(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVIII et dernier. Du genre actuel des éloges parmi nous ; si l’éloquence leur convient, et quel genre d’éloquence. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVIII et dernier. Du genre actuel des éloges parmi nous ; si l’éloquence leur convient, et quel genre d’éloquence. »

Chapitre XXXVIII et dernier.
Du genre actuel des éloges parmi nous ; si l’éloquence leur convient, et quel genre d’éloquence.

En suivant l’histoire des éloges, et cette branche de la littérature, depuis les Égyptiens et les Grecs jusqu’à nous, on a pu remarquer les changements que ce genre a éprouvés, les temps où il était le plus commun, l’usage ou l’abus qu’on en a fait, et les différentes formes que la politique, ou la morale, ou la bassesse, ou le génie lui ont données. On a vu des siècles où c’était le seul genre ; et ces siècles étaient ceux de l’oppression ou des succès, ceux de la tyrannie ou de la grandeur d’un maître. On a vu dans toutes les républiques l’honneur des éloges réservé pour les morts, dans les monarchies cet honneur prodigué aux vivants ; le délire de la louange à Rome, sous Auguste et sous Constantin ; à Byzance, sous une foule d’empereurs oubliés ; en France, sous Richelieu et sous Louis XIV. Depuis un demi-siècle, il s’est fait parmi nous une espèce de révolution ; on apprécie mieux la gloire ; on juge mieux les hommes ; on distingue les talents des succès ; on sépare ce qui est utile de ce qui est éclatant et dangereux ; on ne pardonne pas le génie sans la vertu ; on respecte quelquefois la vertu sans la grandeur ; on perce enfin à travers les dignités pour aller jusqu’à l’homme. Ainsi peu à peu il s’est formé dans les esprits un caractère d’élévation, ou plutôt de justice. Les âmes nobles, en se comparant aux âmes viles de tous les états, se sont mises à leur place. De là on prostitue moins l’éloge : ceux même qui pourraient être corrompus et lâches, sont arrêtés par l’opinion ; et la peur de la honte les sauve au moins de la bassesse. D’ailleurs, un goût de vérité général s’est répandu ; moins il y en a dans nos mœurs, plus on en exige dans les écrits. Le mot célèbre de Malebranche, qu’est-ce que cela prouve ? est presque le mot du siècle. Les panégyriques doivent donc être tombés : on lit beaucoup moins d’oraisons funèbres : les dédicaces deviennent rares ; elles ne s’ennoblissent que lorsque la philosophie sait parler avec dignité à la grandeur, ou lorsque la reconnaissance s’entretient avec l’amitié. Hors de là, c’est presque un ridicule égal de les faire ou de les recevoir. On ne voit plus ni prologues d’opéra sur les princes, ni odes pindariques sur les grandes vertus d’un héros que personne ne connaît. Enfin, les compliments et les harangues, auxquels est condamné un homme en place, et où on doit lui prouver méthodiquement qu’il est un très grand homme, sont mis par lui-même au rang des fables ennuyeuses. L’homme d’esprit en rit ; le sot même n’ose plus les croire. Mais la même raison qui a dû faire tomber tous ces genres d’éloges déclames ou chantés, écrits ou parlés, ou ridicules ou ennuyeux, ou vils ou du moins très inutiles à tout le monde, excepté à celui à qui on les paie, a dû au contraire accréditer les panégyriques des grands hommes qu’on peut louer sans honte, parce qu’on les loue sans intérêt, et qui, dans des temps plus heureux, ayant servi l’humanité et l’État, offrent de grandes vertus à nos mœurs, ou de grands talents à notre faiblesse. Aussi ce genre est aujourd’hui plus commun qu’il ne l’a jamais été. On sait que l’Académie française substitua, il y a près de quinze ans, ces sortes d’éloges à ses anciens sujets. Elle crut qu’il valait mieux présenter la vertu en action, que des lieux communs de morale, souvent usés. Tout a imité cet exemple : on a proposé l’éloge de Leibnitz à Berlin, comme celui de Descartes à Paris : nous avons vu annoncer tour à tour l’éloge de Duquesne à Marseille, celui du grand Corneille à Rouen, celui du bon et de l’immortel Henri IV à La Rochelle. Il est à souhaiter que l’on continue ainsi les éloges de nos grands hommes. Là, tous les états et tous les rangs trouveraient des modèles. Les vrais citoyens désireraient d’y obtenir une place. Cet honneur parmi nous suppléerait aux statues de l’ancienne Rome, aux arcs de triomphe de la Chine, aux mausolées de Westminster. Eh quoi ! chez toutes les nations éclairées il y a eu des honneurs pour la mémoire des grands hommes, et nous qu’avons-nous fait pour les nôtres ? La seule statue de Sully qui existe, est dans un château au fond d’une province ; et l’on a dédaigné, il y a trois ans, la générosité qui en faisait un présent à la patrie. On vient de relever avec éclat dans Stockholm un monument érigé, il y a cent ans, en l’honneur de Descartes : et parmi nous une simple pierre dans une église apprend où il repose. Molière obtint à peine la sépulture. Qui sait où est la cendre de Corneille ? En quel endroit puis-je aller pleurer sur la tombe de L’Hôpital ? Le général qui sauva la France, à Denain, déposé depuis près de quarante années dans un pays étranger, attend encore qu’on transporte ses dépouilles et ses restes dans le pays qu’il a sauvé. Catinat, le plus vertueux des hommes, est enseveli sans pompe dans un village ; et avant qu’une compagnie savante eût proposé aux orateurs l’éloge de Fénelon, et qu’elle eût couronné un ouvrage éloquent, quels honneurs rendus à ce grand homme avaient consolé son ombre des disgrâces de l’exil ? Nation impétueuse et légère, ardente à ses plaisirs, occupée toujours du présent, oubliant bientôt le passé, parlant de tout, et ne s’affectant de rien, elle regarde avec indifférence tout ce qui est grand ; et quelquefois un ridicule est tout le salaire d’une action généreuse, ou d’un service rendu à l’État et à nous. C’est au petit nombre des hommes vraiment sensibles, et à qui la nature n’a pas refusé ce recueillement de l’âme qui porte aux grandes choses et les fait aimer, c’est à eux à célébrer la vertu, à honorer le génie. Qu’ils opposent à l’injustice d’un moment la justice des siècles ! Que l’homme de mérite, éclipsé par l’intrigue, et persécuté par la haine, sache en mourant que son nom du moins sera vengé ! Alors il descendra dans la tombe avec moins de douleur, et ses yeux prêts à se fermer pourront n’être pas condamnés à verser des larmes.

On ne peut donc douter que ces sortes d’éloges ne soient utiles ; mais on peut demander comment et dans quel genre ils doivent être écrits. Des hommes estimables pensent que les meilleurs modèles de ces sortes d’ouvrages sont ou les vies des hommes illustres de Plutarque, ou les éloges des savants de Fontenelle ; c’est-à-dire, qu’ils voudraient un simple éloge historique, mêlé de réflexions, sans qu’on se permît jamais ni le ton, ni les mouvements de l’éloquence. Ils sont persuadés que l’écrivain, borné au rôle d’historien-philosophe, doit mieux voir et mieux peindre ce qu’il voit ; qu’en cherchant moins à en imposer aux autres, il en impose moins à lui-même ; que celui qui veut embellir, exagère ; qu’on perd du côté de l’exacte vérité tout ce qu’on gagne du côté de la chaleur ; que pour être vraiment utile, il faut présenter les faiblesses à côté des vertus ; que nous avons plus de confiance dans des portraits qui nous ressemblent ; que toute éloquence est une espèce d’art dont on se défie ; et que l’orateur, en se passionnant, met en garde contre lui les esprits sages qui aiment mieux raisonner que sentir.

Voilà les raisons qu’on apporte pour bannir l’éloquence des éloges des grands hommes. Mais ne peut-on pas répondre que ces sortes d’ouvrages étant moins des monuments historiques, que des tableaux faits pour réveiller les grandes idées ou de grands sentiments, il ne suffit pas de raconter à l’esprit, il faut, si l’on peut, parler à l’âme et l’intéresser fortement ? Pour peu qu’un lecteur soit instruit, les faits qui concernent les grands hommes lui sont connus. Que lui apprenez-vous donc par un éloge ? rien. Mais par la manière dont vous présentez les faits, dont vous les développez, dont vous les rapprochez les uns des autres, par les grandes actions comparées aux grands obstacles, par l’influence d’un homme sur sa nation, par les traits énergiques et mâles avec lesquels vous peignez ses vertus, par les traits touchants sous lesquels vous montrez la reconnaissance ou des particuliers ou des peuples, par le mépris et l’horreur que vous répandez sur ses ennemis, enfin, par les retours que vous faites sur votre siècle, sur ses besoins, sur ses faiblesses, sur les services qu’un grand homme pourrait rendre, et qu’on attend sans espérer, vous excitez les âmes, vous les réveillez de leur léthargie, vous contribuez du moins à entretenir encore dans un petit nombre l’enthousiasme des choses honnêtes et grandes. Et croyez-vous produire ces effets sans éloquence ? Sera-ce après la lecture d’un éloge froidement historique que l’on tombera dans cette rêverie profonde qui accompagne les impressions fortes ? Sera-ce alors que l’on descendra dans soi-même, que l’on interrogera sa vie, que l’on se demandera ce que l’on a fait de grand ou d’utile, que l’on prendra la résolution de se consacrer enfin à des travaux pour l’État ou pour soi-même, que le fantôme de la postérité qui n’existait point pour l’âme indifférente, se réalisera enfin à ses yeux, et qu’elle consentira à mépriser la fortune, à irriter l’envie ? Non : l’homme froid et tranquille laisse la même tranquillité à tout ce qui l’entoure : c’est la loi générale. Imaginez la nature sans mouvement : tout est mort ; plus de communication ; l’univers n’est qu’un assemblage de masses isolées et de corps sans action, éternellement immobiles. Il en est de même des âmes. Le sentiment est ce qui les agite et les remue ; il circule comme le mouvement ; il a ses lois comme le choc des corps. Peignez donc avec force tout ce que vous voulez m’inspirer. Voulez-vous m’élever ? ayez de la grandeur. Voulez-vous me faire admirer les vertus, les travaux, les grands sacrifices ? déployez vous-même cette admiration qui me frappe et qui m’étonne. Que dis-je ? Si vous n’avez ces sentiments dans le cœur, êtes-vous digne de peindre les grands hommes ? y réussirez-vous ? Pour remplir cette tâche, il faut avoir été fortement ému au récit des grandes actions ; il faut souvent, dans le silence de la nuit, avoir interrompu ses lectures par des cris involontaires ; il faut plus d’une fois avoir senti sa paupière humide des larmes de l’attendrissement ; il faut avoir éprouvé l’indignation que donne le crime heureux ; il faut avoir senti le mépris des faiblesses et de tout ce qui dégrade. Et si votre âme est ainsi affectée, pourrez-vous vous restreindre au détail historique des faits, et à quelques réflexions inanimées ? Ne faudra-t-il pas que le sentiment qui est dans votre âme se répande ? En peignant de grandes choses, ne sentirez-vous pas le contraste des choses viles ? En parlant des maux, ne vous attendrirez-vous pas sur ceux qui les ont soufferts ? N’évoquerez-vous pas quelquefois le génie de la bienfaisance et de l’humanité sur les hommes malheureux ? Ne verra-t-on pas quelquefois sur vos lignes tracées en désordre l’empreinte des larmes que votre œil aura laissé tomber en les écrivant ? Malheur à vous, si les intérêts des États, si les maux des hommes, si les remèdes à ces maux, si la vertu, si le génie, si tout ce qu’il y a de grand et de noble, vous laisse sans émotion, et si en traitant tous ces objets vous pouvez vous défendre à vous-même d’être éloquent ?

Je sais qu’il y a beaucoup de différence entre l’orateur qui parle, et l’écrivain qui ne doit être que lu. Le premier peut et doit être plus aisément passionné. Une grande assemblée élève l’âme. Les sentiments passent de l’orateur au peuple, et reviennent du peuple à l’orateur. Ces milliers d’hommes sur lesquels il agit, réagissent sur lui. D’ailleurs, son ton, ses yeux, sa voix, tous ses mouvements, de concert avec la passion qui l’anime, persuadent que cette passion est vraie. Il frappe, il agite les sens ; et c’est ainsi qu’il s’empare de l’âme et qu’il la tremble. Mais pour l’écrivain, tout est calme. On le lit en silence : chaque homme avec qui il converse est isolé : le sentiment est solitaire, l’orateur lui-même est absent ; ni les inflexions de sa voix, ni les traits de son visage, ne vous attestent la vérité de ce qu’il dit. Des sons tracés, des caractères muets sont la seule communication qu’il y ait entre vous et lui : il n’y a que sa pensée qui parle à la vôtre. L’effet de cette éloquence, on ne peut se le dissimuler, est donc plus difficile, et le succès plus incertain.

D’ailleurs, il y a des pays et des siècles où l’éloquence, par elle-même, doit moins réussir. Ainsi les Grecs, plus animés par leur climat, devaient être plus sensibles à l’éloquence que les Romains, et les Romains, plus que tous les peuples septentrionaux de l’Europe. Mais si un peuple a des mœurs frivoles et légères ; si, au lieu de cette sensibilité profonde qui arrête l’âme et la fixe sur les objets, il n’a qu’une espèce d’inquiétude active qui se répande sur tout sans s’attacher à rien ; si, à force d’être sociable, il devient tous les jours moins sensible ; si tous les caractères originaux disparaissent pour prendre une teinte uniforme et de convention ; si le besoin de plaire, la crainte d’offenser, et cette existence d’opinion qui aujourd’hui est presque la seule, étouffe ou réprime tous les mouvements de l’âme ; si on n’ose ni aimer, ni haïr, ni admirer, ni s’indigner d’après son cœur ; si chacun par devoir est élégant, poli et glacé ; si les femmes même perdent tous les jours de leur véritable empire ; si, à cette sensibilité ardente et généreuse qu’elles ont droit d’inspirer, on substitue un sentiment vil et faible ; si les événements heureux ou malheureux ne sont qu’un objet de conversation, et jamais de sentiment ; si le vide des grands intérêts rétrécit l’âme, et l’accoutume à donner un grand prix aux petites choses, que deviendra l’éloquence chez un pareil peuple ? Rien de si ridicule qu’un homme passionné dans un cercle d’hommes froids. L’âme qui a de l’énergie fatigue celle qui n’en a pas ; et pour s’attendrir ou s’élever avec les autres, il faut être accoutumé à sentir avec soi-même. À ces causes, ou politiques ou morales, s’en joignent encore d’autres. Notre siècle est généralement tourné vers l’esprit de discussion ; et ce genre d’esprit, occupé sans cesse à comparer des idées, doit nuire un peu à la vivacité des sentiments. D’ailleurs, il faut des choses nouvelles pour ébranler l’imagination ; et presque tous les grands tableaux ont été épuisés par les orateurs de tous les siècles. Ce qui eût produit autrefois un grand effet, n’est plus aujourd’hui que lieu commun. Enfin, en voulant faire un art de l’éloquence, on a nui à l’éloquence même. Toutes les manières pathétiques et fortes, dont les gens à passions s’expriment, ont été rangées sous une nomenclature aride de figures. Qu’un homme se livre à un de ces mouvements, l’effet est prévu, il ne produit rien ; on croit voir quelqu’un qui s’échafaude pour étonner, et cette espèce d’appareil fait rire ; quelques hommes même ont pris ces formules pour de l’éloquence : autre source de ridicule. Les mauvais orateurs ont décrédité les bons, à peu près comme les charlatans font tort à la médecine, et les versificateurs aux poètes. Faut-il donc renoncer à l’éloquence ? Non, sans doute ; mais ce sont autant de raisons pour s’attacher à bien distinguer la vraie de la fausse ; d’abord il n’y a point d’éloquence sans idées. Si donc, en célébrant les grands hommes, vous voulez être mis au rang des orateurs, il faut avoir parcouru une surface étendue de connaissances ; il faut avoir étudié et dans les livres et dans votre propre pensée, quelles sont les fonctions d’un général, d’un législateur, d’un ministre, d’un prince ; quelles sont les qualités qui constituent ou un grand philosophe ou un grand poète ; quels sont les intérêts et la situation politique des peuples ; le caractère ou les lumières des siècles ; l’état des arts, des sciences, des lois, du gouvernement ; leur objet et leurs principes ; les révolutions qu’ils ont éprouvées dans chaque pays ; les pas qui ont été faits dans chaque carrière ; les idées ou opposées ou semblables de plusieurs grands hommes ; ce qui n’est que système, et ce qui a été confirmé par l’expérience et le succès ; enfin tout ce qui manque à la perfection de ces grands objets, qui embrassent le plan et le système universel de la société.

Mais ces connaissances ne sont encore que générales, il vous en faut de plus particulières. Le peintre, avant de manier le crayon, conçoit ses figures, étudie leurs attitudes. Méditez donc sur l’âme et le génie de celui que vous voulez louer ; saisissez les idées qui lui sont propres ; trouvez la chaîne qui lie ensemble ou ses actions ou ses pensées ; distinguez le point d’où il est parti, et celui où il est arrivé ; voyez ce qu’il a reçu de son siècle, et ce qu’il y a ajouté ; marquez ou les obstacles ou les causes de ses progrès, et devinez l’éducation de son génie. Ce n’est pas tout ; observez l’influence de son caractère sur ses talents, ou de ses talents sur son caractère ; en quoi il a été original, et n’a reçu la loi de personne ; en quoi il a été subjugué ou par l’habitude la plus invincible des tyrannies, ou par la crainte de choquer son siècle, crainte qui a corrompu tant de talents ; ou par l’ignorance de ses forces, genre de modestie qui est quelquefois le vice d’un grand homme ; mais surtout démêlez, s’il est possible, quelle est l’idée unique et primitive qui a servi de base à toutes ses idées ; car presque tous les hommes extraordinaires dans la législation, dans la guerre, dans les arts, imitent la marche de la nature, et se font un principe unique et général dont toutes leurs idées ne sont que le développement. Cette connaissance, cette méditation profonde, vous donnera le plan et le dessein de votre ouvrage ; alors il en est temps, prenez la plume. Faites agir ou penser les grands hommes ; vous verrez naître vos idées en foule ; vous les verrez s’arranger, se combiner, se réfléchir les unes sur les autres ; vous verrez les principes marcher devant les actions, les actions éclairer les principes, les idées se fondre avec les faits, les réflexions générales sortir ou des succès, ou des obstacles, ou des moyens ; vous verrez l’histoire, la politique, la morale, les arts et les sciences, tout ce système de connaissances liées dans votre tête, féconder à chaque pas votre imagination, et joindre partout, aux idées principales, une foule d’idées accessoires. Croit-on, en effet, que, dans toutes les beautés ou de la nature ou de l’art, ce soit l’idée d’un seul et même objet, ou une sensation simple qui nous attache ? Nos plaisirs, comme nos peines, sont composés ; l’idée principale en attire à elle une foule d’autres qui s’y mêlent, et en augmentent l’impression. Celui qui, sans s’écarter, et en remplissant toujours son but, saura donc le plus semer d’idées accessoires sur sa route, sera celui qui attachera l’esprit plus fortement. C’est là le secret de l’orateur, du poète, du statuaire et du peintre. Consultez les hommes de génie en tout genre, voyez les grandes compositions dans les arts. Un artiste est appelé à six cents lieues de Paris ; il va dans Pétersbourg élever un monument au fondateur de la Russie. Se contentera-t-il de fonder la statue colossale d’un héros, et d’imiter parfaitement ses traits ? Non, sans doute, il tâchera encore de réveiller dans l’âme de la postérité qui doit contempler ce monument, l’idée de tous les obstacles qu’un grand homme eut à vaincre, l’idée de son courage et de sa vigilance, l’idée de l’envie et de la haine, qui, dans tout pays, s’acharnent après les grands hommes. Il ne placera donc point son héros sur un froid piédestal ; on le verra sur un rocher escarpé, qui lui sert de base, poussant à toute bride un cheval fier et vigoureux qui gravit au sommet du rocher, et de là il paraîtra étendre sa main sur son empire. La partie du rocher qu’il aura parcourue, offrira l’image d’une campagne cultivée ; celle qui lui restera à franchir, sera encore brute et sauvage ; cependant un serpent à demi écrasé, et ranimant ses forces, s’élancera pour piquer les flancs du cheval, et tâcher, s’il le peut, d’arrêter la course du héros. Peintre des grands hommes, voilà votre modèle ! Qu’une foule d’idées se joigne à l’idée principale, et l’embellisse : indiquez souvent plus que vous n’exprimerez. L’esprit aime surtout les idées qu’il paraît se créer à lui-même ; plus vous ferez penser, et plus l’espace qu’on parcourra avec vous s’agrandira. C’est par le nombre de ses idées que l’âme vit, qu’elle existe : en lisant l’ouvrage le plus court, elle peut donc avoir un sentiment plus vif et plus répété d’elle-même, qu’en parcourant des volumes entiers.

Mais le nombre des idées ne suffit pas pour l’éloquence : il en fait la solidité et la force : c’est le sentiment qui en fait le charme. Lui seul donne à l’ouvrage cet heureux degré de chaleur qui attire l’âme et l’intéresse, et la précipite toujours en avant sans qu’elle puisse s’arrêter. Vous n’ignorez point qu’il y a entre les idées deux espèces de liaison, l’une métaphysique et froide, et qui consiste dans un enchaînement de rapports et de conséquences ; celle-là n’est que pour l’esprit ; l’autre est pour l’âme, et c’est elle seule qui en a le tact ; elle est produite par un sentiment général qui circule d’une idée à l’autre, qui les unit, qui les entraîne toutes ensemble comme une seule et même idée, et ne permet jamais de voir ni où l’esprit s’est reposé, ni d’où il a repris son élan et sa course. Cette liaison intime, cette rapidité qui fait une partie de l’éloquence, ne peut naître que d’une âme ardente et sensible, et fortement affectée de l’objet qu’elle veut peindre ; mais il faut savoir quels sont les objets qui ont le droit d’affecter l’âme, et jusqu’où elle doit l’être. Si on se passionne pour ce qui ne le mérite pas, on est froid ; si on passe le but, on est ridicule. Comment poser ces barrières ? qui fixera la limite où le sentiment doit s’arrêter pour être vrai ? Nous avons déjà vu qu’il y a des peuples moins susceptibles de sentiment que d’autres. Ce qui eût transporté d’admiration et fait palpiter de plaisir un habitant de Lacédémone, n’eût pas même fixé l’attention d’un Sybarite : il y a la même différence entre les hommes. En général, l’être vertueux et moral s’affectera bien plus que celui qui est sans principes ; le malheureux, plus que celui qui jouit de tout ; le solitaire, plus que l’homme du grand monde ; l’habitant des provinces, plus que celui des capitales ; l’homme mélancolique, plus que l’homme gai ; enfin, ceux qui ont reçu de la nature une imagination ardente qui modifie leur être à chaque instant, et les met à la place de tous ceux qu’ils voient ou qu’ils entendent, bien plus que ceux qui, toujours froids et calmes, n’ont jamais su se transporter un moment hors de ce qui n’était pas eux. Dans ce contraste, et d’organisation et de caractère, chacun cependant prend pour la nature ce qui est lui : nos passions ou nos faiblesses, voilà la règle de nos jugements. Quelle sera donc celle de l’orateur ? Qu’il ne consulte ni un particulier ni une ville, ni même une nation et un siècle, dont les mœurs et les idées changent, mais la nature de tous les pays et de tous les temps, qui ne change pas.

Il y a, dans toutes les âmes bien nées, des impressions que rien ne, peut détruire, et qu’on est toujours sûr de réveiller ; ce sont, pour ainsi dire, des cordes toujours tendues, qui frémissent de siècle en siècle et de pays en pays : c’est celles-là qu’il faut toucher. Qu’ainsi, dans l’ordre politique, l’orateur se pénètre des grands rapports du prince avec les sujets, et des sujets avec le prince ; qu’il sente avec énergie et les biens et les maux des nations ; que, dans l’ordre moral, il s’enflamme sur les liens généraux de bienfaisance qui doivent unir tous les hommes, sur les devoirs sacrés des familles, sur les noms de fils, d’époux et de père ; que dans ce qui a rapport aux talents, il admire les découvertes des grands hommes, la marche du génie, ces grandes idées qui ont changé sur la terre la face du commerce, ou celle de la philosophie, de la législation et des arts, et qui ont fait sortir l’esprit humain des sillons que l’habitude et la paresse traçaient depuis vingt siècles. Que sur tous ces objets, s’il a une âme sensible et forte, il ne craigne pas de s’y abandonner ; la nature est pour lui. Qu’il oublie alors et les idées rétrécies d’un cercle, et les préjugés d’un moment, et les systèmes de l’indifférence ou de l’erreur ; alors sa marche sera souvent impétueuse. Né avec un sentiment vigoureux et prompt, il s’élancera avec rapidité, et par saillies, d’un objet à l’autre ; semblable à ces animaux agiles, qui, placés dans les Pyrénées ou dans les Alpes, et vivant sur la cime des montagnes, bondissent d’un rocher à l’autre, en sautant par-dessus les précipices : l’animal sage et tranquille, qui dans le vallon traîne ses pas et mesure lentement, mais sûrement, le terrain qui le porte, les observe de loin, et ne conçoit pas cette marche, qui pourtant est dans la nature comme la sienne ; mais que l’auteur prenne garde : tout a ses défauts et ses dangers. Plus une telle éloquence est noble, quand elle est appliquée à de grands objets, et qu’elle naît d’un sentiment vrai et profond, plus un faux enthousiasme et une fausse chaleur sont ridicules aux yeux de tout homme sensé. Il en est des ouvrages d’éloquence comme d’une pièce de théâtre ; si l’illusion ne gagne, le ridicule perce, et l’on rit. C’est ce qui arrive toutes les fois que le sentiment est faux ; et il ne peut manquer de l’être, si on peint ce qu’on ne sent pas. Voyez dans le monde tous ceux qui, par système, veulent paraître sensibles (aujourd’hui surtout) ; il y a des hypocrites de sensibilité comme des hypocrites de vertu : tout les trahit ; ils parlent avec glace de leur tendre amitié ; ils vantent avec un visage immobile leur douleur profonde ; eh ! croient-ils qu’on puisse en imposer sur le sentiment ? le sentiment a ses regards, son ton, ses mouvements, son langage, qu’on ne devine pas, qu’on n’imite point. Ô vains acteurs ! vous tromperez tout au plus l’âme indifférente et glacée qui n’a pas le secret de cette langue ; mais l’âme sensible, vous la repoussez ; elle démêle votre jeu, vos systèmes, vous voit arranger vos ressorts ; votre ton n’est pas le sien, et vos âmes ne sont pas faites pour s’entendre. On ne joue pas plus la sensibilité dans les ouvrages que dans le commerce de la vie. Que celui donc à qui la nature l’a refusée, n’aspire point à imiter ce qu’il n’a pas. Mais soit que vous soyez éloquent, ou que vous ne le soyez point, soit qu’en célébrant les grands hommes vous preniez pour modèle ou la gravité de Plutarque, ou la vigueur de Tacite, ou la sagesse piquante de Fontenelle, ou de temps en temps l’impétuosité et la grandeur de Bossuet, n’oubliez pas que votre but est d’être utile. Quoi ! ne vous proposeriez-vous que de louer une froide cendre ? qu’importe vos vains éloges pour les morts ? C’est aux vivants qu’il faut parler ; c’est dans leur âme qu’il faut aller remuer le germe de l’honneur et de la gloire : ils veulent être aimables, faites-les grands ; présentez-leur sans cesse l’image des héros et des hommes utiles ; que cette idée les réveille. Osez mêler un ton mâle aux chansons de votre siècle ; mais surtout ne vous abaissez point à d’indignes panégyriques : il est temps de respecter la vérité ; il y a deux mille ans que l’on écrit, et deux mille ans que l’on flatte ; poètes, orateurs, historiens, tout a été complice de ce crime ; il y a peu d’écrivains pour qui l’on n’ait à rougir : il n’y a presque pas un livre où il n’y ait des mensonges à effacer. Les quatre siècles des arts, monuments de génie, sont aussi des monuments de bassesse. Qu’il en naisse un cinquième, et qu’il le soit de la vérité ! La flatterie, dans tous les siècles, l’a bannie des cours ; la mollesse de nos mœurs la bannit de nos sociétés ; l’effroi la repousse de nos cœurs quand elle y veut descendre. Ô écrivains ! qu’elle ait un asile dans vos ouvrages ; que chacun de vous fasse le serment de ne jamais flatter, de ne jamais tromper ; avant de louer un homme, interrogez sa vie ; avant de louer la puissance, interrogez votre cœur ; si vous espérez, si vous craignez, vous serez vils. Êtes-vous destinés, par vos talents, à la renommée ? songez que chaque ligne que vous écrivez ne s’effacera plus ; montrez-la donc d’avance à la postérité qui vous lira, et tremblez qu’après avoir lu, elle ne détourne son regard avec mépris. Non, le génie n’est pas fait pour trafiquer du mensonge avec la fortune ; il a dans son cœur je ne sais quoi qui s’indigne d’une faiblesse, et sa grandeur ne peut s’avilir sans remords. Juger de tout, apprécier la vie, peser la crainte et l’espérance, voir et l’intérêt des hommes, et l’intérêt des sociétés, s’instruire par les siècles et instruire le sien, distribuer sur la terre et la gloire et la honte, et faire ce partage comme Dieu et la conscience le feraient, voilà sa fonction. Que chacune de ses paroles soit sacrée ; que son silence même inspire le respect, et ressemble quelquefois à la justice. Un conquérant qui aimait la gloire, mais plus avide de renommée que juste, s’étonnait de ce qu’un homme vertueux, et que tout le peuple respectait, ne parlait jamais de lui : il le manda. « Pourquoi, dit-il, les hommes les plus sages se taisent-ils sur mes conquêtes ? » Prince, dit le vieillard, les sages des siècles suivants le diront à ta postérité » ; et il se retira.