(1856) Réalisme, numéros 1-2 pp. 1-32
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(1856) Réalisme, numéros 1-2 pp. 1-32

Numéro 1 [1], 10 juillet 1856

1856

Notes sur l’art.

Il faut qu’en peinture l’instinct ne soit rien, puisque le goût général a des sympathies si étranges et des antipathies si ridicules. Il n’y a cependant que deux écoles de jugement ; c’est premièrement la comparaison des peintures entre elles, et secondement, la comparaison des peintures avec la nature. Par la première voie, on arrive à classer un peintre, déclarer que son modelé est supérieur à celui de son voisin, que l’ordonnance de son tableau est plus ou moins conforme à la loi de la pyramide, enfin qu’il est coloriste ou dessinateur ; on juge aussi de la philosophie de ses compositions ; on est de la force d’un amateur ; mais quant à la vérité de l’œuvre, on n’a rien appris. Au contraire, au milieu des mille peintures contradictoires d’un musée, l’œil se lasse et fait des concessions à ce sentiment du kaléidoscope qui est inné en l’homme ; le bonhomme, la maison, l’arbre, le ciel, disparaissent des tableaux qu’on regarde, et font place à de petits assemblages agréables de plaques roses, bleues, rouges, jaunes, où chacun choisit ce qui lui rit le plus ; le dessin, la couleur et la nature n’ont rien à voir dans ces goûts-là. L’éducation du public se fait trop dans les musées, encore moins par la nature que l’éducation des peintres. Quant à comparer les peintures avec la nature, il faut un amour du vrai que peu de gens possèdent, et là se présente un écueil difficile à éviter ; la plupart du temps, on juge l’imitation, sans avoir compris et étudié le modèle ; il est bien plus sûr de demander longuement à la nature le secret de ses aspects, et lorsqu’on y a été initié, de voir si les peintures en approchent ; mais voir les peintures avant d’avoir compris la nature, c’est se fausser le jugement : on s’habitue à des à-peu-près ; si les bonshommes ne ressemblent pas à des polichinelles, les arbres à des choux, le ciel à du fer-blanc, l’homme qui a étudié les musées sera content ; vous n’aurez plus à débattre avec lui que cette grave question, qu’il vous posera : Pourquoi, monsieur, n’est-ce pas fait dans la manière des grands et illustres maîtres : Raphaël, Titien, Corrège, Rubens, Rembrandt, qui ont laissé les modèles éternels du beau ? Quant à la foule, son goût est franchement fantastique ; dans la rue, elle s’arrête à l’étrangeté du dessin, de la couleur ou de la composition, elle cherche des mystères ; une ébauche, laissant voir la préparation, la séduit plus que l’œuvre terminée. Elle est avide des coloriages où les personnages ont des visages bleus et des mains jaunes ; elle délaissera un paysage net et vrai pour s’abattre devant des machines flamboyantes, impossibles. Elle s’inquiète et s’émeut de tout ce qui est faux ; elle rêve probablement des pays et des êtres inconnus ; elle n’a que le goût des voyages et non celui de la peinture, et se demande en quelles terres habitent les personnages tatoués et coloriés qui l’intéressent. Il est vrai, cependant, que cette foule bâille aux musées, et s’arrête avec le même enthousiasme devant les tableaux qui représentent des chandelles, des bouteilles, des verres pleins de vin, des fromages et des pots de chambre ; cela a probablement l’attrait d’un joujou bien exécuté, et elle ne s’y arrête qu’à la condition que ces œuvres soient faites selon les lois grossières du trompe-l’œil, sinon elle passe.

Pour la foule, et je joins à la foule la plupart des amateurs, dont le jugement a eu les musées pour serre chaude, la réalité est fausse, le conventionnel est vrai ; en effet, les peintures renfermées dans les musées, et qu’on lui montre toujours comme types, sont des peintures rousses, noires, vertes, grises, des peintures idéalisées, arrangées, plus propres à détraquer une tête de peintre qu’à l’assainir, car la vérité en est presque généralement absente ; le beau devrait donc se faire roux, noir et vert comme les maîtres ; et Dieu sait que chez ces maîtres il y a des arrangements de lumière, du théâtre, de la tragédie enfin. Donner à étudier Raphaël à un homme du xixe  siècle ! Qui est-ce donc qui fait des Contes de Boccace et des Jérusalem délivrée… ?

La question de sympathie mise à part, ce qui est apprécié le plus sainement par le plus de gens, c’est le paysage. Les gens non artistes ne connaissent pas la valeur fragmentaire des objets éclairés ; la couleur est la lumière, mais pour eux, ils n’apprécient qu’une lumière générale où s’absorbe tout ; ils ne connaissent pas la valeur d’un ton lumineux isolé, restreint à un groupe, à un coin de terre. Le paysage s’attaque à cette sensation de lumière générale dominant les détails, sensation confuse, mais maîtresse des sens chez tout le monde. Séparer de l’ensemble un fragment, l’encadrer et l’offrir dans son vrai particulier, voilà l’écueil du réalisme, parce que personne ne veut admettre dans son aspect spécial ce qui était perdu dans la grande teinte. Voilà pourquoi l’école, la tradition, les peintres de genre et les peintres historiques ont inventé leurs farces de kaléidoscope, et ont pu se mettre bravement à peindre des choses qu’ils n’avaient pas vues ; or, on ne peut pas peindre ce qu’on ne voit pas ; il n’y a pas de procédé en peinture, quoi qu’on en dise ; ce qu’on comprend, on le rend ; ce qui n’est pas rendu n’a pas été compris, et les effets de nature sont infinis. Un atelier ne peut pas servir de modèle pour distribuer la lumière dans un palais. Les paysagistes peignent toujours d’après le vrai, et le vrai le plus généralement connu ; aussi ils ont marché, et sont plus intéressants que les autres.

Mais ces questions, qui se rapportent à ce que les artistes appellent voir et comprendre, sont des questions intimes pour tout peintre, et qu’il ne lui est pas donné de résoudre. Le vrai de la couleur ou de la lumière est si puissant, si important, qu’à peine les plus grands peuvent y arriver. En art, il faut un immense génie pour reproduire simplement et sincèrement ce qu’on a sous les yeux, depuis une terrine jusqu’à la face du plus auguste des rois.

Les littérateurs et les versificateurs ont gâté les artistes et le métier des artistes, parleur persistance à soutenir le genre noble, à chanter le genre noble, et à s’écrier qu’il fallait poétiser, idéaliser, mots que les artistes ont traduit par : « donner de la tournure » ; c’est-à-dire ne jamais souffrir la nature, et ramener tout à un type archaïque, précieusement conservé dans les musées, et porté à sa perfection par Annibal Carrache. Les versificateurs ont l’esprit de travers et les yeux troublés ; ce sont des malades, des maniaques, sur lesquels, par parenthèse, l’illustre docteur C… prépare un livre curieux. Ce sont eux qui sont parvenus à persuader à nos peintres, gens crédules, de ne jamais produire que des visions, visions grecques, romaines, moyen-âge, xvie , xviie et xviiie  siècle, avec interdiction de toucher au xixe (on n’a fait grâce qu’aux soldats, probablement parce que la guerre amène les rimes les plus redondantes). J’ai dit que le vrai, dans la couleur ou dans la lumière, était parfaitement dédaigné, le vrai, dans le bonhomme est traité avec encore plus de mépris, grâce à cette maudite préoccupation de l’antique. L’antique a fait ce qu’il a vu, faites ce que vous voyez. Après l’antique est venue l’invention drolatique des dessinateurs par opposition aux coloristes. Or, comme le disait un jour un de mes amis, le meilleur dessinateur est le coloriste ; le dessin, c’est la couleur. Le dessin n’est pas le contour extérieur d’une forme, il est partout, au centre, en haut, en bas, partout où il y a de la lumière et de l’ombre. Ce sont ceux qui, ne pouvant sentir le dessin que là où deux couleurs tranchées se rencontraient et produisaient une ligne d’intersection, se sont mis à dessiner des contours extérieurs, qu’on a déclarés idéals parce qu’ils étaient faux. C’est alors que des pinceaux, secs et criards, sont venus, sous la main de Raphaël, tracer les éternels modèles du dessin, et que nous avons vu une demi-douzaine de têtes suffire à la confection d’un nombre considérable de personnages ; espèce de miracle comparable à la multiplication des pains. Lorsque Raphaël a voulu entrer dans le vrai, le portrait, « ce genre inférieur », comme vous cornent aux oreilles les peintres de genre et d’histoire, il n’a pas fait des chefs-d’œuvre. On a parlé du sentiment religieux des Italiens, ce sont probablement leurs solennels enroulements de draperies qui ont causé une impression religieuse sur les contemplateurs, et ces fonds noirs où se détachent des Vierges, des Jésus, des saint Joseph, entortillés d’une manière invraisemblable, et posant gracieusement, avec des corps de bois et des visages vides de la vie humaine. Les grands coloristes, les Vénitiens, ont peu idéalisé, et ils ont comparativement reproduit dans leurs œuvres plus d’humanité et plus de vie, et la force de leur sentiment se montre dans les admirables portraits qu’ils ont laissés. Aussi on reproche dédaigneusement à Titien de manquer d’élévation morale, dans tous les dithyrambes à l’art. Pourtant ils sont restés loin de la nature ; c’est-à-dire de ce qui émeut et intéresse profondément. Quand les Flamands sont venus, on les a appelés des magots ; et il y a encore bien des versificateurs qui, s’ils l’osaient, le répéteraient tout haut. En tous cas, ceux-ci admirent beaucoup Teniersa sur parole ; mais je ne sache pas un versificateur, ni peut-être un littérateur, qui ait jamais rien compris à la Famille de Van Ostade. « Ce noir avec ce blanc fait mal, disent-ils, je ne sais pas ce que vous trouvez de beau là-dedans ; allez voir sainte Scholastique de Le Sueurb. »

Donc cette tradition s’est amassée dans tous les écrits sur l’art ; trois cents ans d’une éducation artistique artificielle ont frappé l’école contemporaine d’impuissance ; les gens qui ont reculé devant leur propre époque, et qui s’imaginent qu’ils comprennent mieux le passé qu’ils n’ont pas vu, que le présent ou ils vivent et se meuvent, ces gens-là ne peuvent être absous de leur inintelligence ; aussi Courbet a-t-il justement mérité d’être appelé vaillant.

L’habit moderne, l’habit en queue de morue effraie les artistes actuels, la blouse les épouvante aussi, la veste, la soutane, ils repoussent tout ; il n’y a que les soldats qu’ils veuillent bien admettre, mais toujours à condition de leur donner de la tournure, comme je l’ai dit. Il paraît que pour les autres esprits il y a un bonheur inouï à contempler en peinture des êtres qui n’existent pas, tels que les soldats d’artistes, par exemple. Tout le xixe  siècle est condamné, en quoi lui a-t-il donc servi de découvrir l’homme après que le xviiie  siècle a eu découvert l’humanité ? Actuellement, cependant, c’est l’habit qui fait le moine, l’habit qui fait l’homme du monde, l’artiste, le prêtre, l’ouvrier, le paysan, l’homme moderne dans sa variété, avec les passions, les désirs, les joies ; les souffrances particulières à ses conditions sociales. C’est mesquin et laid, disent les peintres, cet habit est étriqué, pas de plis, pas de couleurs. C’est pourtant l’habit Louis XV légèrement modifié, cet habit si cher aux chiffonneurs de dentelles. Le moyen âge avait des couleurs éclatantes, mais il n’avait pas plus de lumière, partant pas plus de couleur que nous ; comment, nous sommes moins intéressants que les hommes précédents ? nos révolutions, nos guerres sont moins belles que ce qu’il y avait avant ? l’homme moral d’à présent est dédaigné parce que son corps n’a pas une guenille rouge ? nous n’avons donc plus de têtes, de cœur, de passions, d’existence enfin ? C’est au moment où la science de l’observation extérieure est venue apprendre que le corps dans ses attitudes et ses-formes les plus vulgaires, que les vêtements dans leur union avec le corps révélaient toute une nature, créaient une individualité saisissante, dont la contemplation était grosse d’idées et de sensations, c’est à présent qu’on vient encore parler de tournure, de type, d’idéal et de convention. Et lorsque les peintres et les versificateurs disent que nous sommes mesquins et étriqués, ils mentent ; qui a jamais songé, en regardant les beaux portraits de ce temps-ci à accuser le costume et le manque de couleur ? Quel profond intérêt s’en exhale au contraire, et comme ces êtres-là sont aussi vivants et colorés que les gens du moyen âge et de la cour de Louis XV, et vous voulez que là où un homme seul est très beau, quatre ou cinq réunis ne soient pas très beaux aussi. Balzac a fait un livre curieux sur la démarche, on admettra bien que Balzac, comme sentiment, comme observation, vaut n’importe quel peintre actuel, je pense ; à chaque instant Balzac y parle de noblesse d’allures, les princes se reconnaissent sous l’habit moderne, les maçons sont vigoureux et solides sous la blouse, le niveau n’a pas passé sur tout le monde ; il y a des quantités de portraits de Van Dyck, où les vêtements sont noirs et de ligne peu harmonieuse, mais est-ce donc d’architecture ou de céramique qu’il s’agit ici ? sont-ce des découpures et des silhouettes géométriquement cadencées qu’on demande ? que devient la forme devant la sensation de la lumière, et devant le sentiment intérieur ? Quel intérêt a-t-elle ? Vous proclamez, tous, les Flamands sublimes, vos modèles valent les leurs : travaillez.

Et puis, cette idée de la forme est une idée étroite, entretenue comme le feu sacré par le collège des poètes (ceux qui ont le malheur de lire des vers, savent bien pourquoi). L’idée de la forme, du beau est inintelligente et païenne, il ne faut plus que le beau ait toute la place mais seulement une place ; le xixe  siècle a affranchi l’ordinaire, le général, le vrai. La beauté ne veut rien dire sinon la beauté ; le reste, l’ordinaire, le réel est autrement complet et étendu ; chaque visage d’homme ordinaire crie vice, passion, douleur, esprit, méchanceté. L’infinie variété de l’homme moral se traduit par des aspects où la géométrie a moins de part, aspects irréguliers du corps et du vêtement. Sous la grande harmonie de la lumière il n’y a rien que de beau et digne d’être contemplé. Dans la réalité rien ne choque ; au soleil, les guenilles valent les vêtements impériaux. Le vrai embrasse tout ce qui vit et pense ; et il donne aux peintres peu reconnaissants « le caractère » chose qu’ils recherchent tant, et le leur donne seul. En littérature on s’est jeté sur l’homme moderne, l’homme laid, selon MM. les artistes, le réalisme est arrivé, demandant place pour le spectacle universel et il a envoyé promener les Adonis et les Quasimodos romantiques ; alors les vrais ouvriers, les vrais paysans, les vrais bourgeois dans leur étroitesse, tout a été peint ; être, c’est être beau, comme spectacle, comme objet de contemplation puisqu’on intéresse. Pourquoi les peintres n’ont-ils pas suivi la littérature, ou n’ont-ils adopté que les extravagances romantiques ? L’intelligence large accepte, étudie le monde entier et jouit d’assister à son mouvement. S’il vous faut des synthèses, la comédie humaine vous en fournira assez.

Les Espagnols ont rudement abordé le laid ; mais Murillo a « idéalisé le pouilleux », Ribera « cachait ses moines éventrés sous des flots d’ombre ». La peinture n’existe pas encore, Courbet datera la nouvelle époque, c’est une gloire suffisante.

La sculpture se consume lentement. Plus absurde encore que la peinture, la sculpture se réfugie dans le nu et dans la draperie antiques.

Qu’est-ce qu’un bonhomme nu ? dès que vous voulez lui donner une signification, vous lui mettez un casque, un pan de manteau, une botte, une couronne, vous l’habillez : les plus célèbres statues de Michel-Ange sont vêtues : Moïse, Julien de Médicis, le duc d’Urbin. La sculpture est l’art silhouette par excellence, on lui demande à chaque instant des lignes heureuses. Du reste, la sculpture est un art inférieur et sans ressource, qui devrait ou se réduire à l’ornementation et alors, faire sur des bâtisses de petits fouillis amusants, pleins de petits trous où l’ombre se niche, ou chercher sa force dans un effet matériel et devenir gigantesque : je lui conseillerais toutefois, de ne pas suivre l’exemple de M. Christophe, qui fait des femmes géantes cachant leur tête et montrant leur derrière. Pourquoi refaire ce qui a été fait ; la sculpture peut s’amuser aux petites femmes nues — la femme est toujours nue pour l’homme, cependant, après les petites cochonneries de Pradier, que reste-t-il à faire en ce genre. Si la sculpture est impuissante à aborder le moderne, qu’elle ferme boutique, car elle a vraiment cessé d’être amusante. Je connais pourtant un sculpteur d’un grand talent qui avait voulu sortir de la cuve où se débattent les grecs et les fantaisistes.

Il avait fait, avec un épisode du Vengeur un monument magnifique à élever sur une place d’un des grands ports de mer ; c’était du sentiment moderne, du Gros en sculpture, personne ne s’en est inquiété ; aussi maintenant fait-il des liseuses grecques, et des soldats pour l’industrie.

L’autre jour un ami qui descend d’Érostrate me dit : Je viens du Louvre, si j’avais eu des allumettes, je mettais le feu sans remords à cette catacombe, avec l’intime conviction que je servais la cause de l’art à venir. Seulement, dit-il, j’aurais regretté les portraits, quelques Flamands et quelques Vénitiens.

[Profils et Grimaces, par Auguste Vacquerie.]

Je viens de lire deux livres : les Contemplations et Profils et Grimaces. Ces deux livres, qui auraient été portés aux nues il y a trente ans, paraissent aujourd’hui, classiques, mais classiques !…

Chaque époque à sa manière, chaque époque à ses puissances.

Victor Hugo, en 1830, était un homme nouveau qu’on acclamait avec enthousiasme ; c’était un libérateur, c’était un envoyé de Dieu pour les gens fatigués d’admirer Racine ; ils trouvaient dans ses livres une nourriture qui les changeait de l’éternel bouilli ; c’était, sur la table, le faisan paré de toutes ses plumes ; mais, hélas ! le faisan est mangé, et le dîner n’est pas fini.

Apportez du fromage.

Le romantisme est mort ; la dernière chanson qu’on chante sur sa tombe avant de l’enterrer pour toujours c’est MM. Vacquerie et Hugo qui la chantent.

Écoutons la chanson de M. Vacquerie.

———

Profils et Grimaces,
Par Auguste Vacquerie.

« Plantons solidement nos pieds en plein sol, pour que notre âme se couvre d’étoiles. » Voilà par quelle pensée profonde s’achève ce beau livre. La pensée est profonde, très profonde…

Ah ! M. Vacquerie, que vous êtes bien de votre école ! Comme les grands mots et les grandes phrases remplacent chez vous le gros bon sens !

Mais aussi, comment ne pas en arriver à une absence complète de jugement, quand, pour juger soi-même et les autres, on rapporte tout à un seul point de comparaison, et que ce point de comparaison est l’œuvre d’un homme, Shakespeare ! — Hugo, c’est Shakespeare. Que diable voulez-vous faire avec cet éternel modèle ? Vous le dites complet, je le veux bien ; Shakespeare, selon vous, c’est l’homme tout entier, sous toutes ses faces, dans toutes ses beautés, dans toutes ses laideurs, je le veux bien ; mais Shakespeare pour toujours, c’est trop longtemps ; et je crois que je ne serai pas seul à vous dire que voilà trente ans que ça dure, et que c’est assez.

D’autant plus que si Shakespeare a quelque chose de bon, vous ne l’avez pas compris, vous l’avez à peine entrevu, vous vous êtes arrêtés à l’effet ; vous lui avez pris le mélodrame, et vous lui avez laissé le réalisme pour faire de la fantaisie. Son nom a pu vous servir d’enseigne quand personne ne connaissait ses œuvres ; mais vous nous feriez haïr Shakespeare, si nous étions forcés de vous admirer en lui.

Vous avez d’autres points de repère, me direz-vous : le maître a donné sa loi pour reconnaître les chefs-d’œuvre. Elle est jolie, sa loi !

Le beau, c’est le laid, a-t-il dit dans le temps, quand la mode était aux paradoxes romantiques ; c’était une plaisanterie. On était fatigué de s’entendre répondre, toutes les fois que l’on demandait à quelqu’un : « Qu’est-ce que le beau ? — Dame, le beau, c’est… le beau », qu’il a paru drôle de dire le contraire. Mais la plaisanterie se fait vieille, et je crois qu’il commence à être temps de dire sérieusement et de chercher enfin à comprendre et à mettre en pratique cette ancienne définition, qui a servi à toutes les écoles : le beau, c’est le vrai.

Tout ce qui est faux de pensée ou d’expression est mauvais. Ce critérium admis, l’école romantique est jugée.

Si je prends à partie M. Vacquerie avant M. Hugo, c’est que personne ne pourra me répondre : Mais, monsieur, la gloire ; … mais, monsieur, la renommée ; … mais, monsieur, … toutes choses qu’on ne manquerait pas de me dire, si je touchais au grand poète connu de tous les jeunes versificailleurs, qui l’imitent, le copient, ou le calquent, et qui ne seront plus de mise, à propos du maître, quand on aura compris mon jugement sur le disciple.

M. Vacquerie est faux, d’un bout à l’autre, d’idées et de style ; mais d’une fausseté si complète, si entière, si parfaite, qu’il en est amusant.

Depuis sa glorification du théâtre jusqu’à sa théorie de la métempsycose, et, du reste, c’est à peu près tout ce que le livre contient, c’est une série de couplets sur tous les airs connus, finissant tous par des traits adorables, mais peu compréhensibles :

« Le théâtre, c’est le Golgotha de l’idée. »

« Le poète dramatique est le grand invisible de la poésie. »

« La tragédie est le nez du théâtre, le drame en est la figure. »

« Lovelace, c’est l’envers de l’orgueil, c’est la modestie de Satan. »

« Le poète souverain est celui qui frappe à son effigie la plus grande somme d’humanité. »

« Socrate n’est pas Socrate ! Eh bien ! Tartuffe, non plus, n’est pas Socrate ! »

Voilà ! c’est beau, parce que c’est laid. Et c’est partout dans ce haut goût ; et M. Vacquerie se plaint de ce que les critiques ne savent pas écrire, et de ce que l’Académie préfère le style plat au style accidenté. Mon Dieu ! que je suis content de trouver une fois raison à l’Académie !

Tout cela, du reste, vient d’une mauvaise compréhension de la tâche de l’écrivain. Pour les romantiques, le but de la littérature était une chose fantastique : l’art ; pour nous, c’est une chose réelle » existante, compréhensible, visible, palpable : l’imitation scrupuleuse de la nature.

Avec cette passion de l’art, vous défigurerez tout. Boileau vous dira une bonne chose : Rien n’est beau que le vrai, et tout de suite, pour faire de l’art et pour faire une rime, il vous joindra à cette bonne chose une niaiserie : le vrai seul est aimable. Le romantisme a bien dit aussi : la nature, le vrai, voilà ce qu’il faut imiter. Mais, tout en disant cela, il faisait des drames, il faisait des livres qui rarrangeaient la nature, et il travaillait en faux d’une autre manière, mais tout autant que ceux qu’il attaquait.

Pour nous, nous admettons le laid, parce qu’il est vrai ; nous admettons le beau, parce qu’il est vrai aussi ; nous admettons le vulgaire comme l’extraordinaire, parce que tous deux sont vrais ; mais ce que nous n’admettons pas, et ce qui a tué le romantisme, c’est la manie exclusive du laid-horrrible et de l’extraordinaire-monstrueux.

Que peut-on attendre de gens qui vous disent des choses comme celles-ci :

« Il n’y a pas de monstres en art, il n’y a que des chefs-d’œuvre. L’art, c’est la beauté, la beauté de tout, la beauté de la laideur ! Les chefs-d’œuvre sont les exemplaires radieux des siècles.

« L’art, c’est la splendeur de l’histoire. »

On ne peut attendre d’eux que des chefs-d’œuvre, et du moment que « le sculpteur de bêtes vaut le statuaire de héros » et qu’« une croupe vaut un torse », je me crois obligé d’admettre que la croupe de M. Vacquerie vaut le torse de M. Hugo.

Si maintenant je voulais, pour l’ébattement de mes lecteurs, leur faire un analyse à peu près complète et émaillée de citations du premier de ces chefs-d’œuvre, la croupe de M. Vacquerie, je leur dirais :

Quand vous êtes affligé d’une fluxion de poitrine, quand vous ruminez dans votre cerveau des projets de vengeance sur la femme qui vous trahit, quand vous réfléchissez que demain vous ferez faillite et vous brûlerez la cervelle, êtes-vous bien disposés à aller voir Lucrèce Borgia ou Marie Tudor ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! il paraît que la salle n’est remplie tous les jours, pour « ces soupers de l’esprit où Shakespeare donne à manger sa chair et à boire son sang », que de gens qui ont des échéances difficiles, d’ouvriers qui ne sont pas sûrs de dîner le lendemain, et de poitrinaires condamnés.

Et « c’est là l’œuvre même des représentations théâtrales de nous arracher à nos affaires, à nos soucis, à notre maladie, à notre bourse, à notre peau ».

Et c’est pourquoi « la forme dramatique est la forme divine ».

Et c’est encore pourquoi « Dieu est partout et ne se montre nulle part », et pourquoi « le grain de sable le possède, et le Mont-Blanc ne le connaît pas ».

Je me suis borné aux cinq premières pages, où irais-je si je continuais ainsi jusqu’à la fin. Je citerais sans relâche, car c’est là le vrai beau chez ce peuple grotesque et romantique, de lancer des traits à propos de tout et à propos de rien. Ces traits vous voyez qu’ils frappent fort… dans le vide.

Il nous faut une révolution.

Il faut que nous ne soyons plus obligés d’admirer des choses comme Profils et Grimaces sous peine d’être excommuniés. Quand on saura à quoi s’en tenir au sujet de ces tours de passe-passe, l’immense Hugo lui-même sera amoindri.

M. Vacquerie s’étonne que lors de l’enfantement « des Ruy Blasc ignorés, vivants, debout, entiers, la chair sur les os, le style sur l’idée, immenses inconnus » qu’il a trouvé dans « le beau secrétaire chinois » de son patron, la nature elle-même ait eu l’air de ne s’apercevoir de rien. « Cela vaudrait pourtant bien la peine, dit-il, que quelque chose bougeât ; à l’instant où Hamlet daigne honorer notre globe de sa présence, tout devrait s’émouvoir ; il devait jaillir du sol des fleurs extraordinaires, l’air devrait s’emplir de musiques célestes, les étoiles devraient se rapprocher pour voir, les comètes devraient accourir effarées ! »

Eh pourquoi ? seigneur ! qu’est-ce que la nature a à voir là-dedans ? Vous la bafouez, vous la maltraitez, Vous jouez avec elle comme les enfants avec les hannetons, vous la faites poser éternellement dans un costume d’arlequin et vous voulez que cette nature fasse des frais pour vous remercier de toutes les bontés que vous avez pour elle.

Allez, vous avez beau la flatter, vous avez beau dire à la matière, tu es ma sœur, tu as une âme, « j’ai une affection sincère pour les choses, pour la pierre, pour le métal, pour le sable des grèves, pour le pavé des rues, pour les instruments de travail, pour les ustensiles de ménage ; lorsque je réfléchis à tous les services que les choses nous rendent, j’en veux aux maçons qui chargent trop un vieux mur et je ne ferais pas de mal à une allumette ; je plains les clous rouillés, je bénis les charrues, je remercie avec effusion les chenets qui se mettent dans le feu pour nous, j’admire les chaudrons… et il y a des moments où il me semble que c’est le couteau de la guillotine qui est le condamné », malgré toutes ces protestations, dis-je, la nature ne bougera pas, quoique ça en vaille bien la peine, et vous laissera vous mettre à son niveau pour que vous puissiez vous admirer, vous plaindre, vous bénir et vous remercier vous-même.

S’il ne me fallait pas suivre un chemin qui m’est interdit pour raisonner quelques minutes avec vous là-dessus, je raisonnerais assez pour vous ôter vos remords du temps où vous aviez la méchanceté de cingler l’air avec une branche de coudrier, ou bien je vous forcerais à ne plus bouger et à mourir de faim.

Voilà donc à quelles extrémités vous a conduit votre passion pour le beau, et votre loi de la « solidarité de l’idéal et du réel dans l’art », à croire aux revenants parce qu’il y en a dans la Bible, dans l’Iliade, dans Eschyle, dans Shakespeare et que ça vous a paru beau, au théâtre, une longue forme blanche, et vous voulez qu’on vous prenne au sérieux quand vous nous prêchez votre religion saugrenue, et vous voulez que l’on vous admire et qu’on croie votre orgueil justifié.

J’ai dit votre orgueil. L’orgueil, en effet, c’est le signe distinctif de votre école ; tout le monde est orgueilleux, mais les romantiques plus encore que les Espagnols ; je le comprends, vous dites « qu’il faut croire à la solidité de ses reins pour mettre l’humanité dessus » et vous essayez tous les jours à porter l’humanité ; laissez l’humanité tranquille, ne la portez pas, copiez-la. Votre salut est là-dedans.

Le siècle est tourné vers le positif, et vous jouez encore chez nous le rôle de l’arabe conteur de balivernes ! Taisez-vous, vous auriez fait des contes du sérail, des contes turcs, des contes chinois, des contes de fées, si vous n’étiez pas venu après Notre-Dame de Paris.

Les mots sonores ne font pas une belle pensée, ils déguisent à peine un enfantillage. Les périodes sont passées de mode, depuis Voltaire, et tous les oripeaux dont vous habillez vos mannequins depuis trente ans, tombent en loques.

Il nous faut une révolution.

La contemplation et la rêverie nous ont dotés de cette école de clowns littéraires dont je me suis assez longuement inquiété pour n’en plus parler aujourd’hui, l’observation nous a déjà donné bien des chefs-d’œuvre, et sa tâche n’est pas achevée.

Observez, c’était le grand secret de Balzac : copiez, c’est le secret des grands peintres.

Réalisme, si le mot est nouveau, la chose ne l’est pas. Le réalisme existe depuis que la littérature existe, il a éclairé de quelques-unes de ses lueurs les livres de bien des génies qui se sont succédés, et il a fait leur fortune, il arrive au jour où on le reconnaît, où on le nomme.

Quant à M. Vacquerie, et pour en finir avec lui ; puisqu’il prédit à l’épopée des Misérables « la fortune miraculeuse de Notre-Dame de Paris », et puisque depuis trois mois qu’il en a entendu le commencement, il n’a pu encore « penser à ces pages sacrées sans se sentir troublé à un point indicible », et qu’« il ne reprendra parfaitement ses sens que quand la publication de ce poème unique lui permettra de parler et de répandre au dehors l’admiration qui lui étreint la gorge » je lui ferai à mon tour une prédiction qui ne manquera pas de le flatter. Son livre vivra éternellement, il vivra d’abord dans ma mémoire comme souvenir d’une farce de la hauteur immense de Tragaldabas, et je raconterai ses orgies de mots à mes petits-enfants quand ils seront sages. Il vivra aussi dans la mémoire des siècles comme une date ; celle de la fin du règne du romantisme.

J’ai fini, je me suis placé dans « ce tas de critiques qui crachent de l’encre sur le génie » je suis un envieux, et « l’envie se démène, grince, bave, mord, souffre. Et puis ? Tout à coup, ces mêmes penseurs que, la veille encore, vous avez vus envahis, éclaboussés, foulés, écrasés, surgissent. Une étrange métamorphose s’est opérée : les calomnies qu’on leur a jetées à la tête se sont mises à resplendir, et la boue est leur auréole ». J’ai fait une auréole de boue, à M. Vacquerie, il doit être content, il est maintenant un génie persécuté.

C’est niais, vraiment, cette manière d’injurier la critique, moquez-vous-en, je le permets ; ne l’écoutez pas, j’y consens ; mais admettez que tout le monde peut ne pas être de votre avis, et croyez que ce n’est pas une raison, parce qu’on ne vous admire pas, pour qu’on soit un sot ou un envieux. On admire autre chose, on admire toujours quelque chose.

Et maintenant, adieu, je laisse à d’autres le soin d’examiner à la loupe « le système que recouvrent ces débauches d’imagination, le squelette de cette bacchante » et je répète pour la troisième fois ce que j’ai déjà dit :

Il nous faut une révolution.

La multiplication des poètes

Les lapins, race rongeuse, se multiplient avec une rapidité incroyable, les poètes se multiplient encore plus vite, et pourtant ce sont des ennemis publics, une autre race de rongeurs très envahissante qui attaque sans cesse le sentiment du vrai et du juste pour mettre à sa place, l’amour de l’ampoulé, du maniéré et du niais. La gaîté du soleil est troublée par l’immense quantité de grandes douleurs, de sublimités et de rénovations morales qu’ils jettent dans l’air. Ils font des philosophies, des religions nouvelles, des systèmes sociaux en vers ; ils appellent cela faire de la musique intellectuelle, musique de chapeau chinois, soit ! Les associations dangereuses sont interdites et on laissera subsister l’Union des poètes, la société de l’Urne vide, la société des Amis du cœur et celle des Amis du soupir, la société de la Philanthropie poético-catholique, la société de la Moralité poétique, celle des Poètes météorologiques, l’Union néo-poétique, l’Union des douleurs, la société des Pensées distinguées, le Temple des grandeurs de l’âme, l’Union des fils de Sacountala, la société des Poètes génèsi-philologi-historico-philosophi-antédiluviens, la Renaissance du sonnet, toutes sociétés non encore publiquement constituées, mais prêtes à surgir et existant secrètement, étalant leurs produits dans des espèces de bazars dont le pire est la Revue de Paris.

En Suède, on s’y prend fort adroitement pour dégoûter les ivrognes du vin. On les entoure, on les sature de vin. On leur cuit tout ce qu’ils mangent, dans le vin ; on leur donne du vin pour se débarbouiller, du vin pour se baigner, du vin partout et toujours. Ah ! comme je voudrais qu’on employât un moyen analogue pour nous délivrer du fléau de la poésie. Oui, si tous les journaux étaient en vers, si les lois, si les livres, si les sermons, les affiches, les enseignes étaient en vers ; si au Corps législatif, au Sénat, à la Cour, on parlait en vers ; si l’économie politique, la comptabilité, l’administration se faisaient en vers, si tout le monde était obligé de se dire bonjour en vers, si les maris trompés étaient contraints de faire à leurs femmes des scènes en vers ; s’il n’y avait enfin pas un trait de la plume ou un mouvement de la langue qui ne dût amener un vers, peut-être serions-nous enfin disposés à nous guérir du mal de la versification et une sage horreur nous préserverait-elle à jamais de cette passion. Cela viendra, je l’espère ; alors plus d’Harmonies du cœur, de Larmes et Sourires, de Soupirs et Langueurs, de Souffrances et Plumes arrachées, de Brises du soir, plus de Méditations, de Contemplations, de Satires, de Primevères, de Chroniques rimées, de Poèmes antiques ou antédiluviens, de Chercheurs d’or, de Gabrielle, d’Honneur et d’Argent.

Quelle est la personne qui ne trouvera plus gais les livres qu’on étalait à la fameuse librairie Saint-Victor, du temps de Rabelais, par exemple : le Vistempenard des prescheurs, le Claquedent des maroufles, le Chauldron de magnanimité, la Barbotine des marmiteux, le Limaçon des rimasseurs, la Bedondaine des présidents et la Pelleterye des turlupins, extraite de la Botte faulve incornifistibulée en la Somme angélique ? Cela ne vaut-il pas mieux que toutes les mascarades sentimentales d’à présent ?

La poésie est l’arithmétique de l’imagination, à ce que prétend un mien ami, un autre dit que c’est trop lui accorder, et soutient que ce que les poètes prennent pour un don du ciel et ont en joie, est une infirmité, une sécrétion maladive d’hémistiches qui se forment dans un cerveau décomposé et suintent plus ou moins péniblement.

D’aucuns prétendent que les poésies actuelles sont des litanies faites par des religieux qui s’ignorent, mais en tout cas, on aime mieux les vraies litanies de l’Église que ces légions de : Puisque j’ai mis… Puisque j’ai fait… Je suis celui qui dit… Je suis celui qui fait… Il n’était pas de ceux… etc.

Le vrai c’est que la poésie est un métier où l’on compte et mesure au compas, un métier de faiseurs de cartonnages ou de jeux de patience. Quand on voit des strophes, on pense à une succession de petites boîtes contenant chacune de petites images tournées en ivoire, comme on en fait chez les tabletiers, seulement ces petites images sont informes, ce qui constitue l’infériorité de la poésie vis-à-vis de la tabletterie.

La poésie est essentiellement déformatrice ; elle consiste à changer ce qui est, à le mettre à l’envers, à gonfler ce qui est mince, à amoindrir ce qui est gros, sous prétexte de grandiose et d’ingénieux. La peinture a du moins quelque pudeur de sincérité ; la poésie est toute fausseté.

Quelqu’un qui a des brodequins trop serrés où ses pieds ne peuvent entrer que par des héroïsmes de torture, marche mal. Il se tient droit pendant quatre pas, au cinquième le pied lui glisse et il boîte.

Ce n’est pas assez que, par système, la poésie dénature le vrai, il faut que les idées déjà troublées et confuses se casent mathématiquement dans des châssis entre des vis de pression à grelots qui sont les rimes. Les rimes précèdent l’Idée, l’idée vient toujours après et il faut qu’elle entre dans les rimes, au prix de n’importe quel rétrécissement ou allongement fantastique et monstrueux. Le lecteur est ahuri par ces singularités, et, si c’est un homme faible, il est intimidé et se dit : ça ne ressemble à rien du tout, donc c’est beau.

Ce sont ces mêmes hommes faibles qui voient jouer avec admiration les drames et les comédies en vers, supplices du bon sens et de la vérité et qui supportent sans sourciller ces passions à la mécanique et ces plaisanteries rimées ; à Versailles, on taille les arbres en pains de sucre et en pyramides, les drames et les comédies en vers taillent de même les sentiments et les scènes naturelles.

La poésie vit de ce que rejette la prose ; elle fait son sublime avec ce que l’autre accueille d’un rire méprisant. On ne souffre en prose, au nom du goût et du naturel, mots consacrés, rien de ce que les ouvriers en vers mettent en œuvre. Quand on veut faire l’éloge de la poésie, on s’écrie : il semble qu’ou entende de la prose. Oh ! poètes !

Du triomphe de la poésie, on pourrait conclure que la cadence joue le premier rôle parmi les préférences humaines et que le plaisir d’entendre un certain nombre de syllabes se succéder régulièrement en se terminant par des sons semblables amène les émotions les plus grandes. Nullement, la poésie est une franc-maçonnerie dont on prend encore les mystères et les rites au sérieux. Tous les béotiens doués d’une imagination vive s’inclinent devant ces hommes qui murmurent des paroles incompréhensibles. mais solennelles, avec une gravité profonde et en remuant des grelots. Le succès de Mangin explique le succès des poètes quand même on ne saurait pas qu’ils font sonner leurs rimes grelots pour endormir les cerveaux à cette fausse musique et faire oublier leurs idées.

Ils paradent, au son du tambour de basque, devant des tableaux effrontément coloriés et dessinés comme à la foire.

Dans les Reisebilder d’Henri Heine, il y a un banquier, Gumpel, qui s’écrie devant un paysage italien : « Et la nature ! J’ai fait deux cents lieues, voyageant jour et nuit, pour aller en Écosse voir une seule montagne, mais l’Italie est au-dessus de tout. Comment trouvez-vous cette partie de la nature ? Quelle création ! Voyez donc les arbres, les montagnes, le ciel et l’eau, là-bas, tout cela n’a-t-il pas l’air d’une peinture ? » Et le banquier voyant l’ironie sur les lèvres de son compagnon, ajoute avec humeur : « Ne me troublez pas… Vous n’avez pas le sentiment de la pure nature… »

Le monde n’est qu’une grande réunion de Gumpels ; et comment veut-on que les Gumpels ne se laissent pas prendre aux singeries pleines de sérieux des poètes et ne deviennent enthousiastes en voyant que pour un poète un autre poète est un être sacré, qu’ils se disent mutuellement dans leurs vers : nous sommes beaux et sublimes, et que chacun d’eux possède une petite baguette avec le bout de laquelle il vous explique le ciel et la terre. Le procédé de cette explication étant à peu près le suivant. Un chien sera une fleur, une fleur sera un caillou, un caillou sera un poisson, un poisson, vu ses couleurs changeantes, sera une femme, une femme sera une étoile, une étoile sera un oiseau, un oiseau sera un ballon, un ballon sera un navire, un navire sera une brouette ; et voilà la création refaite. Alors, le poète devient, à ses propres yeux, un verbe ; c’est un monde, un Dieu ; il n’a ni commencement ni fin ; il le dit, et l’on est à peu près subjugué par cette affirmation naïvement audacieuse.

Toutefois, si le premier poète a été un habile homme, un charlatan adroit, à présent ses successeurs sont les derniers farceurs ; on commence à s’en apercevoir, et il se passe un fait curieux d’économie politique qui en est la conséquence : la poésie se lit mais ne se vend presque plus. La consommation diminue, juste au moment où la production augmente. Prenons garde, je disais bien en commençant que cette multiplication serait dangereuse. Sait-on de quoi serait capables des poètes affamés, gens mal raisonnants de nature ?

Aussi me paraît-il extrêmement imprudent d’encourager cette profession par des primes, comme on le fait.

Mais les choses se tiennent ; s’il n’y avait pas de poètes, il n’y aurait pas de primes à leur donner et naturellement l’Académie serait supprimée, car l’Académie est une institution uniquement créée pour distribuer des primes aux poètes, tant que l’Académie subsistera, il y aura des poètes…

Il serait injuste cependant de ne pas dire un peu de bien de ces pauvres gens ; je crois donc les honorer aux yeux du monde en déclarant qu’ils sont, dans la vie privée, une race généralement satisfaite et gaie, cela prouve au moins qu’ils n’ont pas commis de grands crimes capables de troubler leur conscience, à moins que ce ne soit la joie de mettre tout le monde dedans. On me dit que le mot Poète signifie », selon eux, organisation parfaite, cœur, esprit, imagination complète. Il est tout simple alors qu’un homme soit content de sentir tout cela en lui. Il n’y a pas d’endroit plus agité qu’un salon rempli de poètes. Ils sont pétulants, rieurs, pourvu « qu’ils ne travaillent pas » sinon ils deviennent sombres. C’est ce qui explique pourquoi leurs livres sont presque toujours mélancoliques et tachés de pleurs. Leur genre de travail les attriste ; tous les métiers mécaniques produisent cet effet et affaiblissent l’intelligence, si même ils ne conduisent pas à la folie. Peut-être cette amertume secrète vient-elle de ce qu’ils ont tous, je ne sais pourquoi, des malheurs en amour. Oui, tous, jusqu’aux poètes cavaliers, les hussards de la grande armée poétique.

À ce propos d’armée poétique, on croirait volontiers qu’elle ne se recrute que de jeunes gens lyriquement tourmentés par la sève de vingt ans. Mais, si elle défilait, on y verrait je ne sais combien d’hommes chauves, au cœur de feu, de vieillards désabusés sortant de toutes les professions connues et venus se réfugier dans la poésie, comme dans un cloître où l’on se dit : Frère, il faut faire des vers pour tuer ses chagrins ; enfin, quelques femmes… mais je comprends que les femmes qui ont l’habitude de la tapisserie, de la broderie et autres travaux, fassent des vers ; c’est plus rationnel et elles ont la main plus légère.

Je signale ici une espèce naïve et touchante de poètes, ceux dont les vers sont austèrement consacrés aux événements publics et qui se donnent la mission d’exciter, comme jadis Tyrtée, les nations à la guerre, au dévouement, à la charité, à la religion. Les désastres, les tremblements de terre, les victoires, leur font faire immédiatement des rimes destinées à attendrir le siècle brutal et à le conduire aux grandes actions, après quoi ils vont demander la prime à l’Académie. Cette espèce n’est pas aimée dans les rangs. Elle touche de près aux apôtres.

Il n’y a ni bons ni mauvais poètes, il n’y a que des poètes ; toutefois, comme ils font des distinctions entre eux, il est bon de donner, d’après le Manuel du parfait Poète, le moyen de les distinguer, aux gens qui les voudraient fréquenter pour en tirer vanité.

« Un bon poète, un consciencieux, ne doit pas faire plus de trois ou quatre vers par jour (quelques-uns n’en font pas davantage en tout un mois). Il ne doit compter que sur la postérité, au rebours de ce méprisable confrère qui disait : “J’aimerais mieux la prospérité.”

« S’il perd sa femme ou ses enfants ou sa maîtresse, il mettra quelques vers sur leur tombe, c’est un devoir, une messe.

« Il distribuera des brevets de sublimité autour de lui.

« Il donnera une pièce de vers à chacun de ses amis et il devra répondre par des vers aux politesses, cadeaux ou invitations qui lui seront faites.

« Quant à lui personnellement, il doit se contempler et s’admirer à pied et à cheval ; tous ses désirs, ses pensées, tous les événements de sa vie doivent lui être merveilles et prodiges à raconter. Celui qui s’admirera le mieux sera le plus grand. Il ne pourra rien considérer sans être tenu d’en tirer une grande image, une comparaison inouïe, une idée vaste, ce qui lui sera facile.

« II associera les couleurs les plus discordantes ; dans la nature il verra un décor ; dans le ciel, une tenture ; dans la mer, un miroir ; l’homme, dans les bêtes ; le passé, dans le présent ; l’éléphant, dans le ciron : ce qui n’est pas, dans ce qui est, et ce qui est nulle part. »

Et moi, je propose la loi suivante : Article 1er. Toute poésie est interdite sous peine de mort. Tout vers mis au monde sera détruit. — Article 2. Cette loi n’a point d’effet rétroactif. — Article 3. Les vers composés antérieurement à la présente loi seront retirés de la circulation et mis dans des tiroirs cadenassés et scellés. Toute personne qui tentera d’ouvrir ces tiroirs sera punie d’une forte amende.

[Nouvelles diverses.]

— ON demande à entendre une de ces chansons d’Italie dont parle Théophile Gautier dans le conte que publie de lui le Moniteur. On ne serait pas fâché de savoir de quelle façon un soupir de brise, un parfum d’oranger, un rayon de lune et un battement de cœur peuvent se fondre en une mélodie. Dans le cas où, après audition, on se verrait forcé d’admettre la chose comme possible, on se fait fort d’obtenir à M. Th. Gautier un début prochain aux Bouffes-Parisiens.

— ON supplie les journaux qui louent les Contemplations, de ne plus se donner tant de mal pour faire croire le bon public au miracle. On supplie en même temps ceux de ces journaux qui éreintent Lamartine de fermer la trop longue parenthèse qu’ils ont ouverte à son sujet, le mieux à faire était de laisser dormir les morts en paix.

— ON attend avec impatience le jour où il sera donné aux Parisiens le plaisir de contempler M. Ponsard, l’épée au côté, les palmes vertes sur la poitrine. On assure que le jour de cette exécution le Réalisme battra des mains et paraîtra encadré de vert. Dieu veuille que ses espérances ne soient pas trompées et qu’un nouveau Ponsard, — il y en a trois ou quatre, ses générations — ne viennent pas s’établir sur les ruines de l’ancien.

— ON termine en priant M. Janin de ne pas confondre réalisme avec tableaux vivants (V. feuillet du 30 juin.).

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Le Gérant : Edmond Duranty.

Numéro 1 [2], 15 novembre 1856

1856

Réalisme

Le Réalisme est une protestation raisonnée de la sincérité et du travail contre le charlatanisme et la paresse. Cette protestation est par elle-même une idée nouvelle en ce qu’elle est nécessaire, juste à ce moment précis pour réveiller un peu les esprits et les ramener à l’amour de la vérité, aujourd’hui que la littérature semble de nouveau avoir hérité de Scudéry, de Marini, de l’hôtel de Rambouillet et paraît une fille de ces vieux types d’affectation et de ridicule. En littérature, dans les arts plastiques, en science, en toutes choses il y a de grands combats à soutenir au nom de la vérité, car c’est le seul levier à employer pour soulever l’émotion dans les esprits.

De tout temps, en art, on s’est préoccupé de la vérité, soit par instinct, soit par réflexion ; elle a quelque parenté avec le sens commun ; beaucoup d’écrivains l’ont mise dans leurs livres : aussi tous les jours, des gens qui crient contre le Réalisme admirent sans le savoir des auteurs très réalistes.

Le mot appartient à Schiller ; la doctrine s’est formée parce qu’on a reconnu, par la comparaison des talents, que les écrivains qui avaient peint sincèrement leur époque étaient supérieurs aux autres comme artistes, comme exécutants, avaient une intelligence et un sentiment plus profonds.

Mais les littérateurs ont voulu faire de ce mot une arme contre MM. Champfleury et Courbet. Ce peintre et ce romancier, confondus au début dans la foule qui constitue la camaraderie artistique et littéraire, en sont sortis, se sont élevés fort au-dessus de ces gens-là et ont excité ainsi des haines que l’amour-propre entretiendra toujours.

MM. Champfleury et Courbet ont été étonnés que ce nom leur fût attribué comme à des hommes absolument nouveaux, car, selon leur propre conviction, ils faisaient seulement comme d’autres avaient fait avant eux. En France, en Angleterre, en Allemagne, il existe une chaîne de réalistes, depuis qu’on fait des livres et des tableaux.

Le Réalisme n’est point une question de personnes, il faut qu’il prenne une place plus large.

Il embrasse toutes les idées et ne leur accorde de valeur qu’autant qu’elles peuvent être appliquées. Il démasque les mots alignés qui prennent le costume d’une théorie, en demandant si on peut produire une œuvre nette en se dirigeant d’après ces mots. Il veut agrandir le cercle du public et servir à tout le monde en restaurant la sincérité dans l’art.

Et ce terrible mot de Réalisme est le contraire d’école. Dire école réaliste est un non-sens : Réalisme, signifie l’expression franche et complète des individualités ; ce qu’il attaque, c’est justement la convention, l’imitation, toute espèce d’école. Un Réaliste est entièrement indépendant de son voisin, il rend la sensation qu’il éprouve devant les choses, selon sa nature, son tempérament Une objection a été faite ainsi (je la reproduis dans sa simplicité) : Deux personnes ont à peindre un poêle ; l’une le fait gris, l’autre vert, où est alors la vérité ? Si voyant un poêle, elles ont dit : c’est un poêle, posé à tel endroit, de telle forme, de telles dimensions, etc., en un mot, en donnant tous les renseignements palpables, elles ont été sincères et le public a l’idée très claire d’un poêle. Il y a des gens qui de ce poêle auraient fait un petit temple grec, ou un autel du feu, etc., ceux-là n’auraient pas été sincères.

Cette question de sincérité peut s’étendre en de plus vastes proportions et exiger qu’on ne fasse que ce que les autres sont à même de voir aussi, afin qu’ils puissent juger en connaissance de cause et apprécier, sur les choses qui les environnent, les éclaircissements qu’amènent les études de l’observateur, dont le travail leur devient ainsi utile, d’une utilité toute pratique.

Nous arrivons avec des idées très simples et très raisonnables, fécondes en applications ; de là le cri général des littérateurs non consciencieux, des écrivains sans conviction.

Il se crée en France des habitudes de critique dont la routine facile et paresseuse a intérêt à résister à des tendances nouvelles. Il est facile de dire chaque matin M. un tel est un idiot : M. un tel fait très mal ; il est moins commode de se donner la peine d’étudier et de réfléchir pour apporter des idées en vertu desquelles on puisse faire des œuvres.

On hue, sans grands efforts, les gens qui prennent les vieux chemins qui ne mènent plus à rien, mais il faut quelque travail pour chercher d’autres voies.

Pendant trente ans les littérateurs vivent sur une idée ou un système, s’y acoquinent comme dans une robe de chambre, et il semble qu’on vient les dépouiller quand quelques gens courageux les secouent un peu et les forcent à rompre avec les vieilles habitudes. Ils murmurent, injurient d’abord, finissent par entrer dans la nouveauté et y restent ensuite jusqu’à ce qu’on vienne les déranger de nouveau.

C’est ce qui se passe maintenant.

Tout le monde est réaliste : chaque jour dans la conversation, parmi les gens bien élevés ou parmi les gens naïfs, il se fait des récits très remarquables de faits auxquels on a assisté, de personnages avec lesquels on a vécu, récits qui intéressent vivement ceux qui les écoulent.

Mais la plume à la main, on se croit toujours obligé de changer de peau, et le même homme qui aura parlé avec son sentiment personnel, consultera les professeurs de rhétorique pour écrire et se préparera à poser devant le public selon la tradition. Écrire, pour beaucoup de gens qui n’ont pas la volonté de se débarrasser des maladresses de la vanité, c’est être sur des planches et parader. — Rien n’est plus fâcheux que ces mascarades, toujours accompagnées de musiques, de lampions, d’affiches-puffs, de tout le cortège des théâtres, qui attirent le public, l’étourdissent et le renvoient las et dégoûté de ce bruit inutile.

Nous avons les mains pleines de démonstrations et d’explications, nous combattrons jusqu’à ce que la cause soit gagnée, et nous la gagnerons.

Esquisse de la méthode des travaux

Donner une définition esthétique du Réalisme serait du temps perdu ; une écluse ouverte à des fleuves de discussions sur les mots. Une formule ne ferait que brouiller la tête aux adversaires et aux amis, on ne pourrait l’appliquer à la conception d’aucune œuvre et on en tirerait mille bouillies de dissertations. Demain, chacun viendrait avec bonhomie nous dire qu’il sait mieux que nous ce que nous savons, et au bout de huit jours, après avoir beaucoup parlé, il commencerait à être question d’établir des vocabulaires pour s’entendre sur la signification de chaque mot. Le métier de casseur de pierres me paraît préférable et moins pénible. D’ailleurs, il ne faut pas discuter avec les aveugles, il faut les faire tomber.

Le Réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère, du milieu social, de l’époque où l’on vit, parce qu’une telle direction d’études est justifiée par la raison, les besoins de l’intelligence et l’intérêt du public, et qu’elle est exempte de tout mensonge, de toute tricherie, ce qui est la première chose à démontrer.

Cette reproduction doit donc être aussi simple que possible pour être compréhensible à tout le monde.

Un seul homme ne peut guère rendre l’ensemble de la société ; quelque géant que soit Balzac, il faudrait une puissance encore supérieure à la sienne. Le livre de Lesage offrirait assez bien l’exemple d’un abrégé d’un pareil travail, mais seulement un abrégé.

Volontairement ou involontairement l’observateur ne peut se trouver en présence que de quelques fragments du grand spectacle, et ces travaux secondaires sont seuls abordables pour la plupart des intelligences déjà supérieures.

En tout cas, soit que l’écrivain aille de lui-même chercher les sujets d’observation ou qu’ils viennent s’offrir naturellement à lui, qu’il entreprenne de peindre la société entière ou qu’il se borne à son petit coin personnel, il faut qu’il ne déforme rien. Cette question devient tout le réalisme pratique. C’est non seulement une affaire de conscience, mais une affaire de raison.

L’écrivain est un éclaircisseur d’autant plus utile, ses observations concourent d’autant plus à la philosophie générale, qu’il a serré de plus près la vie réelle, la vie pratique. Alors le lecteur est mis en jeu personnellement et est agité par des émotions et des réflexions actuelles ; ce qu’il lit lui sert, on lui a donné un petit tube pareil à celui des Mille et une Nuits, qui centuple la puissance de sa vision.

Le roman, le théâtre, la peinture, sont les trois grands moyens d’action des observateurs. Il faut donc :

1º Rechercher dans les œuvres des romanciers, des peintres, des dramaturges d’à présent, ce qui est contraire ou conforme à cette loi de sincérité et faire ressortir la supériorité de l’un sur l’autre.

2º Remonter aux types réalistes des temps précédents, interroger les théories artistiques des divers pays pour y trouver des idées analogues à celles du Réalisme actuel.

3º Tirer de ces études, au fur et à mesure qu’elles se font, des explications sur les sentiments qui doivent habiter l’esprit des artistes, suivre dans leurs moyens d’effet, leurs ressources spéciales, le roman, le théâtre, la peinture.

Rattacher à ces questions-artères, des études sur les accessoires, les points particuliers : le style, l’imagination, la fantaisie, le comique, les musées, la poésie, etc.

Suivre et débattre, « les conditions d’enseignement, de production, d’encouragements dans lesquelles s’exerce la vie littéraire actuelle », comme dirait un économiste.

Appliquer plus sommairement le même système de raisonnements, de recherches, à la sculpture, à la philosophie, à l’histoire, à la science, puis aux faussetés et aux folies de l’esprit.

L’esprit de critique

Distinguons d’abord l’esprit de critique du sens critique. L’un et l’autre vont rarement ensemble, et malheureusement on est trop porté à les confondre et à se tromper sur leurs attributions respectives. Autant l’un, le sens critique, est indispensable à qui tient une plume, un ciseau, une brosse, autant l’autre est nuisible à tout le monde, à l’écrivain, au peintre, au sculpteur, au public. Le sens critique n’existe que chez les gens de bonne foi qui cherchent le vrai et n’ont pas honte de s’avouer leurs fautes et de les corriger. C’est l’expression du moi qui voit faire et donne ses avis au moi qui travaille ; c’est la partie craintive de l’esprit, c’est elle qui voit le danger, qui donne les moyens de le tourner, c’est la raisonneuse du logis dont l’imagination est la folle. Tout le monde l’a possédée un certain jour, quelques hommes à peine l’ont conservée, l’ont écoutée et sont parvenus, en s’humiliant devant elle, en suivant ses avis, à sortir de la foule. L’esprit de critique est répandu partout ; c’est quelquefois la mauvaise foi, c’est plus souvent la revendication de la foule contre l’orgueil de quelques-uns.

On a trop rehaussé l’orgueil dans ces derniers temps : on en a fait une vertu théologale plus nécessaire qu’aucune autre à l’enfantement des chefs-d’œuvre, mais il était question seulement des chefs-d’œuvre romantiques, et Dieu sait combien il y en aurait si on jugeait d’après l’orgueil qui les a produits, tous les chefs-d’œuvre de ces messieurs ! Cette glorification de l’orgueil a eu pour résultat de faire produire inconsidérément aux artistes comme aux écrivains des travaux embryonnaires qu’ils jugeaient splendides, flamboyants et qu’ils jetaient avec dédain en pâture à l’admiration de la foule ; elle a eu un résultat pire encore que la confection d’œuvres nulles et prétentieuses, elle a amorti le sens critique chez les écrivains et les artistes et fait grandir l’esprit de critique dans le public.

En désapprenant à se juger soi-même, on s’est livré pieds et poings liés au jugement des autres, on a donné aux autres une puissance qu’ils ne doivent point avoir, par excès d’orgueil on s’est fait esclave ; la critique est née pour, petit à petit, tout dévorer.

Certes, la critique, si mal qu’elle soit faite aujourd’hui, a son côté utile ; cette investigation, ce contrôle, cette espèce de visite douanière qu’elle exerce ne peut manquer de trouver quelquefois de bonnes raisons ; mais comptez combien il y a d’hommes qui peuvent revendiquer à la fois le bien voir et le bien dire ; voyez que de passions, que de rancunes et en même temps que d’ignorance chez ces gens dont c’est devenu le métier de juger de tout suivant l’influence de leur digestion ! Sous prétexte que tel individu était ou devait être doué du sens critique absent de chez les écrivains et les artistes, il a été de par la loi du journalisme quotidien, tenu de fournir chaque matin, tant de lignes, destinées à prouver souvent qu’il ne connaissait pas ce dont il parlait, et quelquefois que l’auteur ne l’avait pas salué. Pour un métier pareil, le sens critique ne sert de rien ; il faut payer d’aplomb, et la seule qualité nécessaire est alors l’esprit de critique.

Le mot critique qui dès l’abord signifiait appréciation est devenu le synonyme de dénigrement. La partie niaise du public n’est pas fâchée de voir dans ses lectures de ces combats qui lui rappellent les luttes d’Arpin, le terrible Savoyard ; elle se réjouit de voir éreinter les nouveaux par les anciens, et réciproquement ; et l’esprit de critique a beau jeu, il peut dérouler chaque jour son petit chapelet de non-sens, d’inepties et d’injures avec la certitude de trouver des lecteurs qui riront de la manière dont M. A*** a été drapé dans le feuilleton de M. B***.

Absence de conviction dans la louange comme dans le blâme ; rien dans tous ces cerveaux de critiques patentés, que des mots et du verbiage, voilà de quoi faire mépriser le métier des lettres, et voilà ce qui le fait mépriser, en effet, de bien des gens sains d’esprit.

L’esprit de critique qui fait apercevoir dans toutes choses des côtés mauvais, qui ne respecte rien et fait joujou avec les convictions les plus pures est la dégénérescence futile et pointilleuse de ce railleur esprit gaulois, dont l’excuse était la franchise et que la gaieté n’abandonnait jamais. Vaniteux, picoteur, étriqué, l’esprit de critique plaît aux esprits sans consistance ; il enfante des bouts d’articles qui amusent les commis de nouveautés qui savent lire et permet à d’affreux journaux pour rire de faire d’honnêtes bénéfices sur la bêtise humaine. L’esprit de critique a enfanté la caricature de genre, et que d’idées fausses et biscornues cette caricature effacée met-elle en circulation ! que de plaisanteries rapetassées sert-elle au-dessous de ses dessins aux malheureux qui la trouvent drôle ! L’esprit de critique va jusqu’à produire de petits livres et ces petits livres ont des prétentions à la désinvolture ! au paradoxe ! même à l’esprit !

Rire de tout, rire toujours, c’est la devise qu’il adopte ; il rit, parbleu ! les acteurs qui n’en ont nulle envie rient bien quand le rôle le commande ; mais le rire est faux, et rien n’est triste, pour des gens qui ne rient que rarement et de bon cœur, comme de voir des gens qui rient sans savoir pourquoi et parce qu’il doivent rire.

L’esprit de critique touche à tout avec une audace qui n’est égalée que par sa faiblesse. N’ayez crainte, il ne cassera rien. Confiez-lui de la porcelaine, il l’abîmera peut-être, mais mettez-lui dans les mains un plat de bonne grosse faïence, il n’aura jamais la force de le briser ; il pique comme certains insectes, mais ne blesse pas ; il veut mordre, ses dents de lait branlent ; il est amusant comme les roquets qui aboient après les gros chiens, et ce qu’il y a de plaisant, il croit faire peur. Il n’a guère que ce côté-là de franchement gai et il le prend pour son côté terrible.

On a toujours dit que le ridicule tuait en France : oui, le ridicule sérieux et intelligent tue les œuvres qui n’ont que l’apparence de la vie ; mais jamais ce ridicule des petits journaux, des petits auteurs, n’a tué une œuvre solide ; il a pu grâce à ses qualités nauséabondes, éloigner les lecteurs vulgaires des œuvres qu’il avait touchées, mais au bout d’un certain temps, quelqu’un se hasarde, ouvre le livre, regarde le tableau, les comprend, et l’esprit de critique reçoit une nouvelle défaite. Il n’en meurt pas, parce que, dans ces cas extrêmes, il baisse le nez et dit en pleurnichant qu’il ne l’a pas fait exprès, et que, d’ailleurs, il n’a pas de prétention, il en est quitte pour une pasquinade de plus et tout est dit ; il peut recommencer son œuvre de dénigrement, on rira encore de ses saillies.

Si j’ai touché à ce sujet, c’est que l’esprit de critique, , comme je l’ai dit plus haut, de l’orgueil général froissé par des orgueils particuliers, s’étend aujourd’hui à toute la population, et est devenu la seule conséquence facile à concevoir mais triste à souffrir des grands airs de 1830. Des gens qui n’ont jamais touché une plume et par conséquent ne se doutent pas des difficultés à surmonter pour exprimer franchement une pensée, fût-elle commune, veulent juger les livres, les pièces de théâtre. Des gens qui ne savent pas au juste avec quoi on fait de la peinture ni ce que c’est que la poésie, cherchent de la poésie dans des portraits de canards, et s’ils ne parviennent pas à l’y découvrir, traitent le peintre de ganache et s’empressent d’aller s’extasier devant la poésie des chiens et des chevaux peints sur fer-blanc par M. Alfred de Dreux, ou devant les bergères de M. Compte-Calix et les fantaisies grecques de M. Toulmouche. Tout le monde critique, tout le monde juge, tout le monde dénigre et je défierais un maçon de mettre deux pierres l’une sur l’autre au contentement unanime de cinq personnes qui examineraient son travail. Nos messieurs Prudhommes ne seraient pas fâchés que le maçon mît de la poésie avec son plâtre dans sa truelle, et gâchât le tout serré.

Tout lire, tout voir, chercher à tout comprendre, sans parti pris, sans haines instinctives, sans recherches puériles, voilà la marque d’un bon esprit. Tout mépriser excepté soi, tout bafouer excepté ses productions, trouver dans chaque œuvre des intentions que l’auteur n’y a pas mises, voilà la marque de l’esprit de critique. Bienveillant est l’un, hargneux l’autre ; mais quand le premier, si bienveillant qu’il soit, a affaire un peu trop souvent au second, lui est-il défendu de serrer un peu les dents et de préparer son poing… seulement pour rire aussi, lui, à son tour ?

Le spectacle social

Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l’histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. Ils se débarrassent de toutes les conditions de la vie pratique, ou les effleurent à peine et se présentent devant le lecteur avec des tableaux vagues et pleins de subtilités.

Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l’homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels ; les principales passions de homme s’attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions.

C’est cette physionomie saillante produite par le costume et le genre de vie qu’exige chaque profession qui frappe plus vivement le public, qui résume le plus nettement et le plus simplement pour lui l’existence et l’homme. — Il y a peu de subtilité à accuser les grandes passions, les idées constantes, les désirs, toutes choses larges, visibles, perpétuellement renouvelées et mises en action, dont chacun se rend compte par lui-même et par les autres, tandis que les recherches sur les petits mouvements intérieurs, sur les finesses infinies des sensations, sur les troubles et les aspirations qui ne sont pas dirigés vers un but clair, défini, carré, en un mot, sont imperceptibles et par conséquent peu intéressantes pour la presque totalité des lecteurs chez qui elles ne réveillent aucune idée importante, Elles manquent de points d’appui et sont très douteuses même pour l’écrivain qui s’y livre. Voilà pourquoi le public préférera le livre mal fait qui lui peint la vie du soldat, ou du bourgeois, homme social, au livre bien fait tel qu’Oberman d, plein de détails psychologiques insaisissables et ennuyeux, ou même tel qu’Adolphe, quelles que soient d’ailleurs les qualités de celui-ci, parce qu’ils lui peignent un être trop individuel.

Il n’est pas toujours nécessaire cependant d’entreprendre un livre avec le parti pris de peindre un aspect social ; on n’a qu’à raconter ce qu’on a vu dans son petit coin personnel, et si on est vrai, si on représente les gens dont on est entouré, les tenants et aboutissants réels auxquels on se rattache, en leur laissant leur physionomie extérieure, il se trouve qu’on a reproduit tout naturellement un ensemble social facilement appréciable et dès lors saisissant, c’est ce qui fait qu’on sent la vie dans une œuvre.

Défense du public contre les littérateurs

Le public est continuellement insulté et raillé par les écrivains qui vont en dérive. Cependant il y a, parmi les littérateurs, à peine quelques hommes qui comprennent les œuvres d’art. Ceux-là taillent des jugements tout faits pour les autres, qui les répètent sans savoir pourquoi ni comment ces jugements ont été arrêtés. Tel criera que Ponsard n’est bon que pour les bourgeois qui admirera M. Edm. About. D’autres se pâmeront autour de M. Octave Feuillet et déprécieront M. Murger, ou bien ils comprendront M. de Pontmartin et ne comprendront pas M. Dumas fils, et cependant il y a une solidarité de médiocre entre ces auteurs. — Sans le public, il n’y a plus qu’un trouble immense dans les arts, chacun se proclame roi, personne ne peut juger ; le bon plaisir de chacun, quelle que soit sa bêtise ou son intelligence, pose le type de l’excellent. On fait des œuvres en vue du public, pour le frapper, l’émouvoir, connaître son sentiment, le remuer ; et on veut supprimer le public quoique ou parce qu’il est désintéressé. — On l’interroge, mais on voudrait qu’il fût complaisant. Si le public ne vient pas à vous, c’est que vous êtes dans une mauvaise voie ; c’est que vous ne vous intéressez pas à sa vie, aux choses de la vie générale ; de tout temps les questions actuelles dans la vie publique ont passionné tout le monde par la bouche des orateurs, des publicistes. Dans la vie littéraire il ne peut qu’en être de même ; voilà le secret de l’indifférence ou de l’attention de la foule. Il y a deux publics, d’ailleurs, le public lettré qui a besoin d’excitants, le public naïf qui n’a besoin que de vérité, de choses qu’il puisse comprendre. Le plus souvent, les gens qui ont été élevés selon toutes les règles de l’Université, sont presque des littérateurs et entretiennent en eux un dilettantisme de jugement sensible seulement aux subtilités, aux recherches, aux conditions de monture du style ; ils n’ont pas besoin d’émotions, pas besoin d’idées, cela ne les regarde pas ; il s’est accumulé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, des trésors d’agencement de mots, des tailles de phrases hardies, singulières, des coups de plumes curieusement travaillés, qu’on peut examiner à la loupe, compter mathématiquement, voilà la source de leurs plaisirs. Le public lettré joue en littérature le rôle des experts en peinture, aussi la poésie lui paraît-elle le triomphe de la forme. Ces natures-là dégustent et favorisent le baroque, le faux, le maniéré, l’inutile, par conséquent le mauvais.

Le public naïf, sans prétentions, franc dans ses sensations, a un instinct très puissant, très spontané. Toute œuvre qui lui plaît, qui est acceptée par lui, est, on peut l’assurer hardiment, conçue dans un esprit excellent, et remue un sentiment qui est chez tout le monde, seulement elle le remue plus ou moins bien. Le public n’apprécie pas le faire de l’œuvre, il ne distingue même pas si elle est complète, il ne se rend compte que de l’émanation d’un sujet, pour ainsi dire, il en voit l’intention plutôt que l’exécution ; souvent des livres, des pièces, des tableaux qui le frappent, n’ont cependant aucune vie et périssent, parce qu’il n’a pas de raison suffisante pour y revenir, étant ensuite frappé à un degré égal par d’autres œuvres égales à celles-là. Mais ces œuvres mort-nées, fécondées par des hommes intelligents, eussent vécu et eussent dominé les productions d’autres artistes à qui des ressources de forme seules conservent une vie artificielle par-devant les lettrés.

L’instinct du public indique les situations, les faits qui seraient pour lui la source du plus grand intérêt, s’ils étaient rendus complètement. Une étude attentive de ces préférences pourrait mettre un homme intelligent dans la meilleure voie possible. Je n’en connais pas de meilleure, en effet, que celle-ci : agir sur ses contemporains, les remuer fortement, trouver ce qui doit infailliblement pénétrer dans leur sensibilité, exciter leur tact moral.

Ce qui est saisi avec ardeur par le public, c’est ce qui tend à se rapprocher le plus possible de la vie, des sentiments du grand nombre. Un homme en vaut un autre, et les raffinements qui constituent l’esprit artistique n’ont qu’une valeur secondaire devant les grands aspects de l’esprit général. Dans l’art tout est là : élargir le champ de la sensation, impressionner tout le monde. Il faut se rendre accessible à tous. Les ouvriers, les petits commerçants, les paysans, tous ces imbéciles, comme disent les littérateurs, comprennent parfaitement les passions, les ridicules, les costumes sociaux (ils font entre eux des chefs-d’œuvre d’observation locale), mais devant les roulades d’esprit, les systèmes de philosophie, les tourments des jeunes gens pleins de fantaisie, les torsions de phrases et d’idées, les psychologies romantiques, ils resteront parfaitement indifférents.

Pour bien montrer ce que j’entends par le jugement du public, voici un exemple que j’en ai eu dernièrement à propos de peinture. Deux tableaux, à peu près aussi mal faits l’un que l’autre, étaient exposés dans une rue, tous les deux représentant un sujet moderne ; le premier était une espèce de retour de zouaves au village : le curé, les parents, hommes, femmes venaient les recevoir sous les arbres ; scène bien définie, bien claire, bien complète ; tous les passants, non amateurs ou artistes, s’arrêtaient longuement devant ce tableau : ils le comprenaient tout entier. Le second, représentait un prêtre et quelques paysannes, les bras en l’air, paraissant désespérés, et s’inquiétant d’une scène qui n’était pas reproduite dans le tableau, probablement un orage, des barques de pêcheurs en danger. Cette peinture était incomplète, vague et mal conçue, on le voit, les passants s’y arrêtaient à peine, hésitaient, cherchaient et n’y formaient pas foule comme autour de l’autre, dont ils avaient peine à se rassasier.

Ce public qu’on traite d’idiot demande donc une signification aux œuvres qu’on lui apporte, et s’il y voit l’expression d’un des aspects de la société, il en est transporté. Un mélodrame du boulevard a pour lui plus d’attrait que les poésies ciselées des meilleurs métriques, et il préfère une bonne chanson simple au Lac de Lamartine. Reconnaîtra-t-on une règle, une invariable constance dans les sentiments du public, si on constate que M. Horace Vernet est le peintre de la foule, que M. Biard a des succès, que M. Paul de Kock est immense ; que Paul et Virginie, Gil Blas, Robinson Crusoé, le Demi-Monde, M. Scribe, certains vaudevilles, la pièce des Cosaques, Manon Lescaut, l’Oncle Tom, Rosa Bonheur s’emparent de lui ? — M. Vernet peint les soldats, M. Biard des farces bourgeoises, et il met de la gaieté dans la peinture, M. Paul de Kock a fait un monde qui approche de la vérité extérieure et sociale. Paul et Virginie est un livre plein de détails rafraîchissants, simples, domestiques. Robinson Crusoé est d’une force de vie incroyable, comme des mémoires ; — Gil Blas est social. Le Demi-Monde donne, ou essaye de donner un aspect social ; M. Scribe fait de même pour le monde élégant ; les Cosaques remuent l’idée de la patrie, idée générale et sociale ; Manon Lescaut est d’une vérité individuelle inouïe comme Crusoé ; l’Oncle Tom secoue la pitié dans les entrailles, pour une situation sociale ; — Rosa Bonheur fait des bœufs, des terres labourées, et des champs de foin.

Ces préférences, en apparence si embrouillées, expliqueront l’amertume de certains littérateurs contre le public. Il n’étudie pas, il sent si vivement qu’il accorde tout d’abord à des choses médiocres, surtout celles du moment, la même bienveillance qu’à de bonnes choses, pourvu qu’elles aient une direction toutefois conforme à ses instincts de vérité et d’émotion. Des excentricités peuvent le troubler et l’étonner, mais elles ne l’impressionnent pas nettement.

Le public ne compare pas, en littérature principalement ; chacune de ses lectures, de ses impressions est isolée des autres, il ne peut pas mesurer son enthousiasme à la valeur proportionnelle des œuvres, surtout dans le premier mouvement ; mais plus tard il retrouve des sensations durables, gravées en lui par les bonnes choses, alors il retourne à celles-là et établit ainsi leur supériorité.

Naturellement Manon Lescaut, Robinson Crusoé, Gil Blas, peut-être Paul et Virginie et alors l’Oncle Tom, resteront debout, et MM. Scribe, Vernet, Dumas fils, Paul de Kock, Biard, Mme Bonheur, etc., seront balayés ; seulement, que les académiciens, que les romantiques et autres se persuadent qu’ils les suivront malgré leurs excellences de forme, car ils sont gens « à gilet de velours et ventre de son ».

Du roman

On a cru et on croit encore que le but du roman est d’amuser. Cette erreur a été propagée par l’école romantique et sa queue. On a tant raconté d’histoires monstrueuses, on a tant inventé de personnages impossibles, tant trompette au public que cela seul était aimable, que pendant un moment le public s’y est laissé prendre, mais la foule a du bon sens, et le bon sens c’est quelque chose, messieurs les fantaisistes ; la foule se moque maintenant des sentimentalités, des creuses utopies, des fougueuses déclamations de ces apôtres de l’art qu’elle traite de blagueurs.

N’est-il pas temps de se débarrasser de cette littérature à faux effet, de cette fantasmagorie théâtrale ?… Tout cela est en carton et pue l’huile, tous ces héros à ficelles sont sans vie, quoique se remuant beaucoup. Sans doute, la littérature doit faire autre chose qu’amuser avec des contes inutiles ; si je veux de l’extraordinaire, j’irai voir le chien Munito, l’homme qui avale des sabres ou celui qui s’enfonce des grands clous dans le nez. Voilà de l’extraordinaire. Mais tous ces personnages romantiques qui se trémoussent en dix volumes on ne sait pourquoi, qui n’ont ni vraie passion, ni vraie vie, tous ces batailleurs, qui vivent de sang, d’amour et d’eau fraîche, m’ennuient, je veux la vérité avant tout,

« Rien n’est beau que le vrai, etc. »

dit Boileau, et c’est une des rares fois qu’il a raison.

La littérature a un but sérieux ; sans but elle serait au-dessous des autres arts, et elle doit les primer tous. Si elle ne devait que divertir, que distraire aux moments d’ennuis, les autres arts seraient préférables, parce qu’ils amusent sans fatigue. N’est-il pas fatigant de lire un volume pour s’amuser quelquefois ? Je préférerais la peinture, la sculpture, la musique, la cuisine qui est un art sérieux, parce que l’impression est directe et instantanée, parce qu’il n’y a pas tension de l’esprit et fatigue des sens, parce que la jouissance est passive et immédiate.

Pourquoi l’homme a-t-il de la raison ? est-ce pour la mettre en poche ou lui faire juger des fariboles ? Chacun en a plus ou moins, chacun prétend s’en servir, chacun discute. Les gens de lettres doivent, ou plutôt devraient en avoir plus que les autres, pourquoi ne s’en servent-ils pas ? Que l’écrivain étudie, juge ce qui l’entoure, qu’il transmette ses jugements au public, et cela sans parti pris, sans torture d’esprit, sans café, sans excitant, mais naïvement, sincèrement, comme il a vu et jugé.

Il est un genre de roman dont les savants ne veulent pas, dont les gens raisonnables veulent moins encore ; c’est le roman historique. Ou l’auteur copie un historien, et son œuvre alors est inutile, ou il traite l’histoire par-dessous la jambe. Pour faire le roman historique, voici le procédé ordinaire : on collationne un certain nombre de duels, d’orgies, de batailles, d’enlèvements ; on a un traître, un vertueux, un sacripant, un imbécile, une ingénue, une lorette ; on habille ses personnages en mousquetaires, en mignons, en rois, en princes, en ducs, en hôtelières, en duchesses, et on les fait manœuvrer le plus obscurément, le plus étrangement possible, seulement on ajoute la couleur locale ; on prend quelques gravures du temps, on en décrit scrupuleusement les costumes, on met dans la bouche de ses héros quelques jurons historiques, et le tour est fait.

Quelques-uns ont fait sérieusement ce que presque tous font en se moquant du public ; mais malgré leurs soins, malgré leurs travaux, ils n’ont produit qu’un mélange incompréhensible des idées d’autrefois et de celles d’aujourd’hui ; l’auteur ne peut s’annihiler complètement, il met toujours un peu de lui dans ses œuvres et on ne pense pas au dix-neuvième siècle comme au dix-septième, par exemple. L’esprit d’un temps ne se transmet pas comme un héritage. Qu’on lise les auteurs d’une époque, si on veut connaître les mœurs de cette époque.

Pour les réalistes, le seul roman intéressant et utile est celui qui s’appuie sur l’observation.

L’idéal, répondent les fantaisistes, les rêves, les folles chimères, le style papillotant, l’art à facettes, voilà le beau ! D’abord je ne sais pas ce qu’est l’idéal, le savent-ils eux-mêmes ?… qu’ils me montrent un idéal et j’y croirai. Dans leurs œuvres il y en a bien peu, si peu, qu’il est introuvable. Ce sont de fausses poitrinaires, des femmes sylphides, transparentes et impondérables, des créatures tout âme qui certes n’auraient jamais pu être mères, et la fonction de la femme est d’avoir des enfants ; j’ai vu des lèvres de corail, des cheveux d’ébène, des peaux d’albâtre, des yeux d’émail ; si c’est là l’idéal, il n’est pas malin de s’en payer un…

D’ailleurs, ils se plaignent de ne pouvoir rendre qu’imparfaitement cet idéal qu’ils contemplent sans cesse, nageant dans les nuages diaprés de la fantaisie.

C’est donc l’abstraction, la quintessence du faux.

La réalité qu’on dédaigne, n’est-elle pas plus curieuse que toutes ces folies ? Il est plus intéressant, ce me semble, de montrer au lecteur ses préjugés, ses sentiments, ses passions, ses instincts, de faire pour lui ce que chacun devrait faire pour soi, de lui décrire l’ensemble et le but de son existence, ce qu’il n’avait jamais voulu ou peut-être osé entreprendre.

Le roman, je le répète, ne peut s’appuyer que sur l’observation ; le romancier doit faire l’histoire des mœurs de son époque ; en étudiant les besoins, les passions de l’homme, les devoirs et les préjugés de la société, en observant les rapports de caste à caste, d’homme à homme, ne fait-on pas l’histoire philosophique de nos institutions ? Dans de semblables conditions on ne peut pas accuser le romancier de mensonge : il cite des hommes et des faits, il prend les hommes tels qu’ils sont, les fait agir et parler comme ils agissent et comme ils parlent, et c’est le lecteur qui conclut. Il fait pour la société ce qu’on fait pour les sciences, il analyse. Ne faut-il pas étudier anatomiquement et partie par partie tout corps organisé pour formuler sa physiologie ?… le roman est l’anatomie philosophique.

Je ne fais pas un système, je n’exprime les idées de personne, je dis les miennes. Le Réalisme ne veut pas d’école, il demande l’entière liberté dans l’art.

Je ne veux pas d’académies, parce qu’elles ont des systèmes formulés qu’il faut suivre, parce qu’elles entravent tout progrès. Je ne veux pas d’écoles, parce que toute école tend à la souveraineté, à s’ériger en académie inamovible et infaillible. Sans la sincérité des artistes que devient l’art ?… un charlatanisme ; et la sincérité est impossible sans la liberté ; comment être sincère quand on est resserré dans les lois formulées d’un système.

Les hommes intelligents sentent bien que le romantisme et la fantaisie n’ont plus de raison d’être ; c’était une révolution utile, mais ce n’était qu’une révolution ; le romantisme a été mis à la mode comme le chapeau Paméla et les manches à gigot, et les chefs de bande ont voulu éterniser la mode. Mais, « tout passe », a dit Lamartine après bien d’autres. Oui, tout passe, heureusement, et M. Lamartine, plutôt que les autres ; tout passe, c’est la loi du progrès.

Pour faire un bon roman la raison suffit ; l’imagination est inutile et souvent induit en faute ; ne l’appelle-t-on pas la folle du logis ?… que ceux qui aiment les folles aillent à la Salpêtrière, ils y trouveront tout le romantisme : les furieuses, les nymphomanes, les idiotes et les gâteuses.

La raison peut tout, l’imagination ne peut rien sans la raison. Pour le prouver, il sera bon d’étudier le roman dans ses diverses parties, le caractère, le portrait, l’action, le style, le paysage, le comique, le pathétique, et de donner la valeur relative de chacune de ces parties.

Petite note à propos de la liberté dans l’art

Les grecs, les classiques, les romantiques, les fantaisistes, tous poètes et versificateurs ont gêné et rétréci l’art en agissant toujours en vertu de cette idée poétique et par conséquent fausse, vide, et vaniteuse (le temps n’est pas loin où poétique au lieu d’être le synonyme de grand et beau signifiera mauvais et laid) de prétendre faire plus que la nature ; cette idée donne la même tournure, c’est-à-dire la même absence de vie à toutes leurs œuvres. Sans exprimer hautement et avec persévérance que ce système égyptien était absurde, un certain nombre de grands écrivains ont protesté en faisant comme nature. De là des barrières rompues ou du moins entamées, et il s’agit maintenant de les renverser et de frayer ainsi le chemin, voilà pourquoi le Réalisme affranchit l’art, le rend libre.

Contre un certain mauvais vouloir qu’il y a contre les romanciers

Si tout le monde avait l’intelligence du romancier, il n’y aurait pas de romanciers ; si tout le monde faisait des peintures, il n’y aurait pas de peintres ; le roman et la peinture seraient rangés parmi les fonctions générales et communes à tout le monde, telles que la parole, la marche, le sommeil, etc.

Mais justement le romancier réaliste joue et poursuit un rôle d’éducateur comme d’autres hommes emploient leur vie à être marchands, soldats, juges ; il montre le spectacle social, et plus il est proche de la vérité, de la vie pratique telle qu’elle nous enveloppe, plus il est utile à ceux qui le lisent.

Beaucoup de gens prétendent voir ce qui se passe autour d’eux sans avoir besoin du romancier ; ceci est une erreur puisqu’il faut à l’écrivain un travail suivi et spécial pour arriver à rendre complètement ce que les autres ne voient que par fragments et passagèrement ; de même que le soldat, le juge, le marchand etc., font des études et des travaux, ont des occupations en vue des résultats de leur profession, de même agit le romancier ; il suit les esprits, s’inquiète des faits, de leur source et de leurs conséquences, interroge, pense, et rassemble ce qui n’apparaît qu’épars aux autres gens préoccupés par leurs professions et leur situation sociale.

Il est peut-être bon aussi de faire remarquer à ces prétendus voyants qu’il y a chez l’écrivain des facultés obligatoires qui le déterminent à se faire écrivain, de préférence à toutes les autres voies, et que ces facultés obligatoires n’appartiennent pas à tout le monde.

Le romancier sait l’art de fixer des images que ses voisins n’ont fait qu’entrevoir.

Ah ! si vous étiez pénétré au même degré que lui de l’intensité, de la plénitude des choses que vous voyez, vous ne pourriez plus être attentif à une autre besogne que la sienne, et lorsque vous prétendez que ni votre portière, ni votre tailleur, ni votre facteur ne vous intéressent, vous mentez. Ils sont dans votre vie et ils vous passionnent. Vous les haïssez, vous les craignez ou vous en avez besoin ; leurs idées, leurs actions touchent aux vôtres et s’y mêlent.

Et voilà justement pourquoi l’homme qui fait son époque est un homme sincère et dépourvu de charlatanisme ; il ne peut pas vous tromper, vous en savez assez pour distinguer s’il est près ou loin du vrai. Vous vous retrouvez dans son œuvre qui vous rappelle les faits de votre existence. Mais non, vous reconnaîtrez à un écrivain le droit de vous raconter Auguste, César, ou Quentin Durward, parce que vous ne comprenez pas suffisamment ces personnages par vous-même, nonobstant les chroniques et renseignements du temps, et vous prétendrez connaître aussi bien que lui les hommes de votre temps. Les choses restent pourtant égales pour vous et pour lui dans les deux cas.

Que d’absurdités à la fois ! comme dit Stendhal.

Les marchands de romans-joujoux

Un jeune littérateur de mes amis qui courra à la renommée et à la fortune aussi vite que M. About, dès qu’il aura trouvé un éditeur pour ses premières élucubrations, me disait l’autre jour : « Le roman est la chose du monde la plus facile à faire. On fait un roman quand on veut et avec tout ce qu’on veut, il suffit de prendre une plume, d’écrire un titre et de faire patauger dans une mare d’événements terribles ou grotesques, suivant l’inspiration du moment et la mode du jour, un héros et une héroïne quelconques. L’imagination suffit à tout, l’éditeur se charge volontiers des raccords. La recette une fois comprise, pour peu qu’on ait lu un ou deux bons modèles, on est sûr d’écrire proprement un roman ; il n’est pas même absolument nécessaire de savoir l’orthographe. »

Je réfléchis longuement à ces paroles de mon jeune ami, et mes propres observations me confirmèrent leur vérité. Qui n’a pas fait son petit roman ? Et quel roman n’est pas lu ? J’en arrivai à voir des romanciers futurs dans tous les enfants au berceau et contrairement à ceux qui ne peuvent comprendre comment Alexandre Dumas a pu en produire autant dans un âge si tendre, je fus persuadé qu’il en avait fait trois fois plus qu’il n’en a signé.

Il est vrai que cette facilité du roman me diminuait singulièrement nos grands hommes, et que pour conserver mon admiration à leur endroit, je me voyais forcé de ne plus asseoir leur mérite que sur des qualités de style, d’effet et de flafla que j’avais bien de la peine à ne pas considérer comme secondaires ; mais hélas ! c’était trop encore.

Sur ces entrefaites, j’eus une conversation avec quelqu’un que je ne nommerai pas de peur d’offenser sa modestie, mais dont le nom et le portrait se trouvent tout au long dans les Contes d’automne. Une observation me frappa surtout, Schann qui est payé pour le savoir me dit que des moutons parfaitement imités ne se vendraient pas et que les enfants qui ont peur lorsqu’ils aperçoivent une apparence de vie dans leurs jouets, ne les supportent que quand ils sont bien raides, bien faux, et que les couleurs en sont impitoyablement crues.

Mon admiration pour nos grands hommes croula alors complètement : je les reconnus. Simples marchands de joujoux, ils ont compris cette peur de l’enfant devant la vie, cette crainte du sauvage devant tout ce qui dépasse sa compréhension ; vaniteux des qualités qu’ils avaient reçues du ciel, ils ont cru à tout le monde les goûts de l’enfant et du sauvage, ils ont enluminé leurs personnages d’une manière voyante, les ont fait agir de façon à provoquer la surprise, et grâce à des subterfuges, des mécanismes et des roueries de métier, sont parvenus à leur faire faire des tours de force assez outrés pour qu’aucun lecteur ne se soit cru obligé de les prendre au sérieux, d’en avoir peur, et de regarder l’auteur comme sorcier.

C’est grâce à ces intelligences commerciales que le roman qui ne devait être que le miroir de la vie sociale est devenu le type le plus critiqué du faux goût, des fausses mœurs, de la fausse observation, du faux intérêt.

Voilà pourquoi mon jeune ami trouvait le roman une chose si facile à faire, et pourquoi tant de gens ont réussi par son moyen à se creuser un petit trou dans le fromage de l’admiration publique.

Tous ces romans d’aventures, ces romans historiques, philosophiques, fantastiques, moraux, etc., etc., dont on a voulu faire des branches distinctes de l’art, ne sont rien que des inventions du commerce bonnes tout au plus à fournir du papier aux usages domestiques ; quand je les vois prendre au sérieux, ma mansuétude naturelle tourne à l’aigre et je voudrais que les lecteurs français n’eussent qu’une seule tête…

On pourrait peut-être alors en faire quelque chose et leur faire comprendre dans quel abîme ils sont plongés. Mais tant de têtes, bon Dieu ! tant d’influences ! tant de gens qui ne lisent pas Balzac parce que Balzac ne les amuse pas et qui courent après MM. Alexandre Dumas, Ponson du Terrail et About, au même titre qu’après M. Commerson, parce que ceux-ci les amusent, c’est à désespérer de faire faire son chemin à une seule idée raisonnable, c’est à prendre immédiatement ses invalides chez les gazetiers de la Gazette de Paris.

Les écoles et les idées

Un romancier est mauvais quand il ne dit pas sincèrement ce qu’il pense, quand il ne raconte pas naïvement ce qu’il a vu. Lorsque les préoccupations de la forme ou l’effervescence de l’imagination l’entraînent aux dépens de la raison et du vrai, quand le culte du passé l’empêche de voir les curiosités et les besoins de notre époque, il ne fait rien qui vaille. Le public a un réel sentiment de ce qui est bon ; malgré les conseils des feuilletonistes, malgré les préjugés des classes qui se disent intelligentes, son opinion fait loi tôt ou tard. N’est-il pas des grands types qu’on retrouve dans toutes les mémoires ?…

Les nouvelles formes soit dans les arts, soit dans l’industrie, ne sont admises de prime abord que par les gens très érudits ou par les ignorants, les deux extrêmes ; les demi-lettrés sont les pires affirmateurs. Il faut une grande science et une grande volonté pour faire un retour sur soi-même, pour se débarrasser des préjugés, des appréciations toutes faites ; et ce n’est que libre de tout préjugé qu’on apprécie sainement. Les demi-lettrés ont conscience de l’insuffisance de leur instruction, et ne jugent que d’après les jugements des autres. De là les opinions erronées, les estimations à contresens, les préjugés littéraires qui se transmettent et se perpétuent.

Une grande partie des demi-lettrés est classique ; ils comparent sans cesse le présent au passé, ne vivent et ne jugent que par le passé. Il ne faut pas trop les blâmer de leur religion des vieilleries, c’est une superstition d’enfance. L’homme est élevé dans des conditions malsaines pour son avenir intellectuel : dans sa jeunesse on le bourre, à coup de pensums, de préjugés artistiques et philosophiques ; qu’arrive-t-il ?… La religion, la philosophie, le passé, le présent, la pratique, l’abstraction, tout cela s’embrouille, fait gâchis ; les idées les plus contraires s’entrechoquent dans son esprit ; trop faible pour faire sortir une opinion de ce chaos, il s’en rapporte à la parole du maître. Aussi sans s’inquiéter du comment et du pourquoi, quand on lui dit : voilà qui est beau, il répète : voilà qui est beau.

Pourquoi donc tout rapporter à l’antique ? Ne suffît-il pas d’admirer ce qui mérite de l’être, sans copier sans cesse les mêmes idées et les mêmes formes ?… Parce que les anciens ont fait de grandes choses pour leur temps, faut-il les imiter sans cesse, doit-on être grec jusqu’à la fin des siècles ? Au dix-neuvième nous avons la somme des idées des temps passés, plus nos propres idées ; on est donc, en 1856, incontestablement plus fort qu’avant Jésus-Christ.

Il est un parti littéraire qui prône la religion de l’antique, parti très intolérant, qui foudroie avec une gravité comique tout ce qui n’est pas de son opinion : c’est la littérature atrophiante.

Des jeunes gens, sentant le ridicule de cet art stationnaire, firent une révolution ; ils renversèrent tous les préjugés, toutes les règles de cette littérature ennuyeuse, se laissèrent aller à tous leurs écarts, à toutes leurs fantaisies ; ils exagérèrent cette réaction. C’était utile, il fallait porter un grand coup à ces croyances invétérées. Mais peu à peu ils formulèrent un système, le romantisme devint la puissance du jour. Puis les hommes vieillirent, ils ne virent pas ou ne voulurent pas voir qu’avec le temps tout marche ; ils proclamèrent le romantisme le summum de l’art. Ce qui était bon, hier, est mauvais aujourd’hui. On sentit bientôt l’insuffisance de cette école, il y eut des hérésies ; la fantaisie fut la plus forte. C’était le romantisme rapetissé, affadi. Tout homme a des tendances à s’endormir sur le succès ; les romantiques, qui firent autrefois une révolution, ne comprennent pas qu’on puisse en faire une aujourd’hui ; par vanité ou par impuissance, ils restent stationnaires.

L’esprit d’école est la pire des choses ; quand une école a formulé son système il est formulé pour toujours, elle ne bronchera plus ; elle prétend avoir trouvé le nec plus ultra de ce qui peut être fait. Écoles, académies, tout cela se ressemble, ce sont des entraves ; aussi chaque progrès est fait par la négation des choses établies, par une révolution ; et c’est ce qui arrivera tant qu’il y aura des intolérants.

Il faut toujours démolir pour toujours reconstruire ; le but de l’homme est le travail, il doit produire sans cesse ; l’esprit d’école, l’esprit stationnaire est la glorification de la paresse. La loi de l’intelligence humaine est le progrès indéfini. Pourquoi se gendarmer contre une loi fatale ?

La révolution romantique a donné le jour à une nouvelle école, la plus ridicule, la plus malsaine et la plus dangereuse parce qu’elle s’adresse à des gens timides, au grand nombre. C’est l’école du juste milieu, l’école éclectique. L’accouplement du catholicisme et de la philosophie a produit l’éclectisme philosophique, l’accouplement du romantisme et du classique a produit l’éclectisme littéraire ; c’est l’école bourgeoise qui n’ose nier ni le passé, ni l’avenir ; c’est un parti inutile, il ne cherche rien, ne découvre rien, se traîne à la suite de tous les progrès, et les entrave.

Voici le procédé des éclectiques : dans deux ou plusieurs systèmes opposés ils choisissent ici une idée, là une autre, ils prennent enfin, un peu partout, ce qui leur paraît bon ; du tout ils bâtissent un nouveau système, le présentent au public en lui disant : nous avons raison puisque nous unissons l’avenir au passé, puisque nous allions ce qui était bon autrefois à ce qui est bon aujourd’hui, ne rejetant que les vieilleries du passé et les folies des révolutionnaires.

Mais sur quoi s’appuient-ils pour trouver ceci bon et ceci mauvais ?… Y a-t-il un bien et un mal absolu ?… Tout est relatif, c’est bien connu. Dans la Bourgogne il y a de bon vin, dans le Bordelais il en est d’excellent ; en mélangeant les meilleurs vins de chaque pays, qu’obtiendra-t-on ?…

L’éclectisme est un non-sens ; c’est l’école des exploiteurs. Leur formule est : Laissez faire, nous en profiterons.

Tous ces tiraillements ont amusé le public pendant un temps ; c’étaient des scandales, des luttes, des idées nouvelles. Puis quand la victoire a été gagnée et que tout est redevenu calme, quand les puissants du jour ont voulu s’éterniser dans leur système et se sont laissé dépasser par les idées, le public est devenu indifférent.

Le mauvais romancier est celui qui reste stationnaire, qui ne voit rien au-delà d’un système et imite au lieu de créer ; celui qui imite ne voit ni juste, ni vrai, il n’est préoccupé que par l’exemple ; il faut donc se débarrasser de tout esprit d’école, de tout système ; pour créer il faut être libre. Le romancier en inventant un genre se fait une originalité, chaque originalité a fait progresser l’art. Aujourd’hui plus que jamais les événements, les inventions, les idées se succèdent avec une rapidité effrayante, et plus on ira plus le mouvement sera accéléré ; il faut suivre le mouvement. Le public sent cela d’instinct. Sans avoir été formulées, ces idées sont dans l’air ; doit-on être étonné de sa grande indifférence pour notre littérature endormie ?… Le lecteur, aujourd’hui, prend un livre dans ses moments d’ennui, comme il écouterait un bavard, un diseur de riens. S’il ne croit plus aux littérateurs et à la littérature, à qui la faute ? Tant d’auteurs ont écrit pour écrire, ont aligné des phrases dans le seul but de les faire relier, sans songer à dire quelque chose qui ait une valeur, une portée, que le public a pris tous les littérateurs pour des diseurs de banalités ; il a été trompé si souvent, il a lu des choses si invraisemblables qu’il a douté, et son doute s’est étendu de quelques-uns à tous. Les naïfs comme les forts ne veulent pas être bernés. Et puis on a trop dit à ce pauvre public qu’il était bête et stupide ; dans sa modestie il a fini par le croire.

Les littérateurs antiquaires avec leur étalage de science, leur profond dégoût de ce qui existe, le regret du passé, et leurs grandes phrases creuses, étonnent la foule ; c’est une rouerie de charlatan. L’assurance, le ton professoral de ces littérateurs momifiés en impose ; le public n’ose pas les juger, mais s’abstient. S’il voyait de près ces grands prêtres !

Les folies du romantisme, les fadeurs de la fantaisie l’ont bien vite fatigué ; si les antiquaires disaient : ceci s’adresse aux savants, les romantiques disent : ceci s’adresse aux poètes, aux artistes, aux natures d’élite. On a voulu voir ce que renfermaient ces livres et on a trouvé des contes bleus incompréhensibles, des excentricités cherchées, des exagérations ridicules. Le public n’y a rien compris, il commence à laisser tout ce pathos aux poètes et aux natures d’élite.

L’éclectisme l’a fait décidément sceptique. Quand on dit : il y a du bon partout, c’est comme si on disait : il n’y a du bon nulle part. Le public l’a compris et s’est moqué des éclectiques. En somme, il ne croit plus à la littérature, et c’est tant pis pour les littérateurs ; ils l’ont bien mérité. Le public se méfie tellement des romanciers, qu’il n’accorde plus sa confiance qu’aux philosophes didactiques, aux écrivains abstraits, qu’il ne lit pas ou dont il ne peut rien comprendre. Il n’ouvre un roman qu’avec le parti pris de n’en pas croire un mot, il prend l’un comme il prendrait l’autre, ne s’occupe que de l’action, estime le roman ce qu’il estime les canards des faits divers.

Que la littérature se fasse sérieusement et le public la prendra au sérieux.

Pourquoi le théâtre est mort

Les honnêtes gens, contents d’eux et des autres, qui verront cette affirmation en tête de ces lignes, s’écrieront peut-être : Mais le théâtre n’est pas mort, il n’a jamais si bien vécu ! vingt salles de spectacle s’ouvrent tous les soirs pour recevoir la foule avide d’entendre des acteurs aimés. Les théâtres font de belles recettes ; on a même, depuis quelque temps, trouvé moyen d’augmenter le nombre des gens privilégiés qui gagnent notre argent avec les talents réunis des costumiers, des maîtres de ballet, des musiciens, des décorateurs, des machinistes, des acteurs et même des auteurs. Le théâtre vit, et très bien ; il y avait une queue du diable hier à l’Ambigu et je ne sais pas comment je ferai ce soir pour trouver une place au Marin de la Garde.

Il y a confusion. Les théâtres vivent, mais ils n’ont d’autres raisons d’existence que l’habitude pour certaines gens de se trouver aux premières représentations, pour d’autres, celle de conduire des visiteurs de province admirer tel ou tel acteur qui ne va pas en représentation dans leur endroit ; pour d’autres encore, le besoin de passer une soirée d’une façon ou d’une autre. Ces derniers préfèrent le Palais-Royal au Théâtre-Français, et ils n’ont pas tout à fait tort.

Sans ces diverses causes qui, multipliées par le nombre d’habitants de Paris, expliquent comment, chaque soir, vingt théâtres peuvent être à peu près sûrs de faire leurs frais, à moins d’une mauvaise administration flagrante, il n’y aurait pas chance pour les théâtres de vivre deux mois, tant ont baissé dans l’estime des plus passionnés, ce monde de toile peinte, ces bonshommes de carton et ces histoires à peu près aussi vraies que les bonshommes qui les racontent.

L’homme est né curieux, cette curiosité a produit tous les arts. Le théâtre vient de la possibilité de la satisfaire dans un même instant chez un grand nombre d’hommes assemblés.

Le premier et le seul objet qui ait jamais eu un véritable intérêt pour l’homme, est, certes, son voisin. Toutes ces curiosités secondaires qui lui ont fait inventer le télescope, les bateaux à vapeur et les premières loges de face, ne viennent que sur le second plan. Il est bien évident, honnête homme qui m’avez interpellé tout à l’heure, que l’acteur tient plus de place dans votre estime que le héros qu’il représente, et que Manlius et Phèdre vous intéressent à un titre bien moindre que Mlle Rachel et Talma, sans quoi achèteriez-vous les biographies de M. de Mirecourt, de M. Monselet, de M. Pelloquet, de M. Castille, de M. La Guéronnièree, de M. Bataillef, de M. Rolland ? Car vous achetez ou tout au moins lisez ces belles choses et je ne trouverais pas chez vous, même l’Abrégé de l’histoire ancienne, par M. l’abbé Gaultier.

L’homme vivant à vos côtés, qui vous marche sur le pied et pour le compte duquel vous pouvez être appelé demain, comme témoin, en Cour d’Assises, est donc le seul pour lequel vous avez une préoccupation de tous les instants, et ceux qui vous disent le contraire et tâchent de vous intéresser avec des histoires de revenants, sont des gens qui ont la plaisanterie facile.

Ceci une fois constaté, voyons donc si vraiment nous avons progressé beaucoup depuis le jour où il vint dans l’idée d’un homme de nous représenter la Passion dans tous ses détails, en plein air, avec des milliers de spectateurs et des acteurs inconnus.

Les hommes de goût diront oui, les hommes de bon sens répondent non.

Le théâtre, depuis ce jour, n’a rien fait que de se suicider doucement par une exclusion progressive d’aliments substantiels qu’il remplaçait par l’air du temps et les rimes riches. Hélas ! comme je pleure l’âne de mon grand-oncle qui mourut subitement quand il commençait à s’habituer à ce régime, pleurez le théâtre !

Naïf dans le principe, parce qu’il parlait à la foule son langage et répondait à ses instincts ; complet, parce qu’il s’occupait peu de la longueur de la représentation et avait confiance dans l’attention de son spectateur qui n’avait pas encore peur de son portier ; vrai, parce qu’il employait des hommes de bonne volonté qui ne sortaient pas du Conservatoire, et qu’il déroulait ses articles de foi sous le ciel : tel a été le théâtre au premier jour. Il est vrai que cette perfection n’a pas duré longtemps, mais enfin n’eût-elle été donnée à contempler qu’un seul jour au monde étonné, elle n’en doit pas moins servir de base à la réforme du théâtre.

Mais avant cette première représentation des mystères, il y avait eu un autre théâtre toujours agissant, toujours varié,, encore plus vrai, encore plus naïf, encore plus complet, qui n’est pas mort, lui, et qui suffit amplement à la curiosité des paysans qui n’ont pas de salle de spectacle et à celle des hommes sages qui se sont lassés d’aller s’y empoisonner : ce théâtre, c’est la vie humaine que vous épiez dans la rue, sur les places et qui joue son éternelle comédie de la naissance, de l’amour et de la mort, avec le ciel et vos yeux pour témoins.

Cette comédie qu’on a voulu vous montrer sous des masques impossibles, dans un langage épuré, ennobli, renfermée entre des murs de papier et éclairée au gaz, vous pourriez la voir tous les jours si vous aviez de bons yeux et une intelligence ; mais si vous ne possédez pas ces deux qualités et que vous ne puissiez vous nourrir que de pain mâché par d’autres, s’il vous faut absolument un théâtre, demandez au moins à ce théâtre qu’il essaye de se rapprocher de la vérité, qu’il cherche à mettre en scène la vie réelle, alors, au moins vous saurez à quoi vous en tenir sur ce qu’on vous sert, et il y aura quelque utilité à travailler pour vous.

Le drame et le vaudeville ont seuls essayé de cette voie. Diderot a fait naître le premier, et s’il n’avait abusé des tableaux et lui aussi cherché l’exception, il aurait été le modèle à suivre. Mais, du drame et du vaudeville, qu’est-il advenu ? Le drame s’est sensibilisé outre mesure, il n’a compté qu’avec les passions extrêmes de la foule, il a pris la tête des spectateurs pour une enclume dont il était le marteau. Le vaudeville a voulu rire quand même, il a spéculé sur le calembour et sur les infirmités de l’esprit ; tous deux ont dévié de leur chemin. L’un rêvant mort, viol, rapt, substitution d’enfants ; l’autre, quiproquo et couplet final, ont mérité de s’enterrer dans la même tombe. Et puis l’acteur est venu brocher sur le tout ; l’acteur à recettes, l’acteur éminent, l’acteur beau, l’acteur irrésistible, et tout a été fini.

Voilà, messieurs les honnêtes gens, pourquoi le théâtre est mort.

De l’excentricité (à propos de roman et de théâtre)

Le défaut des œuvres actuelles, au théâtre et dans le roman c’est la recherche de l’excentricité, des choses qui ne se passent pas souvent, qui n’ont pas une signification générale. Je vois cette recherche dans une infinité d’œuvres qui tendent à la réalité ou plutôt y prétendent et cependant n’ont pas de succès.

Cela indique une excessive myopie d’esprit ; il n’est pas difficile de voir et de reconnaître les particularités d’un homme qui marcherait la télé en bas, dans la rue ; l’observation y est grosse, elle n’exige pas beaucoup d’instinct ni d’étude. Tandis que vis-à-vis de ceux qui marchent selon le sens naturel, les gens sont pour la plupart comme le bourgeois gentilhomme qui s’étonne comme on fait pour prononcer u ou pour parler en prose. Le jour où on le leur montre, ils y trouvent de la curiosité. Après s’être bien étonnés de l’homme qui marche la tête en bas, ils songent que le sang lui descend vers le cerveau et que ce système est malsain. Ils trouvent bien plus d’intérêt à leur voisin qui marche droit, une fois qu’on leur a dit : examinez donc sa démarche, son vêtement, sa figure ; ne pensez-vous pas qu’il paraît avoir telle idée en tête, tel caractère, qu’il va à tel endroit, qu’il est de tel pays, etc. Ils pensent alors à eux-mêmes, ils se comparent à l’être observé. Ainsi l’homme ordinaire soulève mille idées contre une ou deux qu’agite la vue de l’autre, et qui sont celles de la difficulté et de la santé.

On cherche le curieux là où il est le moins complet, dans des physionomies spéciales, sans variété ; au lieu donc de mener un jeune écrivain chez des espèces de gueux, de bohémiens étranges, comme je l’ai vu faire, il vaut mieux lui apprendre à voir les détails de la simplicité domestique qui est commune à presque tout le monde. Ces excentriques ne réussiraient qu’auprès des artistes et des journalistes à qui ils font l’effet de ciselures et de travaux d’orfèvrerie. Il faut que chaque objet à reproduire reste à sa place et dans sa proportion. Une faut pas donner, comme types de la vie générale, des exceptions ; maintenant les étudie qui veut, à titre d’exceptions, mais son œuvre sera toujours secondaire.

Que la chose reproduite ait donc, autant que possible, une signification générale et ne soit pas un fait isolé, qu’elle soit l’expression réelle de tous les faits du même genre, ce que Champfleury a si bien dit dans cette phrase à propos de l’Enterrement d’Ornans de Courbet : « La pensée de l’enterrement est claire, saisissante pour tous ; elle est la représentation d’un enterrement dans une petite ville, et elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes. »

J’ajouterai à cet exemple, celui du Convoi du pauvre, par Vigneron, qui est le contraire. À notre époque les convois de pauvres ne sont pas généralement suivis par un chien tout seul. Cette remarque est moins puérile, qu’il ne semble.

Dans cet ordre d’idées, on ne fait peut-être pas assez attention aux récits et aux dessins des voyageurs, qui doivent être naturellement saisis par les scènes sociales, générales des pays qu’ils visitent et où ils ne peuvent être sollicités par des détails spéciaux, n’étant pas assez initiés aux mœurs et usages pour y devenir indifférents et se mettre à chercher des étrangetés. Il est d’ailleurs bien entendu qu’ils seront superficiels par la même raison.

Confession d’un peintre âgé de quarante-cinq ans

Un peintre m’a dit l’autre jour : Je suis fatigué de voir qu’on peint sans idées, au hasard. Aucun de nous n’intéresse qui que ce soit, bien qu’on crie beaucoup dans les journaux sur la couleur et sur la ligne. Cela tient, je crois, à ce que les peintres sont des esprits avortés. Il n’y a que les paysagistes qui paraissent dans une bonne voie et encore la plupart ne comprennent-ils rien à ce qu’ils font. Du moins est-ce la nature complète, sous tous ses aspects, qu’ils essayent de rendre. Pourquoi ne pas traiter l’homme comme les paysagistes traitent les arbres, les maisons, les herbes ? Je me suis mis dernièrement à regarder autour de moi, j’ai vu non seulement beaucoup de couleurs et des lignes qui ne sont pas plus étranges que celles d’autrefois, mais j’ai vu aussi la vie, une société, des actions, des professions, des physionomies, des milieux différents. J’ai vu fort près de moi, beaucoup de comédies, par exemple des comédies de gestes et de visages qui étaient vraiment « à peindre ». J’ai vu aussi quelques drames, un grand mouvement de groupes formés par les relations des gens entre eux, et se rencontrant sur tous les terrains, à l’église, dans la salle à manger, au salon, au cimetière, sur le champ de manœuvre, à l’atelier, partout. Les types individuels m’ont paru plus d’une fois appropriés aux professions. Cette société m’a semblé s’exprimer par les différences d’habit ; les gens qui portent la blouse, le tablier, ont des idées, des sentiments, des visages autres que les hommes qui portent la redingote. Enfin tout est arrangé comme si le monde avait été fait simplement pour la joie des peintres.

Je me suis senti un dégoût profond pour les Hamlet, les Océanides, les Saint Augustin, les Apothéoses, les Cimbres, les Idylles, les Fille de Tintoret, les Françoise de Rimini, les Pilori, les Rêve de Bonheur, que sais-je. J’ai pensé qu’il y avait un grand pédantisme et un grand manque d’intelligence dans tout cela. Ces peintres veulent paraître instruits, bien élevés, et les critiques leur savent gré de leur fournir ainsi le prétexte de dissertations historiques, par lesquelles ils se montrent non moins instruits à leur tour.

J’ai vu passer devant mes yeux de grandes toiles toutes couvertes de scènes où une société entière était dessinée à jamais, œuvre impérissable, d’une logique irréfutable, et je vous dirai par parenthèse que je n’aime pas beaucoup les petites toiles et n’ai jamais compris pourquoi les sujets communs n’avaient droit qu’à ces petites toiles, selon les messieurs doctes qui écrivent sur la peinture.

Donc un peintre qui marcherait dans cette voie, irait avec une fermeté, un calme, une tranquillité, une sûreté de vues qui n’appartiennent à aucun des hommes d’à présent et qui le mèneraient infailliblement à une grande supériorité d’exécution et de sentiment, car l’usage exerce le sentiment et le renforce ; l’observation acquiert des laits certains qui restent et servent de bases, de sorte qu’elle s’éclaire à mesure, comme les sciences.

J’ai relu quelques bons écrits des esprits anglais là-dessus, les anglais ont toujours compris les choses vivantes, mais je ne parle ici qu’au point de vue de la peinture, je n’oserais dire un mot sur la littérature, mes brosses et mes pinceaux me donnent assez de peine.

Je n’ai pas eu le courage de suivre mes idées, dans l’exécution, parce que j’ai quarante-cinq ans, que je suis habitué depuis vingt-cinq ans à ne faire que des Martyrs, des Faust, des Giaour et des Turcs qui plaisent à la critique, et qui engendrent des tartines sur Goetheg, Byron, Méhémet-Alih et les commencements du christianisme. On discute si j’ai bien rendu le caractère de saint Pierre : les uns lui trouvent le nez trop court ; pour les autres, son habit devrait être bleu au lieu de rouge, et la clef n’a pas l’air assez céleste, on la prendrait pour une ignoble clef de cave ; mon dessin manque de noblesse et ma couleur est tapageuse. Voilà où j’en suis et comme je passe pour un peintre, il est trop tard pour que je change.

On a fait de la peinture une chose presque ridicule ; quand j’entends parler de dessin et de couleur, et de sujets historiques, je me demande si nous sommes tous des imbéciles, des fabricants, ou des aspirants au baccalauréat ès lettres. On ne nous veut que cela, il ne s’agit pour nous que de mettre contours, lumière et ombre à leur place et de faire dessous des choses de pédantisme ou de puérilité. Un peintre n’a besoin ni d’esprit, ni d’intelligence, il ne lui faut que six ans d’école, un dictionnaire de M. Bouillet, et des yeux passables. Les romanciers commencent cependant à étudier ce qui les entoure, ils fouillent, décrivent ce qu’ils voient et on est rempli d’admiration pour eux, tandis que nos expositions ne servent que de promenade et de spectacle indifférent comme les Champs-Élysées ou les cabinets de Figures de cire. On y vient parce que la porte en est ouverte, qu’il y a un écriteau au-dessus, que les critiques font aller leur tam-tam, que tout le monde s’y rencontre, mais on en sort en bâillant, et en se plaignant du torticolis après s’être forcé à jeter un coup d’œil distrait sur tant de tableaux maussades et sans intérêt.

Je sais bien que, pour moi, dans toute la peinture, il n’y a peut-être pas cent tableaux que je considère comme intelligents et bons à conserver, et si j’ai le malheur de mettre le pied dans les musées, j’en ai pour quatre jours de mauvaise humeur et de colère contre les gens qui barbouillent les toiles, depuis les plus célèbres jusqu’aux moindres.

J’entrevois, sans savoir au juste, jusqu’où on pourrait aller et quels détails pourraient me solliciter plus spécialement, des séries vastes sur les gens du monde, les prêtres, les soldats, les paysans, les ouvriers, les juges, les marchands ; en reprenant ces séries de toutes les façons, par exemple en ouvrant une suite de scènes de mariage, de baptême, de communion, ou bien d’intérieurs de famille ; des naissances, des successions, etc., surtout des scènes qui se passent souvent et qui expriment bien la vie générale d’un pays. Il y en aurait d’ailleurs pour mille peintres avec un travail pareil ; les uns spécialiseraient à condition d’être complets dans leur spécialité, les autres réuniraient tout en quarante ou cinquante grandes toiles, et jamais le sujet ne serait épuisé : Une génération dure trente ans, la génération suivante arrive avec un autre aspect, d’autres idées ; je suppose qu’on veuille rendre seulement la vie des paysans par toute la France, voilà une entreprise éternelle, et ainsi pour tout le reste. Par ce moyen on arriverait devant le public avec des documents (j’appelle cela des documents) excessivement intéressants, parce qu’ils sont à lui connus, par lui appréciables, diversifiés selon les points de vue individuels. On entrerait en communion avec lui, il comprendrait, jugerait, et se passionnerait. La peinture deviendrait sociale et utile, elle servirait à la marche de l’intelligence générale.

D’ailleurs, j’ai remarqué que, dès qu’on peignait les choses réelles, celles qu’on voyait, on peignait mieux. Les portraitistes, même ceux qu’on met au deuxième ou troisième rang, sont presque toujours beaucoup plus peintres dans leurs portraits, que les peintres célèbres dans leurs inventions. J’en conclus nettement, hardiment, que la peinture de la société du dix-neuvième siècle sera plus habile, matériellement, que toute cette friperie du moyen âge et de l’antiquité copiée sur les mannequins et les gravures, et que, réunissant l’intelligence à l’exécution, elle sera complète.

Âneries des antiréalistes

Il faut espérer qu’il y aura une suite aux âneries contre le Réalisme qui circulent déjà dans les têtes des littérateurs ; ce n’est vraiment pas assez de dix ou douze, eu égard au grand nombre d’hommes d’esprit qui se sont donné la mission de purger la terre des monstruosités réalistes. Ils ont moins d’invention qu’on n’aurait pu le croire.

La plus commune et la plus drôle plaisanterie de toutes consiste à prétendre que le Réalisme n’est que saletés, obscénités, fumier. Cette charge a été imaginée par les amis du Rose, des Ris et des Grâces pour lesquels elle est un divertissement toujours nouveau. Toute l’école des manchettes et des jabots pirouette à la fois sur ses talons rouges avec le rire le plus délicat lorsqu’elle se trouve en présence de ces prétendus choux et de ces tripes imaginaires du Réalisme.

Quelques romantiques farouches et bruyants se plaisent également à ce jeu et rappellent les colères de MM. Duval et autres contre leurs pères en romantisme. Tous ces grands innocents pleins de malice auraient besoin d’aller à l’école de la bonne foi et à toutes sortes d’écoles.

Les plus sérieux, et par suite, les plus comiques sont ceux qui partent de raisonnements différents pour proscrire l’étude de l’époque où l’on vit.

Nous la connaissons, puisque nous y sommes, disent les uns, nous n’avons pas besoin qu’on nous en parle ; il n’y a que ce que nous ne connaissons pas qui nous intéresse. Racontez-nous le passé, les habitants de la lune, etc.

Nous ne la connaissons pas, disent les autres, par la raison que nous sommes au beau milieu et que nous ne pouvons nous rendre compte de l’esprit du siècle étant aveuglés par nos intérêts, et entourés de personnalités qui nous empêchent de voir à quatre pas autour de nous. Faites le passé, au moins vous en dégagez l’esprit d’après les documents du temps ; n’y étant pas, vous le jugez, vous le comprenez, en le voyant d’ensemble. On ne connaît pas son père ni son voisin qu’on voit agir, parce qu’ils renferment en eux leurs secrets moraux ; mais on connaît son arrière-grand-père par les lettres qu’il laisse.

Selon d’autres, la vie est triste et laide, il faut qu’on les en console par des fictions. Ce sont ordinairement des gens très gros, très gais, mangeant bien, buvant bien, s’amusant et ne se trouvant pas laids personnellement qui sont dans ces idées. Ils ne lisent que pour tuer le temps.

Pour quelques-uns qui ont leur petite idée à eux, le Réalisme est impossible, parce qu’on ne peut pas dire tout, et dans leur pensée à eux le Réalisme veut dire être réel. Or la réalité comporte des choses impossibles ; par conséquent si les réalistes n’emploient pas ces choses, ce ne sont plus des réalistes, mais des gens qui ne savent ce qu’ils veulent et qui n’ont jamais eu aucun commerce avec la logique.

Quant à ceux qui opposent l’idéalisme au vrai, leurs idées sont de beaucoup inférieures à celles qui précèdent, et qui sont nettes, pratiques, saisissables sans autre défaut que d’être grotesques.

Il y en a qui veulent jalonner l’avenir en montrant à la société non ses misères, ses petitesses, mais des images propres à lui donner de l’espérance (l’œil au bout d’une queue ?).

D’autres veulent synthétiser les aspirations des âmes vers l’amélioration, la liberté, l’émancipation, l’amour universel, en les faisant représenter par des personnages convenus comme les signes topographiques et embellis par un langage imagé, noble, tendant même au sublime, seul propre à élever l’esprit du lecteur.

D’autres veulent qu’on distingue entre l’homme et un homme, et qu’on peigne non pas un homme, mais l’homme. L’homme étant vrai puisqu’il est l’homme, tandis qu’un homme est une exception ; la réalité n’est pas vraie, parce qu’elle ne comporte qu’une spécialité et non l’expression de la généralité qui est seule la vérité. Donc le réalisme qui fait des monographies fait réel, mais non vrai, et par conséquent est insignifiant et étroit, le vrai étant supérieur au réel. — Amen.

D’autres sont d’une espèce d’école chirurgicale et ne comprennent que les personnages écorchés, ou préparés anatomiquement de manière à laisser voir certains viscères, ces personnages étant du reste bien portants et ne gardant pas du tout le lit.

D’autres demandent quelle est d’ailleurs la manière d’être réaliste, puisqu’il y a deux manières de peindre ; la peinture de l’être extérieur, et la peinture de l’être intérieur, qui forment deux voies séparées.

Pour d’autres, le Réalisme c’est la sténographie et le daguerréotype réunis.

Selon quelques-uns, le Réalisme ne conclut pas, comme s’il y avait autre chose que des définitions dans ce bas monde et comme si définir un homme en l’appelant coquin ou honnête n’était pas conclure sur lui.

Ou bien encore, les romantiques sont les vrais réalistes, car ils ont fait de la couleur locale.

Ces habiles qui semblent avoir un crible où ils font tout passer sont très bonasses et ont une facilité extraordinaire à avaler toutes les bourdes. Seulement c’est d’un air fin. Plus une niaiserie est forte, plus vite ils l’adoptent avec cette allure légère, spirituelle et entendue.

Toutes ces contradictions seront réunies en masse, et quand le système des démonstrations pour l’idée du Réalisme sera achevé, avec quelques chiquenaudes on fera tomber ces pensées mal assises.

Les gazetiers-punaises

Ces gazetiers-punaises, ces écrivains acarus sont excellents pour la santé littéraire des gens auxquels ils s’attachent, et qui auraient tort de se gratter un peu fort, car ils les écraseraient.

Il est très bon qu’il y ait des petits journaux remplis de cancans, de médisances, d’impertinences, qui se chargent de faire du bruit autour d’autrui ; et d’ailleurs c’est une race de littérateurs malheureux, la grande fraternisation des tristes natures et des médiocres intelligences, assemblée pleine de criailleries comme celle des moineaux ou des pies, picorant comme ceux-ci dans les épis d’autrui.

Ces pauvres gens qui n’arrivent à rien et sont toujours en agitation, ces Sosies les uns des autres, tous coulés dans un même moule d’esprit difforme, et qui pourraient signer tous leurs articles d’une seule et unique signature : les Confrères de la vulgarité, sont dignes d’inspirer une profonde compassion.

Ces conscrits pleins d’ambition et qui restent à jamais conscrits, dévorant des yeux le bâton de maréchal qui est dans les mains du voisin ; ces infortunés qui se nourrissent trente ans dans les mauvaises cuisines littéraires et qui à soixante ans servent d’échelles aux jeunes gens ; ceux qui ayant perdu leurs dents cherchent néanmoins à mordre ; ceux qui sont moins que des Scapins, tout au plus des Mascarille et des Jodelet ; d’autres qui ont les instincts des personnages de la pantomime, Arlequin, Pierrot et Polichinelle, toutes ces natures étroites et bourgeoises masquées en matamores et en capitaines Fracasse, tous sont malheureux et à plaindre. Cela se comprend : quand ils ont fait leur petite bimbeloterie de facéties et d’anecdotes, quand ils ont fait le bruit de leurs prétentions et de leurs haines, quand ils ont travaillé pour faire rire le public, et qu’ils se retrouvent mangeant au même râtelier et réduits à s’appeler entre eux « mon spirituel ami » ils ne sont pas contents, et c’est justement le contentement qu’on recherche en cette joyeuse vie.

Choix dans les papiers d’un poète

Je ne sais pas pourquoi nous autres poètes nous lisons des almanachs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous les lisons. Peut-être est-ce à cause de ce besoin sublime de contrastes immenses qui porte le lion à aimer le petit chien ? peut-être est-ce parce qu’un génie supérieur trouve en tout matière à faire une belle tentative rythmique, suivant l’expression d’un fervent croyant de mes amis et que dompter le mètre, même à propos de choses vulgaires, est le plus noble emploi de notre force de Centaure. En tout cas, mon almanach, ce bouquin, m’annonce pour bientôt l’apparition de la comète de Charles-Quint… Qu’ai-je dit ? bouquin ! Charles-Quint ! comète !

Astronome, prends ta lunette,
Car j’ai lu dans un vieux bouquin
Que nous allions voir la comète,
La comète de Charles-Quint !…

La versification est le chemin unique du sublime !

Le vers cloue l’expression au front de la pensée.

Ma comète aura deux queues, pourquoi pas ?

Elle franchit dix mille lieues,
À chaque pas, au firmament ;
Elle traîne deux longues queues,
L’une est en gerbe de froment ;
Les grains de blé pleuvront sur terre,
Et les gueux les ramasseront
Pour payer leur propriétaire,
Le jour qu’ils déménageront !

Est-ce joli ! avec rien dire tant de choses ! avec des yeux de myope voir tant de queues et de grains de blé… Oh ! oui !… le poète est aigle, les prosateurs sont des canards ! Le poète parcourt les cimes, le prosateur mange le grain dans la basse-cour, et dire que les prosateurs nous accusent d’avoir l’esprit de travers ! Pour moi j’avais cru jusqu’ici que rien n’exigeait plus d’esprit que ce sacerdoce de l’art : esprit de poésie d’abord,

Son autre queue est une grappe
De raisin velouté bien noir ;
La liqueur rose s’en échappe
Comme d’un immense pressoir.
Dans notre beau pays de France,
Cette liqueur débordera.
Aux ruisseaux couleur de garance,
Chacun boira, se grisera.

esprit d’harmonie, ensuite esprit de nombre, esprit de mesure, esprit de rime, esprit de patience surtout !

———

Les vers ne se font pas comme des gerbes de blé ! Et si quelques-uns de nos poètes ont la diarrhée des vers comme un affreux petit poète satirique l’a osé dire de notre grand Lamartine, moi, je condense, je ne cheville jamais et dans tous mes vers il n’y a ni un mot de trop, ni un mot de pas assez. À ma comète un casque, un coursier, un sabre entre ses deux queues et n’oublions pas la dragonne de son sabre, il me faut une rime à Charles-Quint et maroquin fera l’affaire à la fois de la rime et de la dragonne.

On prétend que sa tête altière
Se couvre d’un casque d’acier.
Comme une amazone guerrière,
Elle monte un fougueux coursier.
Elle vient, brandissant un sabre
À dragonne de maroquin.
Malheur si le cheval se cabre
Sous l’amazone Charles-Quint !

L’image ! l’image splendide, rayonnante, est à nous. Laissons aux vils prosateurs l’image sensée. Le vers, c’est la glorification de l’image et de l’adjectif, c’est le monde infini de l’infinie fantaisie !

Qui a dit que Victor Hugo était un trombone, Lamartine un harmonica, Musset une clarinette, Béranger un mirliton et tous les autres poètes des crécelles ? Je ne puis croire, malgré l’apparence, que ce soit un musicien. Cette odieuse phrase ne peut être que d’un prosateur, d’un de ces vils coquins qui, parce qu’ils ne peuvent faire de vers, rabaissent à tout propos la poésie et profitent des facilités ridicules que leur offre leur bas langage prosaïque pour critiquer longuement et à leur aise. La générosité n’a jamais eu rien de commun avec eux, ils abusent de ce que, sublimement gênés par les entraves volontaires de la versification, nous ne pouvons nous mouvoir avec la même souplesse ; ils ne veulent pas reconnaître que l’homme qui, emprisonné dans un sac, saute aussi loin que l’homme libre, est bien plus extraordinaire, et que s’il tombe, comme il le doit infailliblement, il n’en est que plus méritant.

D’ailleurs le sac est d’or et de soie.

Et puis, serait-ce que la poésie est le partage des sots ? Je ne m’en serais jamais douté ; et quand je considère ce sillage lumineux, cette traînée d’étincelles qu’elle a fait jaillir depuis sa première et véritable incarnation en France, depuis Villon jusqu’à Béranger, je me demande comment Marot, Régnier, La Fontaine, Molière, Parny, Voltaire et toi, Pouyadoux ! vous supportez patiemment ces injures dans les Champs-Élysées où vous faites d’éternelles tragédies, de sacrés poèmes épiques et une si magnifique consommation d’adjectifs.

Monde stupide ! tu souffres ces prosateurs, tu es bien digne d’être livré à eux et à la crinoline pour l’éternité !… Hein ! hein ! quelle pensée ! Ma comète en crinoline, … une perruque à deux queues… à cheval, sans y être, avec un grand sabre et un monde stupide !… Merci ma muse ! je te devrai la plus belle strophe qu’un cerveau humain ait jamais rédigée… Merci ! merci ! Lamartine a bien raison de dire que le style naturel est le génie des ignorants !

D’épouvante chacun s’incline
Ne tremble pas, monde animal,
Cette comète en crinoline
Ne peut pas monter à cheval
Laisse la mégère caduque
En passant faire les gros yeux,
Ce n’est qu’une vieille perruque
Qui se promène dans les cieux !!!!

Oh ! muse ! musa, la muse ! merci de m’avoir inspiré, et toi, mon vieil almanach, tu seras mon luth, ma lyre, ma harpe à jamais ! tu m’as fait voir une si belle comète dans les cieux inénarrables de la fantaisie !

Une dernière pensée me vient, je ne quitterai pas la plume sans répondre à certain vil prosateur qui, après Saint-Simon, prétend que le vers n’est qu’une sottise et qu’on peut être poète en prose.

Évidemment la poésie n’a pas absolument besoin d’être mise en vers ; cependant, n’est-il pas certain, au point de vue de la forme seulement, qu’elle y gagne l’harmonie, l’éclat, la grâce, la rapidité et l’énergie du trait ? Le vers n’a-t-il pas de plus l’avantage de se retenir facilement ? Et puis, jamais on n’a fait mieux le vers que maintenant, même le vers ivre, voyez Pierre Dupont, Baudelairei, Matthieu, Barillot, et moi ! Pour moi, j’affectionne le vers ivre, je hais les vers réalistes, sérieux et raisonnables. Je ne fais que des vers fantaisistes et fantasques, ma comète le prouve de reste. Le vers est la langue des dieux et rien n’est fantasque comme les dieux, ils changent tous les dix-huit cents ans. Et vive la poésie, réalistes, et n’en parlez plus !

Pour copie conforme,

Quelques pensées de Pascal

Pascal ne passe pas précisément pour un imbécile, il a même eu quelque réputation d’esprit, mais peut-être est-ce à l’époque où il était halluciné qu’il avait les idées que nous citons :

« Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent, croient qu’ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune.

« Il faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.

« On prend d’abord l’imagination que les bonnes choses sont inaccessibles en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes, cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières ; ces noms-là leur conviendraient mieux ; je hais ces mots d’enflure.

« L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait.

« Il faut se renfermer le plus possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop, ni rien de manque.

« Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie.

« Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme.

« Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser : c’en est la marque et c’est là la part de l’envie qui est aveugle et qui ne voit pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit.

« Quand un discours naturel peint une passion ou ses effets, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre, et ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer.

« Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie et qu’il consiste en preuves, et quel est l’objet de la médecine et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et à faute de cette circonstance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d’or, merveille de nos jours, etc. ; et on appelle ce jargon beauté poétique.

« On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poète ; de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et de brodeur. »

Je trouve que tous les écrivains et littérateurs surtout les jeunes, devraient imprimer ces phrases sur de petits écriteaux qu’ils suspendraient tout autour de leur chambre à la place des fleurets, des mauvais plâtres et des mauvaises lithographies. Ils pourraient les entremêler avec des collections de portraits gravés, dans lesquels on peut trouver continuellement des idées de caractères et un soutien constant pour tracer ces caractères, car en revenant souvent à la physionomie d’un personnage, on se pénètre de sa nature, on en apprend le sens.

À madame Sand

Madame,

Un homme s’avance sur une grande route, y marche trente ans, faisant à chaque pas des découvertes ; un certain nombre de voyageurs s’attachent à lui et chantent ses louanges sans relâche, admirant tout ce qu’il voit et ne pouvant rien voir de ce qu’il ne voit pas. Il arrive qu’un jour cet homme croit s’apercevoir, à certains indices que son entourage ne peut deviner comme lui, qu’il s’est trompé de chemin, aura-t-il la force de laisser là sa suite et de revenir à grands pas vers son point de départ ? Non, il lui faudrait un courage presque surhumain pour affronter les criailleries de ceux qui l’ont accompagné jusque-là et qui entraveraient sa route, il lui faudrait bien peu d’orgueil pour regarder comme rien les découvertes qu’il a pu faire, il préférera justifier le choix de sa route par des sophismes avec lesquels il se trompera lui-même et les autres.

Il m’a paru, madame, que dans l’article sur Cooper publié dernièrement par le Journal pour tous, vous étiez à ce moment où de vagues indices éclairent le voyageur. Il m’a paru qu’il y avait en vous un combat entre votre raison et vos habitudes. Peut-être ce combat a-t-il lieu à votre insu ; en tout cas, vos habitudes l’ont emporté cette fois encore.

Vous avez vu, certes, les qualités du romancier américain ; vous les avez vues toutes, depuis la « sobriété d’expressions et la justesse d’images au moyen desquelles il nous impressionne avec un événement, comme s’il était réellement arrivé » jusqu’à « la simplicité, la naïveté de son talent ». Vous avez senti en lui cette « bonhomie qui caractérise les éducations positives…. cette facilité de moyens qui intéresse toujours sans jamais surprendre ». Il n’a pas, dites-vous, « de révoltes contre Dieu et contre la société ; pas d’excentricités, pas de délires sacrés comme Shakespearej et Byron… Dans le détail, rien ne semble livré à la fantaisie… La forme de ses récits est si logique et si droite, qu’elle exclut toute emphase descriptive, toute tentative de l’auteur pour imposer son émotion au lecteur » ; et vous avez fait de toutes ces qualités des qualités d’un « ordre inférieur » ! et vous l’avez loué d’avoir fait des figures plus grandes que nature (l’habitude !) ; beaucoup plus que d’avoir été simple et vrai. Vous avez voulu que ce « bonhomme » ait eu, lui aussi, ses rêveries poétiques, vous avez cru que toutes les qualités énoncées plus haut étaient « trop peu estimées chez nous et que la vérité de couleur ne constituait pas le beau qui est la splendeur du vrai », et pour faire accepter votre protégé, vous l’avez poétisé, idéalisé, splendidement faussé.

En faisant le contraire de ce que vous avez fait, en mettant les qualités hors nature au rang secondaire, vous auriez fait, madame, un excellent article sur Cooper, et vous auriez donné cours à des vérités de jugement bonnes pour tout le monde et qui, grâce à votre talent, auraient acquis la popularité si nécessaire à toute vérité.

Agréez, etc.

À M. Gustave Planche

Monsieur,

Vous venez de publier un article abominable, intitulé : l’Art grec et la Sculpture réaliste.

À cause de certaines phrases, le débat va au-delà de la sculpture. Je ne sais pas s’il y a autant de sculpteurs réalistes que vous le dites, mais je crois avec vous que le nombre des sots et des ignorants est grand. Vous avez donc fort raison de vous être si bien instruit ; j’espère, moi aussi, devenir très savant avec le temps ; mais vous me paraissez le critique qui s’engraisse le plus de la fable et de l’histoire, et un de ceux qui mettent du sérieux à discuter sur le nez des personnages consacrés.

Il y a dans votre article deux phrases et deux raisonnements qui m’ont arrêté, parce qu’ils contiennent un monde dans leurs lianes ; le reste de l’écrit n’est qu’un fond de tapisserie.

1º L’auteur du Laocoon comprenait la nécessité d’agrandir, de simplifier ce qu’il voyait.

2º Le modèle vivant agrandi par la pensée déplaît aux intelligences prosaïques.

Je vous crois très prosaïque, mais là n’est pas la question.

Je ne me reconnais plus au milieu des affirmations de gens qui partent de sentiments contraires aux nôtres, pour glorifier le même but : penser et représenter la vie.

Ils partent, cher monsieur, remarquez-le bien, de ce raisonnement tout nu, tout maigre : « on représente mieux la vie, en la représentant autrement qu’elle n’est qu’en la représentant comme elle est ». Si cette idée impossible, absurde, était offerte sincèrement aux lecteurs, je crois que justice en serait faite aussitôt. Mais voilà où est… pourquoi ne le dirais-je pas ? voilà où est la coquinerie, vous habillez cette idée, vous la couvrez en parlant de poésie, des âmes prosaïques, des grandes divisions opposées aux détails sans importance, de l’idéal, en déclarant que quand on fait un portrait il ne faut pas cette ressemblance vulgaire qui plaît aux amis, à la famille, il faut plus.

Ce système est plein d’habileté, il est peut-être naïf cependant. En tout cas, il rappelle la ruse de certains marchands qui disent : « Ma marchandise ne se trouve que chez les bons dépositaires. » Tous les dépositaires s’empressent de prendre cette marchandise pour montrer qu’ils sont bons. Les lecteurs font de même, ils veulent n’aimer que ce qui peut flatter leur vanité, comme le dit Stendhal. Dans vos discussions, ils voient d’un côté : le grand, le sublime, le poétique, l’élevé, le goût, l’élégant, le plus, de par une affirmation, reposant sur le raisonnement plein de bon sens que vous savez. De l’autre : le petit, le sans importance, le vulgaire, le prosaïque, le bas, le moins. Or peu de gens aimant à réfléchir, le choix n’est pas douteux. C’est justement la cause de ce petit, de ce prosaïque que nous prenons, et nous en ferons le bon et le grand, bon sens en main.

Quant au reste de votre article : plus que vous, je demande de la pensée aux artistes, mais de la pensée qui soit à eux et non pas prise dans les livres d’histoire et de mythologie des autres. Et pour que leur pensée soit forcément à eux, ils n’ont qu’à faire l’époque où ils vivent. Ceci, vous le voyez est passé à l’état d’idée fixe chez moi.

Je ne vois pas la pensée dans une certaine manière de rendre les muscles d’un torse ; plus prosaïque que vous, je suis bien moins matériel. Du reste le rendu, conforme à la nature, d’un modèle vivant, ne me paraît pas plus une pensée que l’élégance trichée de Jean Goujon.

Nouvelles diverses

M. Paul Delaroche a beaucoup travaillé ; c’est un mauvais peintre ; toute sa peinture peut s’expliquer par l’étrange manière dont il composait ses tableaux. Voici, selon M. La Bédollière, comment il a fait Cromwell :

« Pour plus d’exactitude, il lui arrivait, parfois, de faire des maquettes ; ainsi, il modela une statuette de Cromwell, qui fut habillée avec soin : le chapeau, la plume flottante, la collerette, le pourpoint, les grosses bottes, rien n’y manquait. Il fit exécuter une bière pour y déposer Charles Ier, qu’il avait également modelé, et dont la tête, multipliée par le moulage, a été pendant quelque temps dans le commerce. Les deux personnages furent placés dans une boîte de quelques décimètres carrés, ouverte par-devant, et que l’artiste éclaira à sa guise. »

Ceci ne rappelle-t-il pas les boîtes qu’on donne aux enfants, et où il y a des chasses, des bergeries ? Tel est le procédé de l’école d’ébénisterie et de costumerie, dite historique, qui a tant servi à répandre et épurer le goût des bals masqués. Je ne pense pas qu’il y ait de Hollandais exact en état de lutter avec cette exactitude, cette vérité historique, comme disent les gens qui ne connaissent ni la vérité, ni l’histoire.

— M. Couture vient de peindre une chapelle de Saint-Eustache, où il a représenté l’Intercession de la Vierge ; la peinture catholique inspire toujours des idées tristes… sur le compte du peintre. Les peintures de M. Couture font bien, si elles ne sont pas bien ; beaucoup de bras en l’air, quelques yeux tournés indiquent suffisamment, et selon la règle, la foi chez ses personnages. Des effets d’Étoile du Soir permettent d’opposer des noirs à des jours qui vont en dégradation, aspects chéris des peintres ; — mais pourquoi les noyés vont-ils exclusivement au ciel, dans la composition qui représente Notre-Dame-de-Bon-Secours ? — Pourquoi, dans l’autre, ces demoiselles, si bien et si désagréablement vêtues, à côté de ces hommes, qui paraissent n’avoir aucune crainte du froid ? — Je n’ai pas pu me rendre compte du reproche de décoration adressé à l’auteur ; je n’en vois pas l’inconvénient. Mais, telles que sont ces compositions, si, au lieu de mettre, dans celles qui représentent l’action, d’ennuyeux anges, habillés de blanc, auxquels personne n’a l’air de prendre garde, quoiqu’ils semblent intimement liés avec tout ce monde, M. Couture avait fait franchement paraître la Vierge, il eût été plus compréhensible et il eût été conduit à imaginer pour le sujet du milieu quelque chose de plus grand que son assemblée des éternels anges. — Je ne pense pas que les sujets lui aient été imposés ; sinon, tant pis pour qui les a commandés.

— Madame de Montarcy, est une pièce vulgaire faite par un esprit vulgaire. — Tous les gens qui font des vers, à Paris, feignent d’admirer, par esprit de corps. Cette œuvre est mauvaise : le vieux poison, la vieille lettre anonyme, le vieux mari jaloux et aveugle, le vieux vieillard grognard, la vieille Mme de Maintenon, tant de fois dépecée par trente faiseurs de romans ; la vieille servante scélérate par dévouement, la vieille perruque de Louis XIV et les vieux vers de Victor Hugo, voilà la pièce d’un jeune homme.

Réunissez les feuilletons du lundi, qui n’ont jamais fait une telle poussière de louanges ; réunissez tout ce que ces bons amis trouvent de mauvais dans ce drame ; additionnez, et voyez ce qui reste : de beaux vers, inutiles à la pièce.

Les derniers beaux vers ! (On est bien perfide envers M. Bouilhet.)

— M. Cuvillier-Fleury a publié, il y a deux ou trois jours, dans le Journal des Débats, un long article, où il est un peu question du réalisme. Et, pour montrer combien ce diable de mot, lui tape sur les nerfs, M. Cuvillier-Fleury a soin de ne le jamais citer sans le dégager de sa phrase par deux guillemets. Il n’y aurait que cela, il n’y aurait rien à dire à M. Fleury, qui a bien le droit de ne pas comprendre qu’il aura à compter, maintenant plus que jamais, avec la chose, et non avec le mot ; mais M. Fleury a employé, dans cet article, une tactique si habile, qu’elle n’est pas tout à fait aussi honnête qu’elle aurait dû l’être de la part d’un écrivain considéré jusqu’ici, à juste titre, comme un critique sérieux.

M. Fleury a fait des réalistes d’Edgar Poek et de MM. Barbara, Achard, Nadar et Maxime Du Campl ! et, partant de là, il conclut que les histoires extraordinaires, émouvantes, bizarres sont l’élément exceptionnel du réalisme. Lisez :

« Nos conteurs d’aujourd’hui se donnent un mal infini pour paraître plus méchants qu’ils ne sont, grossissant leur voix, agitant de sang-froid toutes les chimères et tous les gnomes du “réalisme”, véritables fanfarons de noirceur et de misanthropie ; au demeurant, les meilleurs fils du monde. »

Comme je l’ai dit, c’est habile ; mais ne croyez pas, quand vous dites du livre de M. Nadar :

« J’avais là, dans ce petit volume, toute l’essence concentrée du “réalisme”, une sorte d’abrégé de roman terrible. »

ne croyez pas, dis-je, qu’on vous croira sur parole et qu’on ne vous mettra pas sous les yeux certains autres livres, dont vous n’avez rien ou presque rien dit encore, et qui sont très propres à controverser vos assertions, et à prouver que les réalistes que nous aimons sont fort loin de chercher leur succès dans l’horrible.

Ceci démontré, par des exemples, le ridicule et la critique que vous faites du réalisme, se montrent, et l’habileté de la tactique disparaît ; il ne reste plus qu’un article inutile, et que M. Nadar pourra seul trouver bon.

— Les mousquetaires se sont emparés de la littérature, et on entend des bruits de rapières traînant sur le pavé ; des soufflets sont dans l’air. Depuis cette invasion, les littérateurs sont obligés de passer leur temps dans les salles d’armes ; chez eux, on ne les voit qu’en plastron et le masque en tête. Les journaux servent d’engins homicides ; les articles sont pleins de serpents, sur la queue desquels on marche, et qui vous demandent compte de votre inattention. Cependant, si les littérateurs s’entre-tuent tous, que vont devenir les libraires, les marchands de journaux et les imprimeurs ? Voilà toute une classe de la société laissée sans pain et sans ressources ; les quatre ou cinq pourfendeurs qui veulent tout massacrer, et que je crois fils des illustres guerriers d’Arioste, n’ont certainement pas songé à cela. Qu’ils fassent donc grâce aux littérateurs, sinon pour les littérateurs, du moins pour la classe intéressante dont je viens de parler.

— Arlequin, Pierrot, Polichinelle, Cassandre et Colombine, ennuyés d’être toujours muets, vont faire de la littérature : ils fondent un journal, intitulé le Bras noir (mystère). — On donnera quelques pantins en prime aux abonnés, avec une devise en vers.

Sous sa forme frivole, cette nouvelle est très sérieuse.

— Je ne sais qui vient de jeter un cri de joie grotesque en voyant apparaître M. Bouilhet : « Enfin, M. Ponsard va finir, voilà un poète qui va avoir plus de succès que lui ! » — Que fait donc M. Ponsard à ces gens-là ? d’où leur vient ce dédain pour lui ! Mais, s’ils admirent M. Bouilhet, ils devraient en trouver cent autres aussi admirables.

Savent-ils ce que c’est que Ponsard et ce que c’est que M. Bouilhet ?

Ils se bornent à répéter, à être les trompettes d’autres littérateurs, qui ont des amitiés ou des haines personnelles.

— Réalisme, en ne paraissant qu’une fois par mois, ne peut espérer d’être mêlé à la polémique active des petits journaux ; il ne peut se flatter, non plus, de tenir ses lecteurs au courant de tout ce qui se passera. Les nouvelles, publiées sous le titre de Nouvelles diverses, seront consacrées seulement à des choses saillantes, qui auront provoqué une certaine émotion, et dont le souvenir durera au moins un mois ; qu’on nous pardonne donc de ne pas rendre compte, aujourd’hui, de toutes les pièces de théâtre nées ou mortes depuis quelques jours : les Pauvres de Paris, le Marin de la Garde, Jane Grey et beaucoup d’autres, qui n’ont pas une valeur assez marquée pour éveiller encore la curiosité et nécessiter de notre part une appréciation quelconque.

Ceci dit, M. Bouilhet doit se trouver flatté de la haute position que nous lui avons faite en nous occupant aujourd’hui exclusivement de son drame.

Collaborateurs du journal

Henri Terrans (Cher). — Louis Présurier. — Hippolyte Pontus. — P. Roquairol (Haute-Garonne). — Léon Schneff (Bas-Rhin). — Hubert Guyonnarie (Indre-et-Loire). — C. Dumas-Lagarde (Gironde). — G. Huvelier. — Étienne Caigneblez. — Alphonse Dumourtray. — Alexandre Lamormeau. — Paul Cuchon (Bouches-du-Rhône). — D. Hanswoin (Suisse). — A. Lataillade (Isère). — E. Rombouillot. — Julien Marignac. — Ludovic Amige. — P. Vissous (Belgique). — H. Dolorieux. — Maximilien Béroest (Somme). — F. Vasart. — Jacques Galardy (Maine-et-Loire). — Louis de Brède. — Louis Van Herschen (Belgique). — Gerler (Berlin). — John Wegsters (Baltimore). — Giuseppe Miloni. — A. Zegner (Munich). — J. Saucier (Cologne).

———

Le propriétaire rédacteur-gérant : E. Duranty.

Numéro 2, 15 décembre 1856

1856

Résumé du numéro précédent

Comme certaines personnes qui ne comprennent jamais, n’ont pas compris ce qui a été écrit, il est bon de leur faire remarquer qu’il a été très nettement établi :

Que le Réalisme proscrivait l’historique dans la peinture, dans le roman et dans le théâtre, afin qu’il ne s’y trouvât aucun mensonge, et que l’artiste ne pût pas emprunter son intelligence aux autres ;

Que le Réalisme ne voulait, des artistes, que l’étude de leur époque ;

Que dans cette étude de leur époque, il leur demandait de ne rien déformer, mais bien de conserver à chaque chose son exacte proportion ;

Que la meilleure manière de ne pas errer dans cette étude, était de toujours songer à l’idée de représenter le côté social de l’homme, qui est le plus visible, me plus compréhensible et le plus varié, et de songer ainsi à l’idée de reproduire les choses qui touchent à la vie du plus grand nombre, qui se passent souvent, dans l’ordre des instincts, des désirs, des passions ;

Que le Réalisme attribue par là à l’artiste un but philosophique pratique, utile, et non un but divertissant, et par conséquent le relève ;

Que, demandant à l’artiste le vrai utile, il lui demande surtout le sentiment, l’observation intelligente qui voit un enseignement, une émotion dans un spectacle de quelque ordre qu’il soit, bas ou noble, selon la convention, et qui tire toujours cet enseignement, cette émotion, de ce spectacle en sachant le représenter complet et le rattacher à l’ensemble social, de sorte que par exemple les reproductions à la Henry Monnier, isolées, fragmentaires, doivent être rejetées de l’art et du réalisme bien qu’on ait voulu les y rattacher ;

Que le public était juge définitif de la valeur des sentiments étudiés dans une œuvre, parce que la foule est tout aussi accessible à la pitié, au malheur, à la colère, etc., que l’écrivain qui s’adresse à elle ; — Que tout homme populaire pendant trente ans a une valeur réelle, tout homme populaire au-delà de cinquante ans est un grand artiste ; — Que toute célébrité établie par la tradition des érudits, des professeurs, des collèges est douteuse, et qu’une critique intelligente aurait à faire un triage sévère parmi celles-là.

Il a été annoncé que nous ferions l’application de ces principes par une critique active des œuvres actuelles et des œuvres anciennes.

Il est possible qu’on préfère et qu’on trouve plus nets les gens qui disent que le beau est la splendeur du vrai, qu’il y a de l’idéal partout et qu’il faut savoir le découvrir.

Oui, voilà les esprits clairs, ceux qu’il faut écouter ; mais ces plats écrivains qui nous parlent des choses qui se passent souvent, on ne saurait trop dédaigner leur faiblesse d’imagination et leur prétention à attirer l’attention sur ces belles idées.

Lorsqu’on dit : « Le beau est la splendeur du vrai », voilà des mots agréables et qui plaisent, cela exalte et fait penser aussitôt à quelque lorette bien habillée, aux illuminations des Champs-Élysées, à la Vénus de Médicis, à la salle des Italiens, aux tableaux de Raphaël, aux chevaux anglais, aux soieries de Delisle, et l’on comprend à l’instant même « la splendeur du vrai ». Tandis que ces natures vulgaires de réalistes veulent rabaisser les gens aux choses qui se passent souvent. Mais il y en a de mille sortes et de fort basses. Tous les soirs on met son bonnet de coton pour dormir, voilà une chose qui se passe souvent. Ces réalistes sont véritablement des imbéciles ou des mystificateurs en prétendant intéresser avec de pareilles sornettes.

Il n’est pas étonnant que cela se soit dit.

Nous arrivons presque seuls en face d’un grand nombre : les uns ennemis parce que nous ne fraternisons pas avec leur paresse, leur inintelligence et leur mauvaise foi ; les autres adversaires quand même, parce qu’ils ont accepté sans réfléchir des idées toutes faites et ne veulent plus avoir le courage d’une conversion ; la masse enfin désintéressée, mais préparée, travaillée par les systèmes littéraires de 1830 et 1848, et plus curieuse et inquiète que sympathique.

Entreprendre quoi que ce soit avec la fidélité d’une conviction est assez singulier aujourd’hui. Dire simplement des choses simples mais particulières ne suffit peut-être pas : on est lu, mais on n’est pas écouté. À peine cinquante personnes, je ne dis pas admettront, mais seulement se rendront compte de ce Journal. Cependant si je ne me trompe pas sur les esprits de ce temps, on s’y habituera.

Une lettre d’Allemagne

En synthétisant et mettant de côté les divisions au moyen desquelles on a cherché à se reconnaître au milieu de la foule des gens qui se sont fait un nom, je ne vois que deux manières d’être pour un nouveau venu. Écartons donc les dénominations secondaires de classiques, romantiques, éclectiques, fantaisistes, idéalistes, réalistes, et bornons-nous aux deux éternelles classes que la nature nous montre, aux deux éternelles oppositions qui sont le dernier mot de toute analyse comme de toute synthèse : le bon et le mauvais.

Être vrai, être faux, voilà pour moi dans l’art les deux termes correspondant à bon et mauvais, être utile ou inutile, voilà pour moi leurs corrélatifs dans la science, et, d’autant plus nettement qu’elles sont plus simplement exprimées, les deux manières d’être dont j’ai parlé.

Certes la nature, entre les choses bonnes et les choses mauvaises, a placé des choses qui ne sont ; ni franchement bonnes ni complètement mauvaises, et un éclectique ne manquerait pas de m’opposer ce sophisme, mais ce n’est qu’un sophisme. Une chose dont on ne peut dire nettement : elle est bonne ou elle est mauvaise, est une chose de nulle valeur qui n’a une raison d’être qu’autant qu’elle établit la gradation entre le bon et le mauvais et qui joue le rôle de ces teintes neutres qu’emploient les peintres pour passer insensiblement de l’ombre à la lumière : on ne les voit pas, on les sent passer, mais on ne peut les saisir, et si l’œuvre du peintre est parfaite on se prend à douter de leur existence. Maintenant, que l’éclectisme et la médiocrité soient ces teintes neutres, je ne le nierai pas, j’admettrai leur nécessité à ce prix, mais pas plus qu’on ne pourrait faire un tableau avec des teintes neutres, on ne pourra faire une œuvre avec l’éclectisme et la médiocrité.

Cette lettre manquera peut-être un peu de gaîté, comme vous le diriez en France, mais qu’on me le pardonne et puisque Réalisme a bien voulu admettre un Allemand à sa collaboration, qu’il permette à cet Allemand les défauts de son pays.

J’ai dit que le vrai et le faux étaient pour moi, esthétiquement parlant, les synonymes de bon et de mauvais, mais je pressens ici une objection.

Pourquoi me diront presque toutes les écoles, avoir choisi comme termes d’opposition le bon et le mauvais, et pourquoi le vrai et le faux, l’utile et l’inutile vous semblent-ils représenter le bon et le mauvais, mieux que le beau et le laid par exemple ?

Pourquoi ?

Une chose bonne ne peut pas être indistinctement utile ou inutile, vraie ou fausse, tandis qu’elle peut être belle ou laide, agréable ou désagréable, ce qui revient à dire que le beau, l’agréable sont des qualités inférieures au vrai et à l’utile, et que si vous basez une théorie artistique sur le beau ou sur l’agréable, vous aurez un art inférieur à celui qui sera basé sur le vrai et sur l’utile.

Je ne crois pas qu’on puisse me contester la bonté de certaines choses laides ou désagréables, ni qu’on parvienne à me prouver qu’un chose fausse ou inutile soit bonne, le raisonnement sur lequel je m’appuie est donc suffisamment justifié.

L’utile et le vrai, voilà donc la base de toute esthétique raisonnable et sensée. Tant pis si les classiques, les romantiques, les idéalistes, les fantaisistes s’en trouvent scandalisés, j’irai plus loin encore.

Par quoi jugeons-nous qu’une chose est belle ?

Par la raison, et alors tout, dans la nature, est beau parce que tout y a sa place et une raison d’être à cette place.

Par l’imagination et l’éducation, et alors il n’y a plus que certaines choses belles, et ces choses sont des conventions basées sur des idées plus ou moins valables, plus ou moins sérieuses, mais qui ne peuvent être mises en comparaison avec la grande idée matrice qui a pensé, créé, et coordonné le monde.

Je crois que le temps est venu d’oublier toutes ces idées conventionnelles et de rejeter les opinions fausses qu’elles ont répandues dans le public ; je crois que l’heure où la raison seule doit servir à juger des choses a sonné et que, par suite, le vrai et l’utile sont devenus les seules fins du travail humain.

Pour le nouveau venu que j’ai mis en avant, voilà donc les seuls voies à suivre : ou être utile par la science, ou être vrai dans l’art ; en suivant l’une ou l’autre voie, il sera infiniment supérieur à tous ceux qui ne veulent qu’être agréables, à tous ceux qui ne cherchent que le beau.

Et que ceux qui tiennent à trouver une chose belle, pour leur satisfaction personnelle et un reste de concession à leur éducation, remarquent que je ne nie pas la notion du beau, je ne fais que changer sa place ; au lieu de le chercher dans une idée vague, sans consistance et surtout inappréciable à tout le monde, je le trouve dans le portrait fidèle du grand modèle que l’artiste a devant les yeux, qu’il peut sentir, rendre et faire comprendre à tous ; je veux que, s’il fait un tableau de femme nue, une baigneuse, comme votre peintre Courbet, il fasse voir à chacun une femme et pas autre chose et qu’il n’y ait personne pour s’écrier devant sa toile, comme je l’ai entendu devant nombre de Vénus : « C’est dommage qu’il n’y ait pas de créatures comme cela au monde. »

Je crois que vous avez, en fondant ce journal et en soutenant les idées qu’il proclame, fait une chose bonne et utile, parce que c’est une chose de conscience ; je crois que vous avez fait mieux, beaucoup mieux que tant d’autres qui fondent un journal pour des satisfactions d’amour-propre, des vengeances de parti, des amitiés du monde, des intérêts personnels et je vous place parmi ceux qui suivent la bonne voie.

Ceux qui suivent la mauvaise vous railleront peut-être, n’en tenez compte.

M. Max. Buchon et le réalisme

M. Max Buchon, traducteur d’Hebel et d’Auerbach, auteur de chansons et de nouvelles curieuses, a publié une brochure sur le Réalisme. Cet écrit n’a été tiré qu’à cent exemplaires, il est fait d’une façon toute allemande, méthodiquement et philosophiquement distribué, plein de phrases singulières et inusitées qui rendent étrange à mes yeux cet écrivain français. J’avais pensé à m’arrêter aux défauts de ce travail, mais je préfère l’analyser et en faire ressortir deux ou trois idées remarquables et importantes.

La brochure est divisée en trois parties : une introduction par M. Buchon, un choix de ce qui a été dit pour ou contre le réalisme, et une conclusion également de M. Buchon qui résume la question du réalisme.

L’introduction, qui est très trouble, se termine par cet exposé de méthode : « Voyons d’abord quelle est la mission de l’art, puis quelle tradition esthétique nos devanciers nous ont laissée à développer. — À quelle tendance philosophique de notre époque correspond dans les arts le réalisme ? — Quelles sont à peu près les tendances pratiques de celui-ci ? — Comment la critique accueille-t-elle les tentatives de ceux qu’elle regarde comme les premiers apôtres du réalisme ? »

Sous ces titres sont groupés divers articles contradictoires plus ou moins bien choisis, mais qui servent à montrer combien sont incertains, vacillants, les antiréalistes, et quel tohu-bohu d’idées indécises ils opposent à des idées très nettes.

C’est M. Proudhon qui est chargé par M. Buchon de définir la mission de l’art, et voici ce qu’il dit, qui est fort remarquable :

« L’art doit participer au mouvement de la société, le provoquer et le suivre. » L’art ne monte ni ne descend, « il est par nature toujours égal à lui-même ». « Que chaque génération, déposant sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes. » Ceci est net. — M. Buchon pour éclaircir quelle tradition esthétique nos devanciers nous ont laissée à étudier, prend un article du Figaro signé par un homme qui ne sait ce qu’il veut, M. Goudall, qui termine ainsi : « Il faut que l’art, de lyrique se fasse réaliste. » Plus loin M. Goudall voudra que ce soit un art réaliste idéalisé. Un second article signé par un jeune critique qui ne manque pas de talent, M. Soulas, conclut ainsi sur la même question : « L’art vraiment nouveau sera celui qui, alliant la pureté de la forme avec les recherches du sentiment et de la passion, marchera dans une voie parallèle à celle du progrès, en se modifiant avec lui. » Mais comment cela ? — M. Goudall trouve que les prédécesseurs ont trop chanté et pas assez pensé, M. Soulas trouve qu’ils n’ont ni conviction, ni foi, comme la société moderne ; ceci me paraît déjà moins net.

C’est M. Hippolyte Castille qui explique à quelle tendance philosophique de notre époque correspond, dans les arts, le réalisme. Il l’explique par une dualité de l’intelligence, mais surtout il en est enthousiaste, jamais personne n’en a fait un tel éloge ; il lui attribue la santé, la sincérité, la droiture d’esprit. Il le définit ainsi : « L’infini et la variété dans la nature éternellement variable et infinie. » Il reconnaît que les jeux de la mise en scène, les roueries du métier, la combinaison sont les objets du profond mépris des réalistes et qu’ils trouvent mal écrit ce qui charme les stylistes et il ajoute : « Le plus souvent rejeté dans la peinture des mœurs populaires et rustiques par la nécessité de bien accuser ses doctrines et sa méthode, il n’est pas étonnant que le réalisme s’offre au premier abord sous un aspect un peu grossier, dont ses adversaires ne manquent pas de lui faire un crime. » Ainsi il voit des défauts et il les excuse ; il est impossible de trouver un antiréaliste plus ami du réalisme.

C’est par la voix de MM. Courbet et Champfleury que sont exposées « à peu près » les tendances pratiques du réalisme. Voici ce que dit Courbet (prospectus pour l’exposition particulière de 1855) : « Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but. » Ceci est net.

L’article de M. Champfleury est, en grande partie, pris d’un long article publié dans la Revue de Paris et intitulé : l’Aventurier Challes.

« Ce que je vois, dit-il, entre dans ma tête, descend dans ma plume, et devient ce que j’ai vu. » Voilà le réalisme. « Je cherche avant tout à rendre sincèrement mes impressions dans la langue la plus simple. » Ceci est net.

Il débat ensuite le simple et l’époque où l’on vit : « On ne sait pas assez quelles difficultés l’artiste trouve à donner de l’intérêt à des scènes de la vie habituelle et la facilité au contraire qui attend le romancier n’employant dans son œuvre que des personnages d’une autre époque, d’un autre pays. »

M. Champfleury explique que celui-ci invente toutes les extravagances possibles sans contrôle, tandis qu’en parlant des mœurs actuelles, on est tenu à la vérité, à l’étude sérieuse. — Il repousse l’injure du daguerréotype : « L’homme n’étant pas machine, ne peut rendre les objets machinalement. — Le romancier choisit, groupe, distribue ; le daguerréotype se donne-t-il tant de peine ? » Il démontre que le portrait et le paysage ne produisent presque jamais l’effet qu’on en attend dans la littérature. Enfin il discute vivement les questions de style : « Ce mot n’est pas français ; et moi je dis qu’il est français, car tu m’as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, je ne veux pas de la vôtre. »

Tout cela est encore très net, plus net que tout ce que les autres ont dit.

Enfin tout un ensemble d’articles assez gros se présente pour montrer comment la critique accueille les tentatives de ceux qu’elle appelle les premiers apôtres du réalisme.

1º Lettre de M. Champfleury à Mme George Sand sur M. Courbet. — Ce qui me frappe le plus, c’est la défense du costume moderne contre les ridicules antipathies dont il est accueilli. — Les attaques contre le réalisme sont signalées comme prenant leur source dans le goût exclusif du noble, des nobles peintures et des nobles personnages, goût qui ne veut pas des paysans. — M. Champfleury loue M. Courbet.

2º Lettre à M. Arsène Houssaye par M. Perrier, sur la précédente. — M. Perrier accepte le réalisme de M. Champfleury qui contient, dit-il, « de la grâce, de la beauté, de l’esprit et du sentiment », ce qui n’est pas du réalisme, et il repousse le réalisme de M. Courbet, réalisme laid et bête. — Il soutient qu’il y a deux côtés dans la nature, un côté réel pour les imbéciles, un côté poétique pour les malins. Par suite de quoi, un homme très exactement imité par la peinture n’est en résumé que le cadavre d’un homme. Donc, « il faut nécessairement tricher et on est alors plus vrai que la vérité ».

L’article de M. Perrier est curieux en ce qu’il est assez complet comme attaque ; il y a fourré tout ce qu’il est possible de dire en vertu de ces deux axiomes plaisants.

3º Louanges de M. Champfleury par M. Hippolyte Castille.

4º Louanges de M. Champfleury par P.-J. Stahl. (Celui-là était bien inutile.)

5º Attaques contre M. Champfleury par M. Louis Goudall, dont voici le système : la nature a sa poésie, la réalité humaine est double ; pour être réaliste il faut être peintre, observateur et poète, ne l’est pas qui veut. (Ce ne l’est pas qui veut me semble une belle bouffonnerie.)

« La réalité humaine est double, elle a sa manifestation extérieure et matérielle, elle a aussi son expression morale dont la perception échappe à l’entendement du vulgaire. » M. Buchon signale ce raisonnement vaniteux qui est une des forces de l’école vague.

Voici une phrase claire de M. Goudall : « Entre la poésie dont nous faisons un des éléments constitutifs du réalisme et la poésie proprement dite, dans son acception la plus large et la plus complète, il y a un abîme. Celle-ci est l’inspiration la plus large et la plus complète du génie s’abandonnant à l’interprétation arbitraire de la nature (les inventions des paysans : fées, légendes, etc.) ; c’est tout simplement le rayonnement de la vie humaine dans la vérité. » Écrivains, travaillez avec cette loi !

Cette réunion de dires contraires ne me paraît pas amener de résultat ; cela fait l’effet d’une conversation où les idées s’enchevêtrent. Les réalistes n’ont pas songé à faire, dans les articles cités, une exposition complète ; les autres cherchent vainement à dégager une formule pour tout concilier, et ce défaut de résultat définitif au bout de cette lutte est si évident que M. Buchon est obligé de faire une conclusion longuement déduite, et résume ainsi le débat comme je l’ai éclairci à travers les brouillards de son style.

Nous sommes les modernes, l’époque nous appartient, nous avons le droit d’apporter nos idées et de vouloir être nouveaux.

Bien plus, l’art qui nous a précédés n’a point le droit d’être si hautain ; ces artistes, ces écrivains n’avaient pas de foi, qui, depuis Raphaël et le Tasse, se sont tués pour des niaiseries ou ont célébré le découragement, le doute, la mort.

Nous autres, nous avons une foi et une voie, nous marchons vers la Justice et la Vérité, que nous ayons ou non des nez rouges comme le prétendent d’élégants et blancs adversaires.

L’art a toujours eu l’empreinte de l’esprit de la société aux époques où il s’est produit. On vient de voir Eugène Sue et George Sand introduire dans la littérature les idées qui tourmentent la société actuelle. Du reste, aux temps de troubles et d’agitations, certains esprits vont se retremper dans la nature, ils retournent aux choses champêtres pour se rafraîchir.

Seulement une fois l’esprit artistique tourné vers ce côté, il faut bien imaginer qu’il n’y a qu’un roturier ayant vécu avec les paysans qui puisse peindre leur vie. Par réciprocité, il faudra un homme du monde pour peindre le monde. — C’est une grande conquête du bon sens que d’avoir enfin admis le peuple à être peint comme l’aristocratie, d’y avoir admis tout le monde. — Toutefois si l’on veut émouvoir le peuple, le constituer en public, il faut rejeter de sa littérature les idées pour se borner aux sentiments purs, seuls mis en action dans la vie réelle. Le gouvernement lui-même s’occupe du peuple à ce point de vue, puisqu’il fait rechercher officiellement les poésies populaires. Mais si ce travail avait par hasard pour but de restaurer la versification française, on se tromperait, elle va disparaître.

Pour être donc compris par le peuple, il faut se faire peuple. Il est compétent en littérature ; il l’est bien en politique et en religion ! L’aristocratie ne peut s’imaginer avoir le privilège des sentiments.

En somme, l’artiste doit se guider, pour travailler, d’après certains principes élevés qui montrent la grandeur dans le travail, à quelque condition qu’on appartienne, et d’après lesquels l’amour et l’argent ne tiennent dans la vie humaine qu’un rang secondaire, le travail étant le vrai but, la vraie destinée de l’homme. Ces idées conduisent par conséquent à exclure logiquement de l’art, l’arbitraire de l’imagination, en rattachant l’art à la vie, et en en faisant un instrument d’intelligence et d’éducation pratique, positive, propre à faire de nous « des hommes sans peur et sans reproche ».

M. Buchon justifie donc le réalisme par l’histoire même de l’art, qui est plutôt une histoire de fous et de gens faibles qu’une histoire de gens raisonnables et forts : le Tasse, Raphaël, Racine, Nourrit, Gros, J.-J. Rousseau, Léopold Robert, Byron, etc.

Je lui sais particulièrement gré d’avoir élevé ces idées de Justice, de Vérité et de Virilité dans la pratique de la vie, qui sont le but du réalisme.

Je trouve remarquable cette distinction entre les sentiments et les idées dans la littérature, qui éclaircit toutes les questions à débattre sur le jugement du public.

Mais je crois aussi que l’impression générale, à propos de sa conclusion, serait celle-ci : le réalisme, c’est faire de la littérature pour le peuple. C’en est une des applications importantes et intelligentes ; mais comme on n’accorde guère d’attention aux idées qu’en raison de l’espace qu’elles occupent sur le papier, on penserait que c’est là sa principale préoccupation.

Tout cela laisse encore assez de choses à dire.

À quoi sert donc Charenton

Je ne puis croire que les chevaliers de l’idéal aient l’esprit bien sain, je soupçonne au contraire que les Pontmartin, les Planche, les Perrier, les Goudall, et bien d’autres encore plus illustres sont des interdits. Nous ne le savons pas, parce que les familles le cachent ; mais je suis sûr qu’elles ont eu soin d’enlever à ces parents au cerveau troublé, l’administration de leurs biens, leur laissant seulement la littérature par laquelle elles ne jugeaient pas pouvoir être engagées ou compromises.

Cette réflexion me vient à propos des paroles de M. Perrier et de M. Goudall dans l’article précédent. Encore M. Goudall frôle-t-il le réalisme ; il s’y dérobe ensuite, puis il revient s’y empêtrer. Son aliénation consiste à n’avoir pas d’ordre et d’assiette dans les idées. Mais celle de M. Perrier est bien plus fixe, ses dires sont hardis et nets, par exemple : Un homme très exactement imité par la peinture n’est que le cadavre d’un homme. (Avant tout que sera donc le cadavre du même homme aussi très exactement imité ?) — J’avoue que je ne connais rien de plus bouffon que cette affirmation, que cette chose très exactement imitée (ce sont bien les termes) qui se trouve être si peu exacte qu’elle diffère d’elle-même comme un mort d’un vivant

Toute l’argumentation de M. Perrier se base ensuite sur ce chef-d’œuvre de logique et le conduit logiquement à dire : il faut tricher, en trichant on fait plus vrai que la vérité.

Je suppose que le lecteur a été habitué comme moi à penser que ce qui est vrai est vrai, que ce qui est exact est exact ; cette croyance constitue le sens commun (vulgaire, trivial, bas, peuple enfin pour les poètes) ; or j’espère que le lecteur se trouvera comme moi ébranlé jusque dans les racines de sa raison et deviendra très inquiet d’apprendre qu’en vertu du sens poétique, ce qui est exact ne l’est pas, que ce qui n’est pas vrai, est plus vrai que ce qui est vrai. M. Perrier peut donc comprendre qu’il y ait un M. Perrier plus Perrier que lui ?

En théologie, il y a bien quelques subtilités, quelques mystères, mais le grand mystère poétique, qui n’a pour lui que l’autorité du dieu Vers, me paraît tout surpasser. Ce dessus réel qui est vrai et qui recouvre un dessous idéal non vrai mais plus vrai, ayant une apparence distincte ; ce dessus réel qui est vrai mais qui est méprisable, étant matériel ; ce dessous idéal qui n’est pas vrai, mais qui doit dominer, effacer ce dessus réel, me semble un sens dessus dessous complet de toute intelligence.

Qui met-on donc à Charenton ?

Relation des arts

On comprend généralement sous la dénomination d’arts, la musique, l’architecture, la sculpture, la peinture et la littérature. La musique et la littérature sont deux choses essentiellement différentes, non seulement comme manifestation, mais encore comme résultat. L’architecture, la sculpture, la peinture, tiennent des deux.

Tout ce qui affecte les sens agréablement ou désagréablement produit une excitation intellectuelle qui n’est pas ordinaire et qui ne ressemble en rien au travail de la raison. Avec la raison on observe, on analyse, on synthétise, on discute, avec l’imagination on rêve ; il faut être froid et calme pour raisonner, l’imagination ne se manifeste qu’après une excitation quelconque. Donc toute chose qui s’adresse aux sens s’adresse à l’imagination.

La musique est un art qui s’adresse aux sens ; c’est la jouissance de l’ouïe, comme la cuisine est la jouissance du goût. C’est l’art qui excite l’imagination au plus haut degré. N’y a-t-il pas des airs qui ont soulevé des peuples ?… et quand en s’analyse soi-même, n’a-t-on pas, à certains moments, été dominé entièrement par l’influence musicale ?… Deux fois elle m’a donné tous les symptômes de l’ivresse : tournements de tête, loquacité, lasciveté, lassitude.

La musique se divise en deux grandes parties : la musique simple ou mélodie, et la musique complexe ou harmonie. La mélodie est surtout réussie par les gens naïfs, l’harmonie ne peut être faite que par des musiciens érudits.

Ou ne peut dire en musique : ceci est mauvais, que lorsque la sensation est désagréable ou même pas agréable. Il faudrait beaucoup de temps pour apprendre par soi-même la combinaison des sons qui plaisent, déplaisent ou laissent indifférents ; l’expérience de quelques-uns abrège le travail de tous ; on a formulé la science de la combinaison des sons, la science harmonique.

La masse préfère l’opéra à la musique sans action et sans décors, parce que la sensation est plus brutale. Dans l’opéra on jouit par l’ouïe et par la vue ; de plus, l’action explique la musique qui pour bien des gens a besoin d’être expliquée. Pour apprécier la grande musique il faut une oreille délicate et exercée, comme il faut un palais exercé et délicat pour apprécier les excellents vins et la cuisine savante.

L’architecture est à la vue ce que la musique est à l’ouïe. En architecture le côté utile guide dans les grandes indications : ainsi un palais ne peut ressembler à une église, une villa à un château-fort, une halle à une gare. C’est l’harmonie qui est la base de l’art, l’harmonie architecturale s’appelle symétrie. En architecture, l’artiste peut se livrer à toutes ses fantaisies, pourvu qu’elles plaisent à l’œil ; on ne doit voir un monument que dans son ensemble, le détail n’est rien. La sculpture est une branche inséparable de l’architecture.

La mélodie est à la musique ce que le contour et la teinte plate sont à la peinture ; la science a amené l’harmonie des couleurs comme l’harmonie des sons.

Deux sons font cacophonie, un troisième établit l’accord, fait harmonie : n’en est-il pas de même en peinture ? deux couleurs discordantes sont harmoniées par une troisième.

La peinture, comme on le voit, se rattache à la musique par le côté sensuel. Mais ce n’est pas seulement la couleur qui occupe dans un tableau ; les personnages, les physionomies, le sens général, la comparaison de l’œuvre avec la nature, occupent une grande place dans l’appréciation ; voilà pour la raison. Au reste la copie exacte de la nature satisfait en même temps les sens et l’intelligence ; tout est harmonie dans la nature.

Quand on est seul, en face d’un paysage quelconque, on éprouve souvent une surexcitation intellectuelle, une ivresse douce, on arrive peu à peu à des perceptions de plus en plus vagues, de plus en plus harmoniques ; c’est une jouissance indiscutable. Les poètes appellent cela poésie ; ils ont le tort de vouloir rendre des perceptions indéterminées par des mots qui ont toujours un sens déterminé.

Les peintres doivent se garder de faire comme les poètes, de vouloir reproduire la nature dans ces moments d’ivresse ; le spectateur n’y comprendrait rien. Quand on regarde un tableau on est calme, on jouit sainement de ses facultés ; pour apprécier une œuvre produite dans l’exaltation, il faut être exalté soi-même.

On ne peut rendre exactement que ce que l’on voit ; le peintre donc doit seulement reproduire les usages et les hommes de son temps. Les tableaux à personnages s’adressent moins aux yeux qu’à l’esprit ; c’est l’histoire coloriée des mœurs, l’étude des physionomies. À toutes les époques les physionomies ne se ressemblent pas ; dans chaque siècle il y a des passions dominantes qui laissent leur empreinte sur tous les visages. Les tableaux qui représentent des personnages d’autrefois n’en peuvent rendre que les costumes ; il sont donc incomplets. La peinture doit compléter l’œuvre des écrivains et des philosophes.

La littérature ne s’adresse qu’à la raison ; elle a pour objet l’étude de l’homme, de ses instincts et de ses besoins ; la première qualité de l’écrivain est l’observation. La littérature diffère donc entièrement de la musique et se rattache à la peinture par un côté. En écoutant la musique on est passif, on perçoit des sensations agréables ou désagréables, on jouit ou l’on ne jouit pas, selon que la musique est bonne ou mauvaise ; en lisant on est actif, on discute, on approuva ou l’on réfute selon que le livre est bon ou mauvais.

La littérature d’une époque exprime les tendances de cette époque ; le plus petit littérateur fournit, sans s’en douter, sa pierre à l’immense édifice ; les grands écrivains, les grands philosophes s’assimilent toutes les idées, toutes les analyses partielles ; ils résument les critiques et les aspirations de leur temps et préparent une régénération.

La musique est l’art de l’imagination, l’art des sensations harmoniques.

La peinture n’excite pas l’imagination comme la musique et ne contente pas entièrement la raison comme la littérature ; c’est un art plus restreint.

L’unique base de la littérature est la vérité ; c’est le premier des arts, puisque c’est l’art utile.

Le théâtre depuis dix ans.
Idées préliminaires

Comme je l’avais prévu, — ne l’avait-je pas écrit en toutes lettres, même ? — on m’a dit que le théâtre, bien loin d’être mort, vivait mieux que jamais, et pour preuve on m’a cité les grands succès que nous avons vus depuis dix ans. Avant de répondre et d’examiner si ces succès sont aussi concluants qu’on le croit, je ne serais pas fâché d’avoir quelques idées générales pour les juger.

Ces idées générales qui seront comme le code qui devrait régir le théâtre, je crois les trouver dans Diderot, non pas dans ses dissertations Sur la poésie dramatique, qui sont plus une œuvre de défense qu’une œuvre de construction, mais où vous ne les iriez pas chercher, dans les Bijoux indiscrets.

Vous voyez que je ne remonte pas tout à fait aux Mystères, quoi qu’en dise Figaro. M. Habans m’a prêté là des intentions qui pourraient me mettre bien avec M. Veuillot, c’est vrai, mais comme l’amitié de M. Veuillot n’est pas ma préoccupation exclusive, je me hâte de proclamer que M. Habans s’est trop pressé et je reviens des Mystères à Diderot.

« Que m’importe à moi les règles, pourvu qu’on me plaise ! s’écrie le sultan, y a-t-il d’autres règles que l’imitation de la nature ? Je sais qu’il n’y a que le vrai qui plaise et qui touche. Je sais encore que la perfection d’un spectacle consiste dans l’imitation si exacte d’une action, que le spectateur, trompé sans interruption, s’imagine assister à l’action même. »

Je me demande humblement si nos théâtres s’occupent autant que cela de l’imitation exacte d’une action et si nos auteurs ne s’occupent pas beaucoup plus d’amuser le public dans les règles, — et j’entends les règles de la mode du jour et non les règles classiques, — que de lui plaire et le toucher par le vrai ?

Mais cette phrase n’implique-t-elle pas contradiction ? et puisque j’avoue que nos auteurs amusent le public, n’ai-je pas tort de m’inquiéter de quelle façon ?

J’ai tort, en effet, mais j’ajoute que nos auteurs amusent leur public ; j’ajoute qu’ils l’amusent dans les règles de leur théâtre, qu’ils l’amusent bien souvent sans qu’il sache pourquoi, et que s’ils l’amusent aujourd’hui, avec telle pièce, ils l’ennuieront demain avec la même pièce ; que cet amusement est une affaire de mode et que ce n’est pas une raison, parce que l’on a trouvé, un temps, que les robes à fourreau étaient une jolie chose, pour que les hommes soient forcés d’admirer aujourd’hui encore les robes à fourreau.

Ce qui revient à dire que je crois les succès de nos auteurs chose stérile, chose morte pour l’avenir, qui devrait être pourtant une des principales pensées du présent, quoiqu’il soit de bon goût de ne plus s’en soucier aujourd’hui.

Mais, me dira le chœur des auteurs à succès, nous avons pourtant bien de l’esprit, et l’esprit ne sera pas plus dédaigné dans l’avenir qu’il ne l’est dans le présent.

Vous croyez ; mais si l’avenir ne joue pas vos pièces, qui saura que vous avez eu de l’esprit ? Qui lit les vieilles pièces ? Qui s’occupe des vieilles lunes ?

« Ce ne sont pas des mots que je veux remporter du théâtre, mais des impressions. »

M. Barrière, enlevez les mots de vos pièces, enlevez la pointe de vos phrases-couplets, que reste-t-il ?

« L’esprit et le papillotage qui y règnent sont à mille lieues de la nature ; c’est en vain que l’auteur cherche à se dérober, mes yeux percent, et je l’aperçois sans cesse derrière ses personnages. »

Je vois M. Ponsard sourire et se dire : Ceci n’est pas pour moi, je suis loin d’avoir plus d’esprit qu’il n’en faut, on ne me fera pas un crime d’aimer les pointes et de chercher les mots ; mes mots sont des tirades, et bien malin serait celui qui les remporterait du théâtre. Je pense comme M. Ponsard : ce n’est pas des mots qu’on remportera de ses pièces, ce sera une impression, mais une impression d’ennui, dont l’auteur peut se louer, l’ennui étant son moyen de succès, et lui rapportant autant qu’un autre. Qu’il le garde !

Revenons à Diderot :

« Je suppose un nouveau débarqué qui n’ait jamais entendu parler de spectacles, mais qui ne manque ni de sens, ni d’usage et à qui je dise en confidence : “Mon ami, il se fait dans le sérail des mouvements terribles. Le prince, mécontent de son fils en qui il soupçonne de la passion pour la Manimonbanda (c’est le nom de la sultane reine), est homme à tirer de tous les deux la vengeance la plus cruelle. Si vous voulez, je vous rendrai témoin de tout ce qui se passera.” Il accepte ; je le mène dans une loge grillée, d’où il voit le théâtre qu’il prend pour le palais du sultan. Croyez-vous que malgré tout le sérieux que j’affecterais, l’illusion de cet homme durât un instant ? »

Ce que le sultan demandait, à propos de Phèdre, je le demanderai à propos des pièces de théâtre actuelles.

Je sais bien qu’on a fait des progrès immenses dans la décoration. Je sais bien qu’on a des vrais salons, avec des vraies pendules qui sonnent toujours minuit pour prouver qu’elles marchent, et des vraies glaces qui reflètent derrière le dos de l’acteur les personnages du balcon ; je sais tout cela, et aussi qu’il y a des vrais fauteuils en élastique et des vraies bouteilles de vrai vin de Champagne, mais l’illusion, mais l’illusion ?

« Mais on se rend au théâtre avec la persuasion que c’est l’imitation de l’événement et non l’événement même qu’on y verra.

« — Et cette persuasion doit-elle empêcher qu’on y représente l’événement de la manière la plus naturelle ? »

Non certes ! et la vérité n’est pas tant dans les accessoires que dans la pièce ; la manière la plus naturelle de représenter un événement ne consiste pas tout entière dans la perfection du décor ; et de fausses histoires jouées dans de vrais salons valent beaucoup moins que de vraies histoires jouées dans des salons menteurs.

J’ai dit l’autre jour que la rue était un spectacle plus intéressant que celui de nos théâtres, M. Habans en conclut que je voudrais faire passer la rue sur la scène et prier les passants d’y raconter leurs petites affaires. Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit ; mais cette manière de comprendre me fournira une dernière loi :

« Ne forcez pas un homme à vous raconter son histoire, il vous tromperait. »

Cette loi explique bien des défauts de nos romans et de nos drames ; leurs personnages sont des gens forcés à raconter leur histoire ; ils la brodent, l’embellissent, dédaignent les détails qui les feraient connaître et inventent des aventures qu’ils n’ont jamais eues, mais qui les dissimulent. Défiez-vous des gens qui vous racontent leur histoire par force, tout autant que de ceux qui vous la racontent à propos de rien.

Pour me résumer, enfin, je vois dans toute pièce de théâtre deux choses, l’une qui dépend de l’auteur, l’autre qui dépend de ses interprètes. La première est la vérité dans la fable, la seconde l’illusion dans l’action. La seconde, poussée à un certain point de perfection, peut faire oublier un instant la première, et c’est ce qui arrive très souvent aujourd’hui, mais, sans leur accord parfait, l’émotion, qui est le seul résultat durable, ne sera pas produite.

C’en est assez pour juger notre théâtre depuis dix ans, depuis les Mystères, peut-être, et rendre, avec quelque apparence de raison, à chacun ce qui lui revient.

Le roman.
Du caractère

Le roman sans caractères n’a aucune signification, aucune valeur. Si le roman est l’étude, la description de notre société ; s’il doit montrer les actions des hommes et leurs motifs d’action, il faut montrer les hommes avec leurs passions, leurs instincts, leur caractère enfin. En prenant les grands types, c’est-à-dire les grands caractères de l’humanité, on ne peut faire que des choses bornées et en dehors de la société ; les lois et les habitudes réprimant ou développant certaines qualités ou certains vices. La comédie italienne en est une grande preuve : ces types vrais, populaires, sont l’abstraction des caractères ; ils agissent en dehors de tout code, n’obéissent qu’à la loi naturelle et le plus souvent qu’à leurs instincts. Polichinelle, ce jouisseur effréné, cet ivrogne qui ne craint ni Dieu ni diable, est un type effroyablement vrai ; on le rencontre partout avec les mêmes passions, la même figure, le même scepticisme brutal et irraisonné, mais on ne le rencontre que rapetissé, comprimé ; l’éducation, les lois, le reste de la société luttent contre ses instincts et ont le plus souvent l’avantage. N’est-il pas intéressant de montrer ce Polichinelle avec ses bosses rentrées, d’observer et de traduire la lutte perpétuelle entre son tempérament et les lois imposées.

Les grands caractères restent toujours les mêmes, abstraitement parlant, c’est la conséquence du tempérament, de la constitution ; mais les sociétés modifient ces caractères, et les sociétés se modifiant sans cesse, les caractères ne se ressemblent jamais : aussi l’étude de l’homme sera-t-elle toujours intéressante. Le romancier, pour analyser le monde qui l’entoure, pour bien faire comprendre l’ensemble de ses intérêts, de ses tendances, de ses vices et de ses vertus, doit prendre chaque homme à part, l’analyser et le décrire scrupuleusement. Il ne suffit pas de dire tel homme était colère, ou lascif, ou avare, ou faible ; il faut que les actes, les résolutions, les faiblesses soient la conséquence forcée du caractère, sans quoi le personnage ne serait pas humain ; l’homme ne fait rien sans causes.

Le Monte-Cristo de Dumas n’est pas un caractère ; c’est une marionnette en frac que pousse le hasard, un personnage sans passions, sans intérêt, en dehors de toute société, de toute loi ; il n’est ni sot, ni spirituel, ni avare, ni prodigue, ni ambitieux, ni bon, ni méchant ; c’est une vengeance, une fatalité, une chose inventée pour motiver des inventions folles et des événements terribles.

Le Lélia de George Sand est-elle une femme ?… C’est une contradiction perpétuelle ; une raisonneuse qui déraisonne, une forte femme qui se conduit en bourgeoise, une amoureuse qui n’aime pas ; c’est un personnage qui n’est ni femme, ni homme, ni Auvergnat, qui est trop de choses enfin pour être quelque chose ; c’est une rêverie et pas un caractère.

Est-ce comparable aux caractères de Julien et de madame de Rênalm dans Rouge et Noir, de Grandet, du curé de Tours, de Birotteau ? Tous ces personnages vivent, existent ; on les a vus et on les rencontre chaque jour avec leurs sentiments, leurs physionomies, leurs passions grandes ou petites. Tous leurs actes, toutes leurs amitiés, toutes leurs haines découlent de leur caractère, ils ne peuvent pas agir autrement qu’ils n’agissent. Le lecteur s’identifie avec ces personnages, les comprend, les aime, souffre de leurs douleurs, leur donne des conseils, les traite enfin comme des amis intimes qui n’auraient rien de caché pour lui.

D’un côté, c’est l’extraordinaire et le monstrueux qui intéressent ; mais les Tom-Pouce et les veaux à deux têtes ont toujours intéressé ; de l’autre, c’est la vérité, le portrait de la société, l’étude des hommes.

Dépeindre un caractère c’est dépeindre un homme avec ses passions, ses opinions, ses habitudes. L’éducation, l’entourage, les intérêts modifient les idées et la manière d’agir ; chaque classe a ses croyances, ses vertus, ses vices, ses préjugés imposés dès l’enfance ; aussi deux individus de rangs différents, mais de même tempérament, ayant les mêmes instincts, ne se conduiront-ils pas de même dans les mêmes circonstances ? Il ne faut donc pas seulement étudier l’homme, mais son milieu et son état social.

Dans toute classe, il est un certain nombre d’individus qui résument, qui rendent complètement l’esprit de toute la classe. Il arrive au moins observateur de dire : cet homme est le type du bourgeois, de l’homme du monde, de l’épicier, du notaire, du bottier, etc… On ne dit cela que parce que l’individu en question résume les allures, les idées, les préjugés des différents bottiers, épiciers ou notaires qu’on avait vus précédemment. L’observateur doit découvrir ces caractères typiques, les étudier et les décrire ; en décrivant un homme on en décrit dix mille. Le reste n’en est que le reflet, ce sont des caractères secondaires, qui, dans le roman comme dans la vie, doivent rester au second plan.

Les individus de même classe ayant le même but, les mêmes intérêts, ont toujours quelques coins de ressemblance ; mais il est dans toute classe de nombreuses subdivisions qui se subdivisent elles-mêmes ; par exemple, le boutiquier du quartier Saint-Marcel ne ressemble pas à celui de la rue Saint-Denis. Que d’études à faire ! Quelques preneurs de l’idéal et des belles formes accusent les réalistes de bassesse : les réalistes, disent-ils, ne veulent que des bourgeois ratatinés ou des paysans crasseux. Quelle sottise !… le réalisme est partout, à la ville comme à la campagne, au salon comme à l’écurie, dans la boutique comme à la bourse ; seulement nous voulons la vérité et bien peu de gens la cherchent. D’ailleurs il n’est pas plus bas d’étudier le peuple que le grand monde qui est souvent sot et petit. Pas plus les idéalistes que les autres ne peuvent imposer un sujet à l’écrivain ; il prend pour héros le type qu’il a vu, qu’il comprend, et, à quelque classe qu’appartienne ce type, il est bon s’il est bien rendu. Il n’y a pas de haut et de bas en littérature, il y a des hommes.

Le romancier ne doit décrire un individu que lorsqu’il connaît tous les replis de son caractère ; sans quoi ne pouvant se rendre compte de certaines idées ou de certains faits, le portrait serait incomplet. Il faut que le caractère soit un, complet, c’est-à-dire qu’il ne se démente jamais. Ceci paraît bien simple, et c’est pourtant la plus grande difficulté du roman ; s’il y a peu d’écrivains qui sachent décrire un caractère, c’est qu’il y a peu d’observateurs dans les lettres. Chez presque tous les hommes il est certaines contradictions que l’on ne s’explique qu’après une longue fréquentation. Chacun a un côté de son existence, quelques faiblesses qu’il cache, et ces bagatelles, auxquelles on ne s’arrête pas, occasionnent le plus souvent les grands événements de la vie.

Il ne faut pas confondre la contradiction dans le caractère et la contradiction entre le caractère et l’action. Dans le premier cas, la contradiction est inhérente au caractère : l’homme faible, par exemple, malgré ses résolutions, malgré les promesses qu’il se fait à lui-même, se laisse constamment entraîner soit par ses instincts, soit par d’autres causes. Ici la contradiction est une manifestation du caractère.

Dans le second cas, au contraire, c’est l’auteur qui tombe en contradiction. Dans telle ou telle circonstance, un homme ne peut agir que d’une manière ; il prend une détermination d’après les forces relatives de sa raison, de ses instincts, de ses préjugés. Un caractère étant donné, l’auteur ne peut faire aller son personnage à sa fantaisie, puisque les déterminations de celui-ci sont dépendantes de son caractère. Donc quand un personnage agit et parle autrement qu’il ne devrait agir et parler, il y a contradiction entre le caractère et l’action. Les gens d’imagination tombent toujours dans ce défaut.

On ne peut rendre avec justesse que les caractères de son époque, parce que ce sont les seuls qu’on puisse étudier à fond ; par les confidences des amis, les indiscrétions de tout le monde, par l’étude de soi-même on arrive à deviner ou découvrir les tendances, le but, les secrets même des gens qu’on étudie. Par une observation constante et raisonnée on acquiert une force d’induction extraordinaire ; il est des hommes qui se servent de cette puissance pour faire crier au miracle, pour faire croire aux sorciers, au magnétisme et à la phrénologie. Aussi le roman historique sera toujours une farce ; est-il possible de décrire des individus qu’on n’a jamais vus, qui différaient de nous par leur éducation, leurs idées, leurs tendances, leurs habitudes et leurs préjugés ? on ne peut peindre et juger les hommes d’autrefois qu’avec les idées d’aujourd’hui. C’est comme si Socrate passait en cour d’assises.

Quand le romancier veut décrire une ou plusieurs classes, il en choisit les caractères principaux et les analyse séparément ; à force d’étudier son sujet, l’observateur s’identifie avec lui, il connaît ses habitudes, sait quand et comment il est heureux, il devine ses antipathies et ses amitiés ; d’avance il peut dire comment il se conduira en face de tel ou tel individu, dans telle ou telle circonstance. Quand donc il a réuni plusieurs de ces types, de même ou de différentes classes, lui est-il difficile d’établir leurs rapports ?… ces rapports c’est l’action. L’étude des caractères doit donc être la première et la principale étude du romancier.

Sans caractères pas de roman. Avis aux fantaisistes.

[Profils et Grimaces, par Aug. Vacquerie]

Je viens de lire deux livres : les Contemplations et Profils et Grimaces. Ces deux livres, qui auraient été portés aux nues il y a trente ans, paraissent aujourd’hui classiques, mais classiques !…

Chaque époque a sa manière, chaque époque a ses puissances.

Victor Hugo, en 1830, était un homme nouveau qu’on acclamait avec enthousiasme ; c’était un libérateur, c’était un envoyé de Dieu pour les gens fatigués d’admirer Racine ; ils trouvaient dans ses livres une nourriture qui les changent de l’éternel bouilli ; c’était, sur la table, le faisan paré de tontes ses plumes ; mais, hélas ! le faisan est mangé, et le dîner n’est pas fini.

Apportez du fromage.

Le romantisme est mort ; la dernière chanson qu’on chante sur sa tombe avant de l’enterrer pour toujours c’est MM. Vacquerie et Hugo qui la chantent.

Écoutons la chanson de M. Vacquerie.

PROFILS ET GRIMACES.
par aug. vacquerie

« Plantons solidement nos pieds en plein sol, pour que notre âme se couvre d’étoiles. » Voilà par quelle pensée profonde s’achève ce beau livre. La pensée est profonde, très profonde…

Ah ! M. Vacquerie, que vous êtes bien de votre école ! Comme les grands mots et les grandes phrases remplacent chez vous le gros bon sens !

Mais aussi, comment ne pas en arriver à une absence complète de jugement, quand, pour juger soi-même et les autres, on rapporte tout a un seul point de comparaison, et que ce point de comparaison est l’œuvre d’un homme, Shakespeare ! — Hugo, c’est Shakespearen. Que diable voulez-vous faire avec cet éternel modèle ? Vous le dites complet, je le veux bien ; Shakespeare, selon vous, c’est l’homme tout entier, sous toutes ses faces, dans toutes ses beautés, dans toutes ses laideurs, je le veux bien ; mais Shakespeare pour toujours, c’est trop longtemps ; et je crois que je ne serai pas seul à vous dire que voilà trente ans que ça dure, et que c’est assez.

D’autant plus que si Shakespeare a quelque chose de bon, vous ne l’avez pas compris, vous l’avez à peine entrevu, vous vous êtes arrêtés à l’effet ; vous lui avez pris le mélodrame et vous lui avez laissé le réalisme pour faire de la fantaisie. Son nom a pu vous servir d’enseigne quand personne ne connaissait ses œuvres ; mais vous nous feriez haïr Shakespeare, si nous étions forcés de vous admirer en lui.

Vous avez d’autres points de repère, me direz-vous : le maître a donné sa loi pour reconnaître les chefs-d’œuvre. Elle est jolie, sa loi !

Le beau, c’est le laid, a-t-il dit dans le temps, quand la mode était aux paradoxes romantiques ; c’était une plaisanterie. On était fatigué de s’entendre répondre, toutes les fois que l’on demandait à quelqu’un : « Qu’est-ce que le beau ? — Dame ! le beau c’est… le beau », qu’il a paru drôle de dire le contraire. Mais la plaisanterie se fait vieille, et je crois qu’il commence à être temps de dire sérieusement et de chercher enfin à comprendre et à mettre en pratique cette ancienne définition, qui a servi à toutes les écoles : le beau c’est le vrai.

Tout ce qui est faux de pensée ou d’expression est mauvais. Ce critérium admis, l’école romantique est jugée.

Si je prends à partie M. Vacquerie avant M. Hugo, c’est que personne ne pourra me répondre : Mais, monsieur, la gloire ; … mais, monsieur, la renommée ; … mais, monsieur, … toutes choses qu’on ne manquerait pas de me dire, si je touchais au grand poète connu de tous les jeunes versificailleurs, qui l’imitent, le copient, ou le calquent, et qui ne seront plus de mise, à propos du maître, quand on aura compris mon jugement sur le disciple.

M. Vacquerie est faux, d’un bout à l’autre, d’idées et de style ; mais d’une fausseté si complète, si entière, si parfaite, qu’il en est amusant.

Depuis sa glorification du théâtre jusqu’à sa théorie de la métempsycose, et, du reste, c’est à peu près tout ce que le livre contient, c’est une série de couplets sur tous les airs connus, finissant tous par des traits adorables, mais peu compréhensibles :

« Le théâtre, c’est le Golgotha de l’idée. »

« Le poète dramatique est le grand invisible de la poésie. »

« La tragédie est le nez du théâtre, le drame en est la figure. »

« Lovelace, c’est l’envers de l’orgueil, c’est la modestie de Satan. »

« Le poète souverain est celui qui frappe à son effigie la plus grande somme d’humanité. »

« Socrate n’est pas Socrate ? Eh bien ! Tartuffe, non plus, n’est pas Socrate ! »

Voilà ! c’est beau, parce que c’est laid. Et c’est partout dans ce haut goût ; et M. Vacquerie se plaint de ce que les critiques ne savent pas écrire, et de ce que l’Académie préfère le style plat au style accidenté. Mon Dieu ! que je suis content de trouver une fois raison à l’Académie !

Tout cela, du reste, vient d’une mauvaise compréhension de la tâche de l’écrivain. Pour les romantiques, le but de la littérature était une chose fantastique : l’art ; pour nous, c’est une chose réelle, existante, compréhensible, visible, palpable : l’imitation scrupuleuse de la nature.

Avec cette passion de l’art, vous défigurerez tout. Boileau vous dira une bonne chose : Rien n’est beau que le vrai  ; et tout de, suite, pour faire de fart et pour faire une rime, il vous joindra à cette bonne chose une niaiserie : le vrai seul est aimable . Le romantisme a bien dit aussi : la nature, le vrai, voilà ce qu’il faut imiter. Mais, tout en disant cela, il faisait des drames, il faisait des livres qui rarrangeaient la nature, et il travaillait en faux d’une autre manière, mais tout autant que ceux qu’il attaquait. Pour nous, nous admettons le laid, parce qu’il est vrai ; nous admettons le beau, parce qu’il est vrai aussi ; nous admettons le vulgaire comme l’extraordinaire, parce que tous deux sont vrais : mais ce que nous n’admettons pas, et ce qui a tué le romantisme, c’est la manie exclusive du laid-horrible et de l’extraordinaire-monstrueux.

Que peut-on attendre de gens qui vous disent des choses comme celles-ci :

« Il n’y a pas de monstres en art, il n’y a que des chefs-d’œuvre. L’art, c’est la beauté, la beauté de tout, la beauté de la laideur ! Les chefs-d’œuvre sont les exemplaires radieux des siècles.

« L’art, c’est la splendeur de l’histoire. »

On ne peut attendre d’eux que des chefs-d’œuvre, et du moment que « le sculpteur de bêtes vaut le statuaire de héros » et « qu’une croupe vaut un torse », je me crois obligé d’admettre que la croupe de M. Vacquerie vaut le torse de M. Hugo.

Si maintenant je voulais, pour l’ébattement de mes lecteurs, leur faire une analyse à peu près complète et émaillée de citations du premier de ces chefs-d’œuvre, la croupe de M. Vacquerie, je leur dirais :

Quand vous êtes affligé d’une fluxion de poitrine, quand vous ruminez dans votre cerveau des projets de vengeance sur la femme qui vous trahit, quand vous réfléchissez que demain vous ferez faillite et vous brûlerez la cervelle, êtes-vous bien disposé à aller voir Lucrèce Borgia ou Marie Tudor ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! il paraît que la salle n’est remplie tous les jours, pour « ces soupers de l’esprit où Shakespeare, donne à manger sa chair et à boire son sang », que de gens qui ont des échéances difficiles, d’ouvriers qui ne sont pas sûrs de dîner le lendemain, et de poitrinaires condamnés.

Et « c’est là l’œuvre même des représentations théâtrales de nous arracher à nos affaires, à nos soucis, à notre maladie, à notre bourse, à notre peau ».

Et c’est pourquoi « la forme dramatique est la forme divine ».

Et c’est encore pourquoi « Dieu est partout et ne se montre nulle part », et pourquoi « le grain de sable le possède, et le Mont-Blanc ne le connaît pas ».

Je me suis borné aux cinq premières pages, où irais-je si je continuais ainsi jusqu’à la fin ? Je citerais sans relâche, car c’est là le vrai beau chez ce peuple grotesque et romantique, de lancer des traits à propos de tout et à propos de rien. Ces traits, vous voyez qu’ils frappent fort… dans le vide.

Il nous faut une révolution.

Il faut que nous ne soyons pas obligés d’admirer des choses comme Profils et Grimaces, sous peine d’être excommuniés. Quand on saura à quoi s’en tenir au sujet de ces tours de passe-passe, l’immense Hugo lui-même sera amoindri.

M. Vacquerie s’étonne que lors de l’enfantement « des Ruy Blas ignorés, vivants, debout, entiers, la chair sur les os, le style sur l’idée, immenses inconnus » qu’il a trouvés dans « le beau secrétaire chinois » de son patron, la nature elle-même ait eu l’air de ne s’apercevoir de rien. « Cela vaudrait pourtant bien la peine, dit-il, que quelque chose bougeât ; à l’instant où Hamlet daigne honorer notre globe de sa présence, tout devrait s’émouvoir ; il devrait jaillir du sol des fleurs extraordinaires ; l’air devrait s’emplir de musiques célestes, les étoiles devraient se rapprocher pour voir, les comètes devraient accourir effarées ! »

Eh pourquoi ? Seigneur ! qu’est-ce que la nature a à voir là-dedans ? Vous la bafouez, vous la maltraitez, vous jouez avec elle comme les enfants avec les hannetons, vous la faites poser éternellement dans un costume d’arlequin et vous voulez que cette nature fasse des frais pour vous remercier de toutes les bontés que vous avez pour elle.

Allez ! vous avez beau la flatter, vous avez beau dire à la matière, tu es ma sœur, tu as une âme, « j’ai une affection sincère pour les choses, pour la pierre, pour le métal, pour le sable des grèves, pour le pavé des rues, pour les instruments de travail, pour les ustensiles de ménage ; lorsque je réfléchis à tous les services que les choses nous rendent, j’en veux aux maçons qui chargent trop un vieux mur et je ne ferais pas de mal à une allumette ; je plains les clous rouillés, je bénis les charrues, je remercie avec effusion les chenets qui se mettent dans le feu pour nous, j’admire les chaudrons… et il y a des moments où il me semble que c’est le couteau de la guillotine qui est le condamné », malgré toutes ces protestations, dis-je, la matière ne bougera pas, quoique ça en vaille bien la peine, et vous laissera vous mettre à son niveau pour que vous puissiez vous admirer, vous plaindre, vous bénir et vous remercier vous-même.

Voilà donc à quelles extrémités vous a conduit votre passion pour le beau, et votre loi de la « solidarité de l’idéal et du réel dans l’art », à croire aux revenants parce qu’il y en a dans la Bible, dans l’Iliade, dans Eschyle, dans Shakespeare, et que ça vous a paru beau, au théâtre, une longue forme blanche, et vous voulez qu’on vous prenne au sérieux quand vous nous prêchez votre religion saugrenue, et vous voulez que l’on vous admire et qu’on croie votre orgueil justifié.

J’ai dit votre orgueil. L’orgueil, en effet, c’est le signe distinctif de votre école ; tout le monde est orgueilleux, mais les romantiques plus encore que les Espagnols ; je le comprends, vous dites « qu’il faut croire à la solidité de ses reins pour mettre l’humanité dessus », et vous essayez tous les jours à porter l’humanité ; laissez l’humanité tranquille, ne la portez pas, copiez-la. Votre salut est là-dedans.

Le siècle est tourné vers le positif, et vous jouez encore chez nous le rôle de l’Arabe conteur de balivernes ! Taisez-vous, vous auriez fait des contes du sérail, des contes turcs, des contes chinois, des contes de fées, si vous n’étiez pas venu après Notre-Dame de Paris.

Les mots sonores ne font pas une belle pensée, ils déguisent à peine un enfantillage. Les périodes sont passées de mode, depuis Voltaire, et tous les oripeaux dont vous habillez vos mannequins depuis trente ans tombent en loques.

Il nous faut une révolution.

La contemplation et la rêverie nous ont dotés de cette école de clowns littéraires dont je me suis assez longuement inquiété pour n’en plus parler aujourd’hui ; l’observation nous a déjà donné bien des chefs-d’œuvre, et sa tâche n’est pas achevée.

Observez, c’était le grand secret de Balzac : copiez, c’est le secret des grands peintres.

Réalisme, si le mot est nouveau, la chose ne l’est pas. Le réalisme existe depuis que la littérature existe, il a éclairé de quelques-unes de ses lueurs les livres de bien des génies qui se sont succédé, et il a fait leur fortune. Il arrive au jour où on le reconnaît, où on le nomme.

Quant à M. Vacquerie, et pour en finir avec lui, puisqu’il prédit à l’épopée des Misérables « la fortune miraculeuse de Notre-Dame-de-Paris », et puisque depuis trois mois qu’il en a entendu le commencement, il n’a pu encore « penser à ces pages sacrées sans se sentir troublé à un point indicible », et qu’il « ne reprendra parfaitement ses sens que quand la publication de ce poème unique lui permettra de parler et de répandre au dehors l’admiration qui lui étreint la gorge », je lui ferai à mon tour une prédiction qui ne manquera pas de le flatter. Son livre vivra éternellement, il vivra d’abord dans ma mémoire comme souvenir d’une farce de la hauteur immense de Tragaldabas, et je raconterai ses orgies de mots à mes petits-enfants quand ils seront sages. Il vivra aussi dans la mémoire des siècles comme une date ; celle de la fin du règne du romantisme.

J’ai fini, je me suis placé dans « ce tas de critiques qui crachent de l’encre sur le génie » ; je suis un envieux, et « l’envie se démène, grince, bave, mord, souffre. Et puis ? Tout à coup, ces mêmes penseurs que, la veille encore, vous avez vus envahis, éclaboussés, foulés, écrasés, surgissent. Une étrange métamorphose s’est opérée : les calomnies qu’on leur a jetées à la tête se sont mises à resplendir, et la boue est leur auréole ». J’ai fait une auréole de boue à M. Vacquerie, il doit être content, il est maintenant un génie persécuté.

C’est niais, vraiment, cette manie d’injurier la critique. Moquez-vous-en, je le permets ; ne l’écoutez pas, j’y consens ; mais admettez que tout le monde peut ne pas être de votre avis, et croyez que ce n’est pas une raison, parce qu’on ne vous admire pas, pour qu’on soit un sot ou un envieux. On admire autre chose, on admire toujours quelque chose.

Et maintenant, adieu ; je laisse à d’autres le soin d’examiner à la loupe « le système que recouvrent ces débauches d’imagination, le squelette de cette bacchante », et je répète pour la troisième fois ce que j’ai déjà dit :

Il nous faut une révolution.

Les préfaces littéraires des hommes nouveaux

Depuis sept à huit ans il y a vingt écrivains nouveaux qui ont une existence. Ces écrivains, parmi lesquels il y en a deux ou trois remarquables, sont pour le reste de mérite à peu près égal ; mais comme ils expriment une époque littéraire, leurs œuvres sont importantes. Ils ont presque tous fait des préfaces, pour s’expliquer eux-mêmes au public. Ces préfaces, toujours généreuses en promesses, me font l’effet de cornes d’abondance qui seraient vides.

Du reste je n’aime pas les livres sans préface, ils ont l’air insolents et dédaigneux ; l’homme qui au contraire fait une préface me paraît poli et plein d’égards ; il trouve que le lecteur est digne de quelques confidences et il lui dit ses tendances, son état intérieur, ses espérances, ses innovations, de manière à se faire valoir le plus possible, et cela a de bon qu’en rapprochant de ces professions de foi les œuvres qui doivent les justifier, on voit je ne sais combien de mensonges, d’illusions, de maladresses et de ridicules dans ces esprits de littérateurs.

Je veux prendre d’abord les préfaces de quelques poètes. Ils ont toujours quelque monde à soulever et ils l’annoncent. Ah ! quelles rudes déclarations ont faites MM. Maxime Du Campo, Leconte de Lislep, de Banville, Baudelaireq, Ponsard et bien d’autres encore !

En tête de la préface de M. Du Camp, il y a une terrible faute d’impression, sinistre présage qui a dû le faire pâlir. L’imprimeur sorcier a mis cette épigraphe : Dis ce que tu fais, fuis ce que tu dis (fuis et non fais). Ceci était un signe du ciel.

Cette préface est très bien : « L’homme qui a acheté un livre, voit des imitations, des plagiats, des vieilleries, des non-sens. » Quels sont les coupables, serviteurs de Victor Hugo ? — Elle continue encore mieux : « Quoi ! nos misères, nos grandeurs, nos aspirations, nos désastres, nos conquêtes, cela ne mérite pas qu’on le chante ! » Et voilà toujours cette étrange fureur de gosier qui les saisit tous. Ils ont rendu haïssable ce mot chanter. J’aimerais bien mieux qu’on peignît tout cela et qu’on ne le mît pas en musique. La musique faite avec des mots est mesquine en sons, et les idées faites avec de la musique n’ont jamais été claires. Mais le grand cri de combat c’est : Mort à l’Académie ! Jamais un tel tapage n’a été fait autour de ces pauvres vieux : « Elle corrompt et elle tue. » Que de gens elle berce cependant. Il n’y a pas assez de mépris pour « les traînantes périphrases, les images vieillies, quelques pauvres allusions qu’on débite courageusement parce qu’il n’y a pas de danger à les dire ». — « Nous savons leurs pasquinades et leurs insuffisances. » — « Cette fade compagnie de bavards. » L’ambitieux politique se montre dans ces phrases : « Un homme qui n’avait d’autres titres que d’avoir été ministre dans un temps où tout le monde le fut. » — « Ils se font cette illusion qu’ils sont revenus au bon temps où ils pouvaient bavarder tout à leur aise dans une assemblée consultative. » Le plus comique, c’est que cette assemblée en douillette devient tout à coup dantesque et michelangesque, « elle lance la malédiction de la mort contre la vie, — c’est l’exaltation de tout ce qui est médiocre. — Ils parlent de la liberté comme s’ils ne l’avaient pas bâillonnée. Elle étouffe Balzac, elle tance de Vigny, elle humilie Musset, elle recèle dans son sein des monstres qui calomnieraient l’affection de Jésus pour saint Jean ».

Une heureuse verbosité préside à cet écrit : « La terre se remué comme une Clorinde du Tasse, elle détache une à une les pièces de son armure. » C’est la poésie qui doit vêtir la science, et raconter les romans de fer à aimant qu’on dissimule pudiquement sous des A plus B. Les poètes feront des révolutions, gouverneront le monde ; la poésie est conviée à conduire le mouvement humanitaire, le mouvement scientifique et le mouvement industriel.

Cette préface est bruyante, et ce qui perd ces esprits-là c’est ce désir comique de prendre la lune avec leurs mains, cet étourdissement de mots, cette aspiration des serviteurs de l’alexandrin à faire une révolution par l’alexandrin ; ces images, ces bavardages que représenterait une même pelletée de terre qu’on remue incessamment pour faire croire qu’il y en a mille.

M. Leconte de Lisle répond à cela avec une rudesse scandinave : « Nous sommes une génération savante, la vie spontanée s’est retirée de nous. La poésie est réduite à n’exprimer que de mesquines impressions personnelles. » Cet homme qui parlerait mesquinement de lui-même est sûr de ne pas faire parler mesquinement les dieux et les rois : « Isolez-vous du monde de l’action, poètes, vous n’êtes en état de rien apprendre aux autres hommes. » Étudiez ; « la source de l’originalité est tarie. — Le thème personnel a épuisé l’attention ». Retournez aux origines communes pour préparer une renaissance. Donnez la vie idéale à qui n’a plus la vie réelle ; complétez les anciens, dites-nous ce qu’ils ne savaient pas. — Celui-ci est un poète découragé, glacé, et j’ai frémi en lisant l’explication qu’il donne de son poème de Bhagavat r : « On a tenté d’y reproduire au sein de la nature excessive et mystérieuse de l’Inde, le caractère métaphysique et mystique des Ascètes visnuites en insistant sur le lien étroit qui les rattache aux dogmes bouddhistes. »

M. Baudelaire a toujours vécu à l’ombre de Quasimodo et il n’apprécie que le grotesque horrible.

M. Autran, poète simple, veut chanter sa montagne, et rendre sa poésie bonne fille, pour inspirer à ses contemporains le goût de la vie agreste.

Et M. de Banville fait des odelettes et annonce que le monde entier n’est qu’une odelette, et M. Asselineau s’écrie qu’il n’y a que les vers de M. de Banville qui le consolent de sa prison terrestre ! Quelle vanité d’affligé et quelle étrange consolation des affligés que douze odelettes ! Il y a encore des affligés dans la littérature, et ce qui console c’est la forme, le nombre le mouvement du vers ! Et ces premiers cris de folie ne feront pas reculer tout homme encore un peu gaulois.

Quelle idée, quel sentiment apportent-ils ?

Mais vraiment pourquoi continuer à parler de ces hommes-là ?

Ponsard, Augier, Laprade, tous diront ce que viennent de dire ceux-ci : divinité de la versification, qui lutte contre le matérialisme, qui épure, fortifie l’humanité ; eux, les pires matérialistes de tous ! avec leurs images grossièrement pompeuses qui corrompent la vérité ; car la poésie ne doit pas comprendre sous peine de n’être plus la poésie, mais doit déplacer toutes les idées pour se dire créatrice. Sinon quel effort aurait-elle fait au-dessus des prosateurs ?

Et ces grandes allures poétiques les mènent à ne sentir ni le présent, ni le passé, ni la foi, ni la vie qu’ils dénaturent et troublent dans leurs poèmes antiques ou chrétiens, dans leurs tragédies et dans leurs comédies d’aujourd’hui, Quelle foule ont-ils encore remuée jusque dans les entrailles ?

Pourquoi être obligé d’attaquer tant de gens sincères vis-à-vis d’eux-mêmes, mais non vis-à-vis de l’art, si ce n’est parce qu’ils sont inintelligents ? Ils manquent de nerfs, de vitalité ; ils ont la langue riche et l’organisation pauvre. Ils ne souffrent pas assez, ils ne jouissent pas assez, il leur faut trop de paroles ; ils n’ont pas vécu assez simplement, assez silencieusement. Combien de gens par eux dédaignés, des marchands, des industriels sont plus puissamment construits et ont une intelligence plus nette et plus productive !

L’ambition de poète n’est vraiment pas saine. Elle veut tout couvrir avec un chant ; mais la science prend un peu de matière et elle en fait des choses qu’on voit, terribles et actives, et cela vaut mieux que les amours poétiques du fer et de l’aimant. M. Maxime Du Camp, homme de foi, fait les Mémoires d’un suicidé et des histoires d’Arabes, voilà comme il sert sa foi ! M. Leconte de Lisle ignore que l’érudition a besoin d’aises, et son âme froide imagine trouver l’émotion dans de vieux livres grecs en écoutant l’histoire des dieux. Prenez-donc cinq ou six personnages de notre temps, pétrissez les dans une bonne pâte de simplicité, et vous reproduirez le sentiment moderne qui est aussi vigoureux, aussi net que jamais et plein d’âpreté en toutes choses.

Mais les poètes sont des acteurs, ils jouent sur les choses pour l’amour de chanter. Les révolutions, puisqu’ils prétendent en faire, sont sorties de la chaleur des choses dites avec simplicité et point des chants de poètes trop occupés de leur bonne grâce à chanter. La passion du vrai, s’ils la connaissaient, est plus poignante, plus absorbante que ces cliquetis d’idées cherchées en dehors du sentiment. C’est alors qu’on pleure et qu’on rit avec abandon. Certes, j’aimerais mieux qu’il y eût cent écrivains de cœur, au lieu de quatre ou cinq, de même que j’aime à sentir autour de moi beaucoup d’amis. Et je crois que s’ils étaient tous moins tourmentés de ces désirs d’être éloquents, lyriques, de s’habiller en rois de théâtre et de rendre leurs gestes sculpturals ; je crois que s’ils étaient, en écrivant leurs livres, comme à l’heure où l’on est seul avec soi-même, après qu’une maîtresse est partie, qu’un ami est mort, qu’on a reçu un affront, qu’un enfant vous a souri, ou qu’on craint un malheur ; s’ils pouvaient ressentir assez profondément en ces moments-là, pour s’en ressouvenir, ils réveilleraient les mêmes sentiments simples chez les autres, qui les ont éprouvés sans songer à poser devant eux-mêmes. Alors on les aimerait ; tout ce qui n’a pas l’esprit corrompu, tout ce qui est sain et naïf les aimerait. Oui, mais seraient-ils poètes ? — Dans Shakespeare, à ce sentiment naïf viennent s’ajouter des images abondantes comme des étoiles ; c’est vrai, mais ce sentiment y est bien complet et c’est pourquoi ces images singulières se supportent et peuvent plaire ; elles ne sont pas cherchées, car il y en a des milliers qui tombent comme d’une source, tandis qu’eux et par eux, j’entends de plus célèbres, leurs pensées cherchées sont de petits filets d’eau qui font du bruit en tombant sur le cuivre de leurs rimes, et c’est là le bruit qu’on appelle musique. Qu’ils essayent donc d’être autrement, qu’ils ne songent pas à avoir du génie et à agiter leur tunique de pourpre devant les gens pour les étonner, qu’ils ne pensent qu’à ce qu’ils ont vu. Que d’hommes savent chanter comme font les poètes ! mais combien savent voir comme les gens de cœur ? De petits poètes ont continuellement des vers pareils à ceux des grands. La poésie ne voit pas, ne sent pas elle est dans des choses arbitraires. Que veut-elle expliquer avec ce procédé qui consiste à transposer des idées en appliquant par exemple au Mont-Blanc tout un ordre d’idées applicable à un pain de sucre ? Non, on ne lit pas la poésie ; le premier poète était un homme ingénieux et amusant qui faisait des charades ; mais des charades à présent, une éternité de charades dont le mot est toujours connu d’avance ; quelle fatigue ! quel ennui ! On ne lit pas la poésie, non parce qu’on est grossier, mais parce qu’on est naïf et délicat ; ce qui est grossier, matériel, plein de clinquant, c’est la poésie. Vous l’avez tous avoué, les belles choses réputées en versification seraient insupportables en prose ! Le clinquant, le grossier, c’est de ne rien savoir apprécier qu’à la condition de le vouloir démesuré et déformé. Celui-ci par exemple trouve une vache aux champs et il y voit l’humanité !

Et c’est là comprendre ; cela est admiré comme sublime. Il y a vraiment une lâcheté des mots qui fait qu’ils peuvent se prêter à dire autre chose que ce qu’ils veulent dire, et s’associer avec ce qui crie d’être à côté d’eux !

Les idées de Shakespeare apparaissent en France dépouillées de cette forme du vers qui les rendait peut être fatigantes, et certainement Molière, le plus vigoureux de nos poètes, est le moins poète de tous. Esprits faux, ce qu’il y a de bon, de simple, de vrai dans leurs cadences, c’est ce qui aurait justement la même tournure en prose et ce qui, par conséquent, n’a pas besoin d’être coupé en douze syllabes ; mais la nécessité du vers n’est admise que pour ces choses qui en prose, je le répète, seraient insupportables. Et voilà leur bon sens, leur intelligence ! Ils défendent avec acharnement le vers, parce que les idées fausses, ampoulées, grotesques y ont un droit d’asile consacré, y reçoivent le baptême de la rime et entrent par cela seul dans la religion du beau et du bon, en vertu de cette prétendue musique qu’y attache la rime.

Quand laissera-t-on cette poésie si contraire au sentiment franc, indépendant, intelligent de la France ? quand laissera-t-on ces entraves puériles, ces ceps volontaires qu’on met aux idées ? Est-ce que la poésie française a produit un homme ? Victor Hugo est un esprit difforme, un monstre ; Béranger n’est autre chose qu’un journaliste, Lamartine une créole ; Musset une ombre de don Juan qu’il a pris au sérieux ; de Vigny un hermaphrodite.

Les hommes d’à présent songent trop à faire de beaux mots. Ceux qui échappent à la spontanéité du cœur sont plus beaux, plus cruels que ceux qu’ils trouvent en les secouant les uns contre les autres. Ce qui est senti est, ce qui est imaginé n’est pas.

À vingt ans on a plus d’afféterie que d’émotion et de pénétration, mais à trente-six ans faire toujours de la littérature qui a vingt ans, c’est trop peu marcher. Je suis passionné pour l’intelligence et le travail, et je hais de toute ma force l’inutilité, la stérilité et la vanité. Je veux voir poursuivre un but littéraire pour la satisfaction de la conscience et pour le but lui-même, et non pour se faire admirer par les bourgeois et par le public. S’ils étaient plus humbles ils feraient mieux ce qu’ils ont à faire ; ce que le peintre anglais a dit restera éternel : « Il faut aborder la nature avec des pensées modestes ; jamais un esprit arrogant ne la comprendra dans sa beauté. »

Le remarquable article de M. de Pontmartin sur Balzac

M. Edmond About pense qu’il n’y a que deux critiques : MM. Planche et Jouvin. Je trouve M. de Pontmartin tout aussi important parce qu’il est homme de doctrines et qu’il représente, en littérature, la bonne compagnie, le catholicisme et le mariage. C’est le cant mondain, et j’appelle sans hésiter M. de Pontmartin un écrivain hypocrite parce que je crois à l’hypocrisie flagrante des gens du monde venant parler d’une façon extatique : délicatesse, religion, chasteté et respect du mariage. Ils n’y tiennent absolument que dans les livres. Il est toujours curieux que les passions, les astuces, les conventions si l’on veut, d’un groupe social, viennent se montrer en plein soleil et se donner comme lois. Seulement M. de Pontmartin n’est pas une individualité ; sans ce qui est derrière lui, il n’existerait pas. Le toucher, c’est toucher quatre ou cinq mille personnes et lorsqu’il fait un mensonge, lui dire qu’il ment, c’est maltraiter toute une tribu dont il est comme le prédicateur.

M. de Pontmartin vient de faire un article ennemi sur Balzac, et je trouve qu’il a raison, parce que Balzac n’est pas un réaliste, quoiqu’il soit souvent réaliste. Il est tourmenté par une foule de rêves personnels qu’il est obligé d’écrire pour se soulager. Par ce côté il touche à Edgar Poes. D’écrivains plus dissolvants je n’en connais aucun, mais c’est par sincérité de nature et sans y penser. Il ne sentait que les côtés âpres, durs, intéressés de la vie. Il ne croyait pas aux hypocrisies et voyait des intérêts partout. Il n’avait pas de sensibilité et la remplaçait par des torrents de mots. Cette exaltation, cette fièvre qu’on voit en lui est un effet amené à force de travail pour rendre son sentiment qu’il ne trouvait jamais assez complètement exprimé.

« Balzac a abusé de tout : idéalisme, illuminisme, réalisme, sensualisme, passion, mariage, ordre, désordre, religion, absolutisme. » C’est vrai, là est sa force et sa faiblesse. M. de Pontmartin dit encore ceci : « Balzac a chanté le mariage, mais pour mieux le profaner ; il a défendu l’Église, mais mieux valait un ennemi. Il a voulu exalter quelques types du faubourg Saint-Germain, mais nous le repoussons, il n’a rien compris à nous, ce monde où tout est en teintes impalpables et en nuances exquises. L’eau pure aussi, pour ceux qui l’aiment, a des teintes impalpables et des nuances de goût exquises, pour les autres elle est fade et incolore. Les premiers se prétendent mieux organisés que les seconds. »

C’est là le cœur de la critique de M. de Pontmartin : les livres immondes de Balzac ne peuvent trouver place dans la bibliothèque d’un homme de bonne compagnie. Le parti légitimiste est vanté par Balzac comme le plus matérialiste de tous ; M. de Pontmartin s’en défend. Tous les personnages mondains de Balzac sont dépravés ; il a beau leur donner esprit, beauté, supériorité, il est juste que le monde réclame. Ils sont ternes et effacés, et Balzac en fait des êtres sataniques ; cela ne lui a pas servi durant sa vie, il voulait les flatter et il n’y a pas réussi. Ce qu’il pouvait montrer c’est une finesse de jugement générale, des mœurs après tout très simples, un grand laisser-aller dans la vie, beaucoup de facilités sur le chapitre du plaisir et alors le mauvais côté, le côté public, la revendication de toutes les vertus, de tous les cultes, de tous les respects, ce qui est toujours l’histoire du propriétaire allant à la messe à cause de ses paysans. M. de Pontmartin a raison de déclarer que Balzac a été faux dans son étude du Monde.

Il y a des coins dans Balzac très puissants, d’après lesquels M. de Pontmartin en fait un monstre et un corrupteur volontaire. Balzac n’a aucune simplicité, c’est l’écrivain le plus compliqué ; il est grand par l’ensemble de ses œuvres, l’originalité et la fougue de sa personnalité, mais il restera bien plutôt un personnage historique qu’un écrivain. On puisera dans ses œuvres de nombreux détails sur la société de ce temps, mais on ne croira à aucune de ses inventions, à cause du manque d’équilibre de son esprit.

M. de Pontmartin trouve qu’Eugénie Grandet est l’œuvre la plus remarquable de Balzac c’est en effet la plus réaliste avec deux ou trois autres.

Le critique de bonne compagnie aime mieux René et Adolphe parce que le premier résume un siècle, le second un état de l’âme et une situation de la vie. De la vie de qui ? D’un fils de diplomate. C’est donc là plutôt la vie que ne saurait l’être celle d’un bourgeois. Le vrai sentiment pontmartiniste là-dessus c’est qu’Adolphe et René sont des gens comme il faut, que leur âme est supérieure à celle des bourgeois, et que par suite l’histoire de leur âme est plus belle. Mais que Werther, René, Oberman marquent l’état de l’humanité à cette époque ! pas si fragiles, pas si mous, pas si élégiaques : Goethe et Chateaubriand, les pères de ces Tristes, ont vécu avec activité, contentement et force. René est une œuvre ridicule qu’Adolphe dépasse énormément. Ceci est une histoire vraie, René un mensonge. Adolphe est une étude simple, vigoureuse, réaliste, mais trop circonscrite. Dans Eugénie Grandet la vie est prise plus en peintre, moins en philosophe qui fait des déductions générales. Par l’analyse même qu’en fait M. de Pontmartin, je vois la puissance d’Eugénie Grandet. Cela ne représente « qu’un avare qui vaut moins qu’Harpagon ». (Pourquoi cela ?) « Une jeune fille, belle et pure, mortifiée sous le joug de son père comme dans les austérités du cloître, retrouvant, à un moment donné, de puissantes facultés de dévouement et d’amour, puis se desséchant dans une longue attente, frappée d’un cruel mécompte et se transfigurant par un dernier sacrifice. Un jeune dandy parisien à qui le malheur donne quelques jours de sensibilité qui, forcé de lutter corps à corps contre la fortune et d’adopter des mœurs californiennes, s’y pétrifie, y devient un égoïste dur et basé, oublie Eugénie et perd à son insu les trésors de sa chaste tendresse et les dix-sept millions du père Grandet. Enfin tout un petit inonde de province parfaitement observé à ce microscope dont l’auteur a tant abusé depuis et s’agitant autour de ces millions accumulés avec ce procédé d’exagération qui se révélait déjà : le tout compose un tableau tour à tour comique et émouvant qu’on ne saurait assez louer, mais ce n’est qu’un beau tableau de genre. » Une œuvre qui se résume aussi nettement dans l’esprit du lecteur vaut Adolphe, bien certainement, et exige un talent plus varié ; mais Adolphe est un ouvrage où l’on s’occupe de la philosophie des convenances. Ceux-là seront toujours chers aux esprits du monde qui sont un peu élevés au-dessus du niveau commun de la tribu, et qui joignent à beaucoup de finesse des subtilités pour justifier leur convention.

Mais c’est aussi comme d’une machine de guerre contre le réalisme que M. de Pontmartin se sert de Balzac.

« Ces manants ont voulu se donner la joie ineffable d’avoir un ancêtre. » Ainsi parle ce grand seigneur. « Balzac a mis le pied dans le bourbier, dans l’égout du réalisme ; Balzac a été réaliste en se plaisant dans le hideux, l’ignoble, l’horrible, l’infect, le corrompu, le fangeux, etc. » Cette litanie dure trois lignes. Il est étrange que nous qui vivons dans ce milieu-là nous soyons gras, pleins d’appétit, mais nous ne résisterons pas longtemps à ce métier malsain. Homme de bonne compagnie, mais non de bonne foi, M. de Pontmartin ne plaisante jamais, je crois ; tout ce qu’il dit a le sérieux de la chaire. Il ment donc utilement et en guise de parade contre les doctrines ennemies ; il a bien raison, quand on n’est plus jeune il faut prendre ses précautions et opposer la ruse à la force.

M. de Pontmartin explique que Balzac est un visionnaire, et montre sans s’en douter qu’il est souvent à cent lieues du réalisme. Très préoccupé des questions de santé, j’avais toujours fortement douté de cette étroite parenté de Balzac avec le réalisme.

Il avait trop de troubles et d’inquiétudes ; mais esprit plein d’audace et d’initiative, il a cherché partout où il y avait quelque chose à voir ; il a agrandi l’intelligence générale par cette curiosité infatigable, et comme tous les hommes qui ont le courage ou la vanité de se montrer tout en dehors, il a livré des trésors de puérilité et de ridicule aux gens plus timides.

Balzac peut très bien passer pour fou aux yeux des gens sincères. C’était un homme avide qui a voulu tout saisir, et pouvoir dire j’ai touché à tout ; on peut considérer cela comme une faiblesse, mais que de richesses données à entrevoir aux autres !

Il est réaliste parce qu’il a montré que tout pouvait entrer dans l’art. Il n’est pas réaliste parce qu’il n’a pris et n’a pas eu le temps de voir et de décrire juste, exagérant par nécessité de vitesse, et qu’en effet des esprits plus calmes, plus froids ou plus forts peut-être, se sont limités à des recherches moins étendues et les ont faites avec un sentiment plus net et plus sûr.

Son œuvre, comme celle et plus que celle de tous les écrivains féconds, ressemble à une de ces collections où l’on voit deux ou trois belles choses au milieu de ferrailles, de coquilles, de porcelaines, de bijoux, de peintures sans grande valeur absolue, mais qui résument après tout les trois règnes de la nature et trois mille ans d’époques historiques, et qui entraînent des notices curieuses au catalogue.

Idées de Constable, peintre anglais

La plupart, des peintres anglais sont ou ont été des hommes vraiment intelligents, capables de raisonner et de réfléchir ; beaucoup ont écrit sur la peinture de la manière la plus remarquable, comme Hogarth, Reynolds, Constable, Leslie. Fins, observateurs, hommes d’esprit, aimant la nature et le vrai, ils ont une peinture expressive qui fait penser, et où justement la pensée domine le procédé matériel.

À l’exposition de 1855 on a pu le voir.

Les idées de Constable particulièrement, peintre lutteur, qui a combattu trente ans au nom de la vérité avant d’être accepté, vivant dans la gêne et l’obscurité sans faiblir, doivent être remuées souvent dans l’esprit des artistes d’à présent, prompts à confier tout le soin de leurs œuvres à leurs mains et à laisser s’engourdir leur cerveau1.

« Je tends à représenter la nature avec l’émotion qui naît en moi de ses spectacles. » Peu de gens ont le droit de parler ainsi.

« Le grand défaut du temps est l’ambition d’aller plus loin que le vrai. (Ceci est écrit en 1802 et en 1856 on en est au même point en France.) La mode a toujours eu et aura toujours son heure de succès, mais à la fin la vérité l’emporte et a seule les applaudissements de la postérité. »

« Il persista, dit un traducteur, dans la volonté de peindre la nature comme il la voyait : on ne le comprit point d’abord, vingt-deux ans plus tard il était célèbre et professait officiellement. »

« Je sais que l’exécution de mes peintures est singulière, mais j’aime cette règle de Sterne : Ne prenez aucun souci des dogmes des écoles, et allez droit au cœur comme vous pourrez. »

Steele parle d’un auteur qui prétendait faire une révolution dans la littérature en décrivant les choses telles qu’elles sont.

« Quelle triste chose que cette habitude des amateurs de parler toujours couleur, dessin, tableaux, etc., et de ne jamais songer à la nature. »

« Toujours des ateliers, des galeries, des musées et jamais la création. »

« Toujours opposer de vieilles toiles, crasseuses, enfumées, aux œuvres de Dieu. »

« Mon art ne flatte point comme imitation des maîtres, il ne séduit pas par le fini, il ne caresse point les yeux par la recherche des effets qui surprennent, comment puis-je espérer d’être jamais populaire ? »

« On pensera ce que l’on voudra de mon art ; ce que je sais, c’est que c’est vraiment le mien. J’aimerais mieux être le propriétaire de la plus humble maisonnette des champs que d’habiter un palais qui ne m’appartiendrait pas. »

« Deux routes peuvent conduire à la renommée ; la première est l’art d’imitation, la seconde est l’art qui ne relève que de lui-même, l’art original. Les avantages de l’art d’imitation sont que, comme il répète les œuvres des maîtres que l’œil est depuis longtemps accoutumé à admirer, il est rapidement remarqué et estimé ; tandis que l’art qui veut n’être le copiste de personne, qui a l’ambition de ne faire que ce qu’il voit et ce qu’il sent dans la nature, ne parvient que lentement à l’estime, la plupart de ceux qui regardent les œuvres d’art n’étant point capables d’apprécier ce qui sort de la routine et atteste des études originales. »

« C’est ainsi que l’ignorance publique favorise la paresse des artistes et les pousse à l’imitation. Elle loue volontiers des pastiches faits d’après les grands maîtres, parce qu’elle y trouve l’apparence de mérites qu’on l’a habituée à reconnaître : au contraire, elle s’éloigne de tout ce qui est une interprétation nouvelle et hardie de la nature ; c’est lettre close pour elle ; il faudrait qu’elle fît un effort dont elle est incapable pour sortir de la routine. »

« Si je vais me promener dans la rue avec le chapeau et les habits de Claude, cent personnes qui n’y regardent point de près me regarderont avec admiration : deux ou trois vrais amis de Claude, en voyant ma prétention, hausseront les épaules. »

Les gens qui faisaient des sujets du moyen-âge lui paraissaient des mystificateurs qui s’amuseraient à faire une ruine neuve.

« “Rien de plus triste, dit Bacon, que d’entendre donner le nom de sage aux gens rusés.” Les maniéristes sont des peintres rusés, et le malheur est que le public n’est pas toujours capable de distinguer les peintures maniérées des peintures sincères. »

(Ce public nous paraît être notre propre public de gens du monde et de lettrés, perroquets mettant les choses apprises à la place de la réflexion, le même dont il parle plus loin en disant : « J’ai en aversion les parcs de gentilshommes. »)

« La manière attire par degrés : pour s’en défendre, il faut se maintenir avec une volonté persévérante dans l’observation attentive et continuelle de la nature.

« M. Northcote me dit un jour devant le tableau de M*** : “N’est-ce pas une folie de vouloir peindre ce qu’on n’a jamais vu ? n’est-il pas déjà assez difficile de peindre ce que l’on voit ?” »

« Les encouragements donnés aux beaux-arts leur sont beaucoup plus funestes qu’utiles, lorsqu’ils ne sont pas justes et éclairés. Tant vaut le patron, tant vaut à la fin l’art qu’il protège ; des courtisans dissolus, des financiers infatués, veulent des images qui flattent leurs passions grossières ; l’art s’abaisse à la plus lâche des complaisances, peint des boudoirs et oubliant la nature, est répudié par elle. »

« Les protecteurs ignorants qui prétendent juger les œuvres d’art, sans aucune étude, sans aucune préparation sincère, s’enthousiasment souvent pour le faux éclat de peintures que ce triomphe immérité ne sauvera pas d’un rapide oubli. »

PRÉCEPTES SPÉCIAUX POUR LE PAYSAGE.

« N’inventez point les figures que vous voulez introduire dans des paysages faits d’après nature. Si solitaire que soit le lieu où vous travaillez, il ne se passera point une heure sans qu’il n’y paraisse quelques créatures vivantes qui très probablement s’accorderont mieux que tout ce que vous pourrez inventer, avec la scène et l’heure du jour où vous êtes.

« Il serait difficile de citer une classe de paysages où le ciel ne soit pas la clef, la note tonique, l’échelle, la principale expression du sentiment général de l’œuvre.

« L’hiver est le temps où l’artiste peut le mieux étudier le dessous des ombrages, l’anatomie des arbres : la nature dépouillée est, pour le paysagiste, ce que l’écorché et le squelette sont pour les peintres de figures. »

Mais voici le plus important.

LA NATURE.

« Lorsque je m’assois, le crayon ou le pinceau à la main, devant une scène de la nature, mon premier soin est d’oublier que j’aie jamais vu aucune peinture. »

« Jamais je n’ai rien vu de laid dans la nature : il n’est point d’objet que l’ombre, la lumière, la perspective, ne puissent rendre agréable. »

« Il me semble que certains critiques exaltent la peinture d’une manière ridicule. On arrive à la placer si haut, qu’il semble que la nature n’ait rien de mieux à faire qu’à s’avouer vaincue et à demander des leçons aux artistes. Applaudissons les chefs-d’œuvre de l’art, mais demeurons fidèles à l’admiration de la nature, qui seule les a inspirés. »

« Le paysagiste doit contempler la campagne avec des pensées modestes. Un esprit arrogant ne verra jamais la nature dans toute sa beauté. »

Que les peintres y songent, et s’ils en veulent davantage qu’ils lisent le Magasin pittoresque d’août et d’octobre 1855.

Nouvelles diverses

« Il paraît un nouveau recueil dévoué aux intérêts que représentent MM. Courbet et Champfleury dans l’art et la littérature modernes. » Cette phrase de député a été prononcée par un homme spirituel qui ne devrait pourtant pas avoir la naïveté de ces nombreux écrivains à la petite semaine qui prêtent pour huit jours leur esprit aux habitants de Paris.

Je ne savais pas qu’il y eût des électeurs, des banquiers, des marchands, des départements dont les intérêts fussent représentés par MM. Courbet et Champfleury. Nous verrons donc nos amis arriver au Corps législatif. C’est un journaliste de quarante ans et un peu dévasté qui semble le présager. Cette nouvelle me paraît bien importante ou bien imprudente, lancée par un homme qui a toutes les sortes d’expériences. Quant au recueil dévoué à ces intérêts, il ne peut manquer alors de devenir officiel, et il pourra prendre à ses gages un de ces hommes expérimentés qu’on emploie à faire ainsi des avances de fine malice à la population parisienne, et qui passeront, je l’espère, par-dessus leurs antipathies pour les jeunes gens.

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Quelques marchands de papier qui subventionnent de jeunes littérateurs « pour représenter leurs intérêts », nous ont fait reprocher par ces messieurs d’imprimer notre journal sur « du papier à chandelles ». C’est une des objections les plus judicieuses qu’on nous ait faites !

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La grande Confrérie de la Vulgarité a commencé à crier.

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Nous avons déjà eu l’honneur d’être appelés niais par tout le peuple des grenouilles littéraires. Cela vaut mieux que s’ils nous avaient trouvés spirituels, car nous leur eussions alors ressemblé.

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On annonce la prochaine disparition d’un tas de petits journaux, tels que la Gazette de Paris, le Diogène, la Chronique de France, le Chroniqueur de la Semaine, etc. C’est fâcheux, car ils jouaient le rôle de vésicatoires littéraires.

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À propos de M. Bouilhet, il est bien vrai que Méry ce littérateur à l’ail, Théophile Gautier ce vieux homme fatigué de bonhomie et de complaisances et M. About ce jeune homme que n’aime pas M. Ulbach ont battu chaleureusement des mains à un pastiche tranquillede Victor Hugo. Il eût été bien plus étrange qu’ils eussent battu chaleureusement des mains à une œuvre originale.Ils n’ont pas encore d’habitudes contre nature.

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Comme on persiste à prétendre que des poètes que nous ne connaissons aucunement sont nos cousins, nous déclarons que nous ne payerons les dettes d’aucun poète, fût-il notre propre frère.

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Les poètes n’ont besoin de rien, les éditeurs se mettent à acheter des poésies. Il ne leur restera plus qu’à en vendre, et on n’aura jamais vu d’oiseaux plus contents que les poètes.

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Cet éternel besoin de parler et de chanter qui tourmente les poètes vient, me dit un médecin, de ce qu’ils ont la langue plus grande que nature ; elle remue par son propre poids.

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L’assemblée du Mail croît tous les jours en nombre et en force. L’artiste qui fabrique les instruments n’est occupé à travailler que pour les réalistes, et les chemins de fer voient continuellement circuler de petites caisses en bois blanc longues et étroites qui recèlent ces choses funestes.

Les réalistes commencent déjà à lancer convenablement une boule et à lui faire décrire à volonté quelques courbes redoutables. Ce jeu détruit tout, « les hommes et les choses » ; c’est bien là celui qui convenait aux réalistes. Il revient au reste fort cher, tout le monde ne pourrait s’y livrer.

On y déploie ses muscles : les boules sifflent d’une manière sinistre, après avoir rendu un bruit éclatant lorsqu’elles sont choquées par le mail, bruit qui fait retourner et sauter en l’air les plus courageux. Si on manque son coup, le mail s’enfonce profondément dans la terre. Les gens qui sont étrangers à ce jeu sont continuellement en danger de mort et comme tous les moyens sont bons pour les réalistes, il serait imprudent à quelque ennemi de se glisser parmi eux.

Le Mail est peut-être aussi une ruse employée pour gagner les esprits. Les populations s’intéressent vivement à cette nuée de jeunes gens agiles, et de là à ce qu’elles deviennent réalistes, il n’y a qu’un pas.

Les malveillants sont en petit nombre, mais il y en a.

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On tond et on est tondu. M. Planche fait un procès à M. Mirecourt. M. Madrazo a fait un procès à M. Planche. M. H. Vernet a fait un procès à M. Silvestret. M. ***fera un procès à ***. Cette extension des procès littéraires a engagé quelques anciens agents d’affaires à en faire une spécialité. Tout le monde a pu lire cette annonce : « M. Jules Vandricourt dont le cabinet d’affaires est si avantageusement connu, désirant se rendre utile à MM. les littérateurs, met son expérience à leur service et se charge de toutes les démarches propres à amener des procès entre eux et ceux de leurs confrères qui peuvent leur déplaire. » Aimons-nous et mangeons-nous.

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M. Léon Laya vient de faire une comédie. M. Léon Laya, et quelques autres Serret font beaucoup de pièces qui doivent leur rapporter de l’argent, et cependant ils ne comptent pas parmi les écrivains ! Quel est ce mystère ?

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L’alliciant M. Barbey d’Aurevilly est plein de tristesse et de découragement, au point de renoncer à ses phrases alliciantes ; il n’y a plus de volutes, de feuilles d’acanthe, d’arabesques dans son style ; il dit bien d’un poète inconnu, « qu’on avait vu resplendir les teintes frissonnantes et nacrées de son âme », mais cela est bien faible ; Ah ! nous vieillissons tous ; M. Barbey compare les poètes catholiques à des blancs, — les poètes grands métriques à des mulâtres, les réalistes à des noirs et la littérature en général à l’île de Saint-Domingue. « La bêtise et la boue du réalisme envahit tout » ; « le regard grossier de la société » ne peut être captivé par la poésie ni de l’idée, ni de la forme ; quels mots vulgaires, tranquilles ! quelle mélancolie d’automne ! quel dédain énervé ! — C’est la littérature qui devient sa vieille maîtresse et qui lui passe la jambe… non autour du cou.

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Les écrivains dont le nom contient des syllabes inconvenantes n’aiment pas les réalistes, je ne sais pourquoi. Ainsi font MM. Cuvillier-Fleury, et Cucheval-Clarigny.

Ce dernier, qui a si longtemps fait de la politique, vient se casser le nez dans la critique. Il prétend que Manon Lescaut ne vaut pas mieux que Zayde, la Princesse de Clèves, et René, et que ce livre peint un monde fictif où des personnages de convention sont groupés autour du caractère principal, sans que l’action se pique de la moindre fidélité à reproduire les mœurs ou les usages de la société et de l’époque ! Quand on s’appelle Cucheval, on est prédestiné à un peu d’ânerie ! Selon ce même M. Cucheval, Balzac a été jaloux du Grec Athénée, on sait le fameux Grec Athénée. On conçoit que Balzac n’ait pas pu dormir. La Comédie humaine a été faite en vue de plonger Athénée dans l’oubli, ou au moins d’obtenir une renommée égale à celle de ce célèbre Athénée, le fameux Athénée dont le nom est dans toutes les bouches. Ce même M. Cucheval croit que Balzac a tout perdu, et trouve absurde qu’on peigne les détails de la vie réelle, qu’on parle des parents du héros d’un roman et qu’on s’occupe des faits de la vie de tous les jours, qui est ennuyeuse et monotone et qu’on sait par cœur. Ainsi M. Cucheval veut prouver que sa propre vie de Cucheval-Clarigny ne l’intéresse pas ; qu’il ne se soucie pas d’écrire au Constitutionnel, de boire, de manger, de dormir, de faire des enfants ; qu’il se moque de désirer ou porter la croix, d’aspirer au conseil d’État, d’être mari heureux ou malheureux, de dire de bonnes plaisanteries avec ses amis, de détester ses confrères du journal, et qu’il ne lirait pas l’histoire d’un autre Cucheval. « Quand on veut trop prouver, on ne prouve rien », comme le dit si excellemment M. Habans.

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On a reçu Ponsard à l’Académie, les choses se sont ainsi passées :

Messieurs, je viens m’asseoir parmi vous. — Asseyez-vous parmi nous. — Mais j’en suis indigne ! — Comment donc ! c’est nous qui sommes trop honorés ! — Je n’ai rien fait ! — Je vous demande pardon, vous en avez assez fait. Oui ; quand je dis que je n’ai rien fait, c’est une manière de parler. — Oh ! nous vous entendons à demi-mot. En affaires il faut un peu de finesse. — Eh bien, j’ai retiré le bon sens de dessous le boisseau. J’ai sorti la tragédie des vieilles armoires où on la conservait pour les jours de fête et j’en ait fait un habit pour les jours de la semaine ; j’ai pris la comédie et y ai mis mon pouce, éternel cachet avec lequel elle arrivera devant l’avenir. J’ai bu sans me griser et sans perdre mon bon sens, dans les coupes d’or antiques et dans les verres à pattes modernes, et j’ai franchi sans trébucher le seuil de ce tombeau où nous sommes tous rassemblés pour représenter la vie — Vous avez fait mieux que cela, vous avez été toujours vertueux, et c’est ici le dernier refuge de la vertu ; embrassez-nous !

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Le jour où l’on a appris que M. Millaud avait acheté la Presse, plusieurs écrivains ont été consternés et ont parcouru tout Paris en criant : « M. de Girardin comprenait si bien la littérature ! Quel malheur ! il nous aurait pris nos romans ; mais ce banquier, quelle littérature va-t-il nous demander ? Les banquiers sont habitués à des choses de si mauvais goût ! Girardin lui avait encore quelque intelligence dans ses goûts, il se repentait d’avoir publié Boisdhyver ; et puis les banquiers sont avares, ils ne payent qu’avec des écus rognés. Ce n’est pas l’or seul qui fait la littérature, mais un peu d’or joint à la bonhomie de M. de Girardin. Tout est fini, ce M. Millaud est une araignée qui commence à tendre une toile effrayante. La Presse avait 30 000 abonnés, mais quand MM. de Césena, La Guéronnière, Cucheval, Barbey, qui font déjà deux ou trois autres journaux, vont venir encore servir leur même soupe au public ! À quoi bon trois journaux rédigés par les mêmes personnages ? il n’en faut qu’un ! Le Millaud-Uni, ou le Journal-Uni du royaume Millaud, ou le Millaud des Journaux-Réunis, ah ! le discrédit littéraire va aller de pair avec le crédit financier ! »

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M. Edmond About vient d’être nommé premier commis de la maison Hachette afin d’empêcher l’introduction dans cette maison honnête, des livres dangereux qui poussent les sous-maîtresses à s’enfuir avec des sous-lieutenants. Je recommande au frère Morave About une bonne place au bureau des mœurs pour employer ses facultés de moralité ; mais le plus sûr moyen de répandre ses vertus parmi le public serait d’acheter une petite voiture, deux chevaux, un orgue et d’emprunter un casque à Manginu !

Ces moyens sont dans le caractère prêcheur de M. About, et nous irons tous lui acheter son indulgence.

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M. Étienne Eggis, un des plus comiques romantiques de Mardi-Gras qui aient pris la défroque de 1830, commence à avoir des remords de tous les crimes qu’il a commis.

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Le Chroniqueur de la Semaine, à propos de M. Champfleury, affirme que des lèvres plus dignes se sont assisesà la gamelle des journaux. Cette Revue de Paris est le vrai pays de Cocagne des images.

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Il y a eu pendant un temps, une École des Champs et des Saisons, elle a donc définitivement disparu : le vin succède au lait, les becs de gaz au soleil, les gros ventres au sentimentalisme.

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Le fantaisisme ne se contente pas d’envahir la littérature. Les marchands de nouveautés vont plus loin que MM. de Banville et Boyer (Philoxène). Le magasin de soieries et de mouchoirs n’est plus un magasin, une exposition, des galeries, c’est un vaste emporium ! Les marchands de calicot sont bien lettrés, de nos jours, ils rédigent des feuilletons de modes qui remplacent avantageusement les feuilletons dramatiques de M. de Saint-Victor ; quand nous vendront-ils des Contemplations de Comptoir imprimées sur mousseline ?

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Monsieur Serres professe, au Muséum d’histoire naturelle, un Cours d’anatomie comparée.

Il paraît que les dames du quartier du Jardin des Plantes ont une passion malheureuse pour l’anatomie comparée, à moins que ce ne soit pour M. Serres lui-même. Dans tous les cas, il s’est vu forcé de coller, au bas de toutes les affiches annonçant son cours, la petite note manuscrite ci-jointe :

« Les dames ne seront admises qu’après l’exposé de la théorie générale de la génération. »

Nous croyons devoir reproduire cet avertissement pour toutes les dames qui se disposeraient à aller entendre M. Serres avant la fin de l’exposé ; elle ne seront admises chez M. Serres que quand le professeur en sera arrivé aux détails et à la théorie particulière.

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Je n’ai pas vu la pièce des Faux-Bonshommes, mais je crois à la sincérité de son succès, parce que tous les critiques ont dit « sans détours » pourquoicette pièce avait de la valeur. Et dès qu’elle avait une valeur réelle, précise, tout le monde devait sentir en quoi elle consistait. Aussi les analyses qui en ont été faites sont-elles nettes, claires, et en font-elles toucher au doigt les qualités.

Ces peintures ou ces tentatives de peinture de l’époque émeuvent si profondément qu’on entend sortir de toutes les poitrines ce cri joyeux : il y a des scènes vraiesdans cette pièce.

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Il aurait été fâcheux de conserver l’époque du 25 mars pour l’exposition de peinture. Dans cette saison où les jours sont courts et sombres on ne peut travailler qu’un petit nombre d’heures, et deux mois de moins pour faire un tableau auraient empêché beaucoup de peintres d’être prêts pour l’époque indiquée.

En reportant l’ouverture du salon au 15 juin, la prochaine exposition sera moins pauvre qu’elle ne l’aurait été sans cette mesure. Il vaudrait peut-être mieux décidément laisser les artistes libres d’exposer où et quand il leur plairait et sans aucune intervention officielle. Les encouragements de l’État n’en seraient pas moins efficaces, le Musée du Luxembourg pourrait toujours s’approvisionner comme auparavant, et les commandes pour les églises et les monuments publics avoir cours ; l’État pourrait se décharger des frais inutiles que lui occasionnent les Écoles des Beaux-Arts et de Rome, qui lui coûtent peut être 4ou 500 000 fr. pour produire unpeintre par an, si ce sont là des peintres. Le budget des achats et des encouragements se trouverait augmenté par là. Ne faire vivre que les bonspeintres, voilà le seul moyen d’en trouver.

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MM. Bisson frères, les célèbres photographes, ont confié la partie artistique de leur maison à un homme intelligent, M. Paturot, qui a de fort bonnes idées et qui se préoccupe des peintures vraies. Le système d’exposition permanente et de ventes qu’il a l’intention de faire adopter, serait utile à beaucoup d’artistes.

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M. Henri Terrans, notre ami, est encore très naïf, et il se laisse mettre en colère par tout ce qui a des prétentions, important ou non. Il prend MM. Du Camp, Autran et d’autres pour des hommes discutables. Il apprendra à ne plus brûler sa poudre aux moineaux.

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Dans un article de M. Silvestre sur Horace Vernet, il y a à peu près cette phrase : « Je méprise les jugements de la foule, et je ne veux pas aimer ce qu’elle aime. La popularité ne me séduit pas, et je proteste contre ses préférences grossières. » — Il y a pourtant assez longtemps que ce vieux manteau troué de fierté sert au premier venu ; c’est une de ces dernières guenilles, qu’il commence à n’être plus bon de porter.

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Le gérant : E. Duranty.