(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »

Chapitre XXVIII.
Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès.

Nous voilà parvenus au siècle de Louis XIV, car tant que Mazarin vécut, Louis XIV ne régna point ; le prince n’exista qu’à la mort du ministre. Ce siècle est ordinairement nommé le siècle des grands hommes ; on l’appellerait avec autant de vérité le siècle des éloges. Jamais on ne loua tant : ce fut pour ainsi dire la maladie de la nation. Heureusement l’éloquence et le goût s’étaient formés. Au défaut de la fierté du caractère, on avait du moins le mérite du génie. On louait tantôt avec délicatesse, tantôt avec pompe ; et ces courtisans polis, sous un gouvernement qui avait de l’éclat, mêlaient de la dignité dans leurs hommages, et honoraient par l’éloquence les maîtres qu’ils flattaient.

Il serait peut-être curieux de chercher comment l’éloquence, perdue depuis tant de siècles, après avoir régné à Athènes, à Rome et dans Byzance, reparut au bout de douze cents ans chez les descendants des Celtes, et dans un pays où il n’y avait ni liberté à venger, ni intérêts d’état à défendre. Tout semblait s’opposer à cette révolution.

Le premier instrument de l’éloquence, c’est la langue ; et la nôtre était barbare. Née au dixième siècle, composée en partie de la langue romaine, qui était le reste du langage de nos premiers vainqueurs, de la langue des Gaulois ou des Celtes, de la langue des anciens sauvages des bords du Rhin, de la langue des Scandinaves ou des Danois, qui, sous le nom de Normands, vinrent ravager l’Europe, et s’établir en France après l’avoir désolée ; elle fut longtemps, comme la monarchie française, un amas de débris. Les dialectes sauvages du nord qui y dominaient rendaient la plupart de ses sons durs et barbares. On ne l’ignore point : c’est la douceur du climat, c’est la molle souplesse des organes, c’est la politesse des mœurs, c’est le désir de plaire en flattant l’âme et l’oreille par l’expression d’un sentiment doux, qui polit les langues, et les rend souples et harmonieuses. Mais des peuples ou chasseurs ou guerriers, nés sous un ciel âpre et rigoureux, ne pouvaient avoir qu’un langage semblable à leurs mœurs, et inculte comme leurs champs et leurs forêts.

Dès qu’ils avaient paru dans les Gaules, ils avaient commencé par y corrompre la langue romaine. Ils l’avaient dénaturée, même en l’adoptant ; et substituant à toutes les terminaisons des mots, qui pour la plupart étaient variés et sonores, des terminai, sons tout à la fois dures et monotones, on avait entendu de tous côtés des espèces de hurlements sourds succéder à des sons éclatants et harmonieux. Ces barbares traitèrent la langue comme d’autres barbares en Italie avaient traité les arts, lorsqu’ils défiguraient des statues et des bas-reliefs antiques, pour les accommoder aux plus grossiers usages, ou qu’avec des tronçons, des colonnes et des débris de chapiteaux corinthiens, ils construisaient les chaumières destinées à les loger. La langue française conserva pendant plusieurs siècles cette âpreté de sons, monument de son origine ; mais peu à peu elle perdit ses prononciations barbares, et se rapprocha par degrés de l’harmonie : car il en est des langues comme des sables qui roulent dans les rivières et qui s’arrondissent par le mouvement, ou comme de ces dés avec lesquels Descartes composait le monde, et dont les inégalités et les angles se brisaient en se heurtant. Peut-être même, chez un peuple dont l’humeur sociable et douce aime à communiquer ses sentiments et ses idées, et chez qui les femmes de tout temps exercèrent leur empire, la parole dut se perfectionner et s’adoucir un peu plus tôt que chez d’autres nations, qui avaient moins le goût et le besoin de la société que nous.

C’était peu pour la langue d’avoir perdu sa rudesse, il fallait encore qu’elle multipliât le nombre de ses mots. Les Français alors n’étaient pas assez instruits pour embrasser d’un coup d’œil la nature, et comparer tous les signes de leur langage à l’univers réel, que ces signes devaient représenter. Ce procédé, qui peut-être n’a été celui d’aucun peuple, pourrait tout au plus convenir à une nation de philosophes ; et dans notre grossièreté naïve, nous étions bien loin de mériter ce nom ; mais différents hasards suppléèrent à ce qui nous manquait du côté de la réflexion et du système.

On ne peut douter que les croisades n’aient influé sur cette révolution. On sait que dans ces grandes émigrations, tous les peuples, et par conséquent toutes les langues se mêlèrent. Français, Italiens, Anglais et Allemands, tout se rapprocha. L’habitant des bords de la Tamise et du Tibre fut obligé de converser et de traiter avec celui qui était né sur les bords de la Loire ou du Danube. Il est impossible que dans un espace de plus de deux cents ans, tous ces idiomes n’aient beaucoup emprunté les uns des autres, et ne se soient mutuellement enrichis. La douceur même du climat de l’Asie, l’établissement dans ces beaux lieux, de nouvelles idées et des sensations nouvelles, le commerce, les négociations et les traités avec les Sarrasins et les Arabes, qui avaient alors ses connaissances et des lumières, devaient, nécessairement ajouter aux trésors des langues. Mais ce qui dut contribuer le plus à enrichir la langue française, ce fut le commerce avec Constantinople. Quoique les Grecs de ce temps-là fussent aussi loin peut-être de ressembler aux Grecs du temps de Constantin et de Julien, que ceux-ci étaient éloignés des Grecs du temps de Périclès et d’Alexandre, cependant ils parlaient toujours la langue d’Homère et de Platon ; ils cultivaient les arts ; et ces plantes dégénérées, à demi étouffées par un gouvernement féroce et faible, et par une superstition qui resserrait tout, portaient encore au bout de quinze cents ans, sur les bords de la mer Noire, des fruits fort supérieurs à tout ce qui était connu dans le reste de l’Europe.

Outre la communication que les Français eurent d’abord avec les Grecs comme le reste des croisés, dans la suite ils se rendirent maîtres de Constantinople, et y fondèrent un nouvel empire, qui subsista près de soixante ans. Dans toute cette époque, l’empire grec fut presque une province de la France. Alors la langue des vaincus dut enrichir de ses dépouilles celle des vainqueurs. C’est peut-être là parmi nous l’époque de cette foule de mots grecs que nous avons adoptés ; c’est pour cette raison peut-être que notre langue, qui, dans son origine, a été formée en partie des débris de la langue romaine, a cependant, pour les mouvements et pour les tours, et quelquefois pour la syntaxe, beaucoup plus d’analogie avec la langue de Démosthène et de Sophocle, qu’avec celle de Cicéron et de Térence. Cette analogie ou ce rapport dut augmenter à la renaissance des lettres. Plusieurs savants dans tous les genres, qui dans Paris avaient l’ambition de passer pour des citoyens d’Athènes, nous donnèrent encore un grand nombre de mots empruntés de la langue qu’ils admiraient. Seulement ces mots se déguisèrent sous une terminaison française, comme des étrangers qui prennent l’habit du pays qu’ils viennent habiter.

À peu près dans la même époque commencèrent nos guerres d’Italie ; et sous Charles VIII, Louis XII, et sous François Ier, nous inondâmes ce beau pays, où les arts florissaient parmi les agitations de la liberté et de la guerre. Alors la langue harmonieuse et douce de l’Arioste et du Tasse, la langue forte et précise de Machiavel et du Dante, vint donner de nouvelles leçons, comme de nouvelles richesses à la nôtre. Nous conquîmes des royaumes, et nous polîmes notre langage ; et si le fruit de nos victoires nous échappa, nous sûmes du moins conserver nos lumières. Ainsi, par la suite des siècles et des hasards, la langue française se formait, s’enrichissait, s’épurait par degrés.

Bientôt cette partie des hommes qui pense, tandis que l’autre se déchire, s’occupa de goût, lorsque ailleurs on s’occupait de carnage. On se mit à étudier les anciens. Platon et Virgile, Homère et Lucrèce, Sophocle et Cicéron, devinrent les maîtres et les précepteurs des Gaulois. La lecture assidue de ces grands hommes, et le génie qu’ils ont déployé en maniant leur langue, donna un plus grand caractère à la nôtre. Nous recueillîmes dans ce commerce de nouvelles images, de nouveaux rapports et d’expressions et d’idées ; nous ajoutâmes à la fécondité des mots, la fécondité des tours ; mais le goût ne présidait point encore à ce choix. Nous ignorions alors que chaque langue a son caractère dépendant du climat, des mœurs, du gouvernement, des occupations habituelles de chaque peuple. Nous ne savions pas que chaque langue a des principes qui sont une suite nécessaire de ses premières formes et de sa constitution générale, qu’on ne peut changer sans la détruire. Ainsi nous entassâmes d’abord dans la nôtre, sans règle et sans choix, toutes les richesses qui s’offrirent à nous ; à peu près comme l’indigence avide se précipite sur des trésors qu’elle rencontre, et dans le premier moment ne peut distinguer ce qui convient à son caractère ou à ses besoins. Ce fut là l’époque de la plus grande abondance de notre langue, et c’est l’époque d’Amyot et de Montaigne. Mais, entre ces deux écrivains, il y a pour la langue même une différence marquée. Celle de Montaigne, par les tours, par les formes, par l’assemblage des mots et le caractère des images, a presque partout la physionomie des langues anciennes. Il semble le plus souvent qu’il n’y a que la terminaison des mots de français, et que l’usage qu’il en fait appartient à la langue d’Athènes ou de Rome. Le style d’Amyot, avec une prodigieuse abondance, a beaucoup plus le tour et la marche de notre langue. On peut dire de son temps qu’il avait, pour ainsi dire, fondu dans l’ancienne naïveté gauloise toutes les richesses nouvelles, et qu’en conservant l’esprit général de la langue, il en avait fait disparaître les mélanges qui semblaient l’altérer.

Après ces deux écrivains, qui tous deux, pour le style même, sont encore célèbres, la langue tendit insensiblement à un nouveau caractère. Elle s’éloigna de la force et de la hardiesse énergique de l’un, pour prendre je ne sais quoi de plus circonspect et de plus sage, conforme à la raison tranquille qui préside à la plupart de nos écrits. Elle s’éloigna de la simplicité naïve de l’autre, pour prendre un caractère de délicatesse et de dignité, qui est une suite de notre gouvernement, et de l’influence que la cour, les femmes et les grands doivent avoir sur la langue dans une monarchie. Alors elle perdit une foule de termes qui ne furent point remplacés ; et semblable à ces arbres que le fer émonde avec sécurité, non pour leur faire porter plus de fruits, mais pour satisfaire à un vain luxe de décoration, elle fut moins riche et plus soignée, elle acquit en même temps du goût, de la réserve et de la noblesse. Dans la suite, elle devait réparer une partie de ces pertes, par les ouvrages des grands écrivains du siècle de Louis XIV, et par ce don puissant qu’ont les hommes de génie de féconder les langues, en jetant dans le public une foule d’expressions neuves et pittoresques, que les hommes médiocres ou froids ne manquent pas de censurer d’abord, parce qu’ils sont gouvernés par l’habitude, et qu’il est plus aisé en tout genre de critiquer que d’inventer. Elle devait encore réparer ces pertes dans notre siècle, par un grand nombre de termes que la connaissance générale de la philosophie, des sciences et des arts, a répandus parmi nous, et qu’elle a rendus, depuis trente ans, familiers à la nation. Mais, dans l’époque qui précéda ces deux siècles, la langue perdit de sa richesse, sans gagner beaucoup du côté du génie ; et, par une espèce de hauteur, aspirant à la noblesse, elle fut tout à la fois dédaigneuse et pauvre.

On sent que jusque-là elle devait être encore peu favorable à l’éloquence. Nous avions déjà eu un grand nombre d’essais dans ce genre ; mais ces essais avaient beaucoup plus de réputation que de mérite. L’harmonie n’était point encore née ; l’harmonie, qui est la musique du langage, qui, par le mélange heureux des nombres et des sons, exprime le caractère du sentiment et de la pensée, et sait peindre à l’oreille comme les couleurs peignent aux yeux ; l’harmonie qui établit une espèce de balancement et d’équilibre entre les différentes parties du discours, qui les lie ou les enchaîne, les suspend ou les précipite, et flatte continuellement l’oreille, qu’elle entraîne comme un fleuve qui coule sans s’arrêter jamais. Duperron, un de nos premiers orateurs, et qui passa pour un homme de génie, ne la connut pas. Coëffeteau, qui fut longtemps célèbre par la pureté du langage, et qu’on citait encore sous Louis XIV, la soupçonna peut-être, mais ne la trouva point. Lingendes fit le premier des efforts heureux pour la chercher ; et dans son oraison funèbre de Louis XIII, d’ailleurs assez médiocre, on en rencontre assez souvent des traces. Enfin, Balzac la créa parmi nous ; Balzac qui eut longtemps la plus grande réputation, et qu’on n’estime point assez aujourd’hui dont les lettres sans doute sont peu intéressantes et quelquefois ridicules, mais qui, dans ses ouvrages, et surtout dans son Aristippe et dans son Prince, à travers des fautes de goût, a semé une foule de vérités de tous les pays et de tous les temps, et où l’on retrouve l’âme d’un citoyen et la hauteur de la vertu, relevées quelquefois par l’expression de Tacite.

On sait qu’il accoutuma le premier les oreilles françaises au nombre et à l’harmonie de la prose, contribua à perfectionner notre langue, en lui donnant une qualité de plus. Ce mérite le fit appeler, dans son siècle, le créateur de l’éloquence : mais il en eut les formes bien plus que les mouvements et la chaleur ; et trop souvent il prit l’exagération pour l’éloquence même. Cette erreur fut autant celle de son siècle que la sienne. Ceux qui commencent à cultiver un art, ne s’en font jamais une idée bien nette : ils connaissent mieux le but que les moyens, et en voulant l’atteindre, ils le passent. Peut-être même dans tous les arts, poésie, peinture, sculpture, architecture, éloquence, tous les peuples et tous les siècles ont-ils commencé par l’exagération. On veut produire un grand effet, et l’on croit ne pouvoir y réussir qu’en agrandissant. L’art de se réduire est plus difficile, et il n’est pas donné à tout le monde de faire naître l’admiration et le plaisir, en ne présentant que ce qui est. Il faut avoir longtemps mesuré ses forces ; il faut avoir appris à les gouverner avec souplesse, pour savoir les arrêter au besoin. Peut-être même cette espèce de pente à l’exagération, tient-elle au génie de ceux qui font les premiers pas chez tous les peuples. Il faut, pour créer, qu’ils aient plus d’imagination que de raison ; il faut qu’ils aient une certaine vigueur d’âme qui les emporte et les entraîne loin de ce qui est ordinaire. Ainsi, probablement on fit des colosses avant la Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvéder ; on bâtit les pyramides d’Égypte avant les ouvrages d’une architecture noble et régulière. Homère précéda Virgile ; Corneille, Racine ; et Michel-Ange, Raphaël. On doit donc être moins étonné de la teinte d’exagération qui se trouve dans tous nos premiers orateurs. La littérature espagnole, qui était alors très connue en France, dut contribuer encore à nous donner une fausse grandeur. Elle put influer sur l’éloquence, comme elle influa sur nos pièces de théâtre et nos romans. D’ailleurs, l’étude même des anciens, et notre première admiration pour Athènes et pour Rome, dans un temps où notre goût n’était pas encore formé, purent nous égarer. Ces modèles avaient quelque chose de trop disproportionné à notre faiblesse et surtout à nos mœurs. Un bourgeois de Paris, qui écrivait des lettres à un autre bourgeois, ou à un homme de la cour, voulait intéresser comme Cicéron écrivant à Atticus sur César et Pompée, ou comme Pline qui consultait Trajan. Un avocat plaidant pour une maison ou les limites d’un jardin, prétendait bien être aussi éloquent que Démosthène appelant les Grecs à la liberté, ou que l’orateur romain repoussant du haut de la tribune les fureurs de Claudius et d’Antoine. Trop au-dessous de ces grands intérêts, on voulait cependant les égaler ; on voulait mettre de petites choses modernes au niveau de ces grandes choses antiques qui nous étonnent par leur hauteur, et dont la distance augmente encore le respect qu’elles nous inspirent. De là l’emphase et les grands mots, et les citations des anciens, et la magnificence du style portée dans des affaires pour lesquelles, sous peine d’être ridicule, il fallait le style du monde le plus simple.

Le désir de copier la grandeur grecque et romaine avait corrompu notre goût : le désir d’imiter ces mêmes peuples dans la partie technique, et pour ainsi dire le mécanisme de leur langage, retarda, au siècle même de Louis XIV, la marche et les progrès de notre langue. On sait que les langues anciennes avaient une foule de mots qui exprimaient, non point des idées, mais le rapport des idées qui précédaient avec celles qui devaient suivre ; des mots qui serpentaient à travers la marche du discours pour en rapprocher toutes les parties et en faire la liaison et le ciment, rappelaient par un signe la phrase qui était écoulée, appelaient celle qui devait naître, remplissaient les intervalles, animaient, vivifiaient, enchaînaient tout, et donnaient à la fois, au corps du discours, de l’unité, du mouvement et de la souplesse. Des hommes qui avaient plus réfléchi sur les langues des anciens, que sur le caractère de la nôtre, voulurent y transporter ce genre de beauté auquel elle se refusait. Nous avons, en général, très peu de ces termes qui servent de liaison. On voulut y suppléer en les multipliant, en les répétant, en attachant un très grand nombre de phrases accessoires à la phrase principale, en créant un faux style périodique, qui marchait toujours escorté de détails et de choses incidentes, qui, au lieu de se développer avec netteté, offusquait la vue par des embarras, et dans sa lenteur n’avait qu’une fausse gravité sans noblesse. Alors la langue se traîna au lieu de marcher : elle fut souvent en contraste avec les sentiments, avec les idées ; elle le fut surtout avec le caractère national. Ce système de langue forma une espèce de secte. Vaugelas, d’Ablancourt et Patru, hommes très estimables d’ailleurs, et qui n’ont pas peu contribué à régler parmi nous et à épurer le langage, en furent comme les chefs. Elle dura longtemps ; elle eut sa superstition comme toutes les sectes, et ne pardonna pas toujours à ceux qui avaient des principes opposés. Heureusement Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, poussés par leur génie et par le genre même qu’ils traitaient, prirent une route opposée et plus conforme en même temps à la langue et à la nation. Ils détachèrent les idées ; ils les firent succéder l’une à l’autre rapidement ; ils donnèrent plus de précision à la phrase ; ils la débarrassèrent d’un vain luxe et d’un cortège inutile de mots ; et voulurent que la pensée s’élançât pour ainsi dire dans le style, avec toute sa vivacité et sa force, comme elle est dans l’âme, et dégagée de tous ces liens importuns qui pourraient la gêner. Peu à peu le caractère de notre langue fut connu. L’éloquence même, qui, dans sa marche soutenue, a le plus besoin de liaison, à celle des mots qui nous manquent, substitua celle des idées. Sans aucune chaîne apparente, tout se tint, tout fut entraîné par la force des choses même. Le style se débarrassa de ses entraves ; la pensée fut libre, la marche rapide, et le langage put se prêter avec souplesse à suivre tous les mouvements de l’âme, comme un danseur qui accompagne la mesure et suit l’instrument sans que rien le gêne, au gré de son oreille ralentit ou précipite ses pas.

Tels furent, pendant plusieurs siècles, les obstacles que la langue française eut à vaincre, et une partie des progrès qu’elle eut à faire. Mais pour créer des orateurs, une langue, même perfectionnée, ne suffit point. L’éloquence n’est pas de ces fruits qui naissent dans tous les sols et sous tous les climats ; elle a besoin d’être échauffée et nourrie par la liberté. Dans les anciennes républiques, l’éloquence faisait partie de la constitution ; sans elle point de gouvernement, point d’état. C’était elle qui portait, qui abolissait les lois, qui ordonnait la guerre, qui faisait marcher les armées, qui menait les citoyens sur les champs de batailles, qui consacrait leurs cendres lorsqu’ils étaient morts en combattant ; c’était elle qui, de dessus la tribune, veillait contre les tyrans, et faisait retentir de loin, à l’oreille des citoyens, le bruit des chaînes qui les menaçaient. Chez les républicains, l’éloquence était un spectacle ; les citoyens demeuraient des jours entiers à écouter leurs orateurs, avides des émotions qu’ils recevaient, et impatients d’être agités. Il fallait nécessairement, à un pareil peuple, la liberté, le loisir, l’aisance ; il fallait des esclaves chargés de travailler pour eux, et de suppléer à tous les soins de la vie ; enfin, il n’y a peut-être jamais eu de grande éloquence que devant le peuple. C’était devant le peuple que tonnait Démosthène, et l’éloquence était proscrite dans l’aréopage. Cicéron, comme orateur, était dix fois plus grand devant le peuple, qu’il ne l’a jamais été en discutant dans le sénat. Il faut à l’éloquence une assemblée orageuse, et qu’elle puisse agiter ; il lui faut des hommes sur lesquels elle puisse secouer et promener à son gré les passions. C’est le peuple qui frémit, qui palpite, qui jette des cris, qui verse des larmes. C’est devant le peuple que Tibérius Gracchus s’écriait : « Les bêtes féroces ont un antre où elles peuvent se réfugier et trouver un asile ; mais vous, citoyens romains, vous maîtres d’une partie du monde, vous n’avez pas un toit où vous puissiez reposer ; vous n’avez ni un foyer, ni un asile, ni un tombeau. » C’est devant le peuple que l’orateur d’Athènes s’écriait : « Vous vous informez si Philippe est vivant, ou si Philippe est mort ; eh ! que vous importe ? si Philippe était mort, demain vous feriez un autre Philippe. » C’est dans la chambre des communes, c’est devant cinq cents hommes assemblés qu’un orateur anglais, dans une séance qui avait duré un jour entier, et où l’on proposait de remettre une affaire importante au lendemain, s’écria : « Non ; je veux savoir aujourd’hui, et avant de me retirer, si je me coucherai ce soir citoyen libre d’Angleterre, ou esclave des tyrans qui veulent m’opprimer. » C’est dans la même chambre qu’un orateur voulant décider la nation à la guerre, après une journée entière de débats, le soir, à la lueur sombre des flambeaux qui éclairaient la salle, peignit le fantôme effrayant d’une domination étrangère, qui voulait, disait-il, remplir l’Europe, et après s’être étendu dans le continent, allait traverser les mers, allait aborder sur leur rivage, et apparaître tout à coup au milieu d’eux, traînant après lui la tyrannie, la servitude et les chaînes. C’est alors que l’assemblée s’émut, comme si, dans ce moment, elle avait vu le fantôme percer la terre, et s’élever. Non, l’orateur républicain n’est pas un vain discoureur chargé de cadencer des mots ; ce n’est pas l’amusement d’une société ou d’un cercle ; c’est un homme à qui la nature a remis un empire inévitable ; c’est le défenseur d’une nation, c’est un souverain, c’est un maître ; c’est lui qui fait trembler les ennemis de sa patrie. Aussi Philippe, qui ne pouvait subjuguer la Grèce, tant que Démosthène respirait, Philippe qui avait pu vaincre une armée à Chéronée, mais qui n’avait pas vaincu Athènes, tant que Démosthène était un de ses citoyens, pour que ce Démosthène si terrible lui fût livré, offrait une ville en échange. Il donnait vingt mille de ses sujets pour acheter un pareil ennemi.

Qu’est-ce que nos orateurs, qu’est-ce que notre éloquence ont de commun avec ces peuples ? Dans la plupart des constitutions modernes, un orateur n’est rien, ne peut rien. Que fait-il ? qu’a-t-il à espérer ? quels sont les grands intérêts qu’il a à défendre ? quel est aujourd’hui, dans presque tous les États, le lieu et le temps où un homme éloquent puisse sauver sa patrie ? Faites naître, si vous le pouvez, à Constantinople, un homme avec le génie de l’éloquence, donnez-lui une âme noble et grande, et cette vigueur de sentiments que nous admirons dans les anciens orateurs ; il faudra qu’il l’étouffe ; il faudra qu’il asservisse ses passions généreuses aux circonstances, et dompte son génie ; semblable à ce Grec, qui, fait prisonnier par les Perses, et entraîné loin de son pays, à la cour des Satrapes, forcé de plier à la servitude un caractère qui était né pour la liberté, employait tous les jours le pouvoir de la musique, et le mode le plus capable de porter la mollesse dans l’âme, pour adoucir, s’il était possible, la fierté de la sienne, et supporter l’esclavage et les fers avec moins de regret.

Dans les monarchies heureuses et tempérées par les lois, quoique la nation jouisse de la liberté que les lois donnent, on sent bien cependant que cette liberté n’est pas aussi favorable à l’orateur que celle des républiques. Outre que l’éloquence n’influe en rien sur l’État, et qu’il n’y a presque jamais de grands talents sans de grands objets, les esprits, les âmes, les caractères, tout y est assujetti à une certaine mesure. Les rangs et les distinctions d’état étant plus marqués, imposent plus de gêne ; de là naissent les ménagements et les égards. L’orateur républicain use de sa force tout entière ; l’orateur d’une monarchie est toujours occupé d’arrêter la sienne. L’un appartient à la passion qui le domine, et règne sur lui ; l’autre a les bienséances pour maîtres et pour tyrans. L’un commande à ses égaux par la parole, et fier de sa grandeur, qu’il fait lui-même, court se mettre à la place que lui assignent ses talents ; l’autre, toujours resserré, toujours repoussé par les rangs qui l’environnent et le pressent, porte souvent le poids d’une grande âme déplacée. Enfin, comme dans les monarchies ce sont les grands, les riches, et tous ceux qui composent ce qu’on appelle le monde, qui distribuent la gloire des arts, et décident du prix des talents ; comme la plupart des hommes de cette classe, par leur oisiveté, par leurs intrigues, par la lassitude et le besoin des plaisirs, par la recherche continuelle de la société, par la crainte de blesser l’amour-propre encore plus que l’orgueil ; enfin, par la politesse et le désir de plaire, qui donne une attention continuelle et sur soi-même et sur les autres, ont, en général, plus d’esprit et de délicatesse de goût, que de passions et de force de caractère ; ils doivent tendre sans cesse à atténuer, et, pour ainsi dire, assassiner le style, la langue et l’esprit. Surtout leur sensibilité inquiète doit redouter une sorte d’éloquence impétueuse et vive, qui, dans sa marche, suivrait l’impulsion trop rapide de la vérité. Quelque sûrs d’eux-mêmes qu’ils soient, ils ne veulent pas qu’on les approche de trop près ; ils craignent d’être heurtés, et veulent toujours qu’il y ait des barrières au-devant d’eux. Il faut donc que l’éloquence, dans les monarchies, ait une marche plus circonspecte et plus lente, il faut que sans cesse elle s’observe, qu’elle indique plus qu’elle ne prononce, qu’elle diminue souvent la saillie des objets, et jette une draperie sur la plupart de ses idées. Cicéron contre Catilina et contre Antoine, s’abandonnait à son génie ; et les expressions, les tours, les mouvements, venaient le chercher en foule, et se précipitaient au-devant de lui : ce même orateur, quand César régna dans Rome, voulut lui adresser une espèce de discours en forme de lettre, où il conciliât ce qu’il se devait à lui-même, et ce qu’il fallait accorder au nouveau maître que lui avait donné Pharsale ; il recommença six fois, et n’en put venir à bout ; et il y eut, dans l’éloquence même, quelque chose d’impossible à Cicéron.

L’éloquence, parmi nous, ne pouvait guère renaître que dans la chaire ou le barreau ; mais là, que d’obstacles encore ! Les premiers hommes de l’État qui devaient un jour commander les armées et gouverner les provinces, étaient à Rome les orateurs qui plaidaient les causes, et défendaient les citoyens. Ils parlaient dans une grande assemblée, au bruit des acclamations d’un peuple, en présence des dieux de la patrie, dont la statue s’élevait à côté de l’orateur. Souvent les causes étaient mêlées à des affaires d’état ; souvent il s’agissait de juger des hommes qui avaient gouverné une partie du monde : des députés de l’Afrique et de l’Asie sollicitaient au nom de l’univers. Pour émouvoir le peuple, pour attendrir les juges, on avait recours à cette l’éloquence de spectacle, plus puissante que celle des paroles, et qui, en s’emparant des sens, passionne l’âme et la trouble. On présentait les accusés en deuil, les pères avancés en âge qui redemandaient leurs fils, les femmes et les enfants désolés. On exposait aux yeux des juges les cicatrices et les blessures du guerrier qui avait combattu pour l’État. Souvent on invoquait les dieux ; et l’orateur, en regardant leurs statues ou leurs temples, les priait de sauver l’innocence, et de descendre, par leur inspiration, dans l’âme des juges pour les éclairer. Ces invocations, ces prières, ces spectacles pathétiques présentés par un homme éloquent, et soutenus de l’accent de la douleur et de la pitié, faisaient la plus forte impression sur un peuple sensible. Parmi nous tout est différent ; point de ces causes qui tiennent aux affaires d’état ; point même de ces grandes causes criminelles où un orateur puisse sauver la vie d’un citoyen. Les premières sont sous l’autorité immédiate du prince ; les secondes se discutent et s’approfondissent en secret sous l’œil calme et sévère de la justice. Parmi les causes ordinaires, plusieurs par l’embarras de nos procédures, ne dépendent que des formes ; plusieurs par le vice de nos lois qui se combattent, se réduisent souvent à une discussion sèche de lois qu’il faut éclaircir : l’étude même de tant de législations opposées, consume parmi nous la vie d’un orateur. Peut-être même ces grands mouvements de l’éloquence, qu’on admirait à Rome, nous conviendraient peu. En général, nous avons de la vivacité dans le caractère, et de la sagesse dans l’esprit. Nous agissons, nous parlons, nous nous conduisons par une espèce d’imagination rapide qui nous entraîne, et qui est peut-être l’effet de la foule des petites passions qui nous dominent et se succèdent. Mais comme nous sommes peu accessibles aux grandes passions, qui n’ont pas le temps de s’affermir et de descendre profondément dans notre âme, nous portons dans les jugements qui tiennent aux choses de l’esprit, une sorte de raison froide, qui est peu susceptible d’illusions. De là, souvent notre espèce d’incrédulité pour les mouvements extraordinaires et passionnés de l’âme ; de là, surtout, dans l’éloquence comme au théâtre, cette facilité à saisir les petites teintes de ridicule qu’une circonstance étrangère mêle quelquefois aux grandes choses, et qui, surtout, sont si voisines du pathétique que l’on cherche.

On sait quel a été, avant le siècle de Louis XIV, et même au commencement de ce règne célèbre, le mauvais goût de notre barreau. Le théâtre, dans une farce d’un grand homme66, nous en a conservé la peinture ; et si on excepte le degré d’exagération théâtrale qu’il faut toujours pour que la fiction produise l’effet de la vérité, et que le ridicule soit en saillie, les portraits étaient ressemblants. Il faut convenir qu’il y a loin de Petit-Jean et de l’Intimé, à Hortensius et à Cicéron.

L’éloquence de la chaire avait des défauts presque semblables ; affectation, exagération, pointes ridicules, entassement de métaphores, mélange du profane et du sacré, citations éternelles de grec, de latin, d’hébreu, et un peu plus d’Ovide ou d’Horace que des pères ; enfin, multitude d’idées empruntées des erreurs et des préjugés du temps sur la physique, sur l’histoire naturelle, sur l’astronomie, sur l’astrologie, sur l’alchimie ; car alors on prodiguait tout, et on faisait étalage de tout ; tel était le goût des orateurs sacrés sous Henri IV et sous Louis XIII.

On peut demander pourquoi les peuples sauvages, dans la sorte d’éloquence qu’on leur remarque quelquefois, n’ont jamais de mauvais goût, tandis que les peuples civilisés y sont sujets ; c’est sans doute parce que les premiers ne suivent que les mouvements impétueux de leur âme, et qu’aucune convention étrangère ne se mêle chez eux aux cris de la nature. Le mauvais goût ne peut guère exister que chez un peuple réuni en corps de société, où l’esprit naturel est gâté par le luxe, par les vices, par l’excès de la vanité, et le désir secret d’ajouter à chaque objet ou à chaque idée, pour augmenter l’impression naturelle que cet objet doit faire. La pensée du sauvage est simple comme ses mœurs, et son expression simple est pure comme sa pensée : il n’y entre point d’alliage ; mais le peuple déjà corrompu par les vices nécessaires de la société, et qui faisant des efforts pour s’instruire et secouer la barbarie, n’a pas encore eu le temps de parvenir à ce point qu’on nomme le goût, où le peuple qui, par une pente non moins nécessaire, après l’avoir trouvé, s’en éloigne, ne veut pas seulement peindre ses sentiments et ses idées, veut encore étonner et surprendre : il joint toujours quelque chose d’étranger à la chose même. Ainsi, tout se dénature, et aucun objet n’est présenté tel qu’il existe.

L’éloquence française, pour parvenir au point où elle s’est élevée sous le règne de Louis XIV, avait donc un intervalle immense à franchir ; mais il y a une marche lente et nécessaire des esprits, qui entraîne tout et amène insensiblement, chez un peuple policé, le développement et la perfection des arts. Depuis François Ier, époque de la renaissance des lettres, l’esprit national s’avança peu à peu vers ce terme. Il en est des peuples comme des hommes, et leur marche est la même. Les idées s’entassent par la foule des objets que l’on voit, et l’esprit s’agrandit par les tableaux qui viennent frapper l’imagination : alors il s’excite une espèce de sève ou de fermentation générale qui anime tout. Les uns, entraînés par le cours des affaires, prennent part au destin des nations ; ils négocient, ils combattent, ils ont de ces grandes pensées qui changent, bouleversent ou affermissent le sort des peuples ; les autres observent et suivent ces mouvements ; ils contemplent les succès et les malheurs, le génie qui se mêle avec les fautes, le hasard qui domine impérieusement le génie, et les passions humaines qui, partout terribles et actives, entraînent la marche des États. De ce mélange de chocs et de réflexions, de grands intérêts et de sentiments que ces intérêts font naître, se forme peu à peu chez un peuple un assemblage d’idées, qui tantôt se développent rapidement, et tantôt germent avec lenteur ; mais rien ne contribue tant à cette activité générale des esprits que les troubles civils et les agitations intérieures d’un pays : c’est alors que la nature est dans toute sa force, ou qu’elle tend à y parvenir ; alors elle a l’énergie des grandes passions, qui ne peuvent naître que dans l’état violent des sociétés, et elle n’est point assujettie à ce frein que les sociétés reçoivent des lois, et qui, pour le bien général, comprimant tout, affaiblit tout. Alors les esprits comme les caractères se combattent ; tout se heurte et se repousse ; tout prend le poids que lui donne sa force. L’homme qui est né avec de la vigueur n’étant plus arrêté par des conventions, marche où le sentiment de sa vigueur l’entraîne ; l’esprit, dans sa marche fière, ose se porter de tous les côtés, ose fixer tous les objets ; l’énergie de l’âme passe aux idées, et il se forme un ensemble d’esprit et de caractère propre à concevoir et à produire un jour de grandes choses ; celui même qui par sa nature est incapable d’avoir un mouvement, s’attache à ceux qui ont une activité dominante et propre à entraîner : alors sa faiblesse même, jointe à une force étrangère, s’élève et devient partie de la force générale.

Tel fut l’état de la nation française, depuis François II jusqu’à la douzième année du règne de Louis XIV, c’est-à-dire, pendant l’espace d’un siècle. Aux troubles et aux guerres civiles qui remuaient fortement les âmes, se joignaient en même temps les querelles de religion. Tout le monde était occupé de cet intérêt sacré. On écrivait, on combattait, on disputait ; on tenait un poignard d’une main et la plume de l’autre. Le fanatisme qui, chez un peuple éclairé, étouffe les lumières, les faisait naître chez un peuple ignorant. Enfin, lorsque l’autorité, qui sort toujours et s’élève du milieu des ruines, commença à tout calmer, lorsque la force qui était dans les caractères, contenue de toutes parts, ne put plus se répandre au-dehors, ni rien agiter, elle se porta sur d’autres objets. Elle forma dans les premiers rangs des hommes d’état ; dans ces hommes à qui la puissance est interdite, et qui cependant, fatigués de leur obscurité, sentaient le besoin d’en sortir et d’occuper leur siècle d’eux-mêmes, elle développa et créa les talents des arts. Alors naquit le poète, le peintre, le statuaire, l’orateur. Chacun d’eux appela sur lui les regards de la nation ; mais, ce qu’on doit remarquer, c’est que tous les arts précédèrent parmi nous celui de l’éloquence. Ainsi, lorsque nous n’avions pas encore un véritable orateur, déjà le Poussin était au rang des premiers peintres de l’Europe ; déjà Lesueur avait irrité l’envie par ses chefs-d’œuvre ; Sarrazin avait perfectionné la sculpture et donné des monuments à l’Italie : enfin, nous avions eu des poètes qu’on pouvait lire longtemps avant que nous eussions des orateurs qu’on pût entendre.

La poésie a eu la même marche chez tous les peuples. Qu’on ne s’en étonne pas ; de toutes les facultés de l’homme, l’imagination est la première qui s’éveille. Ce n’est que lentement, et par degrés, que l’âme se replie sur elle-même. Elle commence par s’élancer au-dehors ; elle parcourt tous les objets, et, à l’aide de ses sens, elle s’empare de l’univers physique. Alors telle que Raphaël ou le Corrège, elle dessine pour elle-même une multitude de tableaux. L’imagination a levé le plan de la nature ; la poésie l’offre en relief, ou le met en couleurs. Elle a plus d’images que d’idées ; elle tient plus aux organes qu’à la réflexion : il n’en est pas de même de l’éloquence. Ce n’est pas assez pour elle de sentir et de peindre, il faut qu’elle compare et combine une grande multitude d’idées ; il faut qu’elle leur assigne à toutes l’ordre et le mouvement ; il faut qu’elle en fasse un tout raisonné et sensible ; il faut qu’elle ait parcouru les arts, les lois, les sciences et les mœurs ; qu’enrichie de connaissances, elle les domine et semble planer au-dessus d’elles ; qu’en les jetant, elle n’en paraisse ni prodigue, ni avare ; que tantôt elle les indique et tantôt elle les déploie ; que souvent elle fasse succéder des vérités en foule, que souvent elle s’arrête et se repose sur une vérité. Il faut que, semblable au mécanicien qui compare les forces et les résistances, elle connaisse l’homme et ses passions ; qu’elle calcule et les effets qu’elle veut produire, et les instruments qu’elle a ; qu’elle estime par quel degré il faut ou ralentir, ou presser le mouvement. Tous ces secrets supposent déjà une foule d’expériences et d’observations fines ou profondes. Il n’est donc pas étonnant que partout la poésie soit née avant l’éloquence : mais on peut dire qu’en la précédant, elle l’a fait naître. Elle apprend à l’imagination l’art d’appliquer la couleur à la pensée ; à l’esprit, l’art de donner du ressort aux idées en les resserrant ; à l’oreille, le secret de peindre par l’harmonie, et de joindre la musique à la parole. Ainsi les poètes, parmi nous, ont préparé les orateurs.

Les spectacles peut-être y ont aussi contribué en formant le goût. Ces impulsions rapides qu’on reçoit au théâtre et les jugements de plusieurs milliers d’hommes qui se communiquent à la fois, forment d’abord un instinct obscur et vague, et conduisent peu à peu à un goût réfléchi. Bientôt ce goût se répand ; alors l’éloquence et le langage réforment ce qu’ils ont encore de barbare. Le goût punit par le ridicule ceux qui s’écartent de ses lois ; la société perfectionnée achève de l’étendre. C’est là, en effet, que les hommes réunis et opposés s’essaient, s’observent et se jugent ; là, en comparant toutes les manières de juger, on apprend à réformer la sienne ; là, les teintes rudes s’adoucissent, les nuances se distinguent, les esprits se polissent par le frottement, l’âme acquiert par l’habitude une sensibilité prompte ; elle devient un organe délicat, à qui nulle sensation n’échappe, et qui, à force d’être exercée, prévoit, ressent et démêle tous les effets. Aussi l’orateur de Rome, dans un des livres qu’il a composés sur l’éloquence, nous apprend que plusieurs orateurs célèbres s’assemblaient chez les femmes romaines les plus distinguées par leur esprit, et puisaient dans leur société une pureté de goût et de langage, que peut-être ils n’auraient pas trouvée ailleurs. La société, après les guerres civiles, dut acquérir en France ce degré de perfection qui, est nécessaire pour les arts, et qui, portée à un certain point, les anime, mais qui au-delà peut les étouffer et les corrompre : heureusement elle n’était point encore parvenue à cet excès ; et de la perfection de la société et du goût, jointe à celle de la langue, devait naître peu à peu celle de l’éloquence.

Il y avait une école d’orateurs toujours subsistante, c’était celle de la chaire. Les orateurs sacrés, malgré leur mauvais goût, devaient être souvent élevés au-dessus d’eux-mêmes, par la dignité de la religion et de la morale. Les grands objets inspirent de grandes idées ; il est impossible de n’être pas quelquefois sublime en parlant de Dieu, de l’éternité et du temps. Newton même, selon la remarque d’un écrivain philosophe67, Newton était éloquent sur ces objets. Quelques hommes dans ce genre avaient donc acquis de la célébrité, et d’autres faisaient des efforts pour y atteindre. Ne pouvant donner l’impulsion à leur siècle, ils étaient du moins capables de la recevoir.

Les esprits se trouvaient dans cette disposition, quand Louis XIV, à qui il fut enfin permis d’être roi, développa son caractère, et fit naître de grands événements. On vit la France quarante ans aux prises avec l’Europe ; on vit des provinces conquises, tous les rois humiliés, ou protégés, ou vaincus, une foule de grands hommes, les arts et les plaisirs au milieu des batailles, partout un caractère imposant, et cet éclat de renommée, qui subjugue autant que la force, qui annonce la puissance, la fait et la multiplie : alors les esprits et les âmes se montèrent au niveau du gouvernement ; chacun fut jaloux de soutenir la dignité de sa nation. Le sujet ne pouvant être à côté de son roi par la puissance, voulut s’y placer par la gloire. L’enthousiasme publia fit naître ou perfectionna les talents ; ils se vouèrent tous au plaisir, ou à la grandeur du maître. Louis XIV, du fond de ses palais, animait tout ; ordonnait à ses sujets d’être grands, et le génie, cet esclave altier, debout au pied du trône, attendait ses ordres en silence pour lui obéir.

Qu’on se représente une de ces fêtes, telle qu’on en donnait quelquefois dans la Grèce et dans Rome ; ces fêtes, ou, après des victoires, cent mille citoyens étaient assemblés, où tous les temples étaient ouverts, où les autels et les statues des dieux étaient couronnés de fleurs, où la poésie, la musique, la danse, les chefs-d’œuvre de tous les arts, les représentations dramatiques de toute espèce étaient prodiguées, et où la renommée et la gloire, en présence d’une nation entière, attendaient les talents. Si dans l’assemblée tout à coup paraissait un orateur, et qu’au milieu de l’ivresse générale il voulût se faire entendre, ne fallait-il pas que tout cet appareil de grandeur, dont il était entouré, l’élevât lui-même ? n’était-il pas forcé comme malgré lui de donner plus de dignité à ses idées, plus de hauteur à son imagination, plus de noblesse à son langage, et je ne sais quoi de plus auguste et de plus fort à son accent ? Telle est l’image de la révolution, que l’éloquence éprouva sous le règne de Louis XIV68.

Cependant nous n’eûmes point d’éloquence politique : notre gouvernement et la forme de la constitution s’y refusaient. Nous eûmes dans ce genre l’éloquence des monarchies, qui consistait à louer. L’éloquence du barreau acquit de l’ordre, de la justesse, de la pureté dans son langage, plus de précision dans ses raisonnements, mais elle ne put acquérir cette force, qui est ridicule quand elle n’est que dans les mots, qui, pour se communiquer, doit être imprimée à la pensée, et ne peut jamais l’être que par la chose même et l’importance générale de l’objet. L’éloquence s’éleva donc surtout dans la chaire, et c’est là qu’elle parvint à sa plus grande hauteur ; car pour être vraiment éloquent, on a besoin d’être l’égal de ceux à qui l’on parle, quelquefois même d’avoir ou de prendre sur eux une espèce d’empire ; et l’orateur sacré parlant au nom de Dieu, peut seul déployer dans les monarchies devant les grands, les peuples et les rois, cette sorte d’autorité et cette franchise altière et libre, que dans les républiques l’égalité des citoyens, et une patrie qui appartenait à tous, donnait aux anciens orateurs. Dans tous les genres, nous eûmes plutôt de la dignité que de la force ; et notre éloquence, circonspecte jusque dans sa grandeur, et mesurée même en s’élevant, fut presque toujours noble et sage, et presque jamais impétueuse et passionnée.