(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon. »

Chapitre XXXI.
Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon.

Est-il vrai que dans tous les genres il n’y ait qu’un certain nombre de beautés marquées, et que lorsqu’une fois elles ont été saisies par des hommes supérieurs, ceux qui marchent ensuite dans la même carrière, soient condamnés à rester fort au-dessous des premiers, et peut-être à n’être plus que des copistes ? On croirait d’abord que les arts n’étant que la représentation de la nature ou morale, ou passionnée, ou physique, leur champ doit être aussi vaste que celui de la nature même, et qu’ainsi il ne doit y avoir, dans chaque genre, d’autres bornes que celle du talent. Cependant l’expérience semble prouver le contraire. Quelle en est la raison ?

Tout homme qui le premier s’applique avec succès à un genre, le choisit et l’adopte, parce qu’il est analogue à son esprit et à son âme ; c’est lui qui fait le genre et en constitue le caractère. Ceux qui viennent ensuite, trouvent la route tracée, et n’ont plus qu’à la suivre ; mais ce qui est une facilité pour les gens médiocres, est peut-être un obstacle pour ceux qui ne le sont pas ; car l’homme de génie a bien plus de vigueur et de force pour ce qu’il a créé lui-même, que pour ce qu’il imite. Celui qui fait les premiers pas est libre ; il n’obéit qu’à son talent, et au cours de ses idées qui l’entraînent. Il fait la règle et le modèle, et dicte à sa nation ce qu’elle doit penser. Ses successeurs reçoivent la règle du public, qui, tyran bizarre et gouverné tout à la fois par l’habitude et le caprice, ordonne d’imiter ce qui a réussi, et flétrit ou traite avec indifférence les imitateurs. Qui ne sait d’ailleurs qu’outre les beautés de tous les temps et de tous les lieux, il y a pour chaque genre, des beautés analogues au climat, au gouvernement, à la religion, à la société, au caractère national ? Sous ce point de vue, les beautés de l’art sont plus resserrées. Il est bien vrai que la nature est immense, mais les organes de l’homme qui la voit, sont affectés d’une certaine manière dans chaque époque. Cette manière de voir et de sentir influe nécessairement et sur l’artiste et sur le juge. Lors donc qu’un genre a été traité par quelques grands hommes dans un pays ou dans un siècle, pour exciter un nouvel intérêt, et avoir des succès nouveaux, il faut attendre que les idées prennent un autre cours, par des changements dans le moral, dans le physique, et peut-être par des révolutions et des bouleversements. Ainsi se renouvelle de distance en distance le champ de la tragédie, de la comédie, de l’épopée, de la fable, de l’éloquence, ou politique, ou religieuse.

On peut appliquer une partie de ces idées aux orateurs qui, sous Louis XIV, après Fléchier et Bossuet, composèrent des éloges funèbres, et qui, avec de grands talents, n’ont cependant obtenu dans ce genre que la seconde place. De ce nombre est le célèbre Bourdaloue, auteur d’une oraison funèbre du prince de Condé. On peut lui reprocher de n’avoir pas assez imité la manière de Bossuet.

Bourdaloue prouve méthodiquement la grandeur de son héros, tandis que l’âme enflammée de Bossuet la fait sentir ; l’un se traîne et l’autre s’élance. Toutes les expressions de l’un sont des tableaux ; l’autre, sans coloris, donne trop peu d’éclat à ses idées. Son génie austère et dépourvu de sensibilité comme d’imagination, était trop accoutumé à la marche didactique et forte du raisonnement pour en changer ; et il ne pouvait répandre sur une oraison funèbre cette demi-teinte de poésie qui, ménagée avec goût et soutenue par d’autres beautés, donne plus de saillie à l’éloquence.

La Rue, moins célèbre que lui pour les discours de morale, mais né avec un esprit plus souple et une âme plus sensible, réussit mieux dans le genre des éloges funèbres ; il était en même temps poète et orateur ; il avait, comme Fléchier, le mérite d’écrire en vers dans la langue d’Horace et de Virgile, mais il n’avait pas négligé pour cela la langue des Bossuet et des Corneille. Ceux qui l’avaient précédé dans cette carrière, avaient célébré des temps de prospérité et de gloire. Alors, la France, en déplorant la mort de ses grands hommes, voyait de leurs cendres renaître, pour ainsi dire, d’autres grands hommes. Parmi les pertes particulières, le trône était toujours brillant, et les trophées publics se mêlaient souvent aux pompes funèbres des héros. La Rue fut l’orateur de la cour, dans cette époque qui succéda à quarante ans de gloire, lorsque Louis XIV, malheureux et frappé dans ses sujets comme dans sa famille, ne comptait plus au-dehors que des batailles perdues, et voyait successivement dans son palais périr tous ses enfants.

Ce fut lui qui, en 1711, fit l’éloge du grand dauphin. Un an après, il rendit le même honneur à ce fameux duc de Bourgogne, élève de Fénelon. On sait que, par une circonstance, presque unique, l’orateur avait à déplorer trois morts au lieu d’une ; on sait que la jeune Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, princesse pleine d’esprit et de grâce, était placée dans le même cercueil, entre son époux et son fils. La coutume ridicule et barbare de citer toujours un texte, coutume dont les hommes de génie ont quelquefois tiré parti, produisit cette fois-là le plus grand effet. Le texte de l’orateur semblait être une prédiction de l’événement, et il exprimait le triste spectacle qu’on avait sous les yeux, du père, de la mère et de l’enfant, frappés et ensevelis tous trois ensemble74.

Quand la consternation et la douleur sont dans une assemblée, il est aisé alors d’être éloquent. La Rue fit couler des larmes et par la force de son sujet et par les beautés que son génie sut en tirer. La peinture qu’il fait du duc de Bourgogne fera éternellement désirer aux peuples d’avoir un maître qui lui ressemble. On ne l’ignore pas ; ce prince réunissait tout ce qui fait la vertu chez les particuliers comme chez les rois, des principes austères et une âme sensible. À vingt ans, il parut être au-dessus des erreurs, comme des faiblesses. Parmi toutes les séductions, il eut le courage de toutes les vertus. Simple, modéré, sans faste à la cour et dans celle de Louis XIV, si l’on en croit nos aïeux, il eût gouverné comme Lycurgue, il eût été adoré comme Trajan : Que pense-t-on de moi dans Paris , demandait-il souvent ? Il savait que sur le trône même on est dépendant de l’opinion, et que la renommée est plus absolue que les rois. Dans ces temps de désastre, où la famine et la guerre étaient unies, où nos campagnes étaient couvertes de mourants, et les champs de batailles couverts de morts, il était profondément affecté des malheurs publics. La vieillesse de Louis XIV et les fléaux de la guerre achevaient son éducation commencée par la vertu : Si Dieu me donne la vie, disait-il, c’est à me faire aimer que j’emploierai tous mes soins. Ainsi, dans les illusions d’une âme sensible, il composait ses romans du bonheur des autres, et jouissait d’avance d’une félicité qui n’était point encore. À la mort du grand dauphin, héritier de son sang, il refusa de l’être de ses pensions. Il craignait d’ajouter le poids de son luxe au poids de la misère publique. Enfin, de douze mille francs qu’il avait par mois, il en employait onze à secourir des malheureux ; et, dans sa dernière maladie, peu de temps avant d’expirer, voulant honorer encore une fois l’infortune qu’il laissait sur la terre, il ordonna qu’on vendît ses pierreries pour la soulager.

Tel est le fond du tableau que nous présente l’orateur ; il peint en même temps la jeune duchesse de Bourgogne, adorée de la cour, et dont les vertus aimables mêlaient quelque chose de plus tendre aux vertus austères et fortes de son époux ; il la peint frappée comme lui, expirante avec lui, sentant et le trône et la vie, et le monde qui lui échappaient, et répondant à ceux qui l’appelaient princesse : Oui, princesse aujourd’hui, demain rien, et dans deux jours oubliée.

On ne peut lire plusieurs morceaux de ce discours, et la fin surtout, sans attendrissement ; mais, ce qu’on ne croirait pas, c’est que dans un éloge funèbre du duc de Bourgogne, il se trouve à peine un mot qui rappelle l’idée de Fénelon. La politique intéressée craignit de rendre hommage à la vertu, et l’orateur, même au pied des autels, n’osa oublier un instant que l’auteur de Télémaque était exilé. On ose dire que si le duc de Bourgogne, dans son tombeau, eût été capable d’un sentiment, il eût été indigné de cette faiblesse. Heureusement la mémoire de Fénelon est vengée : la postérité, qui n’a ni crainte, ni lâche respect, a élevé sa voix. Les noms du duc de Bourgogne et de Fénelon marchent ensemble à l’immortalité, et le genre humain reconnaissant ne sépare plus deux âmes vertueuses et sensibles qui s’étaient unies pour le bonheur des hommes.

Le même orateur a traité deux autres sujets moins pathétiques, sans doute, mais non moins intéressants, ce sont les éloges funèbres de deux grands hommes ; l’un était ce maréchal de Luxembourg, élève de Condé ; impétueux et ardent comme lui, mais vigilant et ferme comme Turenne, quand il le fallait ; persécuté par les ministres, et servant l’État ; fameux par les victoires de Fleurus, de Leuze, de Steinkerque et de Nerwinde, et qui, de dessus un champ de bataille, écrivit à Louis XIV cette lettre : « Sire, vos ennemis ont fait des merveilles ; vos troupes encore mieux : pour moi, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres ; vous m’avez dit de prendre une ville et de gagner une bataille, je l’ai prise et je l’ai gagnée. » L’autre, qui avait un genre de mérite tout différent, était ce maréchal de Boufflers, fameux par la défense de Lille, appliqué et infatigable ; d’ailleurs excellent citoyen, et dans une monarchie, capable d’une vertu républicaine. On sait qu’en 1709 il offrit et demanda au roi d’aller servir sous le maréchal de Villars, dont il était l’ancien. C’était le trait de Scipion, qui, vainqueur de Carthage, voulut être simple lieutenant en Asie. « Il souffrait, dit l’orateur, du peu de succès de nos armes… Le siège de Mons ayant fait naître l’occasion d’une nouvelle bataille, il fut encore prêt à marcher. C’était prolonger sa vie que de lui donner lieu de la perdre pour l’État ; mais acceptant l’honneur de partager le péril, il refusa celui de partager le commandement. Droits spécieux ! préférences d’âge et de rang ! jalousies d’autorité ! misérables intérêts, sources de tant de querelles entre des héros, vous ne prévalûtes jamais dans le cœur de celui-ci aux mouvements de son zèle ; il promit son bras, ses conseils, sa vie, s’il était besoin, mais sous le même général qui commandait déjà l’armée ; il eut beau cependant se dépouiller de ses titres, il les retrouva dans l’estime du général, dans le respect des officiers, et dans l’affection des soldats. Entre deux guerriers pleins d’honneur, l’autorité devint commune. »

Et au commencement de cet éloge funèbre, après avoir parlé des honneurs entassés sur la tête d’un seul homme : « Oublions ces titres vains qui ne servent plus qu’à orner la surface d’un tombeau ; ce n’est ni le marbre ni l’airain qui nous font révérer les grands. Ces monuments superbes ne font qu’attirer sur leurs cendres l’envie attachée autrefois à leurs personnes, à moins que la vertu ne consacre leur mémoire, et n’éternise pour ainsi dire cette fausse immortalité qu’on cherche inutilement dans des colonnes et des statues. »

Il nous rappelle ensuite les idées de Rome, de Sparte et d’Athènes, qui eussent honoré le maréchal de Boufflers, comme elles honorent leur Miltiade, leur Phocion, les Caton, les Décius et les Fabrice.

Enfin, prêt à commencer son éloge et à rassembler en lui tout ce qui peut caractériser un grand homme, il s’arrête, et demande pardon à son héros de respecter si peu le dégoût qu’il avait pour les louanges et le soin qu’il se donnait de les fuir autant que de les mériter. « Vous avez goûté assez longtemps, lui dit-il, le plaisir de votre modestie, laissez-nous rompre le silence que votre austérité nous imposait. Votre réputation n’est plus à vous ; c’est la seule et dernière vie qui vous reste encore parmi nous ; elle appartient à la renommée ; c’est à elle d’exercer son empire sur votre nom, pour le conserver aux siècles à venir avec encore plus d’autorité que la mort n’en prendra sur vos cendres pour les détruire. On a besoin de votre nom pour faire à nos descendants l’apologie de notre siècle ; ils douteront au moins de ses excès, quand ils sauront qu’il a produit en votre personne ce que nos pères avaient admiré dans les Du Guesclin, les Bayard et les Dunois, pour la gloire des rois, le salut de la patrie et l’honneur de la vertu. »

Il n’y a personne qui, dans tous ces morceaux, ne reconnaisse le ton d’un orateur. Ces trois éloges funèbres firent la réputation de La Rue ; celui surtout du maréchal de Boufflers passe pour son chef-d’œuvre75. La Rue a moins d’art, plus d’éloquence naturelle, mais aussi moins d’éclat, et surtout moins d’imagination dans le style, que Fléchier. Bossuet a créé une langue ; Fléchier a embelli celle qu’on parlait avant lui ; La Rue, dans son style négligé, tantôt familier et tantôt noble, sera plutôt cité comme orateur que comme grand écrivain. Le plus souvent il jette et abandonne ses idées sans s’en apercevoir, et l’expression naît d’elle-même. Cette négligence sied bien aux grands mouvements. Le sentiment, quand il est vif, commande à l’expression, et lui communique sa chaleur et sa force ; mais l’âme de La Rue n’est point en général assez passionnée pour soutenir toujours et colorer son langage. Enfin, c’est peut-être de tous les orateurs celui qui a le plus approché de la marche de Bossuet ; mais il est loin de son élévation, comme de ses inégalités : il n’est pas donné à tout le monde de tomber de si haut.

Pourquoi veux-tu être un autre que toi-même ? disait un philosophe à un ancien. C’est une leçon à tous les hommes ; aux uns pour ne pas sortir de leur caractère ; aux autres pour ne pas sortir de leur talent. Massillon, comme on sait, fut le dernier des hommes éloquents du siècle de Louis XIV ; on le choisit aussi quelquefois pour célébrer des héros et des princes, à peu près comme la tendresse ou l’orgueil ont recours aux plus célèbres artistes pour élever des mausolées. Mais ses succès en ce genre ne soutinrent pas sa réputation. Cet orateur, si connu par son éloquence, tantôt persuasive et douce, tantôt forte et imposante, qui développait si bien les faiblesses de l’homme et les devoirs des rois, et qui, à la cour d’un jeune prince, parlant au nom des peuples comme au nom de Dieu, fut digne également de servir à tous d’interprète ; cet orateur, qui sut peindre les vertus avec tant de charmes, et traça de la manière la plus touchante le code de la bienfaisance et de l’humanité pour les grands, n’a pas, à beaucoup près, le même caractère dans ses éloges funèbres. On voit qu’il était plus fait pour instruire les rois que pour les célébrer, tant il est vrai que les plus grands talents ont des bornes dans les genres qui se touchent.

On a de lui les éloges d’un prince de Conti, du dauphin, fils de Louis XIV, de Louis XIV lui-même, et de Madame, mère du régent. Le prince de Conti, qu’il a loué, était ce petit neveu du grand Condé, si fameux par son esprit, sa valeur et ses grâces ; qui, à Steinkerque et à Nerwinde, déploya un courage si brillant ; qui, dans toute sa personne, avait cet éclat qui éblouit et impose encore plus que le mérite ; et que sa grande réputation et l’éloquence de l’abbé de Polignac placèrent pendant quelques jours sur un trône. Cet éloge paraîtrait susceptible d’intérêt et de mouvement ; mais il y en a peu. La manière est petite et froide ; l’orateur divise et subdivise : il a l’air d’un homme qui craint de s’égarer, et qui se tient sans cesse à un fil. Ce n’est point du tout la marche de l’éloquence, qui est plus assurée d’elle-même, et suit tous ses mouvements avec une certaine fierté. La morale même qui est le principal mérite de l’ouvrage, y paraît rétrécie ; quelquefois elle a plus l’air de la finesse que de la grandeur ; d’autres fois elle couvre et éclipse le sujet. Enfin ce sont trop souvent des réflexions qui, au lieu de naître, et de forcer, pour ainsi dire, l’orateur, paraissent arrangées, que l’esprit fait de sang-froid, et que l’âme des lecteurs reçoit de même.

L’éloge funèbre du grand dauphin et celui de la duchesse d’Orléans sont dans le même genre ; mais celui de Louis XIV a un caractère un peu différent. Ce qui y domine, c’est une grande pompe et une certaine majesté de style. Massillon y a prodigué toute la richesse de l’élocution et la magnificence des images. L’oreille est séduite, mais l’âme demeure vide. L’espèce de grandeur qu’on croit apercevoir d’abord n’est qu’une grandeur de décoration ; d’ailleurs la marche est uniforme. Tout l’ouvrage est une suite de tableaux qui, trop rapprochés, se nuisent pour l’effet. On n’ignore point qu’il y a un art de disperser les grandes masses pour que l’œil se repose et que l’imagination ait à désirer ; alors les intervalles même sont utiles, et ils préparent la beauté de ce qu’on ne voit point encore. Un autre défaut de cet éloge, et qui en diminue l’effet, c’est qu’on ne démêle pas bien l’espèce de sentiment qui anime l’orateur : il a l’air, quand il loue, de s’être commandé l’admiration ; mais l’admiration commandée est froide ; et ce sentiment, comme on sait, ne se communique jamais que par enthousiasme.

Au reste, ce défaut tient peut-être à un mérite de l’ouvrage, mérite d’autant plus estimable, qu’il ne se trouve dans aucune oraison funèbre, ni avant, ni après Massillon, et qu’il s’agissait d’un roi et de Louis XIV ; c’est que l’orateur y parle assez ouvertement des faiblesses et des vices de celui qu’il est chargé de louer ; et ne dissimule point que ce règne si brillant pour le prince a été souvent malheureux pour le peuple. Ce courage aussi respectable du moins que l’éloquence, et beaucoup plus rare, mérite d’être observé, et mériterait surtout de servir de modèle.