(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxviiie entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxviiie entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »

cxxxviiie entretien. Littérature germanique.
Les Nibelungen

Poëme épique primitif

I

Les archives des grands peuples ont toutes pour première page une épopée.

Ce poëme épique se confond avec les plus vieilles traditions et les plus religieuses crédulités des nations.

Voilà pourquoi elles sont essentiellement populaires.

La littérature de ces peuples commence par les masses. Elle finit par la raison et par la critique savante qui sont l’apanage de l’élite de l’humanité.

Les grands poëmes indiens de deux cent mille vers ;

Homère, en Grèce ;

Les Saga, des nations septentrionales ;

L’Edda, de l’Islande ;

Les Romanzeros espagnols ;

Antar, roman poétique de l’Arabie ;

Les chants de Roland, en France ;

Les ballades héroïques de l’Angleterre ;

Les poëmes de Dante et du Tasse en Italie, plus tard ;

Enfin, les Nibelungen de l’Allemagne en sont partout des preuves et des exemples.

Nous allons aujourd’hui vous parler de ce poëme chevaleresque, dont la date remonte dans les ténèbres de la Germanie.

II

Les Nibelungen furent chantés et écrits, à ce que l’on croit, dans les trois ou quatre premiers siècles du christianisme. Il y est question de la messe à laquelle les cloches convoquent les fidèles initiés au culte nouveau. On y parle de peuplades allemandes encore païennes vivant parallèlement et spontanément à côté des peuplades déjà converties.

Ce ne fut qu’en 1816 qu’on découvrit, qu’on multiplia, qu’on imprima tout à coup, avec un grand retentissement de l’opinion publique de l’autre côté du Rhin, ce merveilleux poëme, médaille retrouvée dans les décombres de l’ancienne civilisation allemande. L’Allemagne, humiliée de sa conquête par Napoléon, cherchait avec passion dans ses légendes historiques un esprit de nationalité qui la vengeât de ses défaites ; elle s’attacha à cette découverte de ses vieilles traditions, et son esprit chevaleresque se rattacha à son patriotisme. Gœthe, Schiller, Lessing, Schlegel, Weiland, en propagèrent la popularité ; les Nibelungen furent réinstallés à la première place et au premier rang, parmi les monuments germaniques ; ils y sont restés depuis. De nombreuses traductions semblables à celles qui suivirent l’apparition des poëmes retouchés, mais originaux de l’Écosse, par Macpherson, les répandirent en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie ; ils passèrent dans l’héritage du monde. La traduction la plus récente et la plus fidèle dont nous nous servons est celle de M. Émile de Laveleye. Ses commentaires et ses notes attestent en lui un homme très érudit et très-compétent, un littérateur savant de l’Allemagne. Cette remarquable traduction parut chez M. Hachette, l’éditeur le plus universel de nos jours, en 1861. La couleur poétique seule et l’empreinte de l’antiquité, l’originalité des vieilles choses, nous paraissent laisser quelque lustre à regretter dans ce beau travail ; nous avons cherché à le retrouver et à le rétablir où il nous a paru que la fidélité littérale l’avait effacé ou affaibli. Nous en demandons pardon au rigoureux traducteur. Plus poëte, et moins fidèle, et il eût été plus fidèle encore.

Quoi qu’il en soit, et sans rien altérer du tout, nous allons vous raconter ce grand poëme, en analysant ce que nous ne citerons pas et en citant ce qu’on ne saurait analyser. Que l’on soit indulgent ! Cela ne ressemble en rien ni à la métaphysique confuse de la théologie du Dante, ni à la lumineuse et harmonieuse lucidité de la Jérusalem du Tasse, ni aux romanesques moqueries de l’Arioste, ni à l’imitation latine du Camoëns, ni à la sécheresse anti-passionnée de la Henriade de Voltaire. Cela ne ressemble qu’à soi-même ou plutôt pour s’en faire une juste image, il faudrait rassembler dans le même cadre les scènes tragiques d’Homère au siége de Troie, et les délicieuses aventures du roman de Daphnis et Chloé. Voilà les Nibelungen. La naïve innocence de la race germanique naissante pouvait seule admettre de pareils récits dans son poëme national. Tout est chaste aux oreilles chastes. Voyez la Bible !

III

C’était le temps où les grandes tribus de ces rois germaniques, Saxons, Allemands, Burgondes ou Bourguignons, pénétraient peu à peu en Allemagne et sur la rive gauche du Rhin, dans leur migration des Indes et de l’extrême Nord. Le sujet du poëme épique est pris là ; c’est une rixe d’abord particulière, puis nationale entre les Nibelungen, peuplade des Burgondes et une peuplade plus imposante établie à Worms, en Allemagne. Les héros des deux côtés sont, comme les Allemands, intrépides et bons. L’intérêt vivifié par les femmes va toujours croissant pendant les trois quarts de l’épopée. Il ne diminue qu’au dénouement où les principaux héros des deux parts sont morts et où les survivants, animés par deux héroïnes jalouses, s’entretuent dans une horrible catastrophe finale.

Voici comment débute le poëme :

IV

Le tournoi finit. Le jeune Sîfrit reçoit l’investiture du domaine paternel ; mais tant que son père et sa mère sont vivants, il se refuse par piété filiale à ceindre la couronne.

LA DÉTRESSE DES NIBELUNGEN


LE RÊVE DE KRIEMHILT

« Il croissait en Burgondie une jeune fille si belle, qu’en nul pays il ne s’en pouvait rencontrer qui la surpassât en beauté. Elle était appelée Kriemhilt, et c’était une belle femme ! À cause d’elle beaucoup de héros devaient perdre la vie.

« De vaillants guerriers osaient, dans leurs désirs, prétendre comme il sied à la vierge digne d’amour ; personne ne la haïssait ! Prodigieusement beau était son noble corps. Les qualités de cette jeune fille eussent orné toute femme.

« Trois rois la gardaient, nobles et puissants : Gunther et Gêrnôt, guerriers illustres, et Gîselhêr, le plus jeune, un guerrier d’élite. La vierge était leur sœur, et ces chefs avaient à veiller sur elle.

« Ces princes étaient bons et nés d’une haute race. Héros accomplis, ils étaient démesurément forts et d’une audace extraordinaire. Leur pays s’appelait Burgondie : ils accomplirent des prodiges de valeur dans le pays d’Etzel.

« Ils habitaient en leur puissance à Worms sur le Rhin. Beaucoup de fiers chevaliers de leurs terres les servirent, avec grand honneur, jusqu’au temps de leur mort. Depuis ils périrent lamentablement par la jalousie de deux nobles femmes.

« Leur mère, reine puissante, s’appelait dame Uote. Leur père Dankrât, qui en mourant leur laissa son héritage, était doué d’une grande force ; dans sa jeunesse, il avait aussi acquis beaucoup de gloire.

« Ces trois rois étaient, comme je l’ai dit, d’une haute valeur : aussi leur étaient soumis les meilleurs guerriers dont on ait ouï parler, très-forts et très-intrépides dans tous les combats.

« C’étaient Hagene de Troneje et son frère Danewart le très-agile, et Ortwîn de Metz, et les deux margraves Gère et Eckewart, et Volkêr d’Alzeye, doué d’une indomptable valeur.

« Rûmolt, le maître des cuisines, un guerrier d’élite ; Sindolt et Hûnolt, qui devaient veiller à la cour et aux dignités comme vassaux des trois rois. Ceux-ci avaient encore à leur service beaucoup de héros que je ne puis nommer.

« Danewart était maréchal. Son neveu, Ortwîn de Metz, était sommelier du roi. Sindolt, le guerrier choisi, était échanson, Hûnolt, camérier ; ils étaient dignes de remplir les emplois les plus élevés.

« En vérité, nul ne pourrait redire jusqu’au bout la puissance de cette cour, l’étendue de ses forces, sa haute dignité et l’éclat de la chevalerie qui servit ses chefs avec joie pendant toute leur vie.

« Et voilà que Kriemhilt rêva. Elle vit le faucon sauvage, qu’elle avait élevé pendant tant de jours, étranglé par deux aigles, et jamais rien en ce monde ne pouvait lui causer plus de douleur.

« Lorsqu’elle dit son rêve à sa mère Uote, celle-ci ne put l’expliquer à la douce jeune fille autrement qu’ainsi : « Le faucon que tu élevais est un noble époux, que tu dois bientôt perdre, si Dieu ne te le conserve.

« — Que me parles-tu d’un époux, ma mère bien-aimée ? Sans amour de guerrier toujours je veux vivre. Ainsi je resterai belle jusqu’à ma mort, afin qu’à cause d’un homme nulle souffrance ne me vienne.

« — N’en jure pas si vite, reprit sa mère ; si en ce monde tu es jamais heureuse de cœur, cela te viendra par l’amour d’un époux. Tu deviens une belle femme, que Dieu t’unisse à un vrai et bon chevalier.

« — Ô ma mère, répondit-elle, laisse là ce discours ; on a pu voir très-souvent et par l’exemple de maintes femmes, que la souffrance est à la fin la suite de l’amour. Je les éviterai tous deux ; ainsi il ne pourra jamais m’arriver malheur. »

« Dans la pratique des plus hautes vertus, la noble vierge vécut beaucoup de jours heureux, et elle ne connaissait personne qu’elle voulût aimer. Depuis elle devint avec honneur la femme d’un très-bon chevalier.

« C’était ce même faucon qu’elle avait vu dans son rêve et dont sa mère lui avait dit la signification. Comme elle assouvit sa vengeance sur ses plus proches parents, quand ils l’eurent tué ! À cause de la mort d’un seul moururent les fils de maintes mères. »

AVENTURES DE SÎFRIT


« En ce temps-là croissait dans le Niderlant le fils d’un roi puissant, — son père se nommait Sigemunt, sa mère Sigelint, — en un burg très-fort et connu au loin, situé près du Rhin : ce burg s’appelait Santen.

« Je vous dirai combien il était beau ce héros ! Son corps était complétement à l’abri de toute atteinte. Fort et illustre devint-il depuis, cet homme hardi. Ah ! quelle grande gloire il conquit en ce monde !

« Ce brave guerrier s’appelait Sîfrit ; il visita beaucoup de royaumes, grâce à son indomptable courage. Par la force de son corps il chevaucha en maints pays. Ah ! quels rapides guerriers il trouva chez les Burgondes.

« Du bon temps de Sîfrit et des jours de sa jeunesse, on peut raconter bien des merveilles ; quelle gloire s’attachait à son nom, et combien son corps était beau ! Aussi beaucoup de femmes charmantes l’avaient aimé.

« On l’éleva avec le soin qui convenait. Mais que de qualités il sut tirer de son propre fond ! Le pays de son père en fut illustré, tant il se montra accompli en toutes choses.

« Il avait atteint l’âge de chevaucher vers la cour. Chacun aimait à le voir. Maintes femmes et maintes vierges souhaitaient que sa volonté le portât toujours près d’elles ; beaucoup lui voulaient du bien, et le jeune chef s’en apercevait.

« Rarement laissait-on chevaucher le jeune homme sans gardien. Sigemunt et Sigelint le firent revêtir de riches habits. Des gens sages, qui savaient ce que c’est que l’honneur, veillaient sur lui. C’est ainsi qu’il put acquérir à la fois des hommes et des terres.

« Lorsqu’il fut dans la force de l’âge et qu’il put porter des armes, ou lui donna tout ce qui lui était nécessaire. Il commença par rechercher les belles femmes qui aimaient, mais en tout honneur, à voir le beau Sîfrit.

« Et voilà que son père Sigemunt fit savoir à ses hommes qu’il voulait donner une grande fête aux amis qu’il chérissait. La nouvelle en fut portée dans les pays d’autres rois ; il donnait aux étrangers et aux siens cheval et vêtement.

« Et partout où l’on connaissait un noble jeune homme qui, selon la race de ses pères, devait être chevalier, on l’invitait à la fête dans le pays : depuis ils prirent l’épée avec le jeune roi.

« On pourrait dire merveille de cette fête solennelle. Sigemunt et Sigelint méritent d’obtenir grande gloire pour leur générosité ; leur main fit de grandes largesses, d’où il advint qu’on vit dans le pays beaucoup d’étrangers chevauchant avec eux.

« Quatre cents porte-glaives devaient prendre l’habit en même temps que Sîfrit. Maintes belles vierges étaient infatigables à l’ouvrage, car elles lui étaient favorables. Ces femmes enchâssaient quantités de nobles pierreries dans l’or, qu’elles voulaient travailler en broderie sur les vêtements des jeunes et fiers héros ; et il n’en manquait pas. L’hôte royal fil préparer des siéges pour un grand nombre d’hommes hardis, quand Sîfrit, vers le solstice d’été, obtint le titre de chevalier.

« Maints riches bourgeois et maints nobles chevaliers se rendirent à la cathédrale. Les sages vieillards faisaient bien de diriger les jeunes gens inexpérimentés, comme autrefois on avait fait pour eux. Ils jouirent là de plaisirs variés et de la vue des divertissements.

« On chanta une messe en l’honneur de Dieu. Les gens se pressaient en foule quand les jeunes guerriers furent créés chevaliers, d’après la coutume de la chevalerie, avec de si grands honneurs qu’on n’en vit plus de semblables depuis.

« Ils se précipitèrent vers l’endroit où se trouvaient les coursiers sellés. Dans la cour de Sigemunt le tournoi était si animé qu’on entendait retentir la salle et le palais tout entier. Les guerriers à la haute vaillance faisait un bruit formidable.

« On pouvait ouïr les coups des experts et des novices, et le fracas des lances brisées montait jusqu’au ciel. On voyait des mains de plus d’un héros les tronçons voler jusqu’au palais. La lutte était ardente. »

COMMENT SÎFRIT VINT À WORMS


« Aucune souffrance d’amour n’agitait le jeune chef. Il entendit conter qu’il y avait en Burgondie une belle vierge, faite à souhait, par qui il éprouva depuis bien des joies et bien des calamités.

« Sa beauté démesurée était connue au loin et aussi les sentiments altiers que plus d’un héros avait rencontrés chez la jeune fille. Cela attirait beaucoup d’hôtes au pays de Gunther.

« Quoiqu’on en vit un grand nombre sollicitant son amour, Kriemhilt ne pouvait se résoudre dans son cœur à choisir l’un d’eux pour ami. Il lui était encore inconnu celui à qui elle fut soumise depuis.

« Il songea à ce haut amour, le fils de Sigelint. Devant la sienne, les poursuites des autres n’étaient que du vent ; il était bien digne d’obtenir l’affection d’une belle femme. Depuis, la noble Kriemhilt devint l’épouse du hardi Sîfrit.

« Comme ses parents et ses hommes lui conseillaient, puisqu’il portait son esprit vers un fidèle amour, de s’adresser à une femme qui lui convînt, le noble Sîfrit parla : « Je veux prendre Kriemhilt, la belle jeune fille du pays des Burgondes, pour sa beauté sans pareille. Il m’est bien connu qu’il n’est pas d’empereur si puissant qui, voulant choisir une femme, ne tâchât d’obtenir cette puissante reine. »

« Sigemunt apprit cette nouvelle : ses fidèles en parlèrent et ainsi il connut la volonté de son enfant. Ce lui fut une grande peine qu’il voulût prétendre à cette superbe vierge.

« Cela affligea aussi Sigelint, la femme du très-noble roi ; elle eut grand souci pour la vie de son enfant, car elle connaissait bien Gunther et ses hommes. On s’efforça de détourner le héros de sa poursuite.

« Alors le hardi Sîfrit parla ainsi : « Mon père bien-aimé, sans amour de noble femme je veux toujours vivre, si je ne me tourne là où mon cœur a grande affection. » Tout ce qu’on put dire fut pour lui conseil inutile.

« Si pourtant tu veux renoncer à ton projet, dit le roi, je te seconderai activement, et je ferai tout mon possible pour t’aider à l’accomplir. Cependant le roi Gunther a beaucoup d’hommes altiers.

« Et quand il n’y aurait personne autre que Hagene, la forte épée, il est en son arrogance tellement hautain, que je crains beaucoup qu’il ne nous arrive malheur, si nous voulons obtenir la jeune fille superbe.

« — Quel danger peut nous menacer ? dit Sîfrit. Ce que je ne puis obtenir de lui amicalement, je puis le conquérir par la force de mon bras ; je crois que je soumettrai à la fois le pays et ceux qui l’habitent. »

« Alors le seigneur Sigemunt répondit : « Ton discours me déplaît. Quand la nouvelle en sera dite sur le Rhin, tu ne pourras pas chevaucher au pays de Gunther. Gunther et Gêrnôt me sont connus depuis longtemps.

« Personne ne peut par force conquérir cette vierge. » Ainsi parla le roi Sigemunt, cela m’a été assuré. « Mais veux-tu néanmoins chevaucher dans ce pays avec des guerriers ? Si nous avons des amis, ils seront bientôt prêts. »

« Sîfrit répondit : « Je n’ai pas le dessein de me faire suivre par mes guerriers comme par une armée en marche ; j’en serais bien au regret si je devais conquérir ainsi la vierge superbe.

« Mon bras seul saura bien l’obtenir ; je veux, moi douzième, aller au pays de Gunther. Vous voudrez bien m’aider en cela, ô Sigemunt, mon père. » Et l’on donna à ses guerriers des vêtements garnis de fourrures grises et bigarrées.

« Et sa mère Sigelint apprit aussi cette nouvelle. Elle commença de s’attendrir sur son enfant bien aimé, qui devait périr, craignait-elle, par la main des hommes de Gunther. La noble reine se prit à pleurer bien fort.

« Sîfrit, le jeune chef, se rendit auprès d’elle et parla à sa mère avec bonté : « Ô dame, vous ne devez point pleurer à cause de mon dessein ; car certes, je n’ai nul souci de tous mes ennemis.

« Venez en aide à mon voyage au pays des Burgondes ; que moi et mes guerriers nous ayons des vêtements tels que de si fiers guerriers les puissent porter avec honneur. En vérité je vous en remercierai sincèrement.

« — Puisque tu ne veux pas y renoncer, dit dame Sigelint, j’aiderai à ton voyage, ô mon unique enfant ; je donnerai à toi et à tes compagnons les meilleurs habits que porta jamais chevalier. Vous en aurez assez. »

« Alors Sîfrit, le jeune homme, s’inclina devant la reine et parla : « Pour mon voyage je ne veux prendre que douze guerriers. Qu’on prépare des vêtements pour eux. Je verrai volontiers ce qui en est de Kriemhilt. »

« Alors de belles femmes restèrent assises nuit et jour sans se livrer au repos, jusqu’à ce que les habits de Sîfrit fussent terminés. Il conservait la ferme résolution d’entreprendre son voyage.

« Son père lui fit faire un costume de chevalier, qu’il devait porter en quittant le pays de Sigemunt. Plus d’une cotte d’armes fut préparée, ainsi que des heaumes épais et des boucliers brillants et larges.

« Le temps de leur voyage vers les Burgondes approchait. Et hommes et femmes commençaient à se demander, soucieux, si jamais ils reviendraient au pays. Les héros firent mettre sur des bêtes de somme armes et vêtements.

« Leurs chevaux étaient beaux et le harnais en or rouge. Il n’était pas à craindre que personne se comportât avec plus d’audace que Sîfrit et ses hommes. Il désirait partir pour le pays des Burgondes.

« Tristement pleurèrent sur lui la reine et le roi. Il les consola tous deux avec affection, et parla : « Vous ne devez point pleurer à cause de moi ; soyez sans souci pour ma vie. »

« C’était une douleur pour les guerriers ; mainte femme aussi pleura. Leur cœur leur disait réellement, j’imagine, qu’un si grand nombre de leurs amis devaient trouver la mort. Ils gémissaient avec raison ; ils pressentaient la catastrophe.

« Au septième jour, à Worms, sur le sable chevauchaient ces braves. Leurs vêtements étaient d’or rouge et leurs harnais bien travaillés. Les chevaux s’avançaient majestueusement portant les hommes de l’intrépide Sîfrit.

« Leurs boucliers étaient neufs, brillants et larges et leurs heaumes magnifiques, lorsqu’il chevaucha vers la cour, Sîfrit le hardi, dans le pays de Gunther. Jamais à des héros on ne vit un équipement si magnifique.

« La pointe des épées tombait jusqu’aux éperons. Ils portaient des lances aiguës, les chevaliers d’élite. Sîfrit en portait une bien large de deux empans, dont le tranchant coupait épouvantablement.

« Ils tenaient à la main les rênes dorées ; les housses étaient de soie. Ainsi ils entrèrent dans le pays. Partout le peuple les considérait d’abord bouche béante. Et beaucoup d’hommes de Gunther étaient accourus à leur rencontre.

« Ces guerriers au grand courage s’avancèrent vers les chefs étrangers, comme il était de droit, et reçurent les hôtes dans le pays de leur seigneur. Ils leur prirent des mains leur bouclier et les rênes de leurs destriers.

« Ils voulaient conduire les chevaux vers le palais. Mais aussitôt Sîfrit le hardi s’écria : « Laissez là nos chevaux, à moi et à mes hommes ! Bientôt nous partirons de ce lieu, car nous avons de bonnes intentions.

« Celui qui sait la vérité voudra bien me répondre : il me dira où je puis trouver Gunther, le très-puissant roi des Burgondes. » L’un d’eux à qui cela était bien connu lui répondit :

« Voulez-vous voir le roi, cela peut très-bien se faire. Dans cette grande salle je l’ai vu avec ses héros : vous entrerez et vous pourrez l’y trouver avec maints guerriers superbes. »

« Alors on annonça au roi qu’il était arrivé des guerriers magnifiquement vêtus, qu’ils portaient de riches cottes d’armes et un équipement superbe et que personne ne les connaissait au pays des Burgondes.

« Le roi, étonné, aurait voulu savoir d’où venaient ces guerriers superbes, en vêtements si brillants, si riches et avec de si bons boucliers neufs et larges. Personne ne pouvait le lui dire, et cela le tourmentait.

« Alors Ortwîn de Metz, qui était puissant et brave, répondit au roi : « Puisque nous ne savons qui ils sont, il faut faire appeler mon oncle Hagene et vous les lui ferez voir.

« Les royaumes et les terres étrangères lui sont connus : s’il sait quels sont ces seigneurs, il nous le dira. » Le roi le pria de venir et avec lui ses hommes. On le vit s’avancer superbement en la cour avec ses guerriers.

« Hagene demanda ce que voulait le roi. « Il y a dans ma demeure des héros que personne ici ne connaît. Si tu les as vus déjà, Hagene, tu me feras connaître la vérité.

« — Je le ferai, dit Hagene. » Il alla vers une fenêtre, et tourna ses yeux vers les étrangers, il les examina. Leurs armes et tout leur équipement lui plurent. Il ne les avait jamais vus au pays des Burgondes.

« Il parla : « De quelque part que ces guerriers soient venus vers le Rhin, ce doivent être des chefs ou des messagers. Leurs destriers sont beaux et leurs habits magnifiques. D’où qu’ils viennent, ce sont des héros de grand courage.

« — Certes, ajouta Hagene, je veux bien le dire : quoique je n’aie point vu Sîfrit, pourtant je suis tout disposé à croire, d’après ce qu’il me paraît, que c’est là le héros qui s’avance si majestueusement.

« Il apporte des nouvelles en ce pays. La main de ce guerrier a vaincu les hardis Nibelungen, Schilbung et Nibelung, ces fils d’un roi puissant. Il accomplit de grandes merveilles par la force de son bras.

« Comme le héros chevauchait seul et sans suite, il rencontra devant une montagne, ainsi m’a-t-il été dit, près du trésor de Nibelung, beaucoup d’hommes hardis, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il apprit à connaître alors.

« Tout le trésor de Nibelung avait été apporté hors de la montagne creuse. — Maintenant, écoutez le récit de ces merveilles. — Comme les Nibelungen se mettaient à le partager, Sîfrit les vit et le héros en fut étonné.

« Il vint si près d’eux, qu’il aperçut les guerriers et que les guerriers le virent aussi. L’un d’eux s’écria : « Voici venir le fort Sîfrit, le héros du Niderlant. » Il lui advint chez les Nibelungen des aventures très-extraordinaires.

« Schilbung et Nibelung reçurent fort bien le brave Sîfrit. De commun accord ils prièrent le noble chef, l’homme très-beau, de partager le trésor entre eux. Ils le désiraient si ardemment que Sîfrit commença à les écouter. »

« Sîfrit arrive à Worms ; une rixe s’élève entre lui et les chevaliers de Gunther, roi du pays. Elle est calmée, par l’intervention d’Hagene, le plus brave et le plus puissant de ses chevaliers, parent du roi. Les fêtes de la réception royale commencent par de brillants tournois. Sîfrit triomphe toujours et partout de tous. Il n’avoue pas encore le vrai motif de son voyage à cette cour, mais il couve en silence son amour secret pour la belle Kriemhilt, la sœur du roi. De son côté Kriemhilt recherche les occasions de l’apercevoir, prévenue par le bruit de ses exploits et de sa merveilleuse beauté.

« Quand les jeunes hommes joutaient dans la cour, chevaliers et écuyers, Kriemhilt, la reine respectée, le regardait souvent par la fenêtre, et alors elle ne désirait pas d’autres divertissements.

« S’il avait su qu’elle le voyait, celle qu’il portait dans son âme, grande en eût été sa joie ; si ses yeux avaient pu la voir, je puis l’affirmer, rien de mieux en ce monde n’eût pu lui arriver.

« Lorsqu’il se tenait près des guerriers dans la cour, ainsi qu’on fait dans les jeux, le fils de Sigelint paraissait si digne d’amour que mainte femme le désirait par tendresse de cœur.

« Il pensait aussi souvent : Comment arrivera-t-il que je puisse voir de mes yeux cette noble vierge que j’aime de toute mon âme et depuis si longtemps ? Elle m’est encore inconnue et je ne puis pas ne pas en être affligé.

« Lorsque les rois puissants chevauchaient en leur pays, aussitôt les guerriers devaient les suivre et avec eux aussi Sîfrit : c’était une douleur pour les femmes. Souvent aussi à cause de son amour il ressentait grande souffrance.

« Ainsi il vécut auprès des chefs, — telle est la vérité, — dans le pays de Gunther une année tout entière, sans avoir vu la femme si digne d’amour, par qui lui vint ensuite beaucoup de bonheur et beaucoup d’affliction.

« Pendant que Sîfrit est à la cour de Gunther, le roi de Worms, ses ennemis le menacent d’une invasion. On tient conseil ; Sîfrit lui offre son bras pour le défendre ; il marche avec les amis du roi au-devant des envahisseurs et il en immole un grand nombre. L’armée de Gunther, victorieuse grâce à Sîfrit, envoie à Worms des messagers annonçant la victoire. Brunhilt reçoit un de ces messagers et l’interroge. Elle commença par s’informer de ses jeunes frères, le messager lui parle de Sîfrit et vante ses exploits. Les jours de la belle Brunhilt devinrent roses de plaisir à ces bonnes nouvelles. Sîfrit résolut de rester à la cour afin d’apercevoir Brunhilt.

« Le favori du roi Gunther parla à ce prince et lui dit :

« Voulez-vous que cette fête vous fasse le plus grand honneur, laissez admirer les belles jeunes filles qui font l’orgueil de la Burgondie.

« Quelle serait la joie de l’homme et quel serait son bonheur, s’il n’y avait ni belles vierges, ni femmes superbes ? Laissez paraître votre sœur en présence de vos hôtes. » Le conseil était donné à la satisfaction de maint héros.

« Je le ferai volontiers », dit le roi. Tous ceux qui l’entendirent furent très-joyeux. Il pria dame Uote et sa fille de vouloir bien avec leurs vierges se rendre à la cour.

« On prit hors des bahuts de beaux ajustements, on prépara maintes parures, galons et fermoirs, qui étaient soigneusement enveloppés. Plus d’une femme aux belles couleurs se para courtoisement.

« Maint jeune guerrier pensa en ce jour qu’il était doux de voir des femmes et qu’en échange il n’eût point accepté la terre d’un chef puissant. Ils voyaient avec plaisir celles qu’ils ne connaissaient pas.

« Le roi illustre ordonna qu’avec sa sœur marcheraient pour la servir cent guerriers de leur parenté ; ils portaient l’épée à la main : telle était la suite de la cour dans le pays des Burgondes.

« On voyait venir à eux Uote la très-riche. Elle avait pris avec elle un groupe de jeunes femmes, cent ou même plus ; elles portaient de splendides vêtements. Et aussi derrière sa fille marchaient quantité de femmes jolies.

« On les voyait toutes sortir d’une grande salle. Beaucoup de héros s’y pressaient, pleins du désir de voir le mieux possible la noble vierge.

« Elle s’avançait en ce moment, la charmante, comme l’aurore du matin sortant de sombres nuages, et une grande souffrance quitta celui qui la portait dans son cœur depuis si longtemps. Alors il vit la vierge marcher en sa beauté.

« Maintes pierreries brillaient sur ses vêtements. Ses couleurs, semblables à celles de la rose, avaient cet éclat qui inspire l’amour. Et quelle qu’en fut son envie, nul n’eût pu soutenir que jamais en ce monde il avait vu quelque femme plus belle.

« Comme la lune éclatante surpasse les étoiles, lorsque sa lumière sort resplendissante des nuages, ainsi elle surpassait les autres femmes. L’âme de maint héros grandit en cet instant.

« On voyait marcher devant elle de riches camériers. Les guerriers au grand cœur se pressaient en foule afin de voir la vierge charmante. Le seigneur Sîfrit ressentait à la fois amour et souffrance.

« Il pensait en lui-même : « Comment cela s’est-il fait qu’il m’ait fallu ainsi l’aimer ? C’est une illusion d’enfant. Pourtant, si je dois m’éloigner de toi, il me serait plus doux d’être frappé à mort.

« Agité par ces pensées, il devint plusieurs fois rouge et pâle. Le fils de Sigelint était là, digne d’amour, comme s’il eût été peint sur le parchemin par le talent d’un bon maître. Et tous avouaient que jamais on n’avait vu un héros si beau.

« Ceux qui accompagnaient les femmes demandèrent que chacun se retirât de leur chemin ; les guerriers obéirent. La vue de ces femmes au noble cœur réjouit les braves ; car on voyait s’avancer en costume splendide maintes femmes charmantes.

« Le chef Gêrnôt de Burgondie parla : « À celui qui vous a si généreusement offert ses services, ô Gunther, mon frère chéri, faites honneur devant tous ces héros. Je ne rougirai jamais de ce conseil.

« Faites approcher Sîfrit de ma sœur, afin qu’elle le salue, nous en serons heureux ; que celle qui jamais ne salua de guerrier, rende hommage à Sîfrit, afin que cette noble épée vous soit acquise. »

« Les parents du roi allèrent trouver le héros. Ils parlèrent ainsi au guerrier du Niderlant : « Le roi vous invite en sa cour, afin que sa sœur vous salue : c’est pour vous faire honneur. »

« Le chef en ressentit de la joie en son cœur. Il portait en son âme tendresse sans amertume : il allait voir la fille de la belle Uote. La jeune fille digne d’amour salua Sîfrit avec grâce et vertu.

« Lorsqu’elle vit debout devant elle l’homme au grand courage, une flamme colora ses joues. Elle dit, la belle vierge : « Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit, bon et noble chevalier. » Ce salut éleva son âme.

« Il s’inclina courtoisement et lui offrit ses remerciements. L’attrait des vœux d’amour les poussait l’un vers l’autre. Ils se regardaient avec de doux regards, le chef et la jeune fille. Cela se faisait à la dérobée.

« Si en ce moment sa blanche main fut pressée par tendre affection de cœur, je l’ignore. Mais je ne puis croire qu’ils ne l’aient point fait. Sinon ces deux cœurs agités d’amour auraient eu tort.

« Ni en la saison d’été, ni aux jours de mai, jamais il ne sentit en son âme tant de joie et si vive que celle que lui fit éprouver la main de celle qu’il désirait comme amie.

« Maint guerrier pensa : « Ah ! que ne puis-je aussi marcher à ses côtés, ainsi que je vois Sîfrit, ou reposer près d’elle. En moi s’éteindrait toute haine. » Jamais depuis guerrier ne servit mieux si belle princesse. »

« Ceux qui étaient venus des pays d’autres rois, admirèrent tous Sîfrit et Kriemhilt. Il fut permis à la jeune fille d’embrasser l’homme vaillant. Jamais il ne lui arriva rien d’aussi doux sur cette terre.

« Le roi du Tenemark parla ainsi en ce moment : « Pour ces hautes salutations, plus d’un a reçu de graves blessures de la main de Sîfrit : et moi-même j’ai éprouvé sa force. Que Dieu éloigne à jamais de lui la pensée de revenir au pays de Tenemark. »

« Partout on fit faire place sur le chemin de la belle Kriemhilt. On vit plus d’un guerrier hardi l’accompagner à l’église magnifiquement vêtu. Bientôt il fut séparé d’elle, le héros très-vaillant.

« La voilà qui s’avance vers la cathédrale ; mainte femme la suit. Elle est si richement parée que bien des vœux s’élèvent autour d’elle. Elle était née pour être la délectation des yeux de plus d’un guerrier.

« Sîfrit attendit avec impatience que les chants eussent cessé. Il pouvait se féliciter du bonheur de savoir que celle qu’il portait en son cœur lui était aussi favorable. Et lui aussi chérissait en son âme la belle jeune fille, et non sans motif.

« Quand, après la messe, elle sortit de la cathédrale, on invita le héros hardi à aller derechef vers elle. La vierge digne d’amour commença d’abord à le remercier de ce que devant les guerriers il avait si vaillamment combattu.

« Que Dieu vous récompense, seigneur Sîfrit, dit la noble enfant, de ce que vous avez mérité que les guerriers vous soient si attachés et de si bonne amitié, ainsi que je l’entends dire. » Il se prit à regarder tendrement la vierge Kriemhilt.

« — Je vous servirai toujours, dit Sîfrit la bonne épée, et je ne reposerai mon front que lorsque j’aurai conquis votre faveur, si je conserve la vie. Il doit en être fait ainsi pour votre service, madame Kriemhilt. »

« Durant douze jours, on vit près du héros la vierge digne de louanges, quand elle s’avançait vers la cour, devant ses fidèles. Avec grande affection on servait le guerrier.

« Et il y avait chaque jour, joie, plaisir et grand bruit devant la salle de Gunther.

« Sîfrit céda aux désirs du roi Gunther et de sa cour, et chaque soir il vit Kriemhilt la belle. »

V

Ici le poëme se sent des nouvelles orientales des Mille et une Nuits et des talismans surnaturels qui jouent un si grand rôle dans le Tasse et dans l’Arioste. Écoutez :

« Derechef des récits se répandirent sur le Rhin. On disait que là-bas, bien loin, il y avait maintes vierges, et le courageux Gunther songeait à en conquérir une. Cela parut bon à ses guerriers et aux chefs.

« Au-delà de la mer siégeait une reine. Nulle part on ne vit plus la pareille. Elle était démesurément belle et sa force était très-grande. Elle joutait de la lance contre les héros rapides qui venaient pour obtenir son amour.

« Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour, devait sans faillir vaincre à trois jeux cette femme de haute naissance ; s’il perdait à un seul, sa tête était tranchée.

« La jeune fille l’avait fait très-souvent. Le chevalier l’apprit aux bords du Rhin ; il le savait fort bien et pourtant son âme se tournait sans cesse vers cette belle femme. Bien des guerriers depuis en perdirent la vie.

« Un jour Gunther et ses hommes étaient assis, réfléchissant et cherchant de toute façon quelle femme leur seigneur pourrait prendre, qui lui convînt pour épouse et qui convînt au pays.

« Le chef du Rhin parla : « Je veux traverser la mer pour aller vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’en arriver. Pour son amour je veux exposer ma vie ; je la veux perdre, si elle ne devient ma femme.

« — Je dois vous le déconseiller, dit Sîfrit ; car cette reine a des coutumes si cruelles qu’il en coûte cher à celui qui veut conquérir son amour. Puissiez-vous renoncer à ce voyage ! »

« Le roi Gunther parla : « Jamais ne naquit une femme si vaillante et si forte que, dans un combat, je ne puisse la dompter avec cette seule main. »

« — Ne parlez pas ainsi, dit Sîfrit, sa force vous est inconnue. Quand vous seriez quatre, vous ne pourriez vous préserver de sa terrible fureur. Abandonnez donc votre dessein. Je vous le conseille en bonne amitié ; si vous voulez éviter la mort, que son amour ne vous possède et ne vous entraîne pas ainsi.

« — Qu’elle soit aussi forte qu’elle voudra, je n’abandonnerai pas ce voyage vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’arriver. Il faut tout tenter pour sa beauté démesurée. Si Dieu le veut, peut-être me suivra-t-elle aux bords du Rhin.

« — Voici mon conseil, dit Hagene : Priez Sîfrit qu’il supporte avec vous les dangers de l’expédition ; tel est mon avis, car il sait ce qui en est de cette femme. »

« Gunther dit : « Veux-tu m’aider, noble Sîfrit, à conquérir cette vierge digne d’amour ? Fais ce dont je te prie, et si cette belle femme devient la mienne, j’exposerai pour te complaire mon honneur et ma vie. »

« Sîfrit, fils de Sigemunt, répondit ainsi : « Je le ferai si tu me donnes ta sœur, la belle Kriemhilt, cette superbe fille de roi. Je ne veux point d’autre prix de mes efforts.

« — Sîfrit, en tes mains j’en fais le serment, dit Gunther, que la belle Brunhilt arrive en ce pays, et je te donne ma sœur pour femme et puisses-tu vivre heureux avec elle. »

« Ils jurèrent leurs serments, les très-fiers guerriers. Leurs travaux en devinrent plus grands, avant qu’ils ne parvinssent à amener la vierge aux bords du Rhin. Les braves coururent depuis de grands dangers.

« J’ai entendu parler de nains sauvages qui habitent les cavernes et qui portent pour leur défense une chose merveilleuse, la tarnkappe. Celui qui la porte sur lui, est parfaitement à l’abri des coups et des blessures. Nul ne voit la personne qui en est revêtue ; elle peut entendre et voir, mais nul ne l’aperçoit. Sa force aussi devient beaucoup plus grande, ainsi que nous le disent les traditions.

« Sîfrit devait donc porter ce chaperon, qu’il avait conquis, non sans peine, le héros intrépide, d’un nain qui s’appelait Albrîch. Les guerriers hardis et puissants se ceignaient pour le voyage.

« Lorsque le fort Sîfrit portait la tarnkappe il était d’une vigueur terrible. Son corps seul possédait la force de douze hommes. Il conquit avec grande adresse la femme superbe.

Ce chapeau était ainsi fait que celui qui le revêtait devenait invisible. C’est par ce moyen que Sîfrit conquit la belle Brunhilt. Il lui en arriva mal.

VI

Le roi Gunther, consent, selon les conseils de Sîfrit, à renoncer pour ce voyage matrimonial à la force et au nombre de son armée. Il ira seul avec quelques chevaliers d’honneur. Il va demander avec eux à sa sœur Kriemhilt de leur faire préparer des habits magnifiques.

« Elle les mena tous deux là où elle se tenait assise sur de riches coussins (je ne dois pas l’ignorer), ouvragés de beaux dessins et tout bosselés d’or. Ils eurent douce jouissance près des femmes.

« Regards d’affection, aspirations d’amour s’échangeaient souvent entre eux. Sîfrit la portait dans son cœur ; elle était pour lui comme sa propre chair. Depuis, la belle Kriemhilt devint la femme du hardi guerrier.

« Le roi Gunther parla : « Ô ma très-noble sœur, sans ton secours notre projet ne pourra jamais réussir. Nous voulons jouter dans le pays de Brunhilt. Il nous faut donc de beaux vêtements pour paraître devant les femmes. »

La princesse dit : « Mon frère très-aimé, je vous offre mon aide sans réserve, et je suis prête à vous servir. Si quelqu’un vous refusait quoi que ce soit, ce serait une peine pour Kriemhilt.

« Vous ne devez point, nobles chevaliers, m’adresser de prières. Donnez-moi plutôt des ordres avec courtoisie. Tout ce que vous désirez, je suis prête à le faire, et je le ferai avec plaisir. » Ainsi parla la belle vierge.

« Nous voulons, sœur chérie, porter de bons vêtements ; que votre blanche main nous aide à les choisir. Que vos femmes les achèvent, afin qu’ils nous aillent bien, car notre volonté ne se départira pas de cette expédition. »

« La jeune fille parla : « Remarquez ce que je dis. J’ai, moi, de la soie. Faites qu’on m’apporte des pierreries sur un bouclier et nous ferons les vêtements. » Gunther et Sîfrit furent satisfaits.

« Quels sont, dit la princesse, les compagnons qui doivent être habillés avec vous pour aller vers cette cour lointaine ? » Le roi dit : « Moi, quatrième : deux de mes hommes, Dancwart et Hagene, m’accompagneront à cette cour.

« Ô dame, faites attention à mes paroles : endéans les quatre jours, pour nous quatre, il nous faut à chacun trois vêtements divers et de bonne étoffe, afin que nous puissions revenir sans honte du pays de Brunhilt. »

« Les seigneurs se retirèrent en prenant gracieusement congé d’elle. La belle reine appela hors de leurs appartements trente jeunes filles parmi ses suivantes qui avaient un talent merveilleux pour de semblables ouvrages.

« Elles ornèrent de pierreries les soies d’Arabie, blanches comme neige, et les soies de Zazamanc, vertes comme trèfle. Ce furent de beaux vêtements. Kriemhilt les coupa elle-même, la charmante vierge.

« Elles couvrirent de soie des garnitures en peau de poissons de mers lointaines, qui semblaient alors extraordinaires à chacun. Écoutez maintenant des merveilles de ces splendides habillements.

« Les meilleures soieries des pays de Maroc et de Lybie que jamais fils de roi eût portées, furent employées avec profusion. Kriemhilt laissait bien voir ainsi son bon vouloir pour eux.

« Comme ils méditaient une si haute entreprise, la peau d’hermine leur parut convenable et sur l’hermine des pelleteries noires comme charbon, qui, encore aujourd’hui, parent dans les fêtes les vaillants héros.

« Quantité de pierreries étincelaient dans l’or d’Arabie. Le travail des femmes n’était point petit. En sept semaines, les vêtements furent achevés. Les armes furent prêtes en même temps pour les vaillants héros.

« Quand tout fut préparé, une forte barque fut construite en hâte sur le Rhin pour les porter vers la mer. Les nobles jeunes filles étaient épuisées de leur travail.

« On avertit les guerriers que les vêtements magnifiques qu’ils devaient porter, étaient prêts. Tout ce que désiraient les héros avait été fait : ils ne voulaient point demeurer plus longtemps aux bords du Rhin.

« Un messager fut envoyé aux compagnons d’armes pour leur demander s’ils voulaient voir leurs nouveaux habillements et s’ils n’étaient pas trop longs ou trop courts. Ils furent trouvés de bonne mesure. On remercia grandement les dames.

« Quiconque les voyait, devait avouer qu’il n’avait jamais rien vu de si beau au monde. Et certes, ils pouvaient les porter avec plaisir à la cour lointaine. Nul ne peut vous citer de plus beaux vêtements de guerriers.

« Les remercîments ne furent point épargnés. Les guerriers très-vaillants désiraient prendre congé ; ils le firent suivant les us de la chevalerie. Des yeux brillants furent assombris et mouillés de pleurs.

« Kriemhilt dit : « Ô frère très-aimé, demeurez, il en est temps encore, et recherchez une autre femme (voilà ce que j’appellerais bien faire) qui ne mette point votre vie en danger. Vous pouvez trouver non loin d’ici une femme d’une haute naissance. »

« J’imagine que leur cœur leur disait ce qui devait arriver. Elles pleuraient toutes ensemble dès qu’un mot était prononcé. L’or qui ornait leur poitrine était terni par les larmes abondantes qui tombaient de leurs yeux.

« Elle parla : « Seigneur Sîfrit, laissez-moi recommander à votre fidélité et à votre merci mon bien-aimé frère ; que rien ne l’atteigne au pays de Brunhilt. » Le très-hardi en fit le serment entre les mains de Kriemhilt.

« Le puissant guerrier parla : « Si je conserve la vie, soyez sans souci, ô dame, je le ramènerai sain et sauf sur le Rhin ; tenez ceci pour certain. » La belle vierge s’inclina.

« On apporta sur le sable les boucliers couleur d’or, et le reste de l’équipement. On fit approcher les chevaux ; ils voulaient partir. Bien des larmes furent versées par mainte belle femme.

« Et plus d’une enfant digne d’amour se tenait aux fenêtres. Un fort vent enflait la voile de la barque. Les fiers compagnons d’armes étaient emportés sur les flots du Rhin. Voilà que le roi Gunther parla : « Qui sera le pilote ?

« — Je le serai, dit Sîfrit. Je puis vous conduire là-bas sur les ondes, sachez-le, bons héros. Les véritables routes de la mer me sont connues. » Ils quittèrent gaiement les pays des Burgondes.

« Sîfrit saisit aussitôt un aviron et poussa la barque loin du rivage. Gunther prit lui-même une rame. Ils s’éloignèrent de la terre, ces héros rapides et dignes de louanges.

« Ils emportaient des mets succulents et le meilleur vin qu’on pût trouver sur le Rhin. Les chevaux étaient tranquilles : ils reposaient à l’aise. Le vaisseau marchait aussi tranquillement. Les guerriers n’eurent point de soucis.

« Les forts cordages de la voile furent solidement attachés. Ils firent vingt milles avant la nuit par un bon vent qui soufflait vers la mer. »

VII

Le douzième jour on aperçut le riche pays de Brunhilt. On convint que le roi Gunther passerait pour le seigneur du beau Sîfrit.

« J’accomplirai tout, dit le roi, pour posséder la belle vierge ; elle est comme mon âme et comme mon corps. Je ferai tout pour qu’elle devienne ma femme. »

La barque qui portait le chevalier aborda près de la ville. De nombreuses et belles femmes les regardaient par la fenêtre du palais. Quatre-vingt-six tours et trois palais décorent la ville. Brunhilt s’informe des intentions de ces guerriers. Quelqu’un de sa suite lui en rendit compte.

« Ô dame », dit-il, « je puis affirmer que jamais je n’ai vu aucun d’eux. Un seul me paraît ressembler à Sîfrit. Il convient de les bien recevoir : tel est mon avis, haute dame.

« Le second de ses compagnons a une noble apparence. S’il en avait le pouvoir, et s’il pouvait les conquérir, il serait digne d’être roi de vastes terres. Il a, parmi les autres, l’air d’un chef.

« Le troisième de ses compagnons paraît être très-farouche, et pourtant son corps est beau, ô reine puissante : ses regards sont rapides, il les jette sans cesse autour de lui. Son jeune caractère est, je crois, plein de violence.

« Le plus jeune d’entre eux me paraît très-beau. Je vois ce riche guerrier, modeste comme une jeune fille, marcher avec bonne apparence et avec une grâce charmante. Nous aurions tout à craindre s’il lui arrivait quelque mal.

« Mais quelque douce que soit sa manière d’être et quelque beau que soit son corps, il ferait pleurer maintes jolies femmes s’il entrait en fureur. Son corps est si bien formé qu’on voit qu’il est par toutes ses qualités un guerrier brave et prompt. »

« La reine parla : « Qu’on m’apporte mon armure, si le fort Sîfrit est venu en mon pays pour obtenir mon amour, il y va de sa vie. Je ne le crains pas au point de devenir sa femme. »

« Brunhilt la belle fut bientôt revêtue de son costume. Maintes belles suivantes l’accompagnaient, au nombre de cent ou plus. Leur costume était magnifique. Les hôtes désiraient voir la courageuse femme.

« Avec elles marchaient les héros de l’Islande, les guerriers de Brunhilt, portant l’épée au poing, cinq cents ou même davantage. Cela inquiétait les hôtes. Ils se levèrent de leur siége, les héros hardis et fiers.

« Quand la reine vit Sîfrit, elle parla aux étrangers d’une façon courtoise : « Soyez le bienvenu en ce pays, seigneur Sîfrit ; quel est le but de votre voyage ? Je désirerais le connaître.

« — Bien des grâces, dame Brunhilt, de ce que vous daigniez me saluer, douce fille de prince, avant ce noble chef qui se trouve devant moi. Lui est mon seigneur. Je renonce à l’honneur que vous me faites.

« Il est roi sur le Rhin. Que dirai-je de plus ? Nous avons navigué jusqu’ici pour l’amour de vous. Il veut vous aimer, n’importe ce qui en arrive. Réfléchissez bien : il n’abandonnera pas son dessein.

« Il s’appelle Gunther, un roi puissant et fier. S’il obtient votre amour, il ne désirera rien de plus. À cause de vous, je l’ai accompagné jusqu’ici, s’il n’avait pas été mon seigneur, je ne fusse jamais venu. »

« Elle dit : « Est-il vraiment ton seigneur et toi son homme ? Veut-il tenter les jeux que je propose ? S’il est vainqueur, je serai sa femme ; mais si je triomphe une seule fois, il y va de la vie pour vous tous.

« — Il doit lancer la pierre, bondir après et jouter de la lance avec moi. Que votre esprit ne soit pas trop prompt, vous pourriez bien perdre ici l’honneur et la vie. Songez-y. » Ainsi répondit la vierge digne d’amour.

« Sîfrit le rapide s’avança vers le roi et le pria de dire à la reine toute sa volonté : « Soyez sans crainte, je saurai vous préserver par mes artifices. »

« Le roi Gunther parla : « Reine superbe, déterminez ce que vous exigez. J’accomplirai tout cela et même plus, pour votre beau corps. J’y laisserai ma vie, ou vous serez ma femme. »

« Quand la reine entendit ces paroles, elle ordonna de préparer les jeux suivant la commune. Elle fit apporter son armure de combat, une cuirasse d’or et un bon bouclier.

« La vierge se revêtit d’une cotte d’armes de soie, que jamais dans le combat nulle épée n’avait entamée. Elle était d’étoffe de Lybie très-bien faite, et toute brillante de passementeries bien ouvrées.

« Cependant on montrait beaucoup d’orgueil vis-à-vis des guerriers : Dancwart et Hagene en étaient peu satisfaits. Ils s’inquiétaient en leur cœur du sort de Gunther. Ils pensaient : « Ce voyage tournera mal pour nous. »

« Pendant ce temps, Sîfrit, la puissante épée, était retourné au vaisseau, sans que nul ne s’en aperçût, pour chercher la Tarnkappe qu’il y avait cachée. Il s’y glissa rapidement ; ainsi, personne ne le vit.

« Il se hâta de revenir. Il vit un grand nombre de guerriers là où la reine préparait les jeux. Il s’avança invisible. Nul ne le vit de tous ceux qui étaient présents, grâce à ses artifices.

« On traça le cercle où la joute devait avoir lieu en présence d’un grand nombre de vaillants héros. Ils étaient plus de sept cents bien armés, et c’étaient eux qui devaient décider en toute vérité à qui appartiendrait la victoire.

« Voici venir Brunhilt. Elle est armée comme si elle voulait combattre pour la terre d’un roi. Elle porte sur son vêtement de soie, de nombreuses lames d’or. Sa fraîcheur brillante éclate à ravir sous cet appareil.

« Viennent ensuite les serviteurs ; ils lui apportent un bouclier d’or rouge, revêtu de plaques d’acier trempé, grand et large. C’est avec ce bouclier que la vierge charmante voulait combattre.

« Les attaches de ce bouclier étaient d’une riche étoffe, sur laquelle brillaient des pierreries vertes comme l’herbe. Elles étincelaient avec un grand éclat dans l’or qui les enchâssait. Il devait être brave celui qui saurait plaire à cette femme.

« Ce bouclier d’acier et d’or que la vierge allait porter, était épais (cela nous a été conté ainsi) de trois empans à l’endroit des boucles. C’est à peine si quatre de ses camériers le pouvaient porter. »

« Voilà qu’on apporta à la vierge une pique lourde et grande, large, énorme, forte, invincible et dont le tranchant coupait terriblement. C’était celle dont elle se servait toujours.

« Écoutez les merveilles qu’on raconte du poids de cette pique : elle était forgée de quatre énormes masses de fer. Trois hommes de Brunhilt avaient peine à la porter. Le noble Gunther commença d’en prendre de l’inquiétude.

« Il pensa en lui-même : « Que va devenir ceci ! Par le diable de l’enfer, qui pourrait soutenir cette lutte ? Que ne puis-je retourner en vie vers le Rhin, elle serait pour longtemps délivrée de mon amour ? »

« Sachez-le bien, il était plein de soucis. On lui apporta toutes ses armes. Le roi puissant en était bien armé. D’inquiétude Hagene avait presque perdu la raison.

« Le frère de Hagene, le brave Dancwart, parla : « Je me repens intérieurement de ce voyage. On nous appelait des héros et nous devrions perdre la vie, et des femmes dans ce pays nous feraient périr !

« Cela me peine durement que je sois venu dans cette contrée. Si mon frère Hagene avait ses armes et moi les miennes, tous ces hommes de Brunhilt rabattraient un peu de leur fierté.

« Je vous le dis, par ma foi, ils se garderaient de trop d’arrogance. Et quand j’aurais juré mille fois la paix, avant que de voir périr mon chef que j’aime, oui, cette belle vierge perdrait la vie.

« — Certes nous quitterions librement ce pays, dit son frère Hagene, si nous avions nos armures qui nous sont si nécessaires et aussi nos bonnes épées ; nous saurions bien adoucir l’arrogance de cette belle femme. »

« La noble vierge comprit très-bien ce que dit le guerrier. La bouche souriante, elle les regarda par dessus l’épaule : « Puisqu’ils se croient si braves, qu’on leur apporte leurs armures. Remettez aux mains de ces héros leurs armes aiguisées.

« Qu’ils soient armés, cela m’est aussi égal que s’ils étaient là tout nus, — ainsi parla la reine. — Je ne crains la force d’aucun homme que je connaisse. Je compte bien lutter dans le combat contre la main de qui que ce soit. »

« Quand ils reçurent leurs épées, suivant l’ordre de la vierge, le brave Dancwart devint rouge de joie. « Maintenant joutez comme vous voudrez, dit l’homme intrépide : Gunther est invincible depuis que nous avons nos épées. »

« La force de Brunhilt se montra d’une façon effroyable. On lui apporta dans le cercle une lourde pierre, grande et monstrueuse, ronde et énorme. Douze guerriers braves et rapides la portaient avec effort.

« Elle avait coutume de la lancer quand elle avait lancé la pique. L’inquiétude des Burgondes devint grande : « Par mes armes, s’écria Hagene, quelle amante a choisie le roi ! Qu’elle soit en enfer, la fiancée du diable maudit ! »

« Elle entoura de brassards ses bras blancs, saisit le bouclier d’une main et leva le javelot. La lutte commençait. Les malheureux étrangers craignaient la fureur de Brunhilt.

« Et si Sîfrit n’était pas venu au secours de Gunther, elle lui eût arraché la vie. Sîfrit s’approcha de lui sans être vu et lui toucha la main. Gunther s’aperçut avec inquiétude de son artifice.

« Qui m’a touché ? » pensa l’homme hardi. Il regarda partout et ne vit personne. L’autre parla :

C’est moi, Sîfrit, ton ami dévoué. Ne crains rien de la reine. »

« Il ajouta : « Que tes mains abandonnent ton bouclier ; laisse-le moi porter et prête à tout ce que tu m’entendras dire. Fais les gestes, je ferai l’œuvre. » Quand le roi le reconnut, cela lui fit plaisir.

« Dissimule ma ruse ; cela vaut mieux pour nous deux. De cette façon la reine n’exercera point sur toi sa superbe arrogance, ainsi qu’elle en a l’intention. Et maintenant regarde comme elle se tient toute prête devant toi au bord du cercle. »

« Elle lança la pique avec grande force, la vierge superbe, sur le grand bouclier neuf et large, que le fils de Sigelint portait à son bras. Le feu jaillit de l’acier comme si l’ouragan eût soufflé.

« Le tranchant du fort javelot traversa le bouclier, et l’on vit sortir le feu des anneaux de la cotte de mailles. Du coup ces deux hommes si forts tombèrent ; sans la Tarnkappe, tous deux étaient morts.

« Le sang coula de la bouche de l’intrépide Sîfrit. Mais il se leva vivement, et le guerrier hardi saisit le javelot qu’elle lui avait lancé à travers son bouclier, et sa forte main le brandit à son tour.

« Mais il se dit : « Je ne veux point tuer la belle vierge », et tournant le tranchant du javelot vers son épaule, il le jeta le bois en avant, l’homme fort, avec tant de violence qu’elle se prit à chanceler.

« Le feu jaillit de la cotte d’armes comme si le vent l’eût attisé. Le fils de Sigemunt avait lancé la pique avec tant de vigueur qu’elle ne put, malgré sa force, en soutenir le coup. Le roi Gunther n’en eût jamais fait autant.

« Brunhilt la belle se releva aussitôt : « Noble guerrier Gunther, merci de ce coup ! » dit-elle. Elle croyait qu’il l’avait vaincue par sa propre force ; mais non : c’était un homme plus fort qui l’avait abattue.

« Alors elle s’avança transportée de fureur. Elle leva haut la pierre, cette noble vierge, et la lança avec vigueur bien loin d’elle. Puis elle bondit après la pierre, et son armure en retentit fortement.

« La pierre était tombée à douze brasses de distance. D’un bond elle avait dépassé le jet, la femme au beau corps ! Sîfrit le rapide alla vers l’endroit où se trouvait la pierre. Gunther la souleva, mais ce fut Sîfrit qui la lança.

« Il était brave, fort et grand. Il lança la pierre plus loin et bondit aussi plus loin. Par ses artifices il avait assez de forces pour enlever avec lui, en sautant, le roi Gunther.

« Le saut était accompli, la pierre était là couchée à terre, et l’on n’avait vu personne d’autre que le guerrier Gunther. Brunhilt la belle devint rouge de colère ; Sîfrit avait sauvé Gunther de la mort.

« Quand elle vit le héros à l’autre extrémité du cercle hors de danger, elle dit à demi-voix à ceux de sa suite : « Approchez vite, vous mes parents et mes hommes, vous allez devoir vous soumettre tous au roi Gunther. »

VIII

Brunhilt, accompagnée de mille héros que Sîfrit était allé secrètement chercher au pays des Nibelungen, part avec eux pour le royaume de Gunther. Mais elle refuse jusqu’à son arrivée de lui accorder aucune familiarité d’époux. En approchant il ordonne à Sîfrit de le devancer à Worms pour préparer la réception de Brunhilt.

« Le seigneur Sîfrit prit en hâte congé de la dame Brunhilt et de toute sa suite, ainsi qu’il convenait. Et le voilà qui chevauche le long du Rhin. On n’aurait pu trouver en ce monde un meilleur messager.

« Il chevaucha vers Worms avec vingt-quatre guerriers. Il venait sans le roi ; quand cela fut su, tous ses fidèles furent remplis de douleur. Ils craignaient que leur seigneur n’eût trouvé la mort au loin.

« Ils descendirent de leurs chevaux, leur cœur était joyeux et fier ; aussitôt Gîselhêr, le bon jeune chef, s’approcha avec Gêrnôt, son frère. Comme il s’écria vivement dès qu’il ne vit point le roi Gunther avec Sîfrit :

« Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit ; faites-moi connaître où vous avez laissé mon frère le roi. La force de Brunhilt nous l’a enlevé, j’imagine. Ainsi l’amour auquel il osait prétendre nous aura causé grand dommage. »

« — Quittez ces soucis. Mon compagnon d’armes vous offre son salut et à vous et à tous ses parents. Je l’ai laissé sain et sauf et il m’a envoyé afin que je fusse son messager et que j’apportasse de ses nouvelles dans votre pays.

« Songez promptement à me faire voir la reine et votre sœur, afin que je leur apprenne ce dont m’ont chargé Gunther et Brunhilt ; tous deux sont heureux. »

« Alors le jeune Gîselhêr parla : « Vous irez vers elles. Vous avez inspiré de l’amour à ma sœur, et elle a conçu beaucoup d’inquiétudes pour mon frère. La vierge vous aime, je puis vous en être garant. »

« Le seigneur Sîfrit dit : « Partout où je pourrai la servir, je le ferai de cœur et avec fidélité. Où sont maintenant les femmes ? C’est là que je désire aller. » Gîselhêr, l’homme au corps gracieux, alla l’annoncer.

« Gîselhêr le jeune parla à sa mère et à sa sœur quand il les aperçut toutes deux. « Il nous est arrivé Sîfrit le héros du Niderlant. Mon frère Gunther l’a envoyé ici aux bords du Rhin.

« Il nous apporte des nouvelles du roi. Vous lui permettrez l’entrée de la cour, afin qu’il vous dise les nouvelles véritables de l’Islande. » Les nobles femmes étaient encore vivement affligées.

« Elles saisirent en hâte leurs vêtements et se vêtirent. Puis elles firent prier Sîfrit de se rendre à la cour. Il le fit du bon cœur, car il aimait tendrement la noble Kriemhilt ; elle lui parla avec grande bonté.

« Soyez le bienvenu, seigneur Sîfrit, héros digne de louanges. Où est mon frère Gunther, le noble et puissant roi ? J’imaginais que nous l’avions perdu par la force de Brunhilt. Hélas ! malheureuse fille que j’étais d’être jamais venue en ce monde. »

« L’intrépide chevalier parla : « Accordez-moi le pain du messager. Ô belle femme, vous pleurez, sans motif. Je l’ai laissé hors de tout péril, voilà ce que je voulais vous apprendre. Il m’a envoyé avec cette nouvelle vers vous deux.

« Avec sa tendre affection, ô très-noble reine, il vous offre ses services, lui et sa fiancée. Ainsi cessez de pleurer. Ils seront bientôt arrivés. » Depuis longtemps elle n’avait appris si douce nouvelle.

« Avec une étoffe blanche comme neige, elle essuya les larmes de ses beaux yeux. Puis elle se prit à remercier le messager des nouvelles qu’il avait apportées. Elles la consolaient de ses tourments et de ses pleurs.

« Elle pria le messager de s’asseoir ; il y était tout disposé, et la femme digne d’amour lui dit : « Ce serait sans regret que pour votre message je vous donnerais tout mon or. Vous êtes trop riche pour cela, mais je vous en demeurerai reconnaissante.

« — Quand j’aurais à moi seul trente pays, dit-il, je recevrais encore avec plaisir des dons de votre main.

« — Eh bien ! qu’il en soit fait ainsi », dit la femme pleine de vertus. Et elle ordonna à son camérier d’aller quérir la récompense du message.

« Elle lui donna vingt-quatre anneaux, ornés de belles pierres, en récompense. Mais l’âme du héros était ainsi faite qu’il n’en voulut rien garder. Il les distribua aussitôt aux belles femmes qu’il trouva là dans les appartements.

« Et la mère de Kriemhilt lui offrit également ses services avec beaucoup de bonté. « Je vous dirai plus encore, ajouta l’homme hardi, touchant ce dont le roi vous prie lorsqu’il arrivera aux bords du Rhin. Si vous faites cela, ô dame, il vous en sera toujours obligé.

« Je l’ai entendu exprimer le désir que vous receviez bien ses hôtes puissants et que vous lui accordiez d’aller à leur rencontre devant Worms, sur le sable. Voilà ce que le roi Gunther vous fait savoir avec ferme confiance. »

« La vierge digne d’amour parla : Je suis toute prête à le faire. Je ne refuserai jamais rien de ce qui pourra lui plaire. Il en sera fait ainsi en toute amitié. » Ses couleurs devinrent plus vives par l’amour qu’elle éprouvait.

IX

« Le margrave Gère conduisit par la bride le cheval de Kriemhilt, mais seulement jusqu’aux portes du Burg. Au-delà Sîfrit, l’homme brave, la servit tendrement. C’était une belle enfant ! Depuis il en fut bien récompensé par la jeune fille.

« Avec mille gracieuses honnêtetés, dame Kriemhilt s’avança pour recevoir dame Brunhilt et sa suite. De leurs blanches mains on les vit écarter les tresses de leurs cheveux quand elles échangèrent leur baiser ; elles le firent en toute affection.

« La vierge Kriemhilt parla amicalement : « Soyez la bien-venue en ce pays, pour moi, pour ma mère et pour tout ce que nous avons de fidèles amis. » Et l’on s’inclina de part et d’autre.

« Et les femmes s’embrassèrent à plusieurs reprises. Jamais on n’a ouï parler d’une réception aussi affectueuse que celle faite à la fiancée par dame Uote et par sa fille. Plusieurs fois elles baisèrent ses douces lèvres.

« Quand les femmes de Brunhilt furent toutes descendues sur le sable, maints jeunes guerriers menèrent par la main maintes vierges richement vêtues. Ces nobles jeunes femmes entouraient Brunhilt.

« Avant que toutes salutations se fussent achevées, une grande heure s’écoula. Pendant ce temps fut baisée plus d’une bouche rose. Les filles des rois se tenaient encore l’une près de l’autre. Nombre de héros fameux se plaisaient à les contempler.

« Ils les suivaient du regard ceux qui avaient ouï dire que nul ne pouvait voir rien de plus beau que ces deux femmes, et on le disait sans mentir ; car dans la beauté de leur corps, rien n’était emprunté ni trompeur.

« Ceux qui savaient apprécier les femmes et leurs formes gracieuses, ceux-là louaient la beauté de la fiancée de Gunther. Mais les plus sages, qui les avaient mieux comparées, disaient qu’on pouvait bien préférer Kriemhilt à Brunhilt. »

X

Gunther, cependant, au milieu des fêtes et des festins, accorde à Sîfrit le prix de ses services, la main de la jeune Kriemhilt. Le héros et la belle fiancée se retirent ensemble dans la chambre des noces.

Gunther veut entraîner Brunhilt. Elle le suit en vêtements de lin ; mais quand il veut jouir de sa conquête, Brunhilt s’indigne, résiste, et lui liant les pieds et les mains avec sa forte ceinture, elle le suspend à un clou de la chambre et le laisse vaincu et humilié déplorer sa rigueur. Il lui adresse en vain l’expression de son repentir et le serment de respect jusqu’au matin. À la fin, pour lui éviter l’humiliation de sa défaite devant sa cour, elle le délie et l’autorise à se tenir éloigné d’elle dans la couche nuptiale. On leur apporte le matin de nouveaux atours et on se réunit à la messe, dans la cathédrale de Worms. Mais Gunther était sombre de visage.

XI

Après la messe, les deux héros se confient leurs destinées bien différentes. Sîfrit, à l’aide de son talisman, promet à Gunther de l’aider à dompter l’épouse rebelle.

Ici le poëme, semblable à Daphnis et Chloé ou plutôt à l’Arioste, change de ton et tourne par sa crudité naïve en tragi-comique. Sîfrit, à l’aide de l’obscurité, pénètre sans être vu dans l’appartement nuptial, il lutte longtemps invisible avec Brunhilt et remet au roi son épouse vaincue et soumise. Il lui dérobe seulement un anneau et une ceinture soustraits pendant la lutte. Il s’évade sans avoir été reconnu et va rejoindre sa femme Kriemhilt. Le sujet nous oblige à abréger ces détails aussi poétiques, mais moins chastes qu’Homère. Cela est bien beau, mais un peu barbare. Passons.

XII

Cependant moitié amour, moitié jalousie, Brunhilt, la gigantesque héroïne devenue l’épouse de Gunther, insinuait à son mari l’envie de voir Sîfrit et sa femme Kriemhilt. Gunther résiste, puis il cède, il les invite à revenir prendre leur service à la cour.

XIII

Le récit du voyage de Sîfrit et de Kriemhilt à la cour de Gunther est épique. Les deux belles rivales, Brunhilt et Kriemhilt, s’embrassent cordialement. Cependant, la femme de Gunther laisse échapper quelques paroles secrètement amères, qui indiquent qu’elle ne voit pas sans envie la félicité de Kriemhilt. Les fêtes commencent.

« Un jour avant la vesprée, les guerriers menaient grand bruit dans la cour du palais. Pour se divertir, ils se livraient à des jeux chevaleresques. Afin de les voir, hommes et femmes étaient accourus en foule.

« Elles étaient assises l’une près de l’autre, les deux puissantes reines, et elles pensaient aux héros si dignes d’admiration. La belle Kriemhilt parla : « J’ai un époux, à la main duquel toutes les terres de ce royaume devraient être soumises. »

« Dame Brunhilt répondit : « Comment cela pourrait-il être ? Si nul ne survivait que lui et toi, il est vrai, ce pays pourrait en ce cas lui être soumis. Mais tant que vivra Gunther, il ne peut en être ainsi. »

« Kriemhilt reprit alors : « Le vois-tu bien là-bas, comme il s’avance majestueusement devant les autres guerriers, pareil à la lune brillante parmi les étoiles. Certes, j’ai bien sujet de porter haut mon orgueil. »

« Dame Brunhilt dit à son tour : « Quelque gracieux, quelque loyal et quelque beau que soit ton mari, tu dois mettre avant lui Gunther le héros, ton noble frère. Celui-là, tu ne peux l’ignorer, doit précéder tous les rois sans conteste. »

« Kriemhilt prit la parole : « Mon époux est si digne d’affection que je ne l’ai point loué sans motif. En maintes choses sa gloire est grande, ne le crois-tu pas, Brunhilt ? Il est au moins l’égal de Gunther.

« — Il ne faut point si mal me comprendre, Kriemhilt, car je ne t’ai point tenu ce discours sans de bonnes raisons. Je leur ai entendu dire à tous deux, le jour où je vis le roi pour la première fois, où sa volonté de m’avoir pour femme s’accomplit et où il conquit mon amour d’une façon si chevaleresque. Ce jour-là Sîfrit avoua qu’il était l’homme-lige de Gunther. C’est pourquoi je l’ai considéré comme mon vassal depuis que je le leur ai entendu dire. »

« La belle Kriemhilt reprit :

« En ce cas, mal m’en serait advenu.

« Comment mes nobles frères auraient-ils consenti à me voir ainsi la femme d’un vassal ? Je t’en prie très-amicalement, Brunhilt, cesse ces propos de bonne grâce et par affection pour moi.

« — Certes, je ne les cesserai point, répondit la femme du roi. Comment abandonnerai-je le personnel de tant de chevaliers qui nous sont soumis avec Sîfrit, par les liens du vasselage ? »

« Kriemhilt la très-belle commença à s’irriter fortement :

« Tu dois pourtant y renoncer, car jamais il ne sera en ton service. Il est plus haut placé que Gunther mon frère, le très-noble homme. Tu cesseras de tenir ces discours que j’ai entendus de ta bouche.

« Et aussi il me paraît étonnant, s’il est ton homme-lige et que tu aies sur nous deux une telle puissance, qu’il t’ait si longtemps privée du tribut de ses services. J’en ai assez de ton outrecuidance et non sans motif.

« — Tu t’élèves trop haut, répondit la femme du roi ; maintenant je voudrais voir si on rendra à ta personne autant d’honneur qu’à la mienne. »

« La colère s’était emparée de l’âme de ces deux femmes. Ainsi parla alors la dame Kriemhilt :

« Eh bien ! nous verrons. Puisque tu as osé soutenir que mon mari est un homme-lige, les fidèles des deux princes devront décider aujourd’hui si, à la porte de l’église, j’ai passé devant la femme du roi.

« Il faudra que tu voies en ce jour que je suis de noblesse libre et que mon mari est plus considéré que le tien. Je ne veux plus être outragée à ce sujet. Tu comprendras, encore aujourd’hui, que ta vassale marche, à la cour, devant tous les guerriers du pays burgonde. Je prétends être de plus haute dignité que nulle reine qui jamais ait porté la couronne, à la connaissance des hommes. »

« Une haine terrible s’éleva entre ces deux femmes. Mais Brunhilt répondit :

« Si tu ne veux pas être ma vassale, tu dois alors te séparer de ma suite, toi et tes femmes, quand nous irons à la cathédrale.

« — Par ma foi, il en sera fait ainsi, dit Kriemhilt.

« Allons, mes filles, habillez-vous, dit l’épouse de Sîfrit, il faut que ma dignité en sorte aujourd’hui sans déshonneur ; il faut faire voir que vous avez de riches vêtements. Puisse-t-elle désirer démentir ce qu’elle m’a soutenu en ce jour ! »

« Il était facile de leur faire agréer ce conseil ; elles cherchèrent leurs riches habits. Femmes et jeunes filles étaient magnifiquement vêtues. Elle s’avança avec sa suite, la noble femme du prince. Le beau corps de Kriemhilt était aussi splendidement orné.

« Elle était accompagnée de quarante-trois jeunes filles qu’elle avait amenées au bord du Rhin, et qui portaient de brillantes étoffes tissées en Arabie. Ainsi, ces dames allaient à l’église en grand apparat. Les hommes de Sîfrit les attendaient devant le palais.

« Les gens s’étonnèrent de ce qui se passait. On voyait les reines, séparées, ne plus marcher côte à côte comme de coutume. Il en advint depuis lors malheur et souci à plus d’un guerrier.

« La femme de Gunther se tenait devant la cathédrale. Les yeux de maint chevalier prenaient plaisir à considérer les gracieuses dames. Mais voici venir Kriemhilt la très-belle avec sa troupe superbe.

« Tout ce que jamais noble fille de chevalier porta en fait de vêtements, tout cela n’était qu’un souffle comparé à ceux de sa suite. Elle-même avait tant de richesses sur elle, que trente femmes de roi n’auraient pu montrer ce qu’elle étalait sur sa seule personne.

« Quand il l’aurait voulu, nul n’eût osé dire qu’on avait jamais vu porter des costumes aussi riches que ceux que portaient en ce moment ses compagnes si bien mises. Si ce n’eût été pour mortifier Brunhilt, Kriemhilt n’y eût point attaché d’importance.

« Elles arrivèrent ensemble devant la vaste église. La dame du logis agit ainsi par grande haine : elle ordonna rudement à Kriemhilt de s’arrêter. « Jamais la femme d’un vassal ne doit marcher devant la femme d’un roi. »

« Alors la belle Kriemhilt parla ; elle était animée de fureur : « Si tu avais pu te taire encore, cela aurait mieux valu pour toi. Tu as déshonoré ton beau corps. Comment la concubine d’un homme pourrait-elle jamais devenir la femme d’un roi ?

« — Qui donc ici appelles-tu concubine ? » s’écria l’épouse de Gunther.

« C’est toi que je nomme ainsi, dit Kriemhilt. Mon mari bien-aimé, Sîfrit, a le premier possédé ton beau corps. Oui, ce n’est pas mon frère qui t’a eue vierge.

« Où donc étaient tes esprits ? C’était par un coupable caprice que tu te laissais aimer par celui qui était ton vassal. C’est donc sans raison, ajouta Kriemhilt, que tu voudrais te plaindre de mes paroles.

« — Par ma foi, répondit Brunhilt, je dirai tout ceci à Gunther.

« — Eh ! que m’importe ! Ton orgueil t’a trompée. Tu m’as, en tes discours, soumise à ton service ; sache-le bien, tu peux m’en croire, ce sera pour moi une blessure éternelle. Je ne serai plus disposée à t’accorder mon affection et ma confiance. »

« Brunhilt se prit à pleurer. Kriemhilt passa outre. Elle entra dans la cathédrale avant la femme du roi, avec toute sa suite. La haine en devint plus grande. Plus d’un œil joyeux versa des larmes amères à ce sujet.

« Quoique l’on servît Dieu et que l’on chantât là en son honneur, le temps parut à Brunhilt d’une longueur excessive. Car son corps était abattu et son âme était sombre. Maint guerrier bon et valeureux devait en être la victime.

« Brunhilt et ses femmes allèrent se placer devant l’église. Elle pensait : « Kriemhilt doit me faire savoir pourquoi elle m’a ainsi outragée, tout haut, cette femme aux paroles hardies. S’il s’en est vanté, vraiment il lui en coûtera la vie. »

« Voici venir Kriemhilt avec maint homme courageux. La fière Brunhilt lui dit : « Vous allez vous arrêter ici. Vous m’avez appelée concubine ; vous devez le démontrer. Vos paroles, vous ne l’ignorez pas, m’ont blessée profondément. »

« Dame Kriemhilt répondit : « Vous pouvez me laisser passer ; car je le prouve par cet anneau d’or que je porte à mon doigt. Sîfrit me l’apporta après la nuit qu’il passa avec vous. » Jamais Brunhilt n’avait eu une journée aussi funeste.

« Elle reprit : « Ce noble anneau d’or m’a été volé. Il y a longtemps déjà qu’on me l’a dérobé méchamment. J’apprends à la fin qui me l’a enlevé. » Ces femmes étaient toutes deux animées d’une terrible colère.

« Kriemhilt parla à son tour : « Je ne veux point passer pour voleuse. Si ton honneur t’est cher, tu aurais mieux fait de garder le silence. Je prouve par cette ceinture, qui entoure ma taille, que je ne mens point. Oui, Sîfrit a été ton époux. »

« Elle portait le cordon de soie de Ninive, orné de nobles pierreries ; il était vraiment magnifique. Quand Brunhilt le vit, elle commença de pleurer. Il fallait que Gunther l’apprît et tous ses hommes aussi.

« La reine parla ainsi : « Appelez le souverain du Rhin. Je veux lui faire entendre comment j’ai été la femme de Sîfrit. »

« Le roi vint avec ses guerriers. Il vit là sa bien-aimée pleurant ; il lui parla avec douceur :

« Dis-moi, femme chérie, qui donc t’a offensée ? »

« Elle répondit au roi :

« Ah ! j’ai lieu d’être bien affligée ! Ta sœur veut me déshonorer sans merci ; je t’en fais ma plainte. Elle prétend que Sîfrit, son mari, m’a eue pour concubine. »

« Le roi Gunther répondit :

« Elle a eu tort.

« — Elle porte ici ma ceinture que j’avais perdue et mon anneau d’or vermeil. Je regrette amèrement d’être née. Si tu ne m’affranchis pas de cette grande honte, je ne t’aimerai plus jamais. »

« Le roi Gunther parla : « Qu’on appelle Sîfrit. Qu’il nous fasse savoir si réellement il s’en est vanté, ou bien que le héros du Niderlant démente le fait. » L’intrépide Sîfrit fut appelé en hâte.

« Quand le seigneur les vit si émus (il en ignorait la cause), il s’écria aussitôt : « Pourquoi ces femmes pleurent-elles, je désirerais le savoir ? Et pour quel motif m’a-t-on appelé ici ? »

« Le roi Gunther prit la parole : « Je suis vivement affligé. Ma femme Brunhilt vient de m’apprendre la nouvelle que tu t’es vanté d’avoir été son premier époux. Ainsi du moins le soutient Kriemhilt, ta femme. Guerrier, as-tu fait cela ?

« — Non, je ne l’ai point fait, répondit Sîfrit, et si elle l’a dit, je l’en ferai repentir. Je veux te prouver par mon serment suprême, devant tous les hommes, que jamais je n’ai rien avancé de pareil. »

« Le roi du Rhin reprit : « Fais-le nous connaître de cette façon. Si tu prêtes le serment que tu m’offres, je te décharge du soupçon de toute fausseté. » On vit alors les Burgondes se former en cercle.

« Sîfrit, le très-hardi, leva la main pour le serment. L’opulent roi reprit la parole : « Ta parfaite innocence m’est complétement démontrée. Je suis convaincu que tu n’as point dit ce qu’a prétendu ma sœur.

— « Elle payera cher d’avoir ainsi contristé ta femme si belle, répondit Sîfrit. Certes, cela m’afflige au-delà de toute mesure. » Les deux guerriers braves et magnanimes se regardaient l’un l’autre.

« On devrait bien apprendre aux femmes à laisser là toutes ces paroles insolentes, ajouta Sîfrit, la bonne épée. Interdis-les à ta femme, j’en ferai autant à la mienne. Une pareille outrecuidance remplit vraiment de confusion. »

« On sépara, et non sans cause, maintes belles dames. Brunhilt était si profondément affligée que les fidèles de Gunther en eurent pitié. Voici venir vers sa suzeraine Hagene de Troneje.

« Il lui demanda comment elle était, car il la trouva pleurant. Elle lui raconta tout : aussitôt il promit que l’époux de Kriemhilt en porterait la peine, ou que lui, Hagene, ne se livrerait plus jamais à la joie. »

XIV

Hagene, le fougueux chevalier, résolut de venger l’épouse de Gunther, son souverain. Il lui persuada de feindre une guerre avec ses voisins et de faire tuer Sîfrit dans la mêlée, souvenir biblique de la trahison de David ; le roi accepte ; Kriemhilt, l’épouse de Sîfrit, conçoit des soupçons, fait venir Hagene, qu’elle croit fidèle et s’ouvre à lui sur le secret profond qui rend Sîfrit invulnérable. Elle raconte à Hagene que Sîfrit, quand il tua le dragon au bas de la montagne, se baigna dans le sang du monstre qu’il venait d’immoler, mais qu’une feuille de tilleul étant tombée de l’arbre et s’étant collée sur son corps, entre les deux épaules, avait empêché le sang du dragon de couvrir cette partie de son corps et privé cette partie secrète de partager l’invulnérabilité des héros ; Hagene simula un grand zèle pour Sîfrit. Il dit à Kriemhilt de le protéger contre ses ennemis.

« Son maître lui ordonna de dire ce qu’il avait appris.

« Si vous pouvez empêcher l’expédition, nous irons à la chasse. Maintenant je connais le secret de me rendre maître de lui. Pouvez-vous arranger cela ?

« — Je le ferai facilement », dit le roi.

« Les compagnons de Gunther étaient très-satisfaits. Je pense que jamais chevalier ne machina plus grande trahison que celle-ci, tandis que la reine se fiait complétement à sa loyauté.

« Le lendemain matin, le seigneur Sîfrit, avec mille de ses hommes, partit chevauchant plein de joie. Il pensait qu’il allait venger l’offense reçue par ses amis. Hagene le suivit de si près, qu’il put examiner son vêtement.

« Quand il eut aperçu la marque, il envoya secrètement deux de ses hommes, qui devaient apporter d’autres nouvelles, disant que Liudgèr les avait envoyés vers le roi pour annoncer que le pays de Gunther demeurerait en paix.

« Avec quels regrets Sîfrit retourna sur ses pas avant d’avoir vengé l’injure de ses amis ! Les hommes de Gunther le détournèrent avec peine de l’expédition. Il alla près du roi, qui se mit à le remercier.

« Que Dieu vous récompense, seigneur Sîfrit, vous, mon bon ami, de ce que vous faites si volontiers ce que je vous demande. Je serai toujours disposé à vous rendre service en raison de ce que je vous dois. Je me confie en vous plus qu’en tous mes autres fidèles.

« Maintenant que nous n’avons plus à conduire notre armée, je veux aller chasser l’ours et le sanglier dans le Waskem-wald, ainsi que je l’ai fait bien souvent. » C’était là le conseil de Hagene, l’homme très-déloyal.

« On dira à tous mes hôtes que je veux chevaucher de bon matin. Que ceux qui veulent chasser avec moi, se tiennent prêts. Que ceux qui veulent rester se divertissent avec les dames : ainsi ils me feront plaisir. »

« Le fort Sîfrit parla d’une loyale façon : « S’il vous plaît d’aller chasser, je vous accompagnerai bien volontiers. Mais vous me prêterez un piqueur et quelques chiens courants. Ainsi je chevaucherai parmi les sapins.

« — Si vous ne vous contentez pas d’un seul piqueur, répondit aussitôt le roi, je vous en prêterai quatre, qui connaissent parfaitement la forêt et les sentiers que suivent les animaux. Ils ne vous laisseront point revenir semblable à un exilé. »

« Le chevalier magnanime chevaucha vers sa femme. Hagene se hâta de dire au roi comment il comptait vaincre le guerrier superbe. Jamais ne s’accomplit une aussi coupable trahison.

« Ces hommes déloyaux préparaient ainsi sa mort, et leurs amis le savaient. Gîselhêr et Gêrnôt ne voulurent pas aller à la chasse. Je ne sais par quelle inimitié ils ne l’avertirent point ; ils en portèrent depuis la peine.

« Gunther et Hagene, ces guerriers très-audacieux, vantaient avec déloyauté une partie de chasse dans le bois. Avec leurs lances acérées ils voulaient poursuivre les sangliers, les ours et les bisons. Que pouvait-on faire de plus hardi ?

« Au milieu d’eux chevauchait Sîfrit avec une prestance royale. On emportait des vivres de toute espèce. Près d’une source fraîche, il allait perdre la vie : ainsi l’avait voulu Brunhilt, la femme du roi Gunther.

« Le vaillant héros alla trouver Kriemhilt. On chargeait sur des chevaux de bât son équipement de chasse et celui de ses compagnons. Ils allaient passer le Rhin. Jamais Kriemhilt ne ressentit tant de peine.

« Il baisa la bouche de sa bien-aimée : « Que Dieu m’accorde, femme, de te retrouver en bonne santé, et que tes yeux aussi puissent me revoir ! Tu te divertiras avec tes bons parents ; je ne puis rester ici. »

« Elle pensa au récit qu’elle avait fait à Hagene ; elle n’osait le lui avouer. Elle se prit à gémir, la noble reine, de ce qu’elle eût jamais reçu l’existence. Elle versa des larmes sans mesure, la femme merveilleusement belle.

« Elle dit au guerrier : « Laisse là cette chasse. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux sangliers sauvages te poursuivaient sur la bruyère ; et les fleurs en devinrent rouges. En vérité, c’est une grande angoisse qui me fait ainsi pleurer.

« Je crains fortement des machinations ennemies. Nous avons pu desservir quelqu’un qui nous aura voué une haine mortelle. Reste ici, cher seigneur, mon dévouement te le conseille.

« — Mon amie chérie, dans peu de jours je serai de retour. Je ne connais personne ici qui pourrait me porter de la haine. Tous tes parents me veulent également du bien. Aussi n’ai-je pas mérité de leur part un autre sentiment.

« — Non, mon seigneur Sîfrit, je crains que tu ne succombes. J’ai rêvé cette nuit d’un malheur, comme si deux montagnes tombaient sur toi, et jamais je ne devais te revoir ! Oh ! si tu veux me quitter, cela me fera de la peine jusqu’au fond du cœur. »

« Il saisit dans ses bras la femme riche en vertus et couvrit son beau corps de tendres baisers. Puis il se hâta de se séparer d’elle et de partir. Hélas ! depuis ce moment elle ne le vit plus jamais vivant.

« Ils chevauchèrent vers une forêt profonde ; maint guerrier rapide suivait Gunther et Sîfrit, par divertissement. Gêrnôt et Gîselhêr voulurent rester au palais. Hélas ! Kriemhilt ne vit plus jamais son époux vivant.

« Au-delà du Rhin, beaucoup de chevaux les précédaient, apportant aux chasseurs du pain, du vin, des viandes, du poisson et d’autres provisions, comme un roi si opulent en a en abondance.

« Les chasseurs fiers et impétueux campèrent à l’entrée de la vaste forêt, non loin du débouché des bêtes sauvages. Comme ils allaient chasser dans une vaste plaine, Sîfrit arriva : on en prévint le roi.

« De tous les côtés, les compagnons de chasse se tenaient attentifs. L’homme hardi, Sîfrit, le très-fort, parla : « Guerriers braves et rapides, qui donc nous conduira sur la trace du gibier ?

« — Voulez-vous que nous nous séparions ici, avant que nous commencions de chasser ? répondit Hagene. De cette façon, nous pourrons reconnaître, mes seigneurs et moi, qui de nous sera le plus adroit chasseur, dans cette expédition à travers la forêt.

« Nous partagerons gens et chiens, et chacun ira où il lui plaira d’aller. Alors celui qui aura le mieux chassé en recevra des louanges. » Les chasseurs ne restèrent pas longtemps ensemble.

« Le seigneur Sîfrit parla : « Je n’ai nul besoin de chiens, sauf d’un seul limier bien dressé à suivre la piste des bêtes parmi les sapins. Nous allons bien chasser », dit l’époux de Kriemhilt.

« Un vieux chasseur prit un limier qui en peu de temps conduisit le chef dans un endroit où se trouvait beaucoup de gibier. Les compagnons chassèrent tout ce qui se leva, ainsi que le font encore les bons chasseurs de nos jours.

« Tout ce que le chien faisait partir était abattu par la main de Sîfrit, le hardi, le héros du Niderlant. Son cheval courait si vite que rien ne lui échappait. De tous, il reçut des éloges pour la manière dont il chassait.

« Dans tous les exercices il était excessivement adroit. La première bête qu’il tua de sa main fut un sanglier. Bientôt après il trouva un monstrueux lion.

« Le limier le fit lever ; le héros lança avec son arc une flèche acérée qui transperça le lion : le monstre se précipita sur le chasseur, mais il ne fit que trois bonds. Les compagnons de chasse de Sîfrit le remercièrent.

« Puis en peu de temps il abattit un bison et un élan, quatre aurochs et un terrible cerf à barbe de bouc. Son coursier le portait si vite que rien ne lui échappait. Les biches et les cerfs, il ne les manquait guère.

« Le limier trouva un énorme sanglier. Comme il commençait de courir, voici venir le maître chasseur, qui se plaça sur son chemin. Furieux, le sanglier se précipita sur le hardi guerrier.

« L’époux de Kriemhilt le frappa avec l’épée, comme nul autre chasseur n’eût su le faire. Quand l’animal fut abattu, on reprit le chien. Ces exploits de chasse furent connus de tous les Burgondes.

« Les piqueurs lui dirent : « Faites-nous cette grâce, seigneur Sîfrit, épargnez une partie du gibier. Car sinon vous rendrez désertes la montagne et la forêt. » À ces mots, le héros rapide et valeureux se mit à sourire.

« On entendait de tous côtés retentir des cris. Le vacarme des gens et des chiens était si grand, que la montagne et les sapins en renvoyaient l’écho. On avait lâché vingt-quatre couples de chiens.

« Un grand nombre d’animaux perdirent la vie. Les Burgondes croyaient faire en sorte d’obtenir le prix de la chasse ; mais cela ne fut point possible, quand on vit arriver le fort Sîfrit auprès du feu du campement.

« La chasse tirait à sa fin, mais n’était pas encore complétement terminée. Ceux qui voulaient s’approcher du foyer, y apportaient la peau de mainte bête et du gibier en abondance. Ah ! que de vivres on prépara pour la compagnie.

« Le roi fit annoncer aux chasseurs de haute lignée qu’il allait prendre son repas. On sonna une seule fois très-fortement de la trompe, afin qu’on sût au loin qu’on pouvait trouver le noble prince à la halte.

« Un des piqueurs de Sîfrit parla : « J’entends par le son de la trompe que nous devons nous rendre au campement. Je vais y répondre. » Et de tous côtés, le son du cor rappelait les chasseurs.

« Le seigneur Sîfrit dit : « Maintenant sortons des sapins », et son cheval le portait légèrement ; ses compagnons le suivaient. Leurs cris firent lever une bête terrible, un ours farouche. Le héros se retourna, disant :

« Je veux donner un divertissement à nos compagnons. Détachez le chien ; je vois un ours qui va nous accompagner au camp. S’il ne se sauve rapidement, il ne nous échappera pas. »

« Le limier est lancé : l’ours fuit. L’époux de Kriemhilt veut le dépasser, mais la bête se réfugie dans une clairière d’arbres abattus ; la poursuite y était impossible. Le vigoureux animal croyait bien être là à l’abri des chasseurs.

« Le fier et beau chevalier saute à bas de son coursier et s’élance après l’ours, qui, à bout de ressources, ne pouvait lui échapper. Le héros le saisit aussitôt, et, sans recevoir aucune blessure, le garrotte en un instant.

« Ni griffes ni dents ne peuvent atteindre le guerrier, il attache l’ours à sa selle, remonte à cheval, et, avec grande audace, le ramène au foyer du camp ; c’était un jeu pour ce héros bon et intrépide.

« Il chevauchait vers la halte, avec une allure vraiment princière ; sa lance était longue, forte et large ; une belle épée pendait jusque sur ses éperons. Le chef avait aussi un cor magnifique d’or rouge.

« Jamais je n’ai ouï parler d’un meilleur équipement de chasse. Il portait un vêtement d’étoffe noire et un chaperon de zibeline, d’une grande richesse. À quels cordons magnifiques était suspendu son carquois !

« On l’avait recouvert d’une peau de panthère à cause de sa bonne odeur. Il portait aussi un arc qu’on devait bander avec un levier, quand il ne le faisait pas lui-même.

« Tout son vêtement était orné, du haut jusqu’en bas, de peau de lynx. Sur la riche pelleterie mainte plaque d’or étincelait sur les deux flancs du hardi maître chasseur.

« Il portait aussi Balmung, une épée large et belle. Elle était si acérée, que quand on en frappait un casque, elle le fendait sans peine. Ah ! le tranchant en était bon ! Le superbe chasseur était en humeur joyeuse.

« Puisque je dois vous faire un récit exact, sachez que son carquois était plein de flèches, dont le fer, large comme la main, était attaché au bois par des plaques d’or. Tout ce qu’il perçait de ces flèches devait bientôt mourir.

« Le noble chevalier allait donc chevauchant dans sa magnificence. Quand les hommes de Gunther le virent venir, ils coururent à sa rencontre pour tenir son coursier. Il amenait attaché à la selle l’ours énorme et terrible.

« Quand il fut descendu de cheval, il détacha la corde qui liait les pattes et la gueule de l’ours. Dès qu’ils virent l’animal, les chiens se mirent à aboyer à grand bruit. La bête voulait retourner au bois, ce qui effraya les gens.

« Le vacarme fit fuir l’ours vers la cuisine. Oh ! comme il chassa les cuisiniers loin du feu ! Plus d’un chaudron fut renversé, plus d’un brandon dispersé. Ah ! quels bons mets on trouva jetés dans les cendres !

« Les chefs et leurs hommes sautèrent de leur siége. L’ours commença de s’irriter. Le roi ordonna de lâcher toute la meute, qui était attachée par des cordes. C’eût été un jour de grand plaisir s’il avait bien fini !

« Sans tarder davantage, avec des arcs et des piques, les plus rapides coururent à la poursuite de l’ours. Il y avait tant de chiens que nul n’osait tirer. Les cris des gens faisaient retentir toute la montagne.

« L’ours se mit à fuir devant les chiens. Nul ne pouvait le suivre, si ce n’est l’époux de Kriemhilt, qui l’atteignit l’épée à la main et le frappa à mort. On rapporta le monstre auprès du feu.

« Ceux qui voyaient cela disaient que c’était un homme bien fort. On pria les fiers compagnons de chasse de se rendre à table ; sur une belle pelouse ils étaient assis très-nombreux. Ah ! quels mets de chevalier on servit à ces braves chasseurs.

« Les échansons, qui devaient apporter le vin, venaient lentement. Du reste, les héros ne pouvaient être mieux servis ; s’ils n’avaient point caché une âme si déloyale, ces guerriers eussent été préservés de toute honte.

« Le seigneur Sîfrit parla : « Je m’étonne que, puisqu’on nous apporte tant de mets de la cuisine, les échansons ne nous offrent pas de vin. Si on ne sert pas mieux les chasseurs, je ne veux plus prendre part à aucune chasse.

« J’ai cependant bien mérité qu’on fasse un peu plus attention à moi. » Le roi, de la table où il était assis, lui répondit avec fausseté : « Nous ferons volontiers amende honorable pour ce qui a pu vous manquer aujourd’hui. C’est Hagene qui veut nous faire mourir de soif. »

« Hagene de Troneje dit : « Mon cher seigneur, je croyais que la chasse aurait lieu aujourd’hui dans le Spehtshart ; c’est là que j’ai envoyé le vin. Si nous demeurons altérés aujourd’hui, comme je veillerai à éviter chose semblable désormais ! »

« Le Niderlander parla : « Ah ! puissiez-vous en pâtir ! Sept bêtes de somme auraient dû nous amener du vin clairet et de l’hydromel, ou si cela était impossible, on aurait dû nous faire camper aux bords du Rhin. »

« Hagene de Troneje répondit : « Chevaliers nobles et impétueux, je connais tout près d’ici une fraîche fontaine, et, afin que vous ne vous irritiez point, nous allons nous y rendre. » L’avis qu’il donnait devait causer bien des maux à maints guerriers.

« L’homme hardi n’avait pas l’âme faite de façon à deviner leur trahison. Plein de vertus, il était étranger à toute fausseté. Ils devaient porter la peine de sa mort et n’en point tirer avantage.

« La soif pressait Sîfrit, le héros. Il commanda d’enlever aussitôt les tables, afin d’aller vers la montagne, à la recherche de la source. Hagene avait donné ce conseil avec une intention perfide.

« On chargea sur des chariots les bêtes tuées par la main de Sîfrit, et on les transporta à travers le pays. Tous ceux qui voyaient cela lui accordaient grand honneur. Mais Hagene trahit méchamment sa foi envers Sîfrit.

« Comme ils se mettaient en marche vers le grand tilleul, Hagene parla : « On m’a souvent dit que nul ne pouvait suivre, à la course, l’époux de Kriemhilt. Voudrait-il nous le faire voir ? »

« Le brave Sîfrit de Niderlant répondit : « Vous pouvez l’essayer. Voulez-vous me suivre jusqu’à la fontaine ? Nous ferons un pari : si vous y consentez, on accordera le prix à celui qu’on aura vu vaincre.

« — Eh bien ! nous essayerons », reprit Hagene, la bonne épée.

« Le fort Sîfrit ajouta :

« Je veux même me coucher à vos pieds sur l’herbe. » Comme Gunther entendait cela avec plaisir !

« Le valeureux guerrier dit encore : « Je vous dirai plus, je veux porter sur moi ma pique et mon bouclier et tout mon équipement de chasse. Aussitôt il attacha ensemble son carquois et son épée.

« Ils se dépouillèrent de leurs vêtements, et tous deux se tenaient là en leurs blanches chemises. Semblables à deux panthères sauvages, ils coururent sur le trèfle ; mais on vit le hardi Sîfrit arriver le premier près de la fontaine.

« En toutes choses, il emportait le prix sur les autres hommes. Aussitôt il détache son épée, dépose ensuite son carquois et sa forte pique contre une branche de tilleul. Près du courant de la source, il se tenait, le superbe étranger.

« Les vertus de Sîfrit étaient bien grandes. Il posa son bouclier à côté des ondes de la fontaine. Mais quelque grande que fût sa soif, il ne voulut point boire avant que le roi n’eût bu. Il en reçut bien funeste récompense.

« L’eau de la source était fraîche, transparente et bonne ; Gunther se baissa vers le flot ; puis il se releva quand il eut bu. Le brave Sîfrit en eût volontiers fait autant.

« Il paya cher sa bonté. Hagene emporta loin de lui l’arc et l’épée, puis il revint en hâte saisir la pique. Alors il chercha la marque sur le vêtement du héros.

« Au moment où le seigneur Sîfrit se penchait sur la fontaine pour y boire, il le frappa, à travers la petite croix marquée, si violemment, que le sang du cœur jaillit de la blessure jusque sur les habits de Hagene. Jamais guerrier ne commit pareille scélératesse.

« Il laissa la pique fichée dans le cœur. Jamais, devant nul homme au monde, Hagene n’avait fui si affreusement.

« Quand le fort Sîfrit sentit la profonde blessure, furieux, il se releva de la source en bondissant. Le bois de la longue pique lui sortait du cœur. Le chef croyait trouver sous sa main son arc et son épée : Hagene eût été récompensé selon son mérite.

« Le héros blessé, ne trouvant point son épée, saisit son bouclier au bord de la fontaine et poursuivit Hagene. L’homme-lige du roi Gunther ne pouvait échapper.

« Quoique blessé à mort, Sîfrit le frappa si rudement de son bouclier, que les riches pierreries en jaillirent et qu’il se brisa en éclats. Ah ! qu’il eût voulu se venger, le noble hôte !

« Soudain, par sa main, Hagene est abattu. La clairière retentit bruyamment de la force du coup. S’il avait tenu son épée, Hagene était mort. Il s’irritait de sa blessure et sa détresse était grande.

« Ses couleurs pâlissent ; il ne peut plus se soutenir. Les forces de son corps puissant l’abandonnent. Sur ses joues blêmes, il porte l’empreinte de la mort, il fut bien pleuré par les belles femmes.

« Il tomba parmi les fleurs, l’époux de Kriemhilt ! Le sang coulait à flots hors de sa blessure. Il se mit à adresser des reproches à ceux qui avaient déloyalement conseillé sa mort. Sa suprême angoisse le faisait parler.

« Le blessé dit : « Vous, lâches et méchants, à quoi m’a servi tout ce que j’ai fait pour vous, puisque vous m’assassinez ainsi ? Je vous ai toujours été fidèle ; je le paye cher maintenant. Hélas ! vous avez bien cruellement agi envers votre ami !

« À partir de ce jour, ceux qui naîtront de vous seront déshonorés à jamais. Vous avez, sur mon corps, trop satisfait votre haine. Vous serez exclu avec la honte du nombre des bons chevaliers. »

« Tous les guerriers accoururent là où le blessé était couché. C’était un jour funeste pour beaucoup d’entre eux. Il était plaint par ceux qui avaient quelque loyauté. Il l’avait bien mérité de la part de tous, ce héros magnanime !

« Le roi des Burgondes lui-même déplorait sa mort. Le mourant parla : « C’est sans raison que celui qui a commis le crime en pleure. Il mérite grand déshonneur. Que n’y a-t-il renoncé ? »

« Le féroce Hagene répondit : « J’ignore ce que vous regrettez. Nos peines et nos soucis sont maintenant terminés. Désormais nous n’en trouverons plus guère qui oseront nous résister. Grâce à moi, nous sommes débarrassés du héros.

« — Il vous est facile maintenant de vous vanter, dit Sîfrit. Si j’avais connu vos ruses d’assassin, j’aurais bien su défendre ma vie contre vous. Mais je ne regrette rien davantage que dame Kriemhilt, ma femme.

« Maintenant, que Dieu ait pitié du fils qu’il m’a donné, auquel on reprochera plus tard que des gens de sa famille ont assassiné un homme. Si j’en ai la force, voilà ce que je veux amèrement déplorer.

« Jamais, dit-il au roi, n’a été commis un meurtre plus horrible, que celui dont je tombe la victime. Je vous conservai la vie et l’honneur dans vos plus pressants dangers. J’ai payé bien chèrement tous les services que je vous ai rendus. »

« Alors le guerrier blessé à mort ajouta tristement : « Voulez-vous, noble roi, faire encore quelque chose de loyal en ce monde ? Laissez-moi confier à votre merci ma chère bien-aimée.

« Qu’elle puisse jouir de l’avantage d’être votre sœur. Elle a toujours été ma compagne fidèle, pleine de royales vertus. Mon père et mes guerriers vont m’attendre longtemps ! Non, jamais on n’a traité si cruellement un ami dévoué. »

« Sous l’étreinte de la douleur, il se tordait affreusement ; il parla d’une voix lamentable : « Il se peut que plus tard vous vous repentiez de ce lâche assassinat. Croyez-en ma parole véridique, vous vous êtes frappés vous-mêmes. »

« Tout autour de lui les fleurs étaient baignées de sang. Il luttait contre la mort. Mais bientôt tout fut fini. L’arme homicide l’avait atteint trop profondément. Il devait mourir là, le guerrier vaillant et magnanime.

« Quand les chefs virent que le héros était mort, ils le mirent sur un bouclier d’or rouge ; puis ils se consultèrent pour savoir comment on cacherait que c’est Hagene qui l’avait tué.

« Plusieurs d’entre eux dirent : « Mal nous est advenu. Nous devons tous cacher le fait et dire d’un commun accord : L’époux de Kriemhilt, étant allé chasser seul, des brigands l’ont tué, tandis qu’il chevauchait à travers les sapins. »

« Hagene de Troneje répondit : « Je le ramènerai moi-même au palais. Il m’est bien égal qu’elle apprenne la vérité, celle qui a affligé le cœur de Brunhilt. Je m’inquiète peu de ce qu’elle fera quand elle sera dans les larmes. »

« Maintenant vous allez apprendre de moi l’indication exacte de la fontaine où Sîfrit fut tué. Devant l’Otenwald est un village du nom d’Otenhaim ; là coule encore la source, on ne peut le mettre en doute.

« Ils attendirent jusqu’à la nuit et repassèrent le Rhin. Jamais chasse plus funeste ne fut faite par des guerriers. Car le gibier qu’ils avaient abattu fut pleuré par mainte noble femme et la vie de maint bon chevalier devait payer pour celle de la victime.

« Vous allez entendre le récit d’une bien grande audace et d’une effroyable vengeance. Hagene fit porter le cadavre de Sîfrit du Nibeluge-lant, devant la chambre où se trouvait Kriemhilt.

« Il le fit déposer secrètement devant la porte, afin qu’elle le trouvât là, au moment où elle sortirait, avant qu’il ne fît jour, pour aller à matines, auxquelles dame Kriemhilt manquait rarement.

« On sonna à la cathédrale, suivant la coutume. Kriemhilt la très-belle éveilla ses femmes ; elle ordonna qu’on lui apportât ses vêtements et de la lumière. Survint alors un camérier, qui trouva là Sîfrit.

« Il le vit teint de sang ; ses habits en étaient tout inondés. Il ne savait pas encore que c’était son maître. Il porta dans la chambre le flambeau qu’il tenait à la main ; à sa lueur, dame Kriemhilt allait reconnaître l’affreuse vérité.

« Comme elle allait se rendre à l’église avec ses femmes, le camérier lui dit :

« Dame, arrêtez-vous. Il y a là, couché devant la porte, un chevalier mort.

« — Hélas ! dit Kriemhilt, quelle nouvelle m’annonces-tu ? »

« Avant qu’elle n’eût vu que c’était son mari, elle se mit à penser à la question de Hagene : comment il devait faire pour préserver la vie de Sîfrit. Elle sentit en ce moment le premier coup de la douleur. Par cette mort, toute joie était chassée loin d’elle, sans retour.

« Elle s’affaissa à terre et ne dit pas un mot. On voyait là, étendue, la belle infortunée. Les gémissements de Kriemhilt furent terribles et sans bornes. Revenue de son évanouissement, elle faisait retentir tout le palais de ses cris.

« Quelqu’un de sa suite parla : « Quel peut être cet étranger ? » Si grande était la douleur de son âme, que le sang lui sortait de la bouche. Elle s’écria : « Non, non, c’est Sîfrit mon bien-aimé. Brunhilt a donné le conseil, Hagene l’a exécuté. »

« Elle se fit conduire là où gisait le héros. De ses mains blanches elle souleva sa tête si belle. Quoique rougie de sang, elle la reconnut aussitôt. Lamentablement il était couché là, le héros du Niderlant !

« La douce reine s’écria avec désespoir : « Malheur à moi, quelle souffrance ! Non, ton bouclier n’est pas lacéré par les épées ; tu as été assassiné. Si j’apprends qui t’a frappé, je le poursuivrai jusqu’à la mort. »

« Toutes les personnes de sa suite pleuraient et gémissaient avec elle. Car leur regret était grand d’avoir perdu leur noble seigneur. Hagene avait vengé bien cruellement l’offense de Brunhilt.

« L’infortunée parla : « Allez en toute hâte éveiller les hommes de Sîfrit. Dites aussi ma douleur à Sigemunt ; priez-le de venir avec moi pleurer le vaillant Sîfrit. »

« Un messager courut en toute hâte là où reposaient les guerriers de Sîfrit du Nibelung-lant. La triste nouvelle leur enleva toute joie. Mais ils n’y crurent point, avant d’avoir entendu les gémissements.

« L’envoyé se hâta d’arriver près de la couche du roi. Sigemunt, le vieux chef, ne dormait pas. Je pense que son cœur lui révélait ce qui était arrivé et qu’il ne devait plus jamais voir Sîfrit.

— « Éveillez-vous, seigneur Sigemunt : Kriemhilt, ma maîtresse, m’ordonne de venir auprès de vous pour vous dire qu’un malheur lui est arrivé, qui plus que nul autre malheur, l’a frappée au cœur. Vous aurez aussi à gémir avec elle, car cela vous touche de près. »

« Sigemunt se souleva et dit :

« Quel est ce malheur de la belle Kriemhilt, dont tu me parles ? »

« L’autre répondit en pleurant :

« Je ne puis vous le cacher, oui, le vaillant Sîfrit du Niderlant a été assassiné. »

« Le roi Sigemunt reprit :

« Cesse de railler, je le l’ordonne, et ne répète pas cette affreuse nouvelle, qu’on ait osé dire qu’il était tué. Car, jamais jusqu’à ma mort, je ne m’en pourrais consoler.

« — Si vous ne voulez croire ce que vous m’avez entendu dire, venez écouter les gémissements que poussent Kriemhilt et sa suite sur la mort de Sîfrit. » Sigemunt s’émut fortement : une angoisse terrible s’empara de lui.

« Il sauta à bas de sa couche, ainsi que cent de ses hommes, qui armèrent leurs mains de leurs armes longues et acérées. Ils accoururent aux cris de désolation. Mille guerriers, des fidèles du hardi Sîfrit, arrivèrent ensuite là où l’on entendait les femmes se lamenter tristement. Elles s’aperçurent alors qu’elles n’étaient pas complétement vêtues. Le désespoir les privait de leurs sens. Une profonde douleur était fixée au fond de leur cœur.

« Le roi Sigemunt alla trouver Kriemhilt et dit :

« Hélas ! malheur à ce voyage en ce pays ! Qui donc a pu tuer avec tant de barbarie ton époux, mon fils, chez des amis si dévoués ?

« — Si je parviens à le connaître, dit la très-noble dame, jamais ni mon bras ni mon cœur ne lui pardonneront. Je le voue à de tels maux, que par moi tous ses amis seront à jamais condamnés à gémir. »

« Le seigneur Sigemunt prit le prince dans ses bras. Les gémissements de ses amis étaient si grands, que de leurs cris de désolation retentissaient le palais, la salle et la ville de Worms tout entière.

« Nul ne pouvait consoler la femme de Sîfrit. On dépouilla son beau corps de ses vêtements, on lava sa blessure et on le plaça sur une civière. Ses amis souffraient cruellement en leur grand désespoir.

« Les guerriers du Nibelunge-lant parlaient entre eux : « Il faut que d’une ferme volonté nous consacrions notre bras à sa vengeance. Il est dans cette maison, celui qui a commis le meurtre. » Tous les hommes de Sîfrit coururent s’armer.

« Ces hommes d’élite arrivèrent là au nombre de onze cents et Sigemunt le riche était à leur tête. Il voulait venger la mort de son fils, ainsi que le lui commandait son honneur.

« Ils ne savaient pas qui ils devaient attaquer, sinon Gunther et ses fidèles, qui avaient accompagné le seigneur Sîfrit à la chasse. Quand Kriemhilt les vit armés, ce fut pour son cœur une nouvelle amertume.

« Quelque grande que fût sa douleur, quelque terrible que fût sa détresse, elle craignit tellement de voir succomber les Nibelungen sous la main des fidèles de son frère, qu’elle les arrêta. Elle les admonesta avec douceur, comme fait ses amis un ami fidèle.

« Cette femme riche en infortunes parla : « Mon seigneur Sigemunt, qu’allez-vous tenter ? Vous ne savez pas combien d’hommes vaillants a le roi Gunther. Vous vous perdrez tous, si vous voulez attaquer ces guerriers. »

« Leurs boucliers fortement attachés au bras, ils avaient soif de combattre. La noble reine les pria, leur commanda de s’en abstenir ; ces guerriers magnanimes n’y voulaient pas consentir, car cela leur brisait le cœur.

« Elle dit : « Mon seigneur Sigemunt, laissez là ce projet jusqu’en des moments plus opportuns. Je serai toujours avec vous pour venger mon époux. Celui qui me l’a ravi, quand je le connaîtrai, me le payera cher.

« Ils ont ici aux bords du Rhin une trop grande puissance ; c’est pourquoi je ne veux pas vous conseiller la lutte ; ils seraient trente contre un. Que Dieu leur rende largement tout le bien qu’ils nous ont fait !

« Ainsi, demeurez ici et souffrons ensemble cet affreux malheur. Quand il commencera à faire jour, vous m’aiderez, guerriers magnanimes, à ensevelir mon époux chéri. » Les guerriers répondirent : « Qu’il soit fait ainsi, maîtresse bien-aimée. »

« Personne ne peut vous dire comme on entendit se lamenter misérablement les femmes et les chevaliers, tellement que toute la ville ouït leurs gémissements. Les nobles gens de la ville accoururent en hâte.

« Ils pleurèrent avec les étrangers ; car c’était pour eux une dure peine. Ils ignoraient pour quelles offenses Sîfrit, le noble héros, avait perdu la vie. Les femmes des bons habitants du bourg pleurèrent avec celles de la reine.

« On ordonna à des forgerons de faire en hâte un cercueil d’or et d’argent, très-grand et très-fort, réuni par des plaques de bon acier. L’âme de chacun était profondément attristée.

« La nuit était passée, on annonça le jour. La noble dame fit porter à la cathédrale le seigneur Sîfrit, son époux bien-aimé. Tout ce qu’il avait là d’amis suivait en pleurant.

« Quand on le porta dans l’église, que de cloches sonnèrent ! On entendait de toutes parts le chant de maints prêtres. Vinrent aussi le roi Gunther avec ses hommes, et le féroce Hagene ; ils eussent mieux fait de s’en abstenir.

« Le roi dit : « Chère sœur, hélas ! quelle souffrance est la tienne ! Que n’avons-nous pu échapper à ce grand malheur ! Nous déplorerons toujours la mort de Sîfrit.

« — Vous le faites sans motif, dit la femme désolée ; si vous aviez dû en avoir du regret, cela ne serait pas arrivé. Ah ! vous n’avez point pensé à moi, je puis bien le dire, puisque me voilà séparée à jamais de mon époux chéri. Hélas ! pourquoi le vrai Dieu n’a-t-il pas voulu que ce fût moi qui fusse frappée. »

« Ils maintinrent leurs mensonges. Kriemhilt s’écria : « Que celui qui est innocent, le fasse voir clairement ! Qu’il marche en présence de tous vers la civière : on connaîtra bientôt ainsi quelle est la vérité. »

« Ce fut un grand prodige, et qui pourtant arrive souvent : dès que le meurtrier approcha du mort, le sang sortit de ses blessures. Voilà ce qui eut lieu et on reconnut ainsi que Hagene avait commis le crime.

« Les blessures saignèrent comme elles avaient fait étant fraîches. Les lamentations avaient été grandes ; elles le furent bien davantage. Le roi Gunther parla : « Je veux que vous sachiez que des brigands ont assassiné Sîfrit. Ce n’est pas Hagene qui l’a fait. »

XV

Les obsèques du héros sont longues et pieuses ; Kriemhilt fait dire mille messes ; quand il est mis en terre elle demande à revoir encore sa belle tête ; elle tombe sans connaissance sur le corps de son époux, elle y reste trente-six heures. Elle veut partir avec Sigemunt son beau-père. La famille de Worms s’y oppose et la retient à force de tendresses ; on lui charpente une belle maison de bois à côté de la cathédrale où repose la tombe de son mari. Trois années se passent dans cette douleur, puis elle se venge. — On lui propose de revoir Hagene et de lui pardonner.

— Oh que n’ai-je évité, dit-elle, de trahir le secret du beau corps de Sîfrit ? Ma bouche accordera le pardon. Mais non jamais mon cœur ! il est ferme.

On fit venir sa dot du pays de Nibelungen, huit mille cavaliers en étaient chargés ; ce n’était qu’or et pierreries. La dot de la veuve remplit ses tours et son palais. Hagene craignit l’usage qu’elle en ferait, et conseilla au roi de l’en priver. Gunther s’y refusa noblement. Hagene, profitant de son absence, s’empare du trésor et le jette dans le Rhin pour le saisir plus tard.

XVI

Ici tout change : la fidèle Kriemhilt va demeurer chez la vieille reine de Worms (Uote), qui bâtit un monastère auprès de Worms ; on y ensevelit Sîfrit définitivement pour y attirer sa belle veuve.

Le roi Etzel, du pays de Hongrie, soumis à Attila, perd par la mort la reine Helche, sa femme accomplie. Il cherche une autre épouse. On lui parle de Kriemhilt, veuve de Sîfrit, la plus belle des femmes. — Comment, dit-il, pourrai-je obtenir cette belle au besoin, puisque je suis payen et elle chrétienne. — Le margrave Ruedigêr, auquel il se confie pour aller demander en mariage la belle Kriemhilt, partit avec cinq cents chevaliers. Il s’arrêta chez lui en Bavière pour voir sa femme et sa fille. Huit jours après il était avec sa vaillante suite sur les bords du Rhin. Le roi Gunther prit l’ambassadeur par la main, il le conduisit lui-même à son trône, et fit venir pour son hôte l’hydromel et le vin fameux du Rhin.

XVII

Les négociations durèrent treize jours. Hagene seul déconseilla le mariage. Gunther insiste ; il lui paraît avantageux de placer sa sœur sur le trône d’Attila. Après une longue résistance, Kriemhilt consentit, dans le seul espoir de se venger sur Hagene de la mort de Sîfrit. Elle distribua une partie de son trésor et emmena avec elle cent des plus belles jeunes filles de Worms. Ce voyage, raconté dans tous ses détails par le poëte, s’accomplit non sans des dangers infinis, surtout au passage du Danube. Enfin, ils arrivent à Vienne en Autriche ; le roi Etzel était venu jusque-là au-devant de Kriemhilt. L’entrevue est émouvante, le roi Etzel est ravi de la beauté de sa fiancée.

« Non loin de là s’élevait une tente magnifique. La plaine était couverte de pavillons de feuillage, où l’on devait se reposer après les fatigues du jour. Maintes belles jeunes filles y furent conduites par les chevaliers et à la suite de la reine, qui s’assit sur un siége garni d’étoffe. Le margrave s’était occupé d’arranger avec soin le siége de Kriemhilt. Le cœur d’Etzel en fut réjoui.

« J’ignore ce qu’Etzel dit en ce moment. Dans sa main droite il tenait la blanche main de la reine. Ils étaient assis côte à côte, tendrement. Mais Ruedigêr, la bonne épée, ne permit pas encore au roi de lui offrir son amour seul à seule.

« On fit cesser partout les tournois. Le grand fracas prit fin après de glorieux exploits. Les hommes d’Etzel se rendirent dans les huttes. On procura à tous des logements suffisants.

« Le jour était à sa fin. Chacun se livra au repos jusqu’à ce qu’on vit luire la brillante aurore. Alors les hommes se hâtèrent vers leurs chevaux. Ah ! que de jeux sont entreprit en l’honneur du roi.

« Le roi commanda aux Hiunen de se préparer pour rendre à la reine les honneurs qu’on lui destinait. De Tulna on chevaucha vers la ville de Wiene, où l’on trouva grand nombre de dames très-bien vêtues. Elles reçurent avec de grands hommages la femme du roi Etzel.

« Tout ce qui était nécessaire était là à leur usage, en grande profusion. Plus d’un héros magnanime se réjouissait aux cris d’allégresse. On se mit à s’installer, et les noces du roi commencèrent au milieu de la joie générale.

« Tous ne purent se loger dans la ville. Ruedigêr pria ceux qui n’étaient pas étrangers de prendre des logements dans le pays d’alentour. Je pense que sans cesse on trouvait près de Kriemhilt :

« Le seigneur Dietrîch et maint autre guerrier. Ils avaient fort à faire pour distraire l’esprit de leurs hôtes. Ruedigêr et ses amis se livraient à de joyeux divertissements.

« La Pentecôte fut le jour des noces, où le roi Etzel reposa à côté de Kriemhilt, dans la ville de Wiene. Auprès de son premier époux elle n’avait pas acquis, j’imagine, le service de tant de guerriers.

« Elle se fit connaître par ses dons à ceux qui ne purent la voir. Plus d’un d’entre ceux-ci dit aux étrangers : « Nous croyions que dame Kriemhilt ne possédait plus de richesses et ici elle fait merveille avec ses présents. »

« Les noces durèrent dix-sept jours. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’aucun roi en eut de plus belles, ou du moins nous l’ignorons. Tous ceux qui étaient là portaient des vêtements neufs.

« En aucun temps, je crois, elle ne siégea dans le Niderlant avec tant de guerriers. Et je pense que Sîfrit, quoiqu’il fût riche en biens, ne s’attacha jamais un si grand nombre de nobles hommes qu’on en voyait là devant Etzel.

« Jamais roi ne donna, à ses noces, tant de riches manteaux, grands et larges, ni de si bons vêtements que ceux qui furent distribués à profusion, par la volonté de Kriemhilt, à toutes les personnes qui en voulaient.

« Ses amis et aussi les étrangers étaient d’humeur si généreuse qu’ils n’épargnèrent point leur bien. Ils étaient disposés à donner ce que chacun désirait. Plus d’un chevalier, par bonté d’âme, se dépouilla de tout, même de ses vêtements.

« La reine pensait au temps où elle était près du Rhin avec son époux chéri ; des larmes mouillèrent ses yeux, mais elle les cacha soigneusement, de façon que nul ne pût le remarquer. Elle recevait de grands honneurs après avoir subi tant de souffrances.

« Quelle que fût la générosité des autres, elle n’était rien auprès de celle de Dietrîch. Il distribua tout ce que le fils de Botelung lui avait donné. La main du bon Ruedigêr fit aussi des merveilles.

« Le prince Blœdel de l’Ungerlant fit vider maints coffres pleins d’or et d’argent, dont on fit largesse. En vérité, les guerriers du roi vivaient bien grandement.

« Werbel et Swmel, les joueurs d’instrument du roi, gagnèrent chacun, je pense, au moins mille marcs et même davantage à cette fête, où la belle Kriemhilt porta la couronne à côté d’Etzel.

« Au matin du dix-huitième jour, ils partirent de Wiene. Dans les jeux chevaleresques bien des boucliers furent brisés par les lances que les héros portaient en leurs fortes mains. Le roi Etzel se mit en marche vers le Hiunen-lant.

« On passa la nuit dans l’antique Heimburc. Personne ne peut se figurer avec quelle puissance cette immense troupe chevauchait dans le pays. Et que de belles femmes aussi on allait trouver dans la patrie !

« Ils s’embarquèrent à Misenburc la riche. Le fleuve était couvert, aussi loin qu’on pouvait le voir couler, d’hommes et de chevaux en si grand nombre, qu’il semblait terre ferme. Les femmes fatiguées de la route jouirent là de la douceur du repos.

« Maints bons vaisseaux furent attachés ensemble, de façon à mettre tout le monde à l’abri des ondes et du courant. On tendit au-dessus de bonnes tentes : c’était comme si on se fût trouvé dans la plaine sur terre ferme.

« Ces nouvelles arrivèrent au burg d’Etzel, et hommes et femmes s’y réjouirent. La suite d’Helche, qui jadis servait cette princesse, passa depuis des jours heureux auprès de Kriemhilt.

« Là attendait plus d’une noble vierge qui depuis la mort d’Helche était dans la douleur. Kriemhilt y trouva sept filles de rois, dont la beauté ornait les États d’Etzel.

« La jeune dame Herrât dirigeait cette suite. Elle était fille de la sœur de Helche et riche en vertus, l’épouse de Dietrîch et l’enfant d’un noble roi, étant fille de Nentwin. Plus tard elle fut l’objet de grands honneurs.

« Son âme se réjouit de l’arrivée des étrangers ; de grands préparatifs étaient faits pour les recevoir. Qui pourrait vous décrire la vie que le roi mena depuis ? On n’avait pas mieux vécu chez les Hiunen du temps de l’autre reine.

« Quand le roi et sa femme eurent quitté les bords du fleuve, on dit le nom de ces dames à la noble Kriemhilt, qui les salua très-gracieusement. Oh ! avec quelle puissance elle occupa la place d’Helche !

« Chacun lui offrit son loyal service ; la reine distribua à pleines mains de l’or et des vêtements, de l’argent et des pierreries. Elle donna alors tout ce qu’elle avait apporté chez les Hiunen, de par-delà le Rhin.

« Aussi depuis lors, tous les parents et tous les hommes du roi lui furent-ils soumis avec dévouement, si bien que dame Helche ne leur commanda jamais d’une manière plus absolue, que ne le fit Kriemhilt jusqu’à sa mort.

« La cour et le pays vivaient si honorablement, qu’en tout temps on y trouvait des divertissements suivant le goût et l’humeur de chacun, par l’effet de la générosité du roi et de la bonté de la reine. »

XVIII

« Ils vécurent ensemble avec grand honneur jusqu’à la septième année. Pendant ce temps, la reine enfanta un fils ; jamais le roi Etzel n’eut plus grande joie.

« Elle ne cessa de renouveler ses instances jusqu’à ce que l’enfant d’Etzel fût baptisé suivant la coutume chrétienne. Il fut nommé Ortliep. Il y eut grande réjouissance dans le pays d’Etzel.

« Toutes les bonnes vertus pratiquées par dame Helche, dame Kriemhilt s’efforçait maintenant de les imiter chaque jour de plus en plus. Herrât, la femme illustre, l’initiait aux usages ; mais secrètement elle regrettait beaucoup Helche.

« La reine était bien connue des étrangers et des gens du pays qui disaient que jamais femme meilleure et plus douce ne posséda pays du roi. Ils tenaient cela pour certain. Elle mérita ainsi pendant treize ans les louanges des Hiunen.

« Elle s’était bien aperçue que nul ne s’opposait plus à ses volontés, comme le font parfois les guerriers du Roi à la femme de leur souverain. Elle voyait sans cesse devant elle douze rois, et elle se prit à penser aux nombreuses offenses qu’elle avait reçues jadis dans sa patrie.

« Elle songeait aussi aux grands honneurs dont elle jouissait dans le Nibelungen-lant, où elle était si puissante, quand la main d’Hagene l’en dépouilla en tuant Sîfrit, et elle cherchait les moyens de lui faire porter la peine de son crime.

« J’y parviendrais, se disait-elle, si je pouvais seulement l’attirer en ce pays. » Elle rêva que souvent Gîselhêr, son frère, marchait à ses côtés, la tenant par la main. Elle l’embrassait fréquemment dans son doux sommeil. Depuis que de soucis elle éprouva !

« Je pense que ce fut par l’inspiration du mauvais esprit qu’elle se sépara de Gunther si amicalement, et qu’elle l’embrassa en quittant le pays des Burgondes. Souvent des larmes brûlantes mouillaient ses vêtements.

« Soir et matin cette idée occupait son âme : comment on avait pu l’amener, elle, innocente, à épouser un homme païen. C’étaient Hagene et Gunther qui l’avaient réduite à cette extrémité.

« Certain désir ne quittait point son cœur. Elle pensait : « Je suis si puissante et je possède tant de richesses que je pourrais bien faire pâtir mes ennemis. Que volontiers je me vengerais de Hagene de Troneje !

« Souvent mon cœur gémit au souvenir de mon bien-aimé. Ah ! si j’étais près de ceux qui m’ont causé tant de maux, que je leur ferais payer cher la mort de mon ami ! C’est avec peine que j’attends encore. » Ainsi parlait la femme d’Etzel.

« Kriemhilt était aimée par tous les hommes du roi, et, certes, elle le méritait. Eckewart veillait au trésor, ce qui lui faisait beaucoup d’amis. Nul ne pouvait résister à la volonté de Kriemhilt.

« Elle pensait sans cesse : « Je prierai le roi qu’il m’accorde avec courtoisie d’inviter mes amis à venir dans le Hiunen-lant. » Personne ne soupçonnait une résolution hostile chez la reine.

« Une nuit, elle reposait à côté du roi ; il la tenait dans ses bras, suivant sa coutume, car il aimait tendrement la noble femme, et elle lui était comme sa propre chair. L’illustre reine se prit à penser à ses ennemis.

« Et elle dit au roi : « Mon cher seigneur, je voudrais vous prier, si je puis le faire avec soumission et si j’ai mérité cette faveur, que vous me fassiez voir que vous avez réellement de l’attachement pour mes amis. »

« Le puissant roi parla ; son âme était loyale : « J’accède à votre demande. Je me réjouis de tout ce qui arrive d’heureux à ces guerriers. Car jamais, par l’affection d’une femme, je n’ai acquis d’aussi excellents amis. »

« La reine répondit : « Oui vous l’avez très-bien dit : j’ai beaucoup d’illustres parents. C’est pourquoi je m’afflige de ce qu’ils consentent si rarement à me visiter en ce pays. J’entends les gens m’appeler une exilée. »

« Le roi Etzel répondit : « Ô ma femme très-chérie, si cela ne leur paraissait pas trop loin, j’inviterais volontiers de par-delà le Rhin vers ce pays, ceux que vous voudriez voir. » La dame se réjouit de ce que sa volonté allait s’accomplir.

« Elle dit : « Si vous voulez me montrer de la confiance, mon cher seigneur, vous enverrez des messagers à Worms au-delà du Rhin, et je ferai savoir à mes amis le désir qui me tient au cœur. Ainsi maints bons et nobles chevaliers se rendront en ce pays. »

« Il reprit : « Tout ce que vous commanderez se fera. Vous ne pouvez désirer voir vos amis, les enfants de la noble Uote, plus vivement que moi-même. Il me peine fortement qu’ils nous soient si longtemps demeurés étrangers.

« Si cela vous plaît, ma femme bien-aimée, j’enverrai avec plaisir vers vos amis, au pays des Burgondes, mes deux joueurs de viole. » Et aussitôt il fit paraître devant lui ces deux bons joueurs.

« Ils accoururent en hâte vers le lieu où le roi siégeait à côté de la reine. Etzel leur dit qu’ils seraient ses messagers vers le pays des Burgondes, et il leur fit préparer force beaux vêtements.

« On prépara des habillements pour vingt-quatre cavaliers. Le roi leur expliqua ensuite la mission dont il les chargeait pour Gunther et ses hommes. Dame Kriemhilt leur parla aussi en secret.

« Le puissant roi prit la parole : « Je vous dirai comment vous devez agir. Je présente à mes amis des sentiments d’affection et de bienveillance, et je les prie de vouloir se rendre en mon pays. Certes je n’ai guère connu d’hôtes qui me fussent aussi chers.

« Et si les parents de Sîfrit veulent consentir à écouter mes vœux, qu’ils viennent sans plus tarder, cet été, à ma fête. Car une partie de ma félicité dépend de la présence de la parenté de ma femme. »

« Le joueur de viole, le hardi Swemel, parla : « Quand cette fête aura-t-elle lieu dans vos États ?

« Il faut que nous puissions l’annoncer là-bas à vos amis. » Le roi Etzel répondit : « Aux jours du prochain solstice d’été. »

— « Nous ferons ce que vous ordonnez », dit Werbel. La reine fit amener secrètement les messagers dans sa chambre et leur parla. Depuis lors, maints guerriers en pâtirent.

« Elle dit aux envoyés : « Vous pouvez gagner une bonne récompense, en exécutant mes instructions avec dévouement et en disant dans ma patrie ce dont je vais vous charger. Je vous comblerai de biens et je vous donnerai de magnifiques vêtements.

« À aucun de mes amis que vous pourrez voir à Worms près du Rhin, vous ne direz que jamais vous ayez vu mon humeur assombrie. Vous offrirez mes services à tous ces héros hardis et bons.

« Priez-les de consentir à ce que le roi leur demande et à me tirer ainsi de ma peine, car les Hiunen pourraient croire que je suis sans nul ami. Ah ! si j’étais un chevalier, j’irais moi-même vers eux.

« Dites aussi à Gêrnôt, mon noble frère, que nul ne lui est plus dévoué que moi. Priez-le d’amener en ce pays nos meilleurs amis, afin qu’il m’en revienne de l’honneur.

« Dites bien à Gîselher, qu’il songe à cela, que jamais je n’ai éprouvé nulle peine de son fait. Mes yeux le verront avec bonheur, car je l’aime tendrement pour la grande fidélité qu’il m’a montrée.

« Expliquez à ma mère les honneurs dont je jouis ici. Et si Hagene de Troneje refusait de les accompagner, qui donc leur montrerait le chemin à travers le pays ? Car depuis son enfance la route qui mène chez les Hiunen lui est bien connue. »

« Les envoyés ignoraient le motif pour lequel ils ne pouvaient laisser Hagene de Troneje aux bords du Rhin. Ils s’en repentirent depuis. Avec lui maints guerriers furent voués à une mort cruelle.

« On leur donna lettre et message. Ils emportaient beaucoup de richesses et pouvaient vivre grandement. Etzel et sa belle femme leur donnèrent congé et ils partirent revêtus de leurs riches habillements. »

XIX

« En douze jours ils arrivent à Worms sur le Rhin.

« Quels sont ces hommes ? » dit le roi Gunther.

« Personne ne le savait jusqu’à ce que les ayant vus, Hagene de Troneje dit à Gunther :

« Il nous arrive de grandes nouvelles, je puis vous l’affirmer. J’ai vu venir les joueurs de viole d’Etzel. C’est votre sœur qui les a envoyés vers le Rhin. À cause de leur maître, ils seront les bienvenus parmi nous. »

« Les étrangers bien armés chevauchaient en ce moment devant le palais. Jamais joueurs d’instrument d’aucun prince ne parurent si magnifiquement vêtus. La suite du roi alla aussitôt les recevoir. On leur assigna des logements et on les engagea à ne point changer de vêtements.

« Ils s’avancèrent vers le roi. Tout le palais était plein. On reçut les étrangers avec d’amicales salutations, ainsi que cela se faisait dans les autres pays de rois. Werbel trouva un grand nombre de héros près de Gunther.

« Le roi les salua courtoisement : « Soyez tous deux les bienvenus, joueurs de viole des Hiunen, ainsi que vos compagnons d’armes. Pour quel motif, Etzel le puissant vous a-t-il envoyés ainsi vers le pays des Burgondes ? »

« Ils s’inclinèrent devant le roi. Puis, Werbel parla : « Mon maître chéri vous offre ses loyaux services, ainsi que votre sœur Kriemhilt. Ils nous ont envoyés, nous, guerriers, en toute confiance. »

Le riche prince répondit : « Je suis heureux de cette nouvelle. » Ensuite il demanda : « Comment se portent Etzel et Kriemhilt, ma sœur, du pays des Hiunen ? » Le joueur de viole prit la parole : « Je vous le ferai savoir.

« Jamais personne ne fut plus heureux qu’eux deux, sachez-le bien, et il en est de même de leur chevalerie, de leur parenté et de leurs fidèles. Ils se réjouirent tous de notre voyage, quand nous quittâmes notre patrie.

« — Merci pour ses services qu’il me fait offrir. Merci aussi à ma sœur. Je suis heureux que le roi et ses hommes vivent en joie, car ce n’était pas sans inquiétude que j’avais demandé de leurs nouvelles. »

« Les deux jeunes rois s’étaient aussi rendus là, car ils avaient appris l’arrivée des étrangers. Gîselhêr-l’enfant les vit avec plaisir, à cause de sa sœur, et leur parla gracieusement :

« Messagers, vous êtes les très-bienvenus parmi nous. Si vous vouliez vous rendre plus souvent ici, aux bords du Rhin, vous y trouveriez des amis que vous verriez volontiers. Et certes, vous n’auriez guère à craindre en restant dans ce pays.

« — Nous comptons sur toutes sortes d’honneurs de votre part, répondit Swemel. Mon éloquence ne suffit pas à vous exprimer avec quels sentiments d’affection nous ont envoyés ici et Etzel et votre noble sœur, dont la destinée est si heureuse.

« La femme de notre roi vous rappelle que vous avez toujours eu pour elle affection et dévouement, et que votre cœur et votre bras lui furent constamment fidèles. Ensuite nous sommes envoyés vers le roi, afin de le prier de chevaucher vers le pays d’Etzel.

« Celui-ci nous a fortement commandé de vous en prier. »

« Le roi Gunther prit la parole : « Après sept nuits passées, vous apprendrez la résolution que j’ai prise, de concert avec mes amis. Durant ce temps, vous irez dans vos logements et y jouirez d’un bon repos. »

« Mais Werbel reprit : « Ne pourrions-nous être admis à voir notre dame la très-riche Uote, avant que nous cherchions du repos ? » Le noble Gîselher répondit très-courtoisement :

« Personne ne vous le refusera. Et si vous voulez vous rendre auprès d’elle, vous aurez satisfait aux vœux de ma mère. Car à cause de dame Kriemhilt, ma sœur, elle vous verra très-volontiers : vous serez les bienvenus. »

« Gîselher les mena auprès de la princesse. Elle vit avec joie les messagers du Hiunen-lant et elle les salua affectueusement, cette âme pleine de vertus ! Les envoyés lui exposèrent amicalement et courtoisement l’objet de leur mission.

« Ma maîtresse vous offre, dit Swemel, fidélité et service. S’il pouvait se faire qu’elle vous vît souvent, croyez bien que pour elle nulle joie au monde ne serait plus grande. »

« La reine parla : « Cela ne peut être. Quelque plaisir que j’eusse à voir fréquemment ma fille chérie, elle vit, hélas ! trop loin de moi, la femme du noble roi. Qu’elle soit toujours heureuse, ainsi que son époux Etzel !

« Avant que vous ne quittiez ce pays, faites-moi savoir quand vous avez l’intention de partir ; depuis longtemps je n’ai vu aucun messager aussi volontiers que vous. » Les jeunes guerriers promirent de le faire.

« Les envoyés du Hiunen-lant se retirèrent en leur logement. Le Roi puissant avait convoqué ses amis ; le noble Gunther demanda à ses hommes si le message leur plaisait. Plusieurs se mirent à dire, qu’ils chevaucheraient volontiers vers le pays d’Etzel. Les meilleurs de ceux qui se trouvaient là lui donnèrent ce conseil, sauf le seul Hagene, qui ressentait à la fois de la colère et de la peine. Il dit à part au roi :

« Vous êtes en contradiction avec vous-même.

« Vous savez cependant fort bien ce que nous avons fait : nous devons toujours nous défier de Kriemhilt ; car de ma main, j’ai donné la mort à son époux. Comment oserions-nous aller dans le pays d’Etzel ? »

« Le roi puissant reprit : « Ma sœur avait oublié sa haine avant de quitter ce pays ; elle a pardonné, — ses affectueux baisers l’ont prouvé, — tout ce que nous avons pu faire. À moins, Hagene, qu’elle ne vous en veuille à vous seul.

« — Quoi qu’elle puisse vous mander par ses envoyés des Hiunen, ne vous laissez pas tromper, dit Hagene. Voulez-vous aller voir Kriemhilt ? vous y pourrez perdre et la vie et l’honneur. Elle a la vengeance tenace, la femme du roi Etzel. »

« Le prince Gernôt dit à celui qui donnait ce conseil :

« Si vous avez des raisons de craindre la mort dans les états des Hiunen, est-ce que pour cela nous devons renoncer à voir notre sœur ? Cela serait très-mal fait. »

« Alors le prince Gîselher dit au guerrier : « Puisque vous vous sentez coupable, ami Hagene, demeurez donc ici. Gardez-vous de tout danger et laissez de plus hardis aller avec nous vers notre sœur. »

« La bonne épée de Troneje commença à s’irriter. « Je ne veux pas que vous ameniez avec vous en votre expédition quelqu’un qui soit plus prêt que moi à vous accompagner : je vous le ferai bientôt voir, puisque vous ne voulez point renoncer à votre projet. »

« Le chef des cuisines, Rûmolt, le guerrier, s’adressa au roi : « Vous pouvez traiter suivant votre bon plaisir étrangers et amis ; vous en avez plein pouvoir. Je ne pense point que personne vous ait donné en otage.

« Si vous ne voulez point suivre l’avis de Hagene, écoutez celui de Rûmolt, car je suis votre serviteur dévoué et fidèle. Croyez-moi, restez ici et laissez en paix le roi Etzel auprès de Kriemhilt.

« Comment pourriez-vous vivre plus heureux qu’ici ? Vous êtes à l’abri de tous vos ennemis. Revêtissez-vous de beaux habits, buvez le meilleur vin et aimez femme gracieuse.

« On vous servira de bons mets, les meilleurs qu’eut jamais roi au monde. Et si cela ne suffit pas, restez du moins pour votre belle épouse, au lieu d’aller comme un enfant exposer votre vie.

« Je vous conseille de rester ici, votre pays est riche. Il est plus facile de payer rançon, étant ici, que chez les Hiunen. Qui sait comment il en est là-bas ? Vous resterez, seigneur, c’est l’avis de Rûmolt.

« — Non, nous ne resterons pas, dit Gêrnôt ; comment ne nous rendrions-nous pas à l’invitation que ma sœur et le puissant Etzel nous ont si gracieusement adressée ? Qui ne désire y aller peut demeurer en ce pays. »

« Hagene répondit : « Quoique vous décidiez, que mes discours ne vous offensent point. Croyez-en mon conseil sincère, si vous voulez braver le péril, du moins vous n’irez chez les Hiunen qu’en bon état de défense.

« Puisque vous ne voulez pas renoncer à votre projet, convoquez vos hommes, les meilleurs que vous ayez, ou que vous puissiez vous procurer ; et parmi eux je choisirai mille bons chevaliers. Ainsi l’inimitié de Kriemhilt ne pourra vous être dangereuse.

« — Je veux bien suivre cet avis », dit aussitôt le roi. Il envoya des messagers au loin dans le pays, et trois mille guerriers et même plus encore accoururent. Ils ne pensaient pas que de si terribles infortunes allaient les atteindre.

« Ils chevauchaient gaiement par le pays de Gunther. On fit donner des vêtements et des chevaux à tous ceux qui allaient quitter le pays des Burgondes. Le roi trouva avec bonheur parmi eux maints bons chevaliers.

« Hagene de Troneje et Dancwart, son frère, amenèrent à eux deux quatre-vingts guerriers sur le Rhin. Ils arrivèrent en tenue de chevaliers dans le royaume de Gunther. Ils portaient riches armures et beaux vêtements, ces hommes agiles !

« Voici venir le hardi Volkêr, un noble joueur de viole, se rendant à la cour avec trente hommes qui portaient des costumes dignes d’un roi. Il fit dire à Gunther qu’il comptait aller chez les Hiunen.

« Je veux vous dire quel était ce Volkêr : c’était un homme de haute lignée. Beaucoup de bons guerriers du pays des Burgondes lui étaient soumis. Comme il savait jouer de la viole, on l’appelait le ménestrel.

« Hagene choisit mille guerriers. Il savait bien ce qu’avaient accompli leur bras dans les terribles mêlées et les exploits qu’ils avaient faits ; car il les avait vus à l’œuvre. Nul ne pouvait contester leur valeur.

« Les envoyés de Kriemhilt avaient grand ennui ; car ils craignaient beaucoup leur maître. Chaque jour ils demandaient congé afin de partir ; mais Hagene ne le leur accordait point et il agissait ainsi par malice.

« Il dit à son seigneur : « Nous nous garderons bien de les laisser partir, avant que nous ne soyons prêts à les suivre nous-mêmes sept nuits après leur départ. Si quelqu’un nous veut du mal, nous en serons ainsi mieux instruits.

« Et par suite dame Kriemhilt ne pourra se préparer à nous faire éprouver du dommage par ses instigations. Et si elle en a le dessein, il pourra lui en coûter cher ; nous conduirons avec nous vers les Hiunen tant d’hommes d’élite ! »

« Les boucliers, les selles et tous les habillements qu’ils voulaient emporter dans le royaume d’Etzel étaient prêts pour tous ces guerriers hardis. On convoqua les envoyés de Kriemhilt en présence de Gunther.

« Quand ces messagers furent venus, Gêrnôt prit la parole : « Le Roi veut se rendre à l’invitation d’Etzel. Nous irons volontiers à la fête qu’il prépare, afin de voir notre sœur ; n’ayez nul doute à cet égard. »

Le roi Gunther parla : « Pouvez-vous bien nous dire quand a lieu la fête et vers quel jour il nous faut y aller ? » Swemel répondit : « En vérité, la fête est fixée au prochain solstice d’été. »

« Le roi les autorisa (ce qui n’était pas encore arrivé), s’ils désiraient voir dame Brunhilt, à se présenter devant elle de son consentement. Mais Volkêr s’y opposa pour l’amour de sa maîtresse.

« Ma dame Brunhilt n’est pas aujourd’hui en assez bonne disposition pour vous recevoir, dit le brave chevalier ; attendez jusqu’à demain et on vous introduira près d’elle. » Quand ils comptaient la voir, cela ne pouvait jamais se faire.

« L’opulent roi, qui était très-bienveillant pour les messagers, leur fit porter, par grande générosité, de l’or sur de larges boucliers ; il en possédait beaucoup ! Leurs amis leur faisaient aussi de superbes présents.

« Gîselher et Gêrnôt, Gêre et Ortwîn faisaient voir combien ils étaient bons. Ils offrirent également aux messagers de riches présents que ceux-ci n’osèrent accepter, à cause de leur maître.

« Swemel dit alors au roi : « Seigneur roi, laissez là ces présents en votre pays ; car nous ne pouvons rien emporter ; notre maître nous a défendu d’accepter des dons, et en effet nous n’en avons guère besoin. »

« Le prince du Rhin était très-mécontent qu’ils refusassent ainsi les biens d’un roi si riche. Il leur fit accepter son or et ses vêtements, qu’ils emportèrent depuis au pays d’Etzel.

« Avant de partir, ils voulurent voir Uote. Le jeune Gîselher amena les joueurs de viole en présence de sa mère. La dame les chargea de dire à sa fille qu’elle se réjouissait de tous ces honneurs.

« La reine fit donner aux deux ménétriers de l’or et des galons, au nom de l’affection qu’elle portait à Kriemhilt et au roi Etzel. Ils les reçurent volontiers ; car ces présents leur étaient donnés en toute loyauté.

« Alors les envoyés prirent congé des hommes et des femmes. Très-joyeusement, je puis vous l’assurer, il chevauchèrent jusqu’en Souabe. Gêrnôt les fit reconduire jusque-là par ses guerriers, afin que personne ne les attaquât.

« Quand ceux qui devaient veiller sur eux les eurent quittés, la puissance d’Etzel les protégea sur tous les chemins. Nul ne leur enleva ni chevaux ni vêtements. Ils se dirigèrent à grande vitesse vers le royaume des Hiunen.

« Partout où ils connaissaient des amis, ils leur annonçaient que bientôt les Burgondes viendraient des bords du Rhin dans le pays d’Etzel. La nouvelle en parvint aussi à l’évêque Pilgerim.

« Quand ils descendirent le chemin devant Bechelâren, on ne manqua pas d’avertir Ruedihêr et dame Gœtelint, la femme du margrave. Leur âme était joyeuse en pensant à ceux qu’ils allaient voir.

« On apercevait les joueurs de viole se hâtant de porter leurs nouvelles. Ils trouvèrent Etzel dans sa ville de Gran. Ils dirent au roi toutes les offres de service qu’on lui faisait ; il en devint rouge de joie.

« Quand la reine apprit que ses frères viendraient dans ce pays, elle en fut toute heureuse. Elle récompensa les envoyés avec des dons magnifiques, car elle voulait les honorer grandement.

« Elle parla : « Maintenant dites-moi, vous deux, Werbel et Swemel, quels sont ceux de mes parents qui viendront à la fête, parmi les meilleurs que nous avons invités à se rendre en ce pays ? Dites-moi aussi ce qu’a dit Hagene, quand il a appris la nouvelle ? »

« — Il vint au conseil un matin de bonne heure, et il y prononça peu de bonnes paroles. Les autres conseillant le voyage au Hiunen-lant, le féroce Hagene y montra un danger de mort.

« Les rois vos frères viendront tous trois en superbe appareil. Quant à tous ceux qui les suivront, je n’ai pu l’apprendre. Volkêr, le joueur de viole, a promis de les accompagner.

« — Je me passerais très-bien, dit la femme du roi, de voir jamais ici Volkêr. Je suis attachée à Hagene, c’est un bon guerrier. Mon cœur bat de joie à l’idée de le voir parmi nous. »

« La reine alla trouver le roi. Comme dame Kriemhilt parla gracieusement ! « Ces nouvelles vous plaisent-elles, mon cher seigneur ? Voilà enfin que ce que je désirais tant va s’accomplir.

« — Ta volonté est ma joie, dit alors le roi ; non, jamais, mes propres parents ne m’ont causé un tel plaisir et ils se disposèrent à partir. »

Lamartine.