de mal à son pays, et qui avait commis le plus grand des crimes, celui de précipiter la corruption d’un peuple, fut loué sur cette même tribune où l’on n’aurait dû monter que pour flétrir sa mémoire. Tout le monde sait que son éloge fut prononcé par Antoine ; et que pour attendrir les Romains, l’orateur fit apporter sous leurs yeux le corps de César percé de coups. On peut dire que jamais éloge funèbre n’eut une si grande influence, car il prépara l’esclavage de vingt nations. Le corps sanglant de Lucrèce avait fait chasser les tyrans de Rome, le corps sanglant de César la remit dans les chaînes15.

Après César, cet usage se perpétua. L’histoire nous apprend qu’Auguste prononça sur la tribune romaine un grand nombre d’éloges. Auguste qui, pendant une partie de sa vie, fut le plus vil des meurtriers, et pendant l’autre, le plus politique des princes, eut, comme presque tous les Romains célèbres de ce temps, le mérite de l’éloquence. Il vécut à peu près autant que Louis XIV, et comme lui, vit périr presque toute sa famille ; mais Louis XIV ne prononça point dans Paris l’éloge du grand dauphin et du duc de Bourgogne. Auguste fit lui-même l’oraison funèbre de Marcellus, son neveu et son gendre, et de Drusus, le fils de sa femme. On dit qu’à la fin de ce dernier éloge, il demanda aux dieux la faveur de mourir comme ce jeune prince, en combattant avec gloire pour le peuple romain. Un tel langage eût été grand dans la bouche des Scipions, mais il dut paraître ridicule dans la bouche d’Octave, qui savait assassiner et ne savait point combattre, et ne versa jamais que le sang des citoyens. Outre ces deux éloges, ce prince prononça encore celui d’Octavie sa sœur, et il le prononça dans le temple de César qui, pendant sa vie, prêtre et tyran, après sa mort devint dieu. Il ne nous reste aucun des discours d’Auguste ; nous savons seulement que ce meurtrier avait un genre d’éloquence plein de simplicité et de grâce : il faisait des vers aisément16, et il avait composé les mémoires de sa vie : tout cela s’est perdu ; on se doute bien qu’il fut hué après sa mort ; on célébra son humanité et sa clémence sur la tribune où la tête sanglante de Cicéron avait été attachée.

Après lui vient ce Tibère, d’une politique sombre et d’une cruauté réfléchie ; fourbe dans sa haine et tyran dans ses caprices ; aussi ennemi du courage que de la bassesse17 ; craignant de commander à des hommes, et s’indignant de ne trouver que des esclaves ; bourreau de sa famille, de ses amis, de ses sujets ; aussi redoutable par ses favoris que par lui-même. Ce monstre fut aussi orateur ; et, à ce que nous apprend Tacite18, il avait même une éloquence mâle et forte ; il avait loué Drusus son frère : il prononça l’éloge funèbre d’Auguste son beau-père, et dans la suite il eut le triste courage de faire l’éloge de son fils unique empoisonné par Séjan ; mais ce qui eût passé peut-être pour fermeté dans un autre, ne fut attribué, dans ce cœur sombre, qu’à une dure insensibilité.

Il y eut encore, sous ce règne, un éloge funèbre qui fit du bruit ; c’était celui de Junia, nièce de Caton, sœur de Brutus, et femme de Cassius, morte soixante et trois ans après la bataille de Philippe. Ces noms étaient encore chers aux Romains, et leur rappelaient de grandes idées, à peu près comme les Grecs esclaves d’un bacha se promènent avec orgueil à travers les ruines de leur pays. Germanicus, le modèle des princes ; Germanicus qui eut le tort d’être vertueux dans une cour corrompue, et sous Tibère le tort bien plus grand d’être adoré du peuple et de l’aimer, empoisonné en Asie, n’obtint pas d’éloge funèbre dans Rome ; mais aussi la mémoire de Tibère ne manqua point d’être célébrée ; l’éloge de Tibère fut prononcé par Caligula : c’était dignement commencer un règne qui devait finir par tant de crimes ; et le panégyriste et le héros étaient dignes l’un de l’autre.

Il paraît que tous les empereurs en montant sur le trône, faisaient eux-mêmes l’éloge de leur prédécesseur ; c’est ainsi que Claude fut loué par Néron. On nous a transmis sur cet éloge quelques détails assez curieux ; l’orateur commença par vanter beaucoup les ancêtres du prince mort, comme si Claude avait rien de commun avec ses aïeux, que d’avoir déshonoré un grand nom par une vie lâche. Il parla ensuite de l’application de Claude aux beaux-arts, et de ses étonnants succès, lui qui avait pour tout mérite de s’être mêlé un peu de grammaire, de parler sa langue avec pureté, et d’avoir donné un édit, dont on se moqua, pour ajouter deux lettres à l’alphabet. Ensuite il vanta la tranquillité dont l’État avait joui sous son règne, à laquelle il n’avait pas plus contribué, que ceux qui vécurent deux cents ans après lui. Enfin, il vint à parler de sa rare prudence et de sa profonde sagesse, c’est-à-dire, de la profonde sagesse d’un empereur qui n’avait ni une idée dans la tête, ni un sentiment dans le cœur ; qui ne sut jamais ni vouloir, ni aimer, ni haïr ; toujours prêt à obéir à qui daignait lui commander, jouet de ses courtisans, esclave de ses esclaves même, et si stupide qu’il inspirait encore plus de pitié que de mépris. À ce mot de la sagesse de Claude, tous les Romains se mirent à rire, et l’on oublia pour un moment que l’orateur était le maître du monde. Au reste, Néron n’était pas l’auteur de cet éloge. Jusqu’à lui les Césars avaient composé eux-mêmes tous leurs discours ; pour lui il s’était persuadé qu’un prince a mieux à faire que d’être éloquent, et le maître de l’univers était plus jaloux du titre de joueur de flûte et de bon cocher, que de celui d’orateur ; ainsi, lorsqu’il avait à parler, il empruntait ordinairement la plume et l’esprit de Sénèque. Nous ne pouvons nous empêcher de rappeler ici que ce même Sénèque prêta sa plume à Néron pour justifier dans le sénat le meurtre d’Agrippine : ainsi un orateur philosophe fit l’apologie d’un parricide. Nous ajouterons, pour l’honneur de l’éloquence et des lettres, qu’il eût mieux valu imiter Papinien, qui cent cinquante ans après, pressé par Caracalla de lui composer un discours pour justifier devant le sénat de Rome le meurtre de son frère, dit pour toute réponse : Il est plus aisé de commettre un parricide que de l’excuser  ; et aima mieux mourir que de se déshonorer.

Néron prononça sur la tribune un autre éloge ; c’était celui de Poppée ; nous savons qu’elle était la femme la plus belle de son temps ; elle avait tout, dit Tacite, hors des mœurs. Elle était parvenue au rang d’impératrice par ce mélange de coquetterie, d’artifice et de grâces, qu’ont eu tant de femmes célèbres. Néron en fit d’abord sa maîtresse, ensuite sa femme ; enfin le même homme fut son amant, son époux, son assassin. Extrême en toutes ses passions, il la tua dans un mouvement de colère, la pleura, se détesta lui-même, la fit embaumer avec les plus riches parfums de l’Europe et de l’Asie, et prononça en grand deuil son oraison funèbre sur la tribune romaine. Les Romains de ces temps-là applaudirent à l’éloge de Poppée, comme d’autres Romains, six cents ans auparavant, avaient applaudi à l’éloge du premier des Brutus.

Après cette époque, nous ne trouvons, jusqu’à Titus, aucune trace d’éloge qui ait été prononcé dans Rome. Quelque penchant qu’eussent les Romains à louer leurs empereurs, il y a apparence que Néron, empoisonneur, incendiaire et parricide, ne fut point loué après sa mort. L’excès des crimes fit disparaître l’excès de la bassesse. Il peut se faire qu’on n’ait pas loué davantage Galba, qui ne monta sur le trône que pour en être précipité par sa faiblesse ; Othon, qui n’eut que le mérite de finir avec courage une vie efféminée ; Vitellius, qui fut le plus vil des hommes et des princes. Tous trois d’ailleurs périrent dans les guerres civiles : mais Vespasien, dont on fit un dieu, et qui, par dix ans de sagesse, répara les cinquante-six ans de tyrannie qui avaient précédé son règne, dut être sûrement honoré d’un éloge funèbre, et le mérita.

On est fâché d’apprendre que celui de Titus fut prononcé par Domitien. Soupçonné d’avoir empoisonné son frère, il osa mêler des larmes à son éloge ; mais il révolta les Romains au lieu de les tromper. Ses pleurs ne passèrent que pour un outrage, et sa douleur pour une hypocrisie barbare.

On sait que ce prince voulut étouffer toutes les vertus, avec tous les talents ; sous lui on publia les éloges de deux grands hommes ; c’étaient Thraséas et Helvidius. Tous deux, dans des temps malheureux, avaient déployé de la hauteur d’âme et une rigueur inflexible de vertu. Citoyens, sénateurs, amis, pères, époux, fidèles à tous les devoirs, au-dessus de l’intérêt, au-dessus de la crainte, opiniâtres dans le bien, et dédaignant une faveur qu’on ne pouvait gagner que par des bassesses, ils avaient étonné Rome corrompue, et rappelé Rome ancienne ; la récompense de tant de vertus fut telle qu’on devait alors s’y attendre, la mort. Elle fut aussi le prix de ceux qui eurent le courage de les louer ; non seulement les auteurs périrent, mais on voulut détruire jusqu’à leurs ouvrages. « Eh quoi ! dit Tacite, croyait-on étouffer dans les mêmes flammes et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et le cri de l’univers19 ? »

Cependant l’usage de louer les empereurs après leur mort subsistait toujours ; jamais cette institution ne dut paraître plus noble, que lorsque l’éloge funèbre d’Antonin fut prononcé dans la tribune par Marc-Aurèle : c’était la vertu qui louait la vertu ; c’était le maître du monde qui faisait à l’univers le serment d’être humain et juste, en célébrant la justice et l’humanité sur la tombe d’un grand homme. De tous les honneurs rendus à la mémoire d’Antonin, ce fut là sans doute le plus grand. On avait décerné à ce prince un culte et des autels ; mais les Romains profanèrent plus d’une fois leur apothéose en l’accordant à des tyrans ; au lieu que la louange donnée par l’homme vertueux, est un honneur qui ne fut jamais prostitué au crime.

L’histoire nous parle encore de l’éloge d’un empereur prononcé par un autre empereur, et Dion Cassius nous en a même conservé un fragment. Il est agréable, mais plein de contrastes et d’antithèses : il paraît d’un genre d’éloquence où il y a plus d’esprit que de goût. L’orateur était Septime Sévère, qui avait cultivé la philosophie et les lettres, homme d’état, homme de guerre, aussi actif que César, aussi implacable dans ses vengeances que Sylla, enfin l’un de ces hommes qui, nés pour le malheur et la gloire de leur pays, ont été tout à la fois grands et cruels.

Le prince dont il fit l’oraison funèbre était Pertinax. Quoiqu’il n’eût régné que trois mois, il avait laissé une mémoire chère à tous les Romains. On ne pouvait guère parvenir d’un rang plus bas à un plus élevé, car il était fils d’un affranchi, et devint empereur. Quoique guerrier il fut humain, et sur le trône du monde il fut modeste ; malgré ses vertus, il fut assassiné ; Sévère ne prononça son éloge qu’après avoir terminé les guerres civiles qui le mirent sur le trône. Il paraît que son discours était écrit avec soin : il le lut au lieu de le réciter. Il fut interrompu par beaucoup d’acclamations, car il était empereur ; et il n’y a point d’éloquence qui ne gagne à être soutenue par dix mille gardes prétoriens.

Depuis cette époque, on ne trouve guère plus d’éloges d’empereurs prononcés par des empereurs. Sur une trentaine de princes qui régnèrent de Septime Sévère à Constantin, près de vingt-cinq périrent de mort violente ; et ceux qui montaient sur le trône étaient pour la plupart des soldats de fortune, plus féroces qu’instruits, et qui connaissaient moins la tribune que les champs de bataille ; d’ailleurs, on ne loue pas ordinairement ceux qu’on assassine, et souvent c’étaient les meurtriers même qui étaient les successeurs de ceux qu’ils faisaient périr ; ils conspiraient, frappaient, régnaient et mouraient pour faire place à d’autres meurtriers.