(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »
/ 5837
(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

Chapitre premier.
Aperçu descriptif. — Histoire de la question

I. Aperçu descriptif

* Les renvois d’un chapitre à un autre ou d’un paragraphe à un autre, soit dans le texte, soit dans les notes de cet ouvrage, ont été placés entre [ ].

A tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée1. Ce fait, méconnu par la plupart des psychologues, est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques ; à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous.

Cette parole intérieure, silencieuse, secrète, que nous entendons seuls, est surtout évidente quand nous lisons : lire, en effet, c’est traduire l’écriture en parole, et lire tout bas, c’est la traduire en parole intérieure ; or, en général, on lit tout bas. Il en est de même quand nous écrivons : il n’y a pas d’écriture sans parole ; la parole dicte, la main obéit ; or, la plupart du temps, quand nous écrivons, il n’y a d’autre bruit perçu que celui de la plume qui court sur le papier ; la parole qui dicte ne s’entend pas ; elle est réelle pourtant ; mais le bruit qu’elle fait, ce n’est pas l’oreille qui l’entend, c’est la conscience qui le connaît ; il n’agite pas l’air qui nous entoure, il reste immobile en nous ; ce n’est pas la vibration d’un corps, c’est un mode de moi-même. Ce bruit est vraiment une parole ; il en a l’allure, le timbre, le rôle ; mais c’est une parole intérieure, une parole mentale, sans existence objective, étrangère au monde physique, un simple état du moi, un fait psychique.

C’est dans son rapport avec l’écriture, quand nous écrivons ou lisons en silence, et dans ce dernier cas surtout, que la parole intérieure est le plus facilement observable, parce qu’alors elle se dégage aisément des faits qui l’entourent. Elle est plus difficile à constater, mais non moins certaine, non moins constante, et plus digne encore de l’attention du philosophe, quand nous sommes seuls avec nos souvenirs et nos pensées, sans compagnon d’aucune sorte ; l’homme qui lit ou écrit dans la solitude n’est pas seul, à vrai dire ; un livre est un ami qui nous parle et que nous écoutons avec attention ; le papier auquel nous confions notre pensée est un ami aussi, un ami discret et modeste, un confident patient qui nous écoute ; quand donc nous sommes vraiment seuls, bien souvent nous nous taisons, soit par prudence, soit par fatigue, soit tout simplement parce que parler nous semble inutile ; parler est inutile en effet, car la parole, ce précieux auxiliaire de la pensée, ne nous abandonne pas, si nous croyons renoncer à elle ; mais alors elle reste en nous, et nul autre que nous-même ne peut l’entendre. Tantôt nous nous remémorons ainsi ce que nous avons auparavant lu ou entendu ; tantôt et plus souvent, notre pensée, futile ou profonde, est nouvelle, et le langage secret qui la suit fidèlement dans ses détours est nouveau comme elle. Dans ce dernier cas nous remarquons plus malaisément que dans le premier la succession des sons intérieurs, car ils ne font qu’un pour nous avec la pensée qu’ils expriment. Et pourtant ils ne cessent jamais de raccompagner, relatifs avec elle à des objets visibles, si nous contemplons quelque chose, étrangers comme elle à tout ce qui nous environne, si nous sommes immobiles et plongés dans nos réflexions, ou si nous marchons par habitude, sans regarder même notre route, tout entiers à une rêverie, à une méditation, ou bien ne pensant à rien, ce qui est encore penser à quelque chose. Sans cesse nous pensons, et, à mesure que se déroule notre pensée, nous la parlons en silence ; mais presque toujours nous la parlons ainsi sans le savoir, comme nous ignorons nos habitudes, nos instincts, les principes directeurs de notre pensée : car nous nous livrons à notre nature sans la réfléchir ; allant à nos fins, nous nous projetons au dehors sur les choses extérieures ou sur les objets abstraits que nous présente notre entendement, sans savoir ou sans vouloir nous replier sur nous-mêmes, acte difficile, pénible et surtout sans profit pour la vie pratique.

Quelquefois pourtant, cette parole intérieure qui accompagne toujours la réflexion solitaire se fait connaître à nous : c’est le soir, quand la lampe est éteinte, quand nous avons renoncé pour un temps à l’activité réfléchie, à l’intelligence raisonnable, à la conscience ; nous avons abdiqué, nous demandons à jouir du repos, nous appelons de nos vœux

Le silence, l’oubli, le néant qui délivre1.

Mais le sommeil réparateur se fait attendre ; tourmentés par l’insomnie, nous ne pouvons faire taire notre pensée ; nous l’entendons alors, car elle a une voix, elle est accompagnée d’une parole intérieure, vive comme elle, et qui la suit dans ses évolutions ; non seulement nous l’entendons, mais nous l’écoutons, car elle est contraire à nos vœux, à notre décision, elle nous étonne, elle nous inquiète ; elle est imprévue et ennemie ; nous cherchons à la combattre, à la calmer, à la détourner, pour l’éteindre, sur des objets indifférents.

Quand nous parlons à haute voix, la parole intérieure n’est pas pour cela absente ; elle ne se tait qu’à demi, et par intervalles ; quand nous reprenons haleine, quand nous marquons par de courts silences les points et les virgules de nos phrases, nous l’entendons : elle nous rappelle la trame de notre discours, elle nous dicte les mots qui vont suivre ; elle sert de guide, ou, pour mieux dire, de souffleur à la parole extérieure.

Elle souffle de même, quand nous écoutons autrui, l’orateur intimidé ou balbutiant ; elle complète ses mots, s’il est édenté ou enroué ; elle corrige ses lapsus, s’il lui en échappe [chap. II, § 5]. Seul, un orateur abondant, rapide, qui articule nettement, pourra imposer silence à la parole intérieure. Elle ne se repose entièrement que si nous écoutons une parole ininterrompue et parfaitement correcte, ou bien un morceau de musique exécuté sans fausse note. Encore faut-il que la suite de sons, musique ou discours, qui retient notre attention, soit entendue sans distraction aucune et dans une abdication complète de notre personnalité intellectuelle. Si nous jugeons, si nous critiquons, si nous commentons en nous-même les sons qui frappent nos oreilles, la parole intérieure reparaît. Elle reparaît à plus forte raison si notre attention se laisse détourner, si nous cessons d’écouter, nous reprenant à suivre le cours de nos pensées ou nous laissant séduire à contempler les objets qui nous entourent.

Pour ralentir le cours de la parole intérieure et briser sa continuité, il faut notre propre parole ; pour la suspendre tout à fait durant un temps notable, il faut la parole d’autrui. Hors de ces deux cas, la parole intérieure est constante ; nous ne pensons pas, et, par suite, nous ne vivons pas sans elle. Elle occupe tous les vides laissés par la parole extérieure dans la succession psychique ; elle fait, pourrait-on dire, l’intérim de la parole extérieure. L’âme n’est jamais sans entendre un son ; lorsque le son n’est pas extérieur et réel, il est remplacé par une image qui lui ressemble.

On le voit, dans la plupart des événements de la vie humaine, la parole intérieure joue un rôle de première importance. A défaut de parole extérieure et vraiment audible, ni l’écriture ni la pensée ne semblent pouvoir se passer de son secours. Elle traduit l’écriture à nos esprits ou la dicte à nos doigts sous l’impulsion de la pensée ; elle répète comme un écho les paroles que nous avons entendues ou bien elle souffle à nos organes vocaux des paroles nouvelles ; quand nous contemplons, quand nous nous remémorons les événements passés, quand nous méditons à mesure que nos pensées surgissent à notre conscience, elle les accompagne et les exprime. Elle sert d’intermédiaire entre l’écriture ancienne ou prochaine, et les idées que l’écriture a reçues ou va recevoir en dépôt, entre la pensée qui veut se produire au dehors et la parole audible qui va la répandre. D’ailleurs, qu’elle soit ou non relative à l’écriture ancienne ou future, elle est toujours relative à la parole audible : souvent elle la prépare, toujours elle la répète ; lors même qu’elle nous paraît indépendante de tout son extérieur et relative à la seule pensée, souvent elle trace à notre insu le canevas de nos discours à venir, et toujours elle est un écho, un écho lointain et librement modifié, des paroles d’autrefois, des nôtres ou de celles d’autrui ; relative ou non à l’écriture, relative ou non à la parole immédiate ou lointaine, elle est toujours rattachée par un lien nécessaire à la parole passée, son premier modèle et sa source originelle.

Interprète de l’écriture, antécédent ordinaire de la parole audible, expression naturelle et immédiate de la pensée silencieuse, la parole intérieure est toujours au premier rang parmi les facteurs de la vie sociale et de la vie individuelle. Elle dirige et prépare nos relations avec nos semblables ; et quant à cette relation de l’homme avec lui-même qui est le mystère et la donnée fondamentale de notre existence, quant à la conscience, elle a pour élément, non pas nécessaire a priori [ch. VI, § 8], mais, en fait, constant, l’audition d’une voix secrète qui formule sans cesse en paroles nos conceptions et nos jugements ; comme d’ailleurs la plupart de nos sentiments et de nos volontés deviennent, en se faisant sentir à la conscience, des objets de la pensée, il est peu de faits, parmi ceux que nous croyons nôtres, qui iraient leurs correspondants dans la série des mots intérieurs ; les plus habituels, les plus faibles, les plus obscurs, font seuls exception ; la conscience est souvent plus riche que la parole2 ; mais la parole s’efforce toujours à l’exprimer ; dans cet effort, elle ne se repose jamais, et, si elle n’exprime pas tout, elle exprime toujours. On a parlé quelquefois par métaphore de l’œil de la conscience ; on pourrait dire, en suivant cette image, que la conscience est à la fois un œil lumineux et une oreille sonore, ou, mieux encore, une lumière qui se voit et une parole qui s’écoute elle-même ; des deux parties dont se compose cette métaphore, la première seule serait, à vrai dire, une comparaison ; la seconde, est, à quelques nuances près, la formule adéquate de la réalité.

Il est difficile de mesurer avec exactitude la durée moyenne du discours intérieur pendant la journée de chacun de nous ; mais, comme nous parlons toujours en nous-mêmes quand nous sommes étrangers à toute parole extérieure, c’est-à-dire quand nous ne parlons pas à haute voix et que nous n’écoutons personne, il est évident qu’en général, et si l’on fait abstraction des gens qui se parlent tout haut à eux-mêmes [ch. III, § 12], l’importance de la parole intérieure diminue ou grandit selon que nous sommes plus ou moins sociables et causeurs. Dans la conversation, d’ordinaire, on invente peu, on répète plus volontiers ce que l’on a déjà dit, appris ou pensé ; la parole intérieure, au contraire, est le langage de la pensée active, personnelle, qui cherche et qui trouve et s’enrichit par son propre travail ; elle a donc pour mesure chez la plupart des hommes l’énergie et la vivacité de la pensée. Mais chez tous sans exception, chez les esprits étroits et lourds qui parcourent sans cesse un même cercle d’idées, chez les esprits légers, vagabonds, superficiels, chez ces derniers comme chez les plus profonds penseurs, chez l’orateur le plus abondant et le plus disposé à répandre au dehors une verve intarissable, comme chez le plus timide et le plus respectueux des disciples, le langage intérieur occupe dans l’existence une place plus grande que le langage extérieur énoncé ou entendu. Déjà en effet l’homme qui parle six heures chaque jour est, de l’aveu de tous, amis ou ennemis, un bavard ; accordons-lui huit heures de sommeil ; il reste dix heures par jour pendant lesquelles il médite en silence, réduit, non sans regret peut-être, à la parole intérieure. Que dire du méditatif, du taciturne, sans parler ici ni du berger, ni du chasseur à l’affût, ni du pêcheur à la ligne, ni du veilleur de nuit, ni du trappiste, ni du bandit corse, encore moins des solitaires à demi aliénés, comme le sauvage du Var3 ! Ils ne sont ni rares ni étranges les hommes chez lesquels la parole est extérieure pour un cinquième seulement de sa durée totale. Et nous ne faisons pas entrer en ligne de compte les heures du

sommeil, pendant lesquelles nous continuons à parler presque toujours intérieurement, sauf à attribuer une grande part de nos paroles à des compagnons imaginaires.

II. Les auteurs anciens

Tel étant le rôle de la parole intérieure dans la vie psychique, c’est pour nous un légitime sujet d’étonnement que ce fait capital ait été négligé par la plupart des psychologues et des théoriciens du langage. A toutes les époques, il est vrai, et sans doute chez tous les peuples, le sens commun en a reconnu, sinon l’importance, du moins la réalité : un certain nombre d’expressions courantes — nous aurons l’occasion de les citer dans la suite de ce travail [ch. II, § 11 ; ch. III, § 11] — témoignent d’un sentiment confus de l’existence de la parole intérieure. Mais, dans l’antiquité, elle semble avoir échappé à tous les penseurs, et, chez les modernes, aucun des maîtres de la psychologie n’a su la décrire exactement et lui assigner son rang parmi les faits psychiques.

Platon ne s’élève guère au-dessus du sens commun, quand, dans le Sophiste et le Théétète, il appelle la pensée « un dialogue extérieur et silencieux de l’âme avec elle-même4 » ; il n’a pas dégagé, observé et décrit la parole intérieure ; il a eu seulement, une intuition synthétique des différentes sortes de rapports qui unissent la parole et la pensée, rapports dont la parole intérieure constitue elle-même un des principaux, tandis que les autres servent à expliquer et l’invention de la parole et le développement si remarquable de la parole intérieure dans la vie psychique [ch. IV, § 8, fin ; ch. VI, § 1 à 7]. Ce que Platon entend dire par cette définition, c’est que la pensée lui paraît analogue à la parole, non seulement parce qu’elle est une succession, — vue juste, mais superficielle, et même légèrement inexacte, du moment que la pensée est comparée à la seule parole extérieure, qui est toujours localisée5, — mais aussi en vertu de certains rapports intrinsèques qui expliquent à ses yeux l’association des mots et des idées ; cette dernière théorie, qui est exposée dans le Cratyle 6 ne saurait être acceptée aujourd’hui que dans une mesure très restreinte [ch. VI, § 1 et 3]. Si Platon, au lieu de cette seconde et chimérique analogie, avait reconnu que la succession psychique ne va pas sans une expression intérieure qui est véritablement une parole, alors seulement il eût découvert la parole intérieure ; ce terme, chez lui n’est, en définitive, qu’une métaphore.

Ainsi, dans sa théorie du langage, Platon passe à côté de la parole intérieure sans la voir. Il ne l’a pas reconnue davantage dans les phénomènes attribués par Socrate à son démon : là pourtant, elle se présentait avec un éclat et une originalité bien propres à attirer l’attention d’un philosophe. Il est vrai que, s’il l’eût remarquée, sans doute il eût préféré n’en rien dire et laisser au phénomène socratique le caractère mystérieux que Socrate lui-même se plaisait à lui attribuer.

Quant à Socrate, puisqu’il se disait conseillé par une voix que lui seul pouvait entendre, il faut bien le considérer comme le premier philosophe qui ait observé sur lui-même la parole intérieure ; mais il ne reconnut pas qu’elle était un simple fait psychique ; il en attribua à un dieu les manifestations les plus vives et ne remarqua pas les autres [ch. III, § 9].

Aristote, comme Platon, ne fait qu’une métaphore lorsqu’il dit : « Toutes les fois qu’un homme se souvient d’une chose, il se dit en lui-même […] qu’il a déjà ouï dire, perçu ou pensé cette chose7 » ; car le jugement de reconnaissance est justement de ceux qui, la plupart du temps, ne sont pas exprimés intérieurement [ch, II, § 9] Aristote a pu, avec beaucoup d’autres, omettre d’observer un fait important ; nous ne pouvons lui attribuer une observation radicalement fautive.

A traduire littéralement une phrase souvent citée de Analytiques, il semblerait pourtant qu’Aristote ait connu la parole intérieure ; nous croyons que, dans ce passage le logos esô ou logos entèi psukhèi, qu’Aristote oppose au logos exô2 n’est pas la parole intérieure, mais une certaine détermination de la pensée8. Le mot logos avec sa double acception de discours et de pensée ou raison, permettait aux écrivains grecs des antithèses que notre langue ne saurait reproduire sans en défigurer le sens. Logos signifie primitivement la parole, puis, par extension, ce qui se parle, la pensée discursive, et même la pensée à l’état statique, la raison, le principe immobile du raisonnement. Il en résulte que souvent, soit à son insu, soit avec intention, mais toujours en suivant la pente tracée par l’usage de la langue, « l’esprit grec exprima par ce mot les rapports intimes du langage avec la pensée et la conscience qu’il en avait9 ». De bonne heure aussi, divers problèmes relatifs au langage, en particulier la question de son origine, furent posés dans la philosophie grecque ; mais ils furent traités par des métaphysiciens, des logiciens, des grammairiens, jamais avec l’esprit et la méthode de la psychologie.

Un phénomène analogue à l’extension du sens du mot logos s’était produit chez les Egyptiens : pour exprimer l’idée de penser, ils employaient un terme composé qui signifie parler avec son cœur 10. Dans leur écriture idéographique, le signe déterminatif de la parole est aussi par extension celui de la pensée [ch. II, § 6]. Nous ne saurions voir dans ces faits autre chose que des images, des métaphores. Les Egyptiens, comme les Grecs, eurent une notion confuse des rapports de la parole avec la pensée ; leur langue écrite ou parlée nous en apporte le témoignage.

Quintilien, analysant avec une conscience scrupuleuse, et souvent avec une rare pénétration, tous les exercices qui forment un orateur, passe vingt fois à côté de la parole intérieure sans la remarquer11 ; il ne l’aperçoit ni dans la lecture, ni dans l’action d’écrire, ni dans la méditation, et, s’il y fait enfin une allusion quand il recommande de s’exercer en silence à l’improvisation, il semble croire que l’esprit peut à volonté se passer de la parole intérieure ou s’en servir ; car il conseille de la provoquer quand nous n’avons rien de mieux à faire12. Son élève Pline le Jeune, à son tour, la méconnaît d’une manière étrange en décrivant minutieusement un des faits où elle apparaît le mieux, la composition littéraire silencieuse, dans l’obscurité ou pendant une promenade13.

Il en est de Montaigne à peu près comme des auteurs anciens, ses guides ordinaires : un passage assez obscur de l’Apologie de Raimond de Sebonde semble désigner la parole intérieure comme le souffleur nécessaire de la parole extérieure ; une lecture attentive dissipe cette illusion ; la thèse, d’ailleurs inexacte, de Montaigne, ne se rapporte pas à la parole intérieure ; il a voulu dire que l’enfant ne peut faire entendre à autrui aucune parole s’il ne s’est exercé auparavant à la prononcer pour lui-même à haute voix14.

III. Bossuet, etc.

Il faut arriver au xviie  siècle pour trouver la parole intérieure nettement dégagée des phénomènes qui l’accompagnent ou qui lui ressemblent. Deux circonstances favorables, les usages de la religion chrétienne, et l’existence, désormais inoubliable, de la théorie nominaliste, nous paraissent expliquer cette clairvoyance plus grande des philosophes modernes.

Le christianisme consacrait des édifices à la prière et ordonnait en même temps de les honorer par le silence ; l’oratio mentalis se trouvait dès lors distinguée de l’oratio vocalis dans des prescriptions formelles15. Et comme la prière mentale devenait l’état habituel des âmes profondément religieuses, parvenir à un état plus parfait encore n’était possible qu’à la condition de faire cesser cet état d’oraison muette et discursive que les premiers préceptes avaient déjà nettement défini ; il était donc naturel que l’extase fut mieux décrite par les mystiques chrétiens qu’elle ne l’avait été par les néoplatoniciens, et, par contraste, la parole intérieure devait facilement apparaître comme l’état ordinaire de l’âme humaine.

En second lieu, le nominalisme du moyen âge impliquait la connaissance de la parole intérieure ; car il est évident que, pour penser les genres, nous n’avons pas besoin du bruit de notre voix ou de la voix d’autrui. Mais, de même qu’aucun écrivain chrétien, avant Bossuet, ne paraît s’être intéressé en psychologue au problème de l’extase, aucun nominaliste n’a, que nous sachions, dégagé de la théorie le phénomène psychologique sans l’existence duquel elle eût été un paradoxe insoutenable16.

L’intimité des rapports du langage avec la pensée, son utilité pour penser, sa nécessité pour penser les idées générales, ce sont là dans la philosophie moderne de véritables lieux communs. Quiconque se les approprie sans signaler tout au moins que le mot devient une image pour nous aider à penser en silence, n’est pour nous qu’un partisan plus ou moins absolu des thèses nominalistes ; il n’a pas constaté en psychologue l’existence de la parole intérieure. Pour envisager ce phénomène selon l’esprit de la psychologie, il fallait d’abord distinguer l’image de la sensation sonore, puis apercevoir que les images vocales forment dans la conscience des séries régulières, enfin, — mais ceci n’a été donné qu’à un petit nombre de penseurs, — renoncer à la théorie de la nécessité absolue du langage, ou du moins décrire le fonctionnement parallèle de la parole et de la pensée avant de rien affirmer sur la nature du lien qui les unit. Mais la psychologie moderne s’est toujours ressentie de ses origines : issue du problème de l’origine des idées, elle s’intéresse plus aux conditions invariables de la pensée qu’à l’allure ondoyante du devenir psychique : dans cette question du langage, des aphorismes nécessitaires, mal fondés en logique aussi bien que contraires aux faits, ont trop souvent remplacé les descriptions exactes et les explications vraiment scientifiques.

La parole intérieure n’est pas encore considérée comme une succession dans cette phrase de la Logique de Port-Royal, l’ouvrage le plus ancien (par la date de sa publication) où nous la trouvions mentionnée : « L’esprit a coutume de lier si étroitement (les mots aux idées) que l’idée de la chose excite l’idée du son, et l’idée du son celle de la chose.17 »

La Logique de Bossuet est plus explicite : « Par l’habitude que nous avons prise dès notre enfance d’expliquer aux autres ce que nous pensons, il arrive que nos idées sont toujours unies aux termes qui les expriment ; … par exemple, si j’entends bien ce mot de triangle, je ne le prononce point sans que l’idée qui y répond me revienne, et aussi je ne pense point au triangle même que le nom ne me revienne à l’esprit. Ainsi, soit que nous parlions aux autres, soit que nous nous parlions à nous-mêmes, nous nous servons toujours de nos mots et de notre langage ordinaire18. »

Ce passage n’est pas le seul où Bossuet témoigne d’une connaissance exacte de la parole intérieure. « Nous ne pensons jamais, ou presque jamais, à quelque objet que ce soit, que le nom dont nous l’appelons ne nous revienne » ; telles sont ses expressions dans un chapitre du Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même 19 où il développe la thèse aristotélique : […] [ch. VI, § 1]. Notons la restriction : ou presque jamais ; elle va être expliquée par la suite du passage : « On met en question s’il peut y avoir, en cette vie, un pur acte d’intelligence dégagé de toute image sensible ; et il n’est pas incroyable que cela puisse être durant de certains moments, dans les esprits élevés à une haute contemplation, et exercés par un long temps à tenir leurs sens dans la règle ; mais cet état est fort rare. » L’allusion à certaines prétentions du mysticisme religieux est évidente, et il paraît certain que l’attention de Bossuet avait été attirée sur la parole intérieure et sur sa nécessité dans l’état normal de l’âme par l’étude des écrivains mystiques et non par la lecture des philosophes. En effet, dans son principal ouvrage contre les quiétistes20, Bossuet cite un certain nombre de passages des mystiques orthodoxes où il est question, en termes assez énigmatiques, de la suppression des « discours » pendant la « pure contemplation » ou dans l’« oraison de transport », qu’il appelle lui-même « une espèce d’extase » ; cet état d’âme, Bossuet ne le connaît pas par lui-même ; il en cherche dans les textes autorisés une définition précise, qui puisse être opposée aux fausses descriptions des quiétistes ; or voici quelques-unes de ses citations : un confesseur de sainte Thérèse rapporte que l’oraison de cette sainte « était de faire cesser les discours par intervalles pour la présence de Dieu » ; le même Père ajoute que « ce silence de l’âme et cet arrêt attentif en silence ne fait pas cesser de tout point les actes des puissances (de l’âme), parce que cela est impossible » ; la Mère de Chantal « réduisait la suppression des actes de discours… au temps de l’oraison ». Que de telles expressions21 aient amené Bossuet à démêler la parole intérieure parmi les « actes discursifs » qui, dans l’oraison parfaite, font place à des élans « courts et simples », dont l’âme ne garde ensuite qu’un souvenir indistinct, — bien plus, que la parole intérieure soit, à ses yeux, le principal obstacle qui empêche la plupart des âmes de parvenir à cette « excellente oraison » et au pur état contemplatif, — voilà ce qui paraît ressortir d’une belle page que nous allons citer presque en entier : « Cassien… dit que, dans l’état de pure contemplation, l’âme s’appauvrit, qu’elle perd les riches substances de toutes les belles conceptions, de toutes les belles images, de toutes les belles paroles » dont elle accompagnait ses actes intérieurs. On en vient donc jusqu’à parler le pur langage du cœur. Jusqu’à ce qu’on en soit venu à ce point, on parle toujours en soi-même un langage humain et on revêtit ses pensées des paroles dont on se servirait pour les exprimer à un autre. Mais dans la pure contemplation, on en vient tellement à parler à Dieu qu’on n’aplus un autre langage que celui que lui seul entend… ; on ne lui dit qu’on l’aime qu’en aimant… Si l’on vient et jusqu’où l’on vient à la perfection d’un tel acte pendant cette vie, et si l’on en peut venir jusqu’au point de faire entièrement cesser au dedans de soi toute image et toute parole, je le laisse à décider aux parfaits spirituels.

Ici…, je me contente de dire… qu’on entrevoit du moins la parfaite pureté… : la pensée, épurée, autant qu’il se peut, de tout ce qui la grossit, des images, des expressions, du langage humain, … sans raisonnement, sans discours, puisqu’il s’agit seulement de recueillir le fruit et la conséquence de tous les discours précédents, goûte le plus pur de tous les êtres, qui est Dieu, … par le plus pur de tous ses actes, et s’unit intimement à la vérité, plus encore par la volonté que par l’intelligence22. » Si nous l’entendons bien, Bossuet accorde aux mystiques que, dans l’état le plus parfait possible en cette vie, la parole intérieure cesse d’être un discours suivi pour devenir une série d’interjections sans lien grammatical [ch. II, § 4, et ch. V, § 7]23 ; alors elle exprime, non plus la pensée discursive, momentanément suspendue, mais la simple vue de Dieu et surtout la volonté ou l’amour24. D’ailleurs, les actes que produisent alors les puissances de l’âme sont de telle nature, — Bossuet l’établit avec un grand soin, — qu’ils ne peuvent se graver dans le souvenir ; l’amnésie simule l’inconscience [ch. VI, § 10], et l’âme, revenue à l’état normal, s’imagine à tort qu’elle a été momentanément vide de toute parole comme de toute pensée et de tout sentiment25. Bossuet reste, en définitive, fidèle à l’axiome d’Aristote, et il l’emploie avec une grande pénétration psychologique à dissiper les illusions des modernes émules de Plotin.

Comme Bossuet et Port-Royal, Locke connaît la parole intérieure : mais il est fort indécis sur son extension : « La plupart des hommes, sinon tous, se servent de mots au lieu d’idées, lorsqu’ils méditent et raisonnent en eux-mêmes, du moins lorsque le sujet de leur méditation renferme des idées complexes » ; variante : « surtout si les idées sont fort complexes. » Et ailleurs : « Les mots enregistrent nos propres pensées pour le soulagement de notre mémoire, ce qui nous aide, pour ainsi dire, à nous parler en nous-mêmes26. »

Leibnitz est encore plus concis : « Le langage étant formé, il sert à l’homme à raisonner à part soi, … par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir de pensées abstraites… Les paroles ne sont pas moins des marques (notæ) pour nous que des signes pour les autres27. »

IV. De Bonald, etc.

Un siècle plus tard, Rivarol, dans son mémoire sur l’Universalité de la langue française, nomme et décrit sommairement la parole intérieure : « L’idée simple a d’abord nécessité le signe, et bientôt le signe a fécondé l’idée ; chaque mot a fixé la sienne, et telle est leur association, que, si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée ; l’homme qui parle est donc l’homme qui pense tout haut… Que dans la retraite et dans le silence le plus absolu un homme entre en méditation sur les sujets les plus dégagés de la matière, il entendra toujours nu fond de sa poitrine une voix secrète qui nommera les objets à mesure qu’ils passeront en revue. Si cet homme est sourd de naissance, la langue n’étant pour lui qu’une simple peinture, il verra passer tour à tour les hiéroglyphes ou les images des choses sur lesquelles il méditera28. »

Les mêmes idées et presque les mêmes termes se retrouvent dans les ouvrages de de Bonald, chez qui la parole intérieure devient la clef de voûte d’un système complet de philosophie théorique et pratique, ou, comme il dit, « l’explication du mystère de l’être intelligent. » A ce titre, cette doctrine mérite de nous arrêter quelque temps ; il est important de constater que la plus extrême des philosophies qui proclament la nécessité du langage repose sur une description inexacte et sur une interprétation fautive du phénomène de la parole intérieure.

Les écrits de Condillac avaient appelé l’attention de de Bonald sur le problème de l’origine du langage et sur le fait de l’étroite union du langage et de la pensée. Deux phrases de J.-J. Rousseau lui parurent fournir, l’une une meilleure définition du fait, l’autre le germe d’une solution nouvelle du problème. Après les nominalistes et tous les philosophes qu’avait frappés l’association des termes généraux avec les notions générales, Condillac avait insisté sur le même fait, mais en logicien plutôt qu’en psychologue, et sans songer à distinguer la parole intérieure de la parole extérieure : « Tout l’art de raisonner se réduit à l’art de bien parler ; — une science bien traitée n’est qu’une langue bien faite ; — toute méthode analytique de la pensée est une langue ; — nous pensons par les langues » tels sont ses principaux aphorismes ; Rousseau, lui, envisageant la pensée et ses expressions comme deux successions parallèles, esquissait une vraie description psychologique quand il disait : « L’esprit ne saisit (les idées dont l’objet n’est pas sensible) que par des propositions : car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. » Sur la question des origines, Condillac avait soutenu, après l’oratorien Richard Simon29 3 et avec la grande majorité des philosophes du xviiie  siècle et des idéologues, l’invention humaine de la parole, ou, en d’autres termes, la création de l’expression de la pensée par les seules forces naturelles de la pensée : à quoi Rousseau répondait : « La parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » D’autre part, et dès avant ses recherches sur le langage, de Bonald était d’instinct partisan des vérités immuables ; et, disposé comme il l’était à voir dans le progrès une illusion coupable, dans le devenir une forme inférieure de la réalité, une déchéance de l’être, il avait été facilement mis par le P. Gerdil4 et Malebranche sur la voie du platonisme en ce qui concerne la nature de l’intelligence. Tels sont les antécédents de son système30.

Mal préparé, par son caractère et ses études, aux recherches psychologiques, de Bonald a pourtant observé sur lui-même l’existence de la parole intérieure, et il l’a décrite avec des détails nouveaux, mais en des termes dont l’excessive précision nuit parfois à la parfaite exactitude ; puis, après cette description sommaire, il s’est hâté d’employer sa découverte, d’une part à une sorte de restauration de la maïeutique de Socrate et de la réminiscence de Platon, d’autre part à la déduction du célèbre paradoxe de l’institution divine de la parole. Nous allons essayer d’exposer méthodiquement la suite logique de cette doctrine, en citant textuellement les courts passages qui ont sur notre sujet une valeur psychologique, et en critiquant à mesure celles des thèses de l’auteur qui ne sont pas d’accord avec une saine observation :

Description de la parole intérieure. — D’après Bonald, la « parole simplement pensée, parole mentale, parole intérieure », souffle la parole extérieure, dicte l’écriture, accompagne la méditation : il ne dit rien de la lecture. Voici les textes :

« L’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. » — Variante : « L’être intelligent conçoit sa parole avant de produire sa pensée. » — « La parole extérieure n’est que la répétition et, pour ainsi dire, l’écho de la parole intérieure. »

« Parler une langue étrangère est traduire, puisque c’est parler avec certains mots ce qu’on pense sous d’autres mots, qui cependant sont les uns et les autres une seule expression d’une même idée. De là l’impossibilité de parler une langue étrangère aussi couramment que sa langue maternelle, jusqu’à ce qu’on ait acquis par l’habitude la faculté de penser sous les mêmes termes que ceux avec lesquels on exprime (au dehors) sa pensée. »

« Nous ne pouvons fixer une parole par l’écriture sans en avoir en nous-mêmes la prononciation intérieure. »

« Penser, c’est se parler à soi-même d’une parole intérieure. » — « Quand on ne fait que penser, on a des paroles dans l’esprit ; et, de même que l’homme ne peut penser à des objets matériels sans avoir en lui-même l’image de ces objets, ainsi il ne peut penser aux objets incorporels sans avoir en lui-même et mentalement les mots qui sont l’expression de ces pensées et qui deviennent discours lorsqu’il les fait entendre aux autres. » — « Philosophes, essayez de réfléchir, de comparer, déjuger, sans avoir présents et sensibles à l’esprit aucun mot, aucune parole ! » — « Que cherche notre esprit quand il cherche une pensée ? Le mot qui l’exprime, et pas autre chose31 »

A ces courts passages se borne la description du phénomène. En revanche, Bonald signale à tort des faits analogues, de prétendues successions d’images visuelles expressives.

D’abord l’écriture intérieure. Oubliant qu’il a lui-même signalé la dictée de récriture comme une des fonctions de la parole intérieure, il se laisse entraîner par l’analogie à cette affirmation inexacte : « Ainsi qu’on ne pense qu’en se parlant à soi-même, on ne peut écrire sans lire en soi-même les caractères que l’on trace sur le papier32. »

L’autre antithèse a beaucoup plus d’importance. Dans vingt passages, il semble dire que la parole intérieure s’arrête de temps à autre pour faire place à une série de représentations visibles : ce changement de langage intérieur aurait lieu quand nous nous mettons à penser à des objets individuels et matériels, car la parole n’est l’expression que des idées proprement intellectuelles, c’est-à-dire générales ou morales. Bonald paraît oublier que les idées particulières, pour peu qu’elles soient remarquées, sont aussitôt rapportées à des genres et nommées intérieurement. Sans doute, il ne dit nulle part expressément que les images, comme il les appelle, s’enchaînent en successions régulières dans la conscience ; mais comme il ne l’a pas dit non plus des mots, et comme cette omission n’est évidemment chez lui qu’un oubli, on pourrait croire qu’à ses yeux les deux langages ne diffèrent point à cet égard, et qu’ils alternent en nous selon la nature objets que considère notre pensée. Si l’on y regarde de plus près, et si l’on éclaire son commentaire souvent répété de la phrase de Rousseau par une page où il décrit la première éducation de l’enfant civilisé33, on voit qu’il considérait les deux langages comme d’ordinaire simultanés : quand l’esprit s’attache à des objets qui ne tombent pas sous les sens, alors seulement « l’imagination s’arrête » comme dit Rousseau, et le mot intérieur reste seul pour accompagner l’idée ; or le cas contraire est très rare, sauf dans la première enfance, car les idées générales, alors même que leurs objets font partie de la nature visible, impliquent l’activité de l’entendement et supposent la conception de rapports purement intellectuels34 ; la parole intérieure, accompagnée ou non d’images, doit donc être presque constante, du moins à partir de l’adolescence. Sans doute, les enfants « ont des images avant d’avoir des idées35 », et le langage visible se développe avant le langage des sons ; sans doute aussi, puisque « la vue est le sens de l’imagination et des corps, l’ouïe celui de l’entendement et des idées36 » les sourds-muets « ne pensent que par images » et « n’ont point d’idées37 » ; les aveugles n’ont point d’images, ne pensent que des idées, au moyen de la seule parole intérieure, et ne peuvent arriver à bien connaître les corps38 ; mais l’homme adulte et pourvu de tous ses sens, « sain d’esprit et de corps » possède un double langage intérieur, qui devient simple lorsque sa pensée se détache des objets sensibles et particuliers pour s’élever jusqu’aux idées.

Deux inexactitudes subsistent pourtant dans les vues de Bonald sur la place qu’occupe dans la succession psychique la parole intérieure ; il n’a pas vu que la parole intérieure est, en fait, chez l’adulte, absolument constante et continue ; il n’a pas vu davantage que, chez l’adulte aussi, les images visuelles sont, en fait, toujours reléguées au second plan par la parole intérieure [ch. VI], qu’elles ne forment pas des séries continues, et qu’elles ne sauraient à aucun titre entrer en parallèle avec la série des sons intérieurs.

Cette erreur d’observation nous explique, sans la justifier, celle qu’il a commise au sujet de l’écriture intérieure. D’une manière générale, le goût de Bonald pour les antithèses (symboles, à ses yeux, des harmonies des choses) l’a empêché de reconnaître la prééminence de la parole intérieure sur toutes les images visuelles, soit analogiques ou symboliques, soit phonétiques. En réalité, de même que les images visuelles ou autres, qui sont analogues aux choses, c’est-à-dire constitutives de nos conceptions peuvent s’affaiblir indéfiniment et se discontinuer comme états distincts sans détriment pour la pensée, pourvu que la parole intérieure, série homogène, continue, toujours distincte, persiste dans la conscience [ch. VI], de même l’écriture intérieure est inutile pour écrire, et la parole intérieure, chez tout homme exercé à l’écriture, dicte directement les signes visibles ; sans doute nous nous remémorons ou nous imaginons de temps à autre des images de lettres ou de mots écrits ; mais, lors même que nous écrivons, circonstance éminemment favorable à leur formation, ces images ne font jamais série dans notre conscience.

2° Nécessité de la parole intérieure. — Médiocre observateur de ce qui est, Bonald s’empresse de passer du fait contingent aux lois nécessaires. Au lieu de dire que la parole intérieure est constante et n’est pas nécessaire [ch VI, § 8, fin], il a nié implicitement sa constance et tout d’abord proclamé sa nécessité : « Il faut des mots pour penser ; — on ne peut penser sans se parler à soi-même ; — la parole intérieure est nécessaire « à la conception, à la contemplation de l’idée » ; etc. Cette nécessité qu’il affirme39 n’est pas la nécessité pure et simple, mais la nécessité pour penser, ou, plus exactement, pour idéer, c’est-à-dire pour penser les objets intellectuels, esprits, rapports, concepts généraux. Un son intérieur ou extérieur est nécessaire pour concevoir des idées, comme une image ou une sensation de la vue est nécessaire pour connaître ou pour concevoir des corps ; mais l’imagination n’est qu’une forme inférieure de la pensée ; la pensée proprement dite est l’idée ; à toute idée correspond un son ; un son qui exprime une idée s’appelle une parole ou un mot ; il y en a d’autres qui sont de vains bruits, car tous les sons ne sont pas accompagnés d’idées ; mais toute idée consciente est nécessairement accompagnée d’un son.

Dire que la parole intérieure est nécessaire, absolument parlant, serait une simple inexactitude de langage ou de logique ; ce serait passer sans raison suffisante du fait au droit, le droit ou la nécessité paraissant à tort révélé par le fait de la constance. Cette faute de la logique, Bonald, bien qu’il ait restreint la constance à la durée de l’idéation, la commet avec une sorte de candeur. Une seule fois, il daigne révéler la majeure sur laquelle il s’appuie : au physiologiste Haller5, pour qui la parole intérieure est (comme pour Bossuet et Port-Royal) une simple habitude acquise, il oppose comme un axiome indiscutable cette proposition : « Les habitudes générales de l’esprit ne peuvent être que des nécessités de sa nature ».40

Ce n’est pas tout : en affirmant que la parole intérieure est nécessaire pour penser, Bonald commet une nouvelle erreur d’observation ; comme il n’a pas vu que la parole intérieure est constante en fait, de même il ne voit pas qu’elle est toujours moins riche que la pensée ; en réalité, la pensée déborde toujours la parole, jamais elle ne peut s’exprimer tout entière ; pendant que nous nommons une de nos pensées, d’autres naissent à la conscience qui attendent leur tour de parole, et, le moment venu, toutes ne seront pas nommées.

Il admet pourtant, non pas dans la Législation primitive mais dans les Recherches philosophiques, que l’idée qui attend et demande son expression « ne se montre pas encore pleinement à l’esprit », mais se montre déjà ; il admet que parfois « on se souvient vaguement, faute d’un mot » que les esprits distraits et lents conçoivent souvent leurs pensées imparfaitement durant un certain temps avant d’en trouver l’expression, qu’un écolier intelligent « devine à peu près le sens d’un passage » avant de le bien comprendre. Il amende lui-même ses premières formules : « Notre intelligence, dit-il, tant que le mot propre ne fixe pas l’objet avec précision, n’a que des aperçus vagues, confus, incomplets, de ses propres pensées.41 » Il repousse cette conséquence, pourtant inévitable, de son système, que l’esprit serait l’esclave de la mémoire verbale ; celle-ci « offre ses expressions », mais « l’esprit les demande, les cherche, la raison les examine… ; l’esprit fait plus : il les crée lorsque la mémoire… ne lui en présente que d’insuffisantes… ; la mémoire n’est qu’un dictionnaire à l’usage de l’esprit…, un dépôt d’expressions où chaque esprit choisit celles qui peuvent le mieux rendre sa pensée » ; c’est pourquoi « chaque écrivain a son style, expression de son esprit »42. Bonald admet donc dans les Recherches philosophiques ce qu’il rejetait dans son premier ouvrage, et pourtant il répète encore, il maintient toujours les formules que démentent ses nouvelles observations ; et, quelques années plus tard, répondant aux critiques de Damiron6, il lui demande ironiquement s’il y a « des moitiés de pensées », oubliant qu’il avait lui-même admis, en plus d’un endroit des Recherches philosophiques, l’existence de pensées imparfaites, incomplètes, et pourtant sensibles à la conscience. Bonald ne paraît pas s’être douté qu’il lui avait suffi de quelques descriptions exactes pour introduire dans son système une contradiction qui le ruine. Comme un logicien scolastique, il n’a d’abord voulu connaître que les concepts définis et nommés et leurs rapports logiques ; il a découvert trop tard les petites perceptions 7, les états de conscience très faibles, qui ne sont pas encore nommés ou ne le seront jamais43. L’accident arrivé dans son esprit même aux prémisses de sa doctrine n’a pu ébranler la foi sans réserve qu’il avait accordée dès l’origine à ses conclusions.

Simultanéité du mot et de l’idée. — Sur les rapports du mot et de l’idée dans le temps, le même parti pris conduit Bonald à une autre erreur, erreur de fait et de logique à la fois. Sans s’arrêter au simple fait de la simultanéité ordinaire, sans se demander si le fait est vraiment universel et ne souffre pas des exceptions, il se hâte d’affirmer que le mot intérieur et la pensée qui lui correspond sont toujours rigoureusement simultanés, et en même temps il proclame que cette concomitance est une nécessité de notre nature44. Or les passages descriptifs des Recherches que nous venons de citer contredisent le fait invoqué ; car ils impliquent que, dans bien des cas, l’idée précède le mot dans la conscience [ch. V], et, quand même la simultanéité serait sans exception, on ne saurait logiquement transformer en nécessité une simple universalité empirique.

Nous arrêterons ici nos critiques, la suite de la doctrine dépassant désormais l’objet de la psychologie descriptive.

Préexistence inaperçue de l’idée. — Pourtant l’idée est antérieure au mot ; elle est même nécessairement antérieure, car « tout objet est nécessairement antérieur à son image »45 — mais c’est uniquement comme virtualité, comme puissance ; l’idée en acte est simultanée à son expression, elle naît et meurt à la conscience avec le mot ; avant l’apparition du mot, nous ne la connaissons pas, bien qu’elle soit en nous ; elle est inconsciente. L’idée précède le mot, comme la conception précède la naissance46, c’est-à-dire comme l’être vivant conçu et caché précède l’être vivant né au jour et visible ; elle ne voit la lumière, elle ne paraît, qu’avec le mot et par lui.

Ne nous étonnons pas cette fois si l’antériorité de l’idée est à son tour proclamée nécessaire : l’idée, avant le mot, n’est pas observable ; sa préexistence, n’étant pas une vérité de fait, ne pouvait être affirmée qu’à titre de nécessité logique.

Rôle de la parole. — C’est ici qu’apparaît dans tout son jour la tendance platonicienne du système.

Les idées générales et fondamentales étant en nous latentes, stagnantes, inaperçues, hors du temps, les mots ont, par une sorte d’association préétablie47, la vertu de porter à l’acte et à la conscience tel ou tel fragment plus ou moins considérable de la pensée que tout homme porte en lui dès sa naissance ; l’esprit est comme une table obscure sur laquelle la parole promène un étroit sillon de lumière48 ; par la parole, la pensée entre dans la durée, devient discursive et consciente.

Sur cette thèse capitale, les formules abondent, et la plupart méritent d’être citées :

« L’homme n’est connu à lui-même que par la parole. — L’esprit se révèle par les mots. — L’homme ne connaît les êtres intellectuels que par les paroles qui les nomment. — Il faut des paroles pour penser ses idées. — Les idées s’engendrent, se lient, se combinent, s’associent, à l’aide de leurs expressions. — La pensée se manifeste, se révèle à l’homme par l’expression, comme le soleil se montre à nous par la lumière. — Notre esprit se voit lui-même dans l’expression comme les yeux se voient dans un miroir49. — Si chaque idée n’avait pas son terme ou son expression propre qui la distingue des autres idées, il n’y aurait en nous qu’une faculté générale de concevoir, sans idée particulière d’aucun objet. — Le langage donne l’exercice à la faculté de penser. — Tous les jours, l’esprit de l’homme est tiré du néant par la parole. — L’entendement est la faculté de concevoir des idées d’objets intellectuels à l’occasion des mots, lesquels rendent ces idées sensibles à l’âme. — L’idée est innée en elle-même, acquise dans son expression. — Les idées innées sont en puissance dans l’esprit de l’homme : ce sont des idées que l’homme peut apercevoir dans son esprit sous certaines conditions ; ces conditions sont la connaissance des expressions qui nomment les idées. — Les idées attendent dans l’esprit qu’une expression vienne les distinguer. — La parole porte la lumière dans les ténèbres de l’entendement, et appelle chaque idée, qui répond : Me voilà ! Alors seulement nous avons la conscience de nos pensées ; alors seulement nous nous idéons nous-mêmes, nous idéons les autres êtres, et les rapports qu’ils ont entre eux et avec nous »50.

On voit que le mot a, pour Bonald, la même propriété qui appartient, dans le système de Platon, au phénomène sensible : Bonald aurait pu dire que le mot nous fait souvenir de l’idée. Il parle quelque part de la « présence des idées générales à notre esprit, présence qu’éveillent en nous les idées particulières51. » Pour lui, tout enseignement est une maïeutique52, et « le but de la philosophie morale est moins d’apprendre aux hommes ce qu’ils ignorent que de les faire convenir de ce qu’ils savent53. »

Ce n’est pas tout : entre les idées et les réalités, il y a le même rapport qu’entre les mots et les idées ; à toute idée correspond un être ; le mot, en révélant l’idée, révèle l’être ; par exemple, Dieu existe, puisque nous le nommons. Le langage, en parcourant l’entendement, parcourt la vérité ; une erreur est une vérité imparfaitement révélée par un langage défectueux ; c’est une pensée incomplète, un « défaut de pensée » ; « l’erreur sépare, la vérité réunit .54 »

On le voit, Bonald touche de bien près à l’idéalisme platonicien55; ouvertement intellectualiste, naïvement synchrétiste, il est, de plus, secrètement fataliste56 et prédestinatien : presque partout, il nie implicitement la spontanéité individuelle de la pensée, et, quand il la reconnaît, il se met en désaccord avec l’esprit de toute sa doctrine.

Conséquence. — Toute idée supposant le langage, et l’invention du langage supposant l’intention, c’est-à-dire l’idée de l’inventer, l’idée d’inventer le langage suppose la possession du langage ; donc le langage n’a pu être inventé ; puisqu’il est, il a dû nous être révélé, donné par Dieu57. — Diverses circonstances ont accru et varié le langage des différents peuples58 ; l’élément primitif et nécessairement révélé du langage universel est le verbe59.

A côté du langage audible, seul propre à l’expression des idées générales, spirituelles et morales, il y a le langage visible des gestes, ou « langage d’action », auquel correspond, dans la vie intérieure de l’âme, la succession des images, et qui n’exprime que les idées matérielles et particulières ; ne pouvant exprimer l’idée de l’être et ses temps, il ne peut renfermer aucun verbe. Développé et perfectionné pour l’usage des sourds-muets, il s’efforce en vain de remplacer, pour l’évocation de toutes les idées, comme fait extérieur la parole audible, comme succession d’images la parole intérieure. Naturel à l’homme, ce langage n’est pas d’institution divine60.

Les grandes lignes du système de Bonald sont magistralement coordonnées ; les vues de détail par lesquelles il prétend les confirmer sont d’ordinaire inexactes ; elles sont souvent puériles quand elles portent sur la grammaire, l’étymologie, les rapports mystérieux des mots et des idées. Toujours préoccupé de vérités immuables, de principes sociaux éternels, Bonald n’a pas le sens du devenir ; il comprend mal la vie du langage ; de même, en psychologie, s’il observe parfois avec précision, il généralise trop vite, il néglige les nuances dès qu’il a trouvé l’antithèse où il se complaît à enfermer sa pensée ; la sécheresse, en psychologie, est toujours inexactitude ; il était difficile de reconnaître la vie de l’âme, cet être « ondoyant et divers », dans les formules concises où Bonald prétendait la résumer ; enfin et surtout, il avait à l’avance compromis son autorité comme psychologue par les conséquences démesurées qu’il avait cru pouvoir tirer d’une observation d’ailleurs bien faite. Voilà pourquoi ses contemporains ne profitèrent pas de ce qu’il est permis d’appeler sa découverte, et pourquoi, au lieu de la féconder par une analyse plus pénétrante, ils s’attachèrent uniquement à réfuter la théorie de la révélation du langage. On s’explique ainsi comment ni Damiron ni Maine de Biran n’ont su reconnaître l’exactitude empirique du point de départ de Bonald.

Examinant, dans son Essai sur l’histoire de la philosophie en France au xixe  siècle 61, le système de Bonald, Damiron oppose aux formules de ce philosophe une description vague et inexacte, de laquelle il ressort qu’il n’avait pas aperçu dans sa propre conscience la parole intérieure : pour lui, la pensée, dans la rêverie inattentive, est une série de petites perceptions vagues, « purement spirituelles », qui s’évanouissent à mesure ; quand elle s’affermit, la pensée réagit sur le corps ; alors elle s’exprime par la physionomie, par le geste, ou, mieux encore, par la parole extérieure [ch. III, § 12] ; cette association avec des phénomènes sensibles lui est profitable : une pensée qui s’est exprimée au dehors a des contours plus nets, plus d’intensité, plus de fixité aussi ; « elle a pris quelque chose de l’allure et des caractères » des phénomènes corporels. Telle est pour Damiron, toute l’influence du langage sur la pensée. En somme, il n’a pas compris Bonald, et Bonald en retour, n’a pas compris que Damiron, en lui signalant les petites perceptions, avait touché le point faible de son système. De même sur la méthode : Bonald pratique à toute occasion, et sans aucun esprit critique, l’étymologie des significations [ch. II, § 6 et 11 ; ch. 111. § 11] ; Damiron lui reproche, non pas d’employer mal ce procédé très légitime, mais de le substituer à l’observation de conscience : l’auteur des Recherches philosophiques, dit-il, « ne se fie pas au sens psychologique ; c’est dans les mots qu’il veut tout voir et tout apprendre ; … ce serait d’une analyse verbale qu’il tirerait toute la psychologie. » La critique est fondée ; mais Damiron n’a pas vu que la valeur du procédé reposait, dans la doctrine de Bonald, sur certains rapports du langage et de la pensée, dont quelques-uns avaient été reconnus par une observation psychologique directe et n’étaient nullement chimériques.

L’Examen critique des opinions de M. de Bonald 62 par Maine de Biran, prouve que ce grand psychologue ignorait, lui aussi, la parole intérieure ; il réfute très bien la doctrine de la révélation du langage ; mais il n’aperçoit pas la part de vérité psychologique que contenait la célèbre formule de son adversaire, et la description qu’il lui oppose est en grande partie chimérique.

Selon Maine de Biran, le langage est l’oeuvre de la volonté humaine ; l’homme ne s’approprie un langage qu’en le refaisant lui-même, et il n’y a pas de langage extérieur sans un « langage intérieur » préalable ; ce qu’il appelle improprement ainsi, c’est d’abord le langage personnel et volontaire de l’enfant, qui se comprend lui-même avant de comprendre le langage de ses parents ; — c’est ensuite une sorte d’écho musculaire par lequel les organes de la voix s’associent instantanément aux impressions que l’oreille reçoit de la voix d’autrui ; par ces ébauches de mouvements, l’enfant s’approprie la langue qu’il entend et se fait des signes avec les sons ; — c’est enfin la parole personnelle par laquelle nous imitons les sons que nous nous souvenons d’avoir entendus. On peut accorder à Bonald que toutes les idées, l’idée même du moi, bien plus, que « la production du moi », supposent « un langage quelconque » ; mais un langage, pour Maine de Biran, ce n’est pas une suite de sons, c’est un mouvement musculaire voulu63.

Signalons brièvement les défauts de cette théorie : le rôle de l’audition pure, mais attentive, dans l’acquisition de la parole, est méconnu par Maine de Biran, comme il l’avait été déjà par Montaigne ; — la description du phénomène de l’audition, que nous retrouverons presque identique dans Cardaillac, est fautive ; — comme plus tard dans les ouvrages de Bain, une importance beaucoup trop grande est attribuée au mouvement musculaire, qui n’est qu’un moyen, et qui comme tel, est négligé par l’attention [ch. II. § 6. ] tandis que tout l’effort mental se porte sur le son, qui est le but du mouvement et l’élément essentiel de la parole ; sur ce point particulier, comme dans toute la doctrine de Maine de Biran, le rôle de la volonté mentale est méconnu : l’âme n’est guère que le moteur des muscles : Maine de Biran a préparé ainsi les voies à la doctrine contemporaine qui fait de l’âme, non plus l’associée dirigeante, mais l’esclave et l’écho passif de l’activité musculaire ; — enfin la véritable parole intérieure, succession d’images, et d’images purement ou principalement sonores, semble être absolument inconnue à Maine de Biran64.

Un psychologue consciencieux, contemporain de Bonald et de Maine de Biran, Prévost (de Genève)8 accentue ingénument la même ignorance : il croit que la remémoration des sons n’est pas donnée à tout le monde, et qu’elle demande un exercice tout spécial ; il ne connaît que deux successions d’images sonores : la récitation muette et la lecture de la musique écrite. L’imagination, pour lui, est essentiellement visuelle65.

Jusqu’en 1830, date de la publication des Études élémentaires 9 de de Cardaillac, Bonald reste le seul philosophe qui ait accordé à la parole intérieure l’attention qu’elle méritait. Parmi les auteurs que Bonald lui-même cite à l’appui de ses aphorismes66, la plupart ne s’écartent pas de la tradition nominaliste, continuée par Hobbes et Condillac ; ils négligent de distinguer la parole intérieure de la parole extérieure et se contentent de dire qu’il « n’existe pas de pensée sans signes » (Cabanis), ou que « les mots sont indispensables pour penser les genres et tout ce qui n’a pas frappé les sens » (Dugald Stewart). Haller est plus précis ; retrouvons-nous chez lui l’opinion de Bonald, partagée, à ce qu’il semble, par J.-J. Rousseau et par Dugald Stewart, que les phénomènes sensibles peuvent être pensés sans langage intérieur ? « L’esprit, dit-il, est tellement accoutumé à se servir de signes qu’il ne pense plus que par leur moyen, et que des vestiges de sons représentent seuls à l’âme toutes les choses, excepté dans le petit nombre de cas où une certaine affection (affectus aliquis) rappelle l’image même de l’objet. » Bonald semble n’avoir pas bien saisi le sens de cette phrase67. Sans doute Haller a voulu dire que nous avons toujours dans l’esprit des images de mots, et, de plus, quelquefois, des images, visuelles ou autres, analogues aux choses, — ce qui est l’exacte vérité.

V. De Cardaillac

De Cardaillac, laromiguiériste indépendant et assez éclectique, est un esprit incomparablement plus souple et plus ouvert que Bonald. Observateur consciencieux et pénétrant, logicien timide et médiocre, écrivain d’une clarté persuasive quand il décrit les faits, flottant et peu rigoureux quand il aborde les lois générales, il a fait, dans le second volume de son ouvrage68, une étude approfondie de la parole et de récriture au point de vue psychologique, dans laquelle il a, le premier, assigné à la parole intérieure sa place légitime, non seulement dans la théorie du langage, mais aussi dans la psychologie générale ; on peut dire qu’il a fait entrer dans la science ce qui, parmi les idées de Bonald, méritait de durer ; malheureusement son ouvrage n’est jamais sorti d’une quasi-obscurité d’où les deux cents pages consacrées à la théorie du langage auraient dû suffire à le tirer.

Nous allons procéder à son égard comme nous avons fait pour Bonald, exposer méthodiquement69 ses vues sur la parole intérieure, en les critiquant lorsqu’elles nous paraîtront inexactes.

Description du fait. — Cardaillac n’a omis aucune des fonctions de la parole intérieure ; il a même exagéré son rôle dans l’audition de la parole d’autrui.

Quand nous parlons des lèvres, « sans produire de son, nous entendons distinctement » une parole intérieure. — Quand nous parlons à haute voix, nous répétons ce que nous dicte à mesure la parole intérieure. — Quand nous nous taisons, elle prépare à l’avance nos discours à venir ; l’orateur se forme par l’exercice « soutenu et bien dirigé » de la parole intérieure ; « pour bien parler aux autres, il faut avoir contracté l’habitude de se parler à soi-même avec facilité70. »

La parole intérieure dicte l’écriture71. — Puis « l’écriture réveille la parole intérieure dans l’esprit de celui qui lit… ; nous ne lisons pas pour voir l’écriture, mais pour entendre la parole intérieure72. »

Elle nous aide à entendre, car elle « est souvent plus distincte que la sensation » sonore, et, alors, elle la complète73. — Cardaillac va plus loin, et soutient, cette fois à tort, que « le souvenir de la parole », c’est-à-dire la parole intérieure, « accompagne toujours la sensation » ; il serait même nécessaire pour que la parole d’autrui nous soit intelligible : « nous n’écoutons pas pour entendre la parole d’autrui, mais uniquement pour entendre la parole intérieure qui en est comme l’écho, et qui, pour nous, est le véritable corps de la pensée, seul capable de nous la rendre sensible74. » Comme si la parole d’autrui ne pouvait être directement comprise ! Cardaillac a pris pour un phénomène distinct une simple loi, une forme, l’association de l’idée avec le mot.

L’observation ou la contemplation du monde extérieur n’est utile à l’esprit et ne laisse un souvenir durable que si elle est accompagnée de réflexion, c’est-à-dire si nous nommons et définissons intérieurement les objets à mesure que nous les apercevons75. En d’autres termes, l’observation n’est qu’un cas particulier de la méditation.

C’est surtout dans la méditation proprement dite que la parole intérieure est remarquable, car c’est alors qu’apparaît pleinement l’indissoluble alliance de la parole avec la pensée : cette maxime de Laromiguière : « Toute la force de l’intelligence réside dans l’artifice du langage », et, en général, « tout ce qu’ont dit les métaphysiciens », — c’est-à-dire, sans doute, les nominalistes, et, avec eux, Condillac et son école, — sur les « effets du langage… considéré comme signe de la pensée », tout cela « s’étend aussi à la parole intérieure », et même « n’est intelligible qu’autant qu’on lui en fait l’application »76. En effet, réfléchir, méditer, penser, c’est « diriger nos souvenirs, choisir parmi nos idées…, les analyser, les combiner, les enchaîner, les déduire les unes des autres », c’est abstraire, généraliser, classer, raisonner ; « rien de tout cela ne peut se faire qu’au moyen de la parole », qui, d’ordinaire, en pareil cas, reste intérieure. « Réfléchir, méditer, penser, c’est donc se parler à soi-même… Toutes les opérations par lesquelles l’intelligence se forme et se développe » sont faites au moyen de la parole intérieure. « C’est par la parole extérieure que nous rendons compte de nos idées à nos semblables, et c’est par la parole intérieure que nous nous en rendons compte à nous-mêmes. » Le silence et la solitude sont favorables à ce « colloque mystérieux, dans lequel l’homme, auditeur et orateur en même temps, parle, écoute, entend, disserte, discute et prononce tout à la fois… C’est elle qui établit, qui confirme et conserve en nous les connaissances que nos semblables nous donnent au moyen de la parole extérieure. C’est par elle que nous faisons subir aux idées qu’elle conserve toutes les modifications qui les rendent si fécondes…, et que nous nous instruisons nous-mêmes, comme nos semblables nous instruisent par la parole extérieure. » Ainsi, « l’intelligence doit toute sa force et les immenses développements qu’elle acquiert quelquefois à l’empire que nous donne sur nos idées la parole intérieure77 »

Comme à la méditation Cardaillac rattache des états moins actifs que la réflexion, tels que la rêverie et la récitation muette78, rien ne manque au tableau qu’il fait de l’extension de la parole intérieure ; on peut dire qu’il a tracé, bien qu’implicitement, la loi de la parole intérieure ; il a, sinon formulé, du moins compris qu’elle fait l’intérim de la parole extérieure émise ou entendue ; il eût pu dire, en style condillacien, que nous sommes toujours parole et que nous sommes parole intérieure quand nous ne sommes pas parole extérieure. Notons qu’il n’a réservé aucune place spéciale dans la succession psychique aux images visuelles : pour lui, la contemplation des choses visibles exige des idées générales et un discours intérieur ; il fait mieux : il reconnaît la prééminence des images vocales sur toutes les autres images ; son opinion sur ce point contraste heureusement avec celle de Prévost (de Genève) : « Les souvenirs, dit-il, même celui des choses qui nous sont le plus familières, ont toujours quelque chose de vague, d’obscur et d’indéterminé. Quel est celui dont l’imagination est assez puissante pour, en l’absence d’un ami, se représenter sa figure d’une manière aussi exacte que s’il était présent, bien qu’il ne passe pas un seul jour sans le voir ? Choisissons un exemple plus simple encore : qui peut se représenter une couleur d’une manière aussi distincte que lorsqu’elle est sons les yeux ? Le souvenir de la parole, au contraire, bien que moins vif, moins fort que la sensation elle-même lorsque nous l’entendons, n’est pas moins exact, moins précis, moins rigoureusement déterminé : deux articulations, quelque analogues qu’elles soient, ne se confondent pas plus dans le souvenir que dans la sensation.79 »

Nécessité ou utilité de la parole intérieure. — Si Cardaillac, après avoir reconnu que la parole intérieure est constante en l’absence de la parole extérieure, la disait nécessaire dans les mêmes limites, l’inexactitude serait sans gravité. Mais il se laisse entraîner à dire, comme Bonald, qu’elle est nécessaire pour penser, que les opérations de l’entendement « ne peuvent se faire sans elle »80 ; et, par une réminiscence évidente du même auteur, il définit ainsi son rôle : « Elle tire la pensée du sanctuaire obscur de l’intelligence, où elle était confondue dans la foule de toutes les pensées qui la composent (sic), pour la porter à la surface et nous la rendre sensible en lui donnant un corps, sans lequel elle resterait voilée pour nous81. » Dans un chapitre précédent, il n’a pas osé réfuter le paradoxe de la révélation du langage ; entre Condillac et l’école théologique, il s’est abstenu de prononcer82.

Mais il ne faut pas juger Cardaillac sur ces apparences : le mot nécessité n’a pas pour lui le même sens que pour un Bonald ; il appelle ainsi un très haut degré d’utilité ; les passages83 dans lesquels il contredit à l’occasion sa formule de la nécessité font plus d’honneur à son sens psychologique qu’à la rectitude logique de son esprit.

De même, il exagère, avec Condillac, l’influence de la parole sur la mémoire ; il la dit une fois nécessaire pour l’exercice de la mémoire active 84 ; puis, revenant sur cette question, il ne parle plus que de sa très grande utilité pour la mémoire tant active que passive85 [ch. VI, § 8], ajoutant à cette occasion, ce qui est une vue très féconde, que la parole aide puissamment l’attention aux idées, et, par suite, l’analyse de leurs éléments et de leur rapports [ch. VI, passim].

En réalité, Cardaillac a vaguement senti que la parole extérieure et les lois de l’habitude et de la mémoire ne suffisaient pas à expliquer la parole intérieure telle qu’il l’avait décrite : elle n’est pas uniquement, dit-il, « le résultat de l’habitude »86 ; mais ces causes complémentaires et cachées, dont il a soupçonné l’existence [ch. IV, § 8], il ne les a pas trouvées, et son esprit, faute de mieux, s’est arrêté à l’idée d’une mystérieuse nécessité, que pourtant il n’ose pas dire absolue.

Variétés individuelles. — Tous les hommes ne sont pas maîtres au même degré de leur parole intérieure : il y en a qui sont obligés, pour lire ou pour écrire, de parler tout haut ; d’autres se laissent vite distraire de leur méditation ; d’autres ne savent rien se dire par eux-mêmes ; il y en a, au contraire, qui, « doués d’une puissance de réflexion extraordinaire, passent des heures entières à se rendre compte de leurs idées », et chez qui cette éloquence silencieuse rivalise avec le talent de la parole extérieure : chez d’autres enfin, la parole intérieure est plus facile et plus abondante que la parole prononcée87.

Ces dernières différences n’intéressent qu’indirectement la parole intérieure ; elle suit en instrument docile les lois individuelles de la pensée et de la volonté ; la pensée est capricieuse ou méthodique, dirigée par les circonstances ou gouvernée par une raison ferme ; la parole intérieure la suit dans ses évolutions, interrompue plus ou moins fréquemment par l’émission de notre parole ou par l’attention que nous donnons à celle d’autrui ; sa loi propre n’en est pas moins la même pour tous les hommes. Quant à ceux qui ne savent pas lire ou écrire en silence, ils sont, à cet égard, encore enfants ; leur état n’est qu’un épisode de l’histoire de la parole inférieure.

Même en dehors de la lecture et de l’écriture, dans le jeune âge et chez les esprits peu exercés, encore enfants à cet égard, la parole intérieure « réclame », pour avoir quelque suite et nous tenir « isolés des causes de distraction, un plus grand effort d’attention » que la parole extérieure. Mais, chez l’homme normal, cette infériorité de la parole intérieure peut et doit disparaître [ch. II, §3 ; ch. III, § 3]. Cardaillac, dans un passage88, la considère à tort comme irrémédiable.

Sur les sourds-muets, il commet une grave erreur ; il croit que l’écriture, extérieure d’abord, puis extérieure ou intérieure, remplace pour eux nos sons expressifs, extérieurs ou intérieurs89. Bonald, mieux instruit, n’ignorait pas que les sourds-muets, de même qu’ils parlent par gestes, pensent par des images de gestes.

Division générale de la parole intérieure en active et passive. — Dans l’acte de parler intérieurement, nous sommes tantôt passifs, tantôt actifs. Nous sommes passifs quand nous écoutons, quand nous lisons, et dans une variété de la méditation, lorsqu’une idée s’impose à nous avec les mots qui l’expriment : « A qui n’arrive-t-il pas d’être poursuivi, obsédé même, par des idées qu’aucun effort ne peut repousser ? Elles se présentent toujours accompagnées de leur expression intérieure » ; — parfois aussi, Cardaillac l’oublie, ce sont des phrases toutes faites, des fragments de poésies, de courtes mélodies, qui s’imposent à notre mémoire, et l’idée, s’il y en a une, accompagne le son ; — dans l’un et l’autre cas, « nous faisons effort quelquefois pour repousser, pour réduire au silence » la parole intérieure ; mais nous l’entendons passivement, malgré nous, « sans avoir rien fait pour la produire. » La rêverie est un état moins absolument passif que l’obsession ; mais c’est encore un état passif, surtout si on le compare à la réflexion ; dans la rêverie, « l’âme, écoutant à peine la parole intérieure, … l’entend cependant, mais sans faire le moindre effort pour en déterminer l’objet ou en diriger la marche. » Dans la réflexion, au contraire, nous sommes actifs, car « nous dirigeons le cours de notre pensée » et, en même temps, de notre parole ; nous cherchons à la fois des idées vraies et des expressions justes ; « l’âme fait effort et pour se parler à elle-même », et pour bien entendre et comprendre tout ce qu’elle dit, et pour « n’être détournée » par aucune cause de distraction du but qu’elle se propose d’atteindre90 ». Il en est de même. — Cardaillac omet de le noter, — quand nous écrivons.

Ces descriptions sont fort bien faites. Mais que vaut la division ? y a-t-il vraiment deux paroles intérieures, l’une que nous entendons en nous parce que nous nous parlons, l’autre que nous entendons en nous sans nous parler91 ?

La passivité a des degrés, l’activité également ; en somme, les deux états se rejoignent par des intermédiaires ; entre le maximum d’activité et l’extrême passivité, il existe une continuité parfaite. La lecture devient active si nous déchiffrons ; la réflexion devient passive si nous sommes inspirés. La remémoration littérale, la récitation intérieure, dont Cardaillac ne parle pas, est souvent passive et machinale ; mais quelquefois on cherche ses mots : elle devient active.

Cardaillac a distingué la mémoire des mots et celle des idées92 ; la parole intérieure serait-elle active quand le souvenir des idées précède et commande celui des mots, passive dans le cas contraire ? Ce serait un moyen de préciser la division. Cardaillac l’a négligé, et avec raison ; car, en fait, quelquefois nous cherchons nos mots, et souvent nous ne cherchons pas nos idées. On peut songer aussi à identifier l’activité avec l’innovation verbale, la passivité avec la simple remémoration ; à première vue, l’invention seule semble impliquer un certain degré d’effort mental ; mais quelquefois nous nous remémorons avec peine, et souvent nous inventons sans effort : il n’est pas besoin pour cela d’être inspiré ; quand nous lisons un texte pour la première fois, la suite des mots intérieurement prononcés est une combinaison nouvelle de souvenirs anciens, et pourtant nous n’avons conscience d’aucun effort.

La volonté mentale ne fournit donc pas les éléments d’une division quelque peu précise de la parole intérieure. Aussi avons-nous, dans la suite de ce travail, négligé la distinction de Cardaillac pour nous attacher de préférence aux deux autres que nous venons d’indiquer : l’antériorité du mot sur l’idée ou de l’idée sur le mot [ch. V], la répétition ou l’innovation verbales [ch. IV, § 3, 6, 8 ; etc.] ; ces distinctions, disons-le en passant, ne se confondent pas plus entre elles qu’avec celle que nous écartons : car, dans la lecture, par exemple, le mot précède l’idée, et pourtant nous innovons ; et, dans la remémoration verbale, l’idée, d’ordinaire postérieure aux mots, peut quelquefois aider à les retrouver93.

Simultanéité ou succession du mot et de l’idée. — Cardaillac a évité l’erreur de Bonald : pour lui, le mot tantôt précède, tantôt suit l’idée dont il est l’expression94. Mais ses remarques sur ce point manquent à la fois de netteté et de développements [ch. V].

Causes de la parole intérieure ; la parole intérieure rattachée à la psychologie générale. — Cardaillac a le mérite d’avoir rattaché la parole intérieure à la mémoire, dont elle n’est, selon lui, qu’un cas particulier, et à l’habitude, aux lois de laquelle il la soumet. Mais les vues de ce genre qu’on rencontre dans son étude sur la parole sont mal coordonnées, peu précises, parfois même inexactes. Voici la principale :

« La parole intérieure n’est que le souvenir de la sensation que produit la parole extérieure. » Donc les lois du souvenir des sensations devraient être ses lois. Mais les souvenirs de nos autres sensations sont très faibles et très peu distincts, tandis que la parole intérieure est relativement vive et tout aussi distincte qu’une sensation. Ensuite, de même que nous n’avons aucun pouvoir sur nos sensations, nous n’en avons presque aucun sur le souvenir de nos sensations ; au contraire, « nous exerçons un empire absolu sur nos organes moteurs », en particulier sur les organes de la phonation ; or la parole intérieure est tout autant « à notre disposition » que la parole extérieure ; elle suit donc la loi de la parole extérieure au lieu de suivre celle des autres souvenirs sensibles95. — A cette double anomalie, Cardaillac propose une explication que nous ne pouvons, comme lui, trouver « satisfaisante » : notre parole extérieure est un mouvement dont un son résulte ; le son et le mouvement sont liés dans nos habitudes par une association invétérée ; au lieu de vouloir fermement parler tout haut, « modérons l’action de la volonté » : nous parlerons tout bas, le larynx restant immobile, et en même temps se réveillera en nous le souvenir des sons que nous aurions pu émettre au dehors ; si la volonté de parler est encore plus modérée, nous n’éprouverons, tandis que nous entendrons toujours la parole intérieure, qu’un très léger « frémissement » de l’organe vocal ; ainsi la parole, même intérieure, participe aux lois du mouvement, parce qu’elle est l’effet habituel d’un mouvement96.

Pourquoi la vivacité de la parole intérieure-n’est elle pas proportionnelle à la volonté motrice qui la détermine ? Pourquoi cette vivacité persiste-t-elle en l’absence de toute volonté, dans l’obsession, par exemple ? Cardaillac avoue lui-même que, « lorsque nous nous livrons passivement à nos souvenirs », le fait qui justifierait, à l’en croire, la vivacité des souvenirs vocaux, le « frémissement » musculaire, est absent. Il avoue encore que, dans les cas où « nous dirigeons nos souvenirs97 », ce frémissement s’affaiblit et disparaît peu à peu par l’effet de l’habitude [ch. II. § 6] ; par quel privilège le son intérieur subsiste-t-il donc toujours intact, malgré la répétition la plus fréquente ? Pourquoi l’habitude n’a-t-elle pas le même pouvoir d’anéantissement graduel sur la parole intérieure que sur les autres phénomènes de l’âme ? L’écriture est liée comme la parole à un mouvement volontaire ; pourquoi son image intérieure ne jouit-elle pas d’une semblable immunité ? Et la mémoire visuelle, en général, n’est-elle pas, chez certains hommes qui se donnent la peine de la cultiver, plus distincte et plus docile que chez le philosophe ou l’orateur ?

L’explication de Cardaillac est sans valeur. Il connaît les effets négatifs de l’habitude98 ; il connaît aussi la volonté mentale, l’attention, mais il ne l’emploie qu’à déterminer l’ordre des faits psychiques99 ; il ignore qu’elle est aussi et surtout l’antidote de l’habitude négative [ch. II, § 6 ; ch. IV, § 2 et 6 ; etc.], qu’elle restitue aux

états psychiques la vivacité que la répétition leur enlève ; les états qui résistent, comme la parole intérieure, à la destruction lente que produit l’habitude, sont les états que l’attention préfère et cultive, les états auxquels elle s’attache à l’exclusion des autres, qu’elle dédaigne. Là était la solution du problème, que Cardaillac a d’ailleurs le mérite d’avoir nettement posé.

Le faiblesse de la psychologie générale dans Cardaillac est le principal défaut de son étude de la parole intérieure. Comme il sépare l’habitude et la mémoire100, sans paraître se douter que la mémoire n’est qu’un cas particulier de l’habitude, tout ce qu’il dit des rapports de la parole intérieur avec l’habitude est vague et de peu de portée ; et, quand ses vues sont exactes, il est impossible d’en montrer la justesse sans les formuler en un langage plus précis.

Les habitudes de la parole intérieure ont leur effet dans l’acte de parler à haute voix, et réciproquement ; il n’y a là que deux variétés d’un même acte, commandées par une seule habitude101.

Mais comment se forme l’habitude de parler sans bruit ? Selon Cardaillac, elle se forme aux dépens de l’habitude de la parole extérieure, si « nous prenons l’habitude de nous abstenir de proférer », aussitôt qu’elle est trouvée, l’expression de nos idées102. L’habitude de parler intérieurement serait donc une synthèse de deux habitudes, l’habitude de la parole et l’habitude du silence, et celle-ci serait une conquête de la volonté sur la nature, tandis que la première serait un instinct confirmé par la volonté. — Faut-il croire que l’action seule est naturelle à l’homme et qu’il crée son imagination, sa mémoire des sensations ? Formuler ainsi la pensée de Cardaillac, c’est la réfuter par l’absurde. La volonté ne développe et n’assouplit que des facultés naturelles : naturellement nous parlons tout haut, et naturellement aussi nous parlons en silence quand parler tout haut est inutile ou dangereux.

L’effort mental par lequel nous dirigeons et choisissons nos idées et nos expressions laisse après lui, s’il est persistant et répété, des habitudes ; si cet effort est méthodiquement réglé par un esprit bien fait, la parole intérieure se forme à l’exactitude et aux autres qualités d’un bon langage, et surtout elle devient souple, propre à exprimer toutes les idées, anciennes ou nouvelles, qui nous viendront à l’esprit [ch. IV, § 8] ; elle est alors entièrement « à notre disposition » ; le « pouvoir que nous avons sur elle » est absolu. Mais l’effort mental n’est pas le même chez tous les hommes ; l’empire que nous exerçons sur la parole intérieure est « proportionné à l’habitude », — c’est-à-dire aux habitudes que nous lui avons données, — et par conséquent à l’effort mental que nous avons déployé pour créer ces habitudes103. — Rien n’est plus juste. Mais la réflexion n’a pas le privilège d’engendrer des habitudes ; la rêverie aussi laisse après elle des tendances reproductrices ; seulement elles sont moins fortes, et surtout la réflexion seule prévoit et veut les habitudes qu’elle engendre ; la rêverie est insouciante, elle est parfois une puissance de mal, parce qu’elle ne prévoit pas ses effets.

Une dernière remarque, sur laquelle Cardaillac insiste souvent, est que la parole, intérieure ou extérieure, et la pensée, sont intimement unies, « fondues, incorporées » l’une à l’autre : penser et parler ne sont ainsi qu’un acte unique, gouverné par une seule habitude104.

Bonald, observateur médiocre, avait fait de la parole intérieure une description insuffisante ; telle qu’elle était, cette description lui avait servi de base pour édifier tout un système de métaphysique. Cardaillac n’a pas la même puissance de construction, et les conséquences qu’il tire de ses observations ne sont ni rigoureuses ni précises ; mais sa description est beaucoup plus complète et plus exacte que celle de son devancier, et, comme il a tenté de rattacher la parole intérieure aux faits les plus généraux et aux lois fondamentales de l’âme, il a posé sur leur vrai terrain les problèmes que soulève l’existence et l’étendue de ce phénomène105.

VI. Les contemporains

Depuis Cardaillac, l’étude de la parole intérieure a été généralement négligée, M. Paul Janet, dans son récent Traité de psychologie 106, s’étonne avec raison de cette indifférence à l’égard d’un fait aussi familier et aussi important, qui, s’il n’est pas absolument nécessaire à la pensée, se produit du moins « avec le plus faible degré de culture intellectuelle ». Parmi nos contemporains, un grand nombre de théoriciens du langage et de psychologues paraissent ignorer jusqu’à son existence ; quelques-uns le signalent et le décrivent sommairement ; c’est ainsi qu’il a été mentionné par Charma107, par le P. Gratry108, et, plus récemment, par Gratacap109, par MM. Secrétan110, Renouvier111, Maury112, Fouillée113, A. Darmesteter114, Maspero115, par M. Janet lui-même, qui, dans Le cerveau et la pensée, invitait les observateurs de l’aphasie à examiner si cette affection atteint toujours la « parole mentale » avec la parole extérieure116 10.

Bain a dédaigné de consacrer une mention spéciale à la parole intérieure ; il la cite à l’occasion, quand il parle du souvenir et de l’imagination117, mais sans la distinguer assez des autres images, et comme s’il s’agissait d’un fait intermittent sans intérêt particulier : il semble ignorer sa continuité, son rôle dans l’activité psychique, sa prééminence sur les autres images ; la vision est, pour lui, « celui de tous les sens qui retient le plus » et dont les images ont dans la succession psychique le rôle principal118. Rien plus : il dénature l’essence du phénomène ; dans un des rares passages qu’il lui consacre119, la parole intérieure devient une image musculaire-tactile. Cette dernière idée, malheureusement, a fait fortune ; car il y a aujourd’hui, parmi les psychologues, une école du toucher ou, pour mieux dire, une école du muscle, qui ramène de gré ou de force toutes les opérations de l’âme au toucher actif et au sens musculaire. Nous avons discuté, dans la suite de ce travail [chap. II, § 6], la description de Bain, et ramené l’élément tactile de la parole intérieure à ses justes proportions.

M. Taine est de ceux qui ont accepté sans discussion l’erreur de Bain, et lui aussi n’accorde à la parole intérieure qu’une courte mention120.

Les ouvrages devenus classiques de Max Müller sur la science du langage11 ne contiennent que de très vagues allusions à la parole intérieure121. Il cite pourtant avec éloge une formule de Hegel : « c’est en noms que nous pensons » ; et il dit lui-même que « nos conceptions portent toujours le vêtement du langage » ; mais tout l’effort philosophique de l’éminent philologue se concentre sur la démonstration de l’aphorisme : « Sans le langage, pas de raison (discursive) ; sans la raison, pas de langage » ; il emploie un art merveilleux d’exposition, une science toute moderne et une logique un peu arriérée à continuer la tradition nominaliste et à réconcilier les paradoxes de Condillac et de Bonald122.

Un esprit tout différent anime l’ouvrage de notre maître Albert Lemoine sur La physionomie et la parole. Il contient sur l’union de la parole et de la pensée une fine et lumineuse esquisse, où la présence ordinaire de la parole intérieure dans la méditation silencieuse est comme montrée à la conscience de chacun de nous en quelques pages limpides et persuasives123. Dans ce court chapitre, l’éminent psychologue a fait justice des théories nécessitaires sans cesse rééditées par les écoles les plus diverses ; dans l’union intime du langage et de la pensée, dans la suppléance de la parole extérieure par la parole intérieure, il ne voit qu’une « habitude invétérée, acquise » parce qu’elle était « commode ». Mais pourquoi se prononce-t-il aussi contre la loi purement empirique de la constance du phénomène ? « Dès que l’homme a commencé de parler, dit-il, il pense rarement sans parler mentalement sa pensée » ; il refuse d’accorder davantage. Et pourtant il a reconnu que la constance ne serait pas une preuve suffisante de la nécessité. Il importait d’écarter définitivement cette théorie de la nécessité du langage, qui a trop longtemps stérilisé plusieurs branches des études psychologiques ; mais, puisqu’elle ne saurait être relevée par la thèse de la constance de la parole chez l’homme fait, comme d’ailleurs une observation psychologique complète, poursuivie jusque dans les états anormaux, nous avait paru établir cette loi de la façon la plus sûre, nous n’avons pas hésité, malgré l’autorité si considérable d’Albert Lemoine à la formuler. Sans doute, l’âme s’est habituée à penser avec l’aide des mots, parce que cette manière de penser lui a semblé la plus commode ; mais, l’habitude une fois prise et invétérée, l’âme continue à parler, malgré elle, sans but et contre toute raison ; elle ne peut plus se taire, alors même que la parole intérieure n’est plus pour elle qu’un bruit inutile ou importun auquel le cœur et la pensée préféreraient des séries d’images visuelles ou la suspension momentanée de toute imagination.

L’ouvrage le plus récent où il soit question de la parole intérieure et de son rôle dans l’activité psychique est l’Essai de psychologie du docteur Ed. Fournié124. On jugera de l’importance que l’auteur attribue au phénomène par cette remarquable définition de l’acte de penser : « réveiller, au moyen des signes du langage, reproduits subjectivement, une série de notions déjà classées, pour les comparer soit entre elles, soit à des souvenirs, soit à des perceptions actuelles.125 » M. Fournié adopte la théorie nécessitaire, mais avec de très sages réserves : sans la parole, l’esprit sent et connaît, mais il ne pense pas ; il a des idées générales, mais leur association, leur enchaînement, est difficile, irrégulier ; l’acte de penser, et par conséquent la parole intérieure, sont nécessaires, soit pour « réviser le classement général de nos connaissances », soit pour « acquérir des notions nouvelles » ; assurément, « les signes du langage ne font pas la pensée ; mais ils lui sont indispensables ; … ils donnent aux notions le mouvement et la vie126. » Nous dirions, en d’autres termes, sans nous écarter, à ce qu’il nous semble, de la pensée de M. Fournié : Le langage est nécessaire pour que l’activité de l’intelligence soit aisée, régulière et progressive ; à cela se réduit, à notre sens, la part de vérité contenue dans les thèses nominalistes et condillaciennes. M. Secrétan ne va pas au-delà quand il définit le langage articulé : « la forme dont nous revêtons naturellement notre pensée, soit pour la communiquer à d’autres au moyen de la parole sonore, soit aussi pour la développer et la préciser en nous-mêmes, sans émission de voix127. »

La partie la plus originale de l’ouvrage du docteur Fournie est sa théorie du langage des gestes comparé au langage de la voix ; la compétence particulière de l’auteur donne un grand prix aux pages qu’il consacre à la psychologie du sourd-muet ; il corrige avec beaucoup de pénétration les erreurs des philosophes antérieurs et les premiers éducateurs des sourds-muets sur les signes visibles : pour lui, le geste seul est un langage naturel et peut rendre à la pensé, les mêmes services que la parole ; l’écriture, qui n’est pas, à proprement dire, un langage, mais seulement la traduction soit du langage parlé, soit du langage des gestes, est impropre à fournir les éléments d’un langage intérieur ; le sourd-muet pense et développe son intelligence au moyen d’une mimique intérieure, et, quand il lit, bien loin de comprendre directement les signes écrits, il les traduit comme nous en son langage intérieur habituel128.

Après Bonald, après Cardaillac, après les auteurs contemporains qui ont abordé la même question, une étude approfondie de la parole intérieure restait à faire. Nous avons essayé, dans les chapitres qui vont suivre, de combler cette lacune de la science psychologique par une description consciencieuse du phénomène, et par un examen des principaux problèmes que soulève cette description129.