(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Introduction. Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Introduction. Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. »

Introduction
Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie.

I

La psychologie a été le plus souvent traitée au point de vue de l’intelligence : la pensée et ses opérations réfléchies, avec leur mécanisme logique, sont plus faciles à étudier par la réflexion même que le fond actif et sensitif de notre vie mentale. Pourtant, le véritable intérêt de la psychologie ne consiste pas, selon nous, à décrire le fonctionnement représentatif de la pensée, la mise en scène du spectacle intérieur, la formation des idées ou des états de conscience susceptibles de se formuler en idées ; l’intérêt consiste surtout à rechercher quelle est l’efficacité de la pensée en nous et autour de nous, quelle est la force des idées et de tous les états de conscience qui s’y résument, leur influence sur l’évolution de l’esprit et sur celle même de la nature. Tel est, par excellence, le problème psychologique. Pour que la conscience, en effet, ne soit pas réduite dans l’univers au rôle de zéro, deux choses sont nécessaires. La première, c’est que nos idées et sentiments soient des conditions réelles de changement interne, conséquemment des facteurs de l’évolution mentale, non de simples indices d’une évolution ayant lieu sans eux par des causes exclusivement physiques. La seconde, c’est que tout changement interne, étant inséparable d’un changement externe ou mouvement, puisse avoir des effets dans le monde extérieur, si bien que les idées, ayant agi intérieurement, se trouvent avoir du même coup leur expression extérieure avec toutes ses conséquences. C’est en ce sens que les idées peuvent être idées-forces. En d’autres termes, les états mentaux doivent avoir une efficacité interne et, indivisiblement, externe, en raison de l’unité foncière du physique et du mental.

La psychologie ordinaire, se plaçant soit au point de vue purement intellectualiste, soit au point de vue matérialiste (les deux se ressemblent), ne considère le plus souvent que le contenu et les qualités des idées ou images mentales, à l’état immobile et « statique » ; elle les traite comme des espèces de tableaux ayant une forme propre dans un cadre propre et, de plus, répondant à des objets dont elles sont les portraits. Dès lors, non seulement les conditions mentales n’ont aucune efficacité comme facteurs dans les événements du monde physique, mais on aboutit à nier l’influence des conditions mentales sur les événements mentaux. L’espoir déçu n’est plus la réelle condition du chagrin ; le passage à une conclusion n’est plus déterminé par la conception des prémisses. Chaque modification spécifique de la conscience est le simple « accompagnement » d’un certain mode de changement cérébral ; les changements cérébraux se déterminent l’un l’autre selon des lois toutes physiques, et les changements mentaux suivent une marche subordonnée, comme les mouvements des ombres se subordonnent aux mouvements des objets qui les projettent. Si donc vous concluez : A = C, ce n’est pas parce que vous avez pensé d’abord : A = B, B = G ; c’est seulement parce qu’il y a eu dans votre cerveau une danse de molécules aboutissant à la proposition A = C.

Une telle doctrine nous paraît fondée sur une conception inexacte des faits psychologiques. Elle implique que ces faits sont tous réduits à un seul, qu’on appelle la représentation, vorstellung, et c’est, pour cela même qu’ils sont tous frappés d’inefficacité absolue. Selon l’intellectualisme, la nature de la conscience est uniquement de représenter, d’exprimer en soi des événements qui ne dépendent point d’elle, d’en donner ce que Leibnitz appelait une projection ou un symbole. Le matérialisme s’empresse d’admettre cette définition et il se borne à ajouter : — Ce qui est ainsi représenté, c’est un mouvement d’atomes tout matériels ; le mouvement est la seule cause de tous les changements dans le monde, la représentation interne n’en est que le miroir. — Et comment, en effet, une représentation pure agirait-elle ? N’est-ce pas aussi absurde que d’attribuer aux ombres chinoises les gestes qu’elles reflètent ? Tout ce que peut faire une représentation, c’est non pas d’agir, mais de ressembler ou de ne pas ressembler : une représentation ne tombe que sous la catégorie de la ressemblance et de la différence. On peut la comparer à son objet ou à une autre représentation ; comparée à son objet, elle lui est semblable ou dissemblable, comme un portrait à l’original : elle n’agit pas plus sur l’objet que le portrait sur l’original. Comparée à une autre représentation, elle lui est également semblable ou dissemblable, comme un tableau ressemble çà un autre tableau ou en diffère : elle n’agit pas plus sur l’autre représentation que le portrait de la Joconde n’agit sur le portrait de la Fornarina. La ressemblance et la différence sont des rapports tout extrinsèques, pour un troisième terme qui laisse les deux premiers tels qu’ils étaient : rien ne modifie moins les choses que de les comparer, ainsi qu’un spectateur de courses compare de loin la vitesse des chevaux.

Mais la vérité, selon nous, c’est que les phénomènes mentaux ne sont point en eux-mêmes ni primitivement des représentations, qu’ils ne le deviennent que plus tard, en vertu de rapports très complexes, dérivés et secondaires. Ils sont en eux-mêmes des appétitions, qui, contrariées ou favorisées, s’accompagnent de sensations douloureuses ou agréables ; par conséquent, ils sont des actions et réactions ; et tel est le rapport sous lequel une psychologie mieux entendue doit les étudier. C’est d’ailleurs parce que tous les phénomènes de l’univers sont essentiellement en action et réaction réciproque que les uns peuvent être accessoirement considérés comme signes ou représentations des autres pour un spectateur. La question de savoir si les marées représentent les actions combinées du soleil, de la lune et de l’océan, présuppose celle de savoir en quoi consistent ces actions combinées. De même, la question de savoir si ma pensée représente les phénomènes extérieurs présuppose l’action combinée des mouvements externes et de mes sensations ou appétitions internes ; la pensée représentative n’est donc qu’un dérivé. L’être vivant se soucie fort peu d’abord de représenter quoi que ce soit : il ne se soucie que de s’adapter les choses ou de s’adapter aux choses, d’agir, de pâtir, de réagir.

La conception des états mentaux comme représentations est au fond assez enfantine : à vrai dire, ma sensation du soleil ne représente pas le soleil et n’en est ni la copie ni le portrait ; elle est un moyen de passion et de réaction par rapport au soleil, elle est la conscience d’un effet subi et d’une énergie déployée : la traiter comme une simple ressemblance avec le soleil, ou comme une simple différence, c’est mettre des spéculations de métaphysicien à la place de la vie pratique. A force de raisonnements, nous pouvons établir que nos sensations sont les signes plus ou moins fidèles des choses, mais c’est là une question de degré : tout est signe fidèle et infidèle à la fois. Le fou qui croit voir le soleil la nuit a une sensation-signe, tout comme celui qui voit réellement le soleil ; seulement, sa sensation signifie et représente directement une perturbation cérébrale, au lieu de représenter directement un fonctionnement normal du cerveau et indirectement la présence actuelle du soleil.

De là vient l’illusion qui fait croire à tant de philosophes et de savants que les idées sont des fantômes analogues aux ombres des morts dans les inania regna. Ils se figurent pour ainsi dire le monde mental avec le seul sens de la vue, comme un monde de formes, de dessins et de couleurs, le tout lumineux, mais sans chaleur, sans consistance et sans vie. A ce panorama tout intellectuel, la psychologie des idées-forces doit substituer l’action ; elle doit considérer les idées comme des formes non pas seulement de la pensée, mais du vouloir ; ou plutôt ce ne sont plus des formes, mais des actes conscients de leur exertion, de leur direction, de leur qualité, de leur intensité. Dès lors, les idées et états psychiques pourront redevenir des conditions de changement interne, de vrais moteurs du développement humain, des pulsations de la vie et des tendances de la volonté. En même temps, comme il n’y a point d’état mental sans un état cérébral, comme ces deux états sont deux extraits d’une réalité unique et totale, qui comprend à la fois tous les rapports mécaniques et tous les faits de sensibilité ou de conscience, les conditions de changement interne se trouveront être aussi des conditions de changement externe.

Le principe d’où part la psychologie des idées-forces est le suivant, qui établit l’unité de composition mentale. Tout fait de conscience est constitué par un processus à trois termes inséparables : 1° un discernement quelconque, qui fait que l’être sent ses changements d’état, et qui est ainsi le germe de la sensation et de l’intelligence ; 2° un bien-être ou malaise quelconque, aussi sourd qu’on voudra, mais qui fait que l’être n’est pas indifférent à son changement ; 3° une réaction quelconque, qui est le germe de la préférence et du choix, c’est-à-dire de l’appétition. Quand ce processus indivisiblement sensitif, émotif et appétitif, arrive à se réfléchir sur lui-même et à constituer une forme distincte de la conscience, nous l’appelons, au sens cartésien et spinosiste, une idée, c’est-à-dire un discernement inséparable d’une préférence.

Il s’ensuit que la force inhérente à tous les états de conscience a sa dernière raison dans l’indissolubilité de ces deux fonctions fondamentales : le discernement, d’où naît l’intelligence, et la préférence, d’où naît la volonté. Au point de vue de l’intelligence, le discernement peut être implicite, quand un terme seulement est présent à l’esprit, sans comparaison avec un autre. Au point de vue de la volonté, il existe aussi une préférence implicite, qui n’enveloppe pas de comparaison. J’éprouve une douleur, et immédiatement je veux sa suppression, comme le montre mon effort réactif contre la douleur. Je n’ai pas besoin pour cela d’instituer une comparaison réfléchie entre les idées de deux partis possibles, ni de concevoir explicitement le contraire de ce que je veux comme étant également possible pour moi. Il y a préférence non raisonnée, mais active en faveur du plaisir, et il y a en même temps discernement de mon état actuel. Si je ne discernais pas, je ne préférerais pas.

D’autre part, la faculté de discernement ne s’est développée qu’en vue du choix ; si nous avons conscience des différences, principalement sensitives, c’est que ces différences sensitives entraînent des différences réactives. On peut même aller plus loin et dire que tout discernement contient déjà un choix pratique rudimentaire, que toute détermination intellectuelle est en même temps une détermination de l’activité, surtout dans les sens primordiaux, qui sont par essence vitaux, et où la réaction est inséparable de la sensation. Discerner le plaisir de manger et la douleur de la faim, c’est indivisiblement préférer l’un à l’autre. Les discernements en apparence indifférents sont un résultat ultérieur ; même en ce cas, l’adhésion que nous accordons à ce qui nous paraît tel ou tel est encore une préférence intellectuelle, une détermination en un sens plutôt qu’en un autre, — ce qui, bien entendu, n’implique aucun libre arbitre. On a dit avec raison que la chimiotaxie des protozoaires, l’héliotropisme et le géotropisme des plantes mêmes, enveloppent déjà une sorte de discernement rudimentaire et une sorte de choix rudimentaire aboutissant à telle direction de mouvements. De même, a-t-on dit encore, le triage de telle substance nutritive parmi d’autres est une sorte de choix spontané.

Cette unité indissoluble du penser et de l’agir est la loi psychologique d’importance capitale que nous résumons par le terme : idée-force. Tout état de conscience est idée en tant qu’enveloppant un discernement quelconque, et il est force en tant qu’enveloppant une préférence quelconque ; si bien que toute force psychique est, en dernière analyse, un vouloir. En d’autres termes, une idée est un système de sensations et d’appétitions à l’état naissant ; c’est une direction plus ou moins consciente que prend la vie sensitive et appétitive, c’est comme un courant mental ; d’autre part, l’idée a constamment pour expression au dehors une direction que prennent les vibrations cérébrales, un courant cérébral qui en est la réalisation plus ou moins complète. Aussi peut-on dire que tout état de la conscience et de la pensée est doublement actif et objectif : 1° en ce que, par ses conditions cérébrales, il tend à produire un effet quelconque, un mouvement ou arrêt de mouvement, soit visible au dehors, soit invisible et intestin ; 2° en ce que ce même état de conscience est toujours pour nous représentatif de quelque objet, toujours extériorisé et projeté dans un monde réel, jamais conçu comme isolé dans un moi sans fenêtres et sans action sur autrui. Toute image qui est seule dans l’esprit implique donc un mouvement réel au dehors et est projetée au dehors ; il y a réalisation de l’image et croyance à sa réalité.

On le voit, au point de vue physiologique, la force des idées ne consiste pas dans une action qu’elles exerceraient mécaniquement, mais dans la loi nécessaire qui unit tout état de conscience distinct, toute « idée » (au sens cartésien) à un mouvement conforme, lequel, s’il n’est pas empêché, réalise l’idée au dehors. Nous ne croyons donc nullement que Viciée de tirer « un coup de pistolet », par exemple, agisse sur le cerveau comme le doigt agit sur la détente. Les effets mécaniques dans l’espace ont toujours, comme tels, pour conditions immédiates d’autres effets mécaniques dans l’espace, qui, ici, sont des mouvements cérébraux. L’idée n’intervient jamais physiquement, de manière à faire brèche au mécanisme universel. Le mouvement est déjà là quand la sensation et la pensée se produisent, et ce mouvement ne peut cesser ; il passe donc nécessairement d’une cellule à l’autre. S’il ne se dépense point à réveiller d’autres sentiments, il se dépense à remuer les muscles. Ou plutôt, ces deux effets sont toujours simultanés, mais à des degrés divers, qui déterminent ou une attitude plus proprement idéationnelle, ou une attitude plus proprement volitionnelle. Tout dépend : 1° de la direction du mouvement, qui peut avoir pour but une action cérébrale, comme quand on cherche à se souvenir, à raisonner, etc., ou une action musculaire, comme quand on veut soulever un poids ; 2° de son degré d’énergie, qui peut vaincre ou ne pas vaincre la résistance opposée par les muscles et, en général par l’ensemble de mouvements contraires qui empêchent nos idées de remuer sans cesse tous nos membres comme des fils tirant une marionnette.

Les considérations qui précèdent montrent à quel point il est inexact de se figurer l’idée-force comme « une sorte d’entité, sortant tout armée de notre cerveau, venue spontanément à la conscience avec une vigueur lui appartenant par essence ». Dans ce cas, une idée-force serait comme un objet détaché doué d’une certaine quantité d’énergie toujours identique ; elle aurait un pouvoir immanent, irréductible. Or, c’est précisément ce que nous nions. Nous n’entendons point par idées des espèces d’atomes psychiques, analogues aux « idées simples » de Locke ; nous ne croyons point que tout ce qui se passe en nous soit une combinaison de certains éléments de conscience qui resteraient toujours les mêmes, avec un certain quantum de force immanente. C’est là une conception atomistique de l’esprit qu’on retrouve chez Locke et chez Herbart, mais qui n’en est pas plus admissible. En premier lieu, nous n’admettons aucun état de conscience réellement simple ; tout état de conscience est la résultante d’un ensemble prodigieux d’actions et de réactions entre nous et l’extérieur, et il a pour corrélatif la totalité des mouvements qui, à un moment donné, s’accomplissent dans le cerveau. Cette résultante est spécifique, originale en raison même de sa complexité, mais elle n’est pas pour cela simple à la manière d’un atome indivisible et homogène. Des états de conscience vraiment simples seraient indiscernables comme les atomes fictifs de la physique, qu’on discerné uniquement par leur position dans l’espace et dans le temps. On aurait beau combiner de mille manières des atomes psychiques, on n’en ferait pas sortir un plaisir ou une douleur, une pensée, une volition. En second lieu, les divers états de conscience et les diverses idées ne sont pas, selon nous, doués d’une force « détachée » ; leur action est celle même de la conscience tout entière, dont ils ne sont que les formes et manifestations actuelles, en raison composée de l’activité intérieure et des activités extérieures. La psychologie des idées-forces aboutit donc à la continuité et à la solidarité de tous les processus mentaux, qui viennent tous se réduire au processus appétitif.

II

Ainsi conçue, la psychologie a pour objet des réalités, non plus de simples reflets, puisque les faits de conscience sont des éléments intégrants et des facteurs de la réalité complète. Les mouvements, eux, sont des phénomènes abstraits du tout : ils sont l’aspect de la réalité qui peut s’exprimer en sensations visuelles ou tactiles et en rapports dans l’espace entre les causes supposées de ces sensations. C’est par artifice que, pour faire de l’état mental un reflet et de la psychologie une science toute superficielle, on oppose l’état mental, — la sensation par exemple, — à la réalité. Primitivement, ce que nous sentons immédiatement et la sensation que nous en avons, c’est une seule et même chose : Τῶυτόν ἐστι. — On objectera que le son de la cloche et la vibration de la cloche sont choses différentes. — Sans aucun doute, mais ce que nous sentons n’est nullement la vibration de la cloche, ni même la vibration de l’air, ni même la vibration cérébrale : l’ensemble de ces vibrations est une construction ultérieure de notre intelligence, dont les éléments sont empruntés au sens du tact et de la vue, au lieu d’être empruntés au sens de l’ouïe. En croyant par là concevoir le réel de la sensation de son, comme le prétendent Maudsley et Spencer, nous concevons simplement des phénomènes concomitants, d’autres parties ou éléments du processus total, avec d’autres rapports à d’autres sens. Nous disons : si, en même temps que j’ai la sensation de tel son, je pouvais voir ou toucher les molécules de mon encéphale, j’aurais une vision ou un toucher de parties vibrantes en même temps que j’aurais toujours ma sensation de son. Mais cette sensation ne serait pas pour cela réduite à des sensations visuelles ou tactiles, encore moins à des vibrations de molécules. Ma sensation est ce qu’elle est ; le son senti et ma sensation du son, c’est un seul et même phénomène, une seule et même phase de la réalité ; or, le son n’est son qu’en tant que senti, et toutes les vibrations de molécules ne feront jamais un son tant que la sensation de son ne viendra pas s’ajouter aux autres rapports de ces vibrations avec d’autres sens, tels que la vue ou le tact. Le son n’arrive à la réalité que dans la sensation. Quand on parle du son objectif, on désigne, encore un coup, d’autres sensations possibles de la vue et de l’ouïe, d’autres rapports du même phénomène, d’autres richesses qu’il renferme. On désigne aussi des antécédents de ce phénomène plus ou moins éloignés ; bref on sort de la question, qui est : « Qu’est-ce qu’un son, comme son ? » Répondre : « Un reflet subjectif et interne », c’est se contenter des accompagnements tangibles et visibles. Le réel du son, c’est le processus concret et complet, qui est à la fois, indivisiblement, un son senti et une sensation de son, quelque chose d’original et de spécifique, le phénomène se prenant lui-même sur le fait, réel et conscient de sa réalité. On dit encore avec Descartes : « La piqûre n’est pas l’aiguille. » Mais la sensation de piqûre n’est nullement la sensation d’aiguille ; la douleur particulière de la piqûre est un phénomène qui n’existe que tel qu’il se sent : l’aiguille et la séparation des chairs sont de simples antécédents et ne constituent pas le réel de la douleur même. Ici encore on confond les antécédents avec les éléments constitutifs du phénomène réel et concret, qui ne peut se faire sentir qu’en se sentant lui-même. La distinction des phénomènes internes et des phénomènes externes n’est donc qu’une classification des conditions d’un seul et même phénomène en : 1° conditions représentables dans l’espace par le moyen de la vue et du tact, et 2° conditions non représentables dans l’espace. Si nous ne sentions pas les phénomènes directement, nous ne sentirions rien : notre sensation sert à les constituer tels et non pas seulement à les refléter. Le phénomène dit externe est au fond identique au phénomène interne. Ce dernier n’est pas un moyen terme interposé entre le réel du son et une modification purement psychique qui serait parallèle à cette réalité. S’il en était ainsi, l’objet qu’on veut poser en face de la conscience comme seul réel lui resterait totalement étranger, et, en voulant le poser, on le supprimerait. Du même coup, notre sensation ne serait plus sensation de rien. Il n’y a point deux réalités, l’une sentie, l’autre sentante : il n’y en a qu’une, dont le physique exprime certaines relations superficielles dans l’espace et dans le temps, dont le mental exprime certaines qualités plus intimes et plus profondes. C’est le mouvement, lui, qui est un mode de représentation, grâce auquel nous nous figurons dans l’espace des actions et réactions qui, par elles-mêmes, peuvent et doivent n’avoir rien de spatial.

Nous avons donc le droit de conclure que la psychologie des idées-forces roule sur le réel, et même sur le réel par excellence.

III

Le problème psychologique, tel que nous l’avons formulé tout à l’heure, est très différent, sous plus d’un rapport, du problème que se posent les sciences physiques. Les phénomènes qu’étudient les sciences vraiment objectives — pesanteur, son, couleur, etc. — sont toujours, sans doute, des phénomènes pour un être sentant, pour un sujet auquel ils apparaissent ; mais, comme il n’importe nullement que ce sujet soit Pierre ou Paul, comme de plus ce n’est pas la relation au sujet qui est à étudier ici, mais au contraire l’objet, dépouillé autant que possible de cette relation, il en résulte qu’on abstrait la relation et qu’on la néglige. Dès lors, en distinguant les phénomènes physiques des phénomènes chimiques, etc., on distingue simplement une classe générale de phénomènes d’une autre classe de phénomènes, indépendamment du fait d’être senti, perçu, pensé, voulu, etc. Mais, dans la psychologie, on ne peut plus prendre ainsi le nom de phénomène abstraction faite d’une relation quelconque à l’être sentant et conscient ; car c’est précisément ce rapport à une conscience actuelle ou virtuelle qui constitue et caractérise le phénomène comme psychique. Une douleur, une pensée, une volition ne peuvent plus être considérés comme des phénomènes en l’air, simplement distincts l’un de l’autre à la façon d’une vibration sonore et d’une vibration lumineuse. La douleur, la pensée, la volition sont toujours la douleur de quelque être, la pensée de quelqu’un, quoiqu’il n’importe pas que ce soit Pierre ou Paul. Au reste, la vibration sonore et la vibration lumineuse redeviennent elles-mêmes des phénomènes psychiques dès qu’on les considère en tant que faisant partie d’une conscience ou expérience quelconque, en tant qu’appréhendées sous forme de sensations. Le rapport à un sujet sentant et voulant est donc bien caractéristique du point de vue psychologique. Le problème de la psychologie peut alors prendre cette forme : — Comment les phénomènes sont-ils donnés à une conscience ? qu’est-ce qu’un sujet par rapport aux objets qu’il sent et sur lesquels il réagit ?

Le point de vue des idées-forces en particulier, est celui d’une psychologie synthétique, non pas seulement analytique, comme la psychologie l’a été jusqu’ici trop exclusivement. On ne doit pas considérer les phénomènes mentaux comme formant une simple série linéaire, analogue aux séries de vibrations sonores, calorifiques, lumineuses, etc. Le tout-un où les phénomènes sont sentis est toujours impliqué, et les phénomènes doivent toujours être considérés synthétiquement dans leur rapport à l’intérieur, au centre de vie mentale qui non seulement les « représente » et les pense, mais y ajoute ses émotions et sa réaction volontaire. Les phénomènes à étudier sont toujours concentriques. Sous ce rapport, la psychologie ressemble à la biologie, qui considère chaque fonction de l’être vivant comme conditionnée par le tout et solidaire des autres, ou le tout comme réagissant dans chaque fonction, de manière à former une sorte de cercle vital. Elle ressemble aussi à la biologie en ce que celle-ci considère, non seulement l’organisme actuel de l’être vivant et sentant, mais encore l’évolution de cet organisme. Si la psychologie commence, comme les mathématiques et la physique, par analyser les faits, par les mesurer quand il est possible, enfin par découvrir leurs lois, elle doit aussi et surtout en faire la synthèse et, comme la biologie, montrer les conditions, les degrés et les formes typiques de l’évolution mentale, ainsi que son rôle dans l’évolution universelle. Le psychologue, il est vrai, ne peut saisir directement, chez les animaux inférieurs, les plus simples formes de la vie consciente et noter le passage progressif à des formes plus hautes, comme le biologiste analyse les diverses fonctions vitales de l’amibe, aperçoit les segmentations de l’œuf fécondé, etc.1 ; quand le psychologue veut décrire l’évolution, il est oblige de commencer par la fin de la chaîne, tandis que le biologiste commence par les premiers anneaux. Mais il peut se représenter hypothétiquement les états de conscience inférieurs et rudimentaires, par analogie avec les états inférieurs de sa propre conscience. La psychologie devient ainsi, comme la biologie, une étude d’organisation et d’évolution ; au lieu de rester à un point de vue purement statique, elle s’élève au point de vue dynamique.

Est-ce à dire que la distinction du sujet et de l’objet ait besoin d’être posée comme consciente d’elle-même dès le début, dans l’être sentant ? Non. Quand même l’être individuel étudié par le psychologue n’aurait d’abord aucune notion du subjectif et de l’objectif, — comme cela est certain, — cette distinction n’en demeure pas moins essentielle pour le psychologue, parce que, de fait, il étudie la façon dont les phénomènes arrivent à constituer une conscience possible, une individuation au moins virtuelle. Les phénomènes de l’univers parviennent à se sentir et même à se connaître dans des centres vivants, les animaux ; le psychologue cherche comment, sous quelle forme, selon quelles lois a lieu cette élévation des choses au rang d’idées dans une conscience, avec le plaisir, la peine, l’effort qui en résultent.

Maintenant, l’individualité, le tout-un qui évolue, le sujet actuel ou virtuel, n’est-ce en définitive qu’une unité apparente dont les éléments constitutifs seraient variables ? Les individus sont-ils des modes d’un esprit infini ? L’esprit que je suis pour moi est-il matière pour le spectateur extérieur ? ou, au contraire, ce qui est matière pour moi est-il esprit en soi ? La force considérée par le physicien n’est-elle « qu’un autre aspect » de ce que les philosophes appellent volonté ? La loi mécanique de la moindre résistance n’est-elle qu’un autre côté de la loi de la moindre peine ? Toutes ces questions, le psychologue en prépare la solution, mais elles appartiennent proprement à la philosophie générale, puisqu’elles constituent des inductions sur la nature intime des individus et du tout. La psychologie positive s’en tient au point de vue relatif de l’expérience immédiate, pour laquelle il y a des individus distincts, des sujets sentants et conscients, en un mot, des vies internes, des synthèses spéciales se produisant au sein du grand tout et se détachant de lui en une certaine mesure, par le pouvoir qu’elles ont de s’affirmer en pensée et en action.

IV

Après avoir établi que le psychologue se pose cette question fondamentale : — Qu’est-ce que le sujet conscient et comment se forme-t-il ? — nous devons passer à un autre aspect du même problème : — Par quel mode d’action se manifeste le sujet conscient ? — Ici encore s’accuse le contraste de la psychologie et des sciences physiques.

Si le psychologue recherche les lois des phénomènes, ce sont surtout leurs lois de génération ou de genèse interne, qui font sortir un état de conscience d’un autre état de conscience par un processus dont les divers termes s’impliquent et s’expliquent mutuellement. Ainsi, entre la sensation présente et la réaction de l’intelligence appelée attention, puis la réaction de la volonté appelée aversion, il n’y a pas simplement un rapport dans le temps dont on ferait la constatation brute en disant : « Cela se suit de cette manière », sans qu’on sache pourquoi ce ne serait pas aussi bien l’inverse. L’ordre des vrais faits de conscience constitutifs du processus psychique — sensation, émotion, réaction — n’apparaît nullement comme arbitraire, ni comme un fait brut sans aucune explication. Nous trouvons que la douleur est une véritable explication et de la volonté d’écarter la douleur et de l’aide apportée à la volonté par l’intelligence. En d’autres termes, les lois vraiment psychologiques ne sont plus une pure coordination causale de phénomènes dans le temps ; nous ne nous contentons plus de ranger le phénomène A au premier moment, le phénomène B au second moment, etc., et d’ajouter que, dans les mêmes circonstances, le même ordre se reproduira. Nous voyons un pourquoi, un rapport de convenance interne entre les phénomènes se continuant l’un dans l’autre, parce qu’ils apparaissent tous, en dernière analyse, comme des idées-forces ou appétitions, comme des progrès d’une même volonté tendant au plus grand bien. On peut donc dire que les rapports psychologiques sont, comme tels, des rapports de finalité immanente, très différents des lois de causalité purement physique. Le mode d’action du sujet sentant est la tendance à une fin.

Là encore, la psychologie et la biologie se touchent et se complètent. Si la « lutte pour la vie » supprime la finalité extérieure, elle ne supprime pas la finalité intérieure de la volonté. Dire que les êtres combattent pour la vie, c’est dire qu’ils combattent pour se nourrir et se reproduire, qu’ils font effort, qu’ils désirent la nourriture et sentent du plaisir en se nourrissant. La lutte pour la vie ne se comprend donc, au fond, que comme une lutte de volontés ; elle est une manifestation externe de phénomènes tout psychiques en soi. S’il n’y avait dans la réalité qu’universel mécanisme, il y aurait universelle indifférence. En quoi un ensemble de particules inertes prendrait-il intérêt à être à droite plutôt qu’à gauche, à se mouvoir avec telle vitesse plutôt qu’avec telle autre, à se conserver plutôt qu’à ne pas se conserver, à se reproduire plutôt qu’à ne pas se reproduire ? Le principe universel de l’intérêt est essentiellement psychique, et, sans ce principe, la vie est incompréhensible, la lutte pour la vie est plus incompréhensible encore. Le vrai darwinisme n’est pas une doctrine exclusivement mécaniste : son ressort même est la sensation et le vouloir-vivre. C’est ce ressort que le psychologue prend à tâche d’étudier. Dans les êtres vivants, pour un spectateur, tout se passe comme si l’avenir était un des facteurs du processus interne : l’être vivant agit pour causer un certain effet, qui est son bien, alors même qu’il ne connaît point ce bien et ne connaît pas sa propre action. L’être n’est plus seulement absorbé dans le présent et poussé par le passé : il fait l’avenir même sans le concevoir, par le besoin qu’il a de tel état qui n’est pas encore, par un certain nisus a fronte, non plus a tergo. C’est une perpétuelle génération de l’avenir par l’appétition, qui est tournée de ce côté alors même qu’elle l’ignore. Le présent de l’animal est un présent inquiet, qui ne se suffit pas, qui aspire à la suite. L’être conçu (par abstraction) comme purement matériel serait inerte : son existence serait tout entière immobile dans le présent, alors même qu’il parcourrait mille lieues par seconde. Le mental n’a point cette inertie. Est mental tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, implique une lin sentie et voulue, fût-ce aveuglément ; est mental tout ce qui n’est pas indifférent à son propre état, mais tend à le maintenir ou à le changer, à l’accroître ou à le diminuer ; est mental tout ce qui enveloppe l’avenir pressenti dans le présent senti, avec un effort quelconque pour passer de l’un à l’autre. Un chronomètre a beau être fait pour marquer l’heure future, aucun de ses mouvements, à lui, n’enferme une finalité immanente ni ne tend à marquer l’heure. Il ne porte pas en lui-même un but qui se maintienne identique et suscite de nouveaux moyens quand les anciens manquent. Touchez à l’un quelconque de ses rouages, c’est fini, l’heure ne sera plus marquée : la roue qui tournait à gauche n’essaiera pas de tourner à droite pour continuer de poursuivre l’heure ; l’aiguille n’essaiera pas de s’appuyer sur un nouveau ressort pour pouvoir tourner. Au contraire, la grenouille qui a perdu la patte droite et dont on brûle la cuisse droite avec un acide, se servira des moyens qui lui restent pour essuyer l’acide : elle remuera la patte gauche, tandis qu’ordinairement elle se sert de la patte droite pour essuyer la cuisse droite. La fin poursuivie reste donc ici la même, alors que le mécanisme des moyens est altéré : le chronomètre vivant continue de tendre à l’heure future alors même qu’on lui a enlevé plusieurs de ses ressorts : il supplée à l’un par l’autre, comme si le bien à venir agissait sur lui par l’intermédiaire du bien ou du mal présent. Dans le chronomètre, tous les mouvements se déroulent et s’expliquent d’une manière adéquate, sans aucune considération de l’heure, tant du moins qu’on ne sort pas du chronomètre pour remonter à l’horloger. Au contraire, le besoin de vivre et de jouir, avec les mouvements corrélatifs, existe dans l’être vivant, non au dehors, et y devient le générateur même des autres mouvements. Sans doute, étant donnés les mouvements de la grenouille à un moment, et les mouvements communiqués du dehors au moment suivant, on aurait pu prédire par le calcul que la patte gauche se lèverait. Tout est mécanique sous le rapport des changements dans l’espace ; mais la série des causes et effets n’en redevient pas moins, dès qu’on rentre dans l’être vivant pour y considérer la vie même, une série de moyens et de fins, avec une fin unique, le bien-être du vivant. Et le psychologue, venant après le physiologiste, trouve que la série des moyens est, en définitive, une explication plus profonde que la série mécanique des effets. C’est que les relations de finalité, au lieu d’être de simples relations extrinsèques pour un spectateur, comme dans la montre, se confondent ici intimement avec les relations de vraie causalité. Dans le chronomètre, le grand ressort central qui cause tout le reste est naturellement indépendant de la fin à laquelle on l’a artificiellement subordonné ; dans l’être vivant, la cause et la fin, le ressort et l’heure à indiquer se confondent, comme si une montre tendait toujours à marquer midi par tous les moyens et trouvait dans la position même de l’aiguille à midi le ressort de tous ses mouvements. L’identité de la causalité et de la finalité est la volonté, dont les formes diverses, modes particuliers de discernement et de préférence, sont les idées-forces.

Nous pouvons donc donner au sujet qu’étudie la psychologie un nom plus précis et d’un sens moins intellectuel ; nous pouvons dire : la psychologie est l’étude de la volonté. Le problème n’est plus seulement : existe-t-il un sujet ? mais, comment agit-il ? Le rapport du sujet aux objets n’est plus un simple rapport de représentation, mais d’adaptation et de finalité immanente, primitivement irréfléchie et irraisonnée.

V

Insistons maintenant sur cette idée de causalité et d’activité qui est inséparable de la finalité. Nous aborderons ainsi la transformation dernière du problème psychologique : dans l’être tendant à une fin et doué de volonté existe-t-il vraiment une activité d’ordre mental, qui justifie l’expression d’idées-forces ? C’est la question à la fois la plus difficile et la plus importante.

Pour échapper au contraste de l’activité et de la passivité, auquel vient aboutir l’analyse psychologique, certains psychologues veulent réduire toute la conscience à des états de conscience, à des faits de conscience, à des phénomènes de conscience. Mais, d’abord, un terme général n’a pas le pouvoir de supprimer des distinctions spécifiques. Un plaisir ne devient pas une douleur parce que tous les deux sont définis états de conscience. Il s’agit donc de savoir si, dans l’émotion et l’appétition, notre conscience prend une attitude foncièrement différente de celle où elle est quand nous recevons passivement une sensation. Or, c’est ce qu’il est difficile de nier. Si on prétend que la conscience de l’appétition est elle-même une sensation particulière, on se borne à élargir le terme de sensation pour y faire rentrer les choses les plus disparates ; et la réduction à l’unité n’est plus ici que la réduction à l’unité d’un mot. Si on dit que ce sont les sensations mêmes qui, par leur synergie ou leur conflit, produisent l’état de conscience particulier ou nous sommes quand nous croyons agir, faire effort, peiner, désirer, on transporte alors simplement l’activité à des représentations dont on fait des sortes de petits êtres luttant pour la vie ; c’est la fausse conception des idées-forces, où on les considère comme des éléments isolés et des sortes d’atomes. On n’échappe pas pour cela au contraste de l’action subie et de la réaction exercée : parce qu’on a transféré toute l’activité au pôle objectif, l’activité n’est pas pour cela supprimée.

Selon Münsterberg, toute activité prétendue de la conscience se ramène à des modifications du contenu aperçu. La conscience n’est qu’une forme ; elle est le moi-sujet, simple spectateur des phénomènes qui se produisent, distinct du moi-objet, qui, lui, constitue la personnalité et se compose de sensations venant du corps, de sentiments, etc. Le sujet je est conscient, mais impersonnel ; l’objet moi est personnel, mais inconscient. C’est à prouver la non-ingérence du sujet dans le « contenu » de la conscience que sont employées les nombreuses et intéressantes expérimentations de Münsterberg, dont chacune, d’ailleurs, est susceptible d’une double interprétation. Mais, quelques expérimentations que l’on fasse, il faudra toujours arriver devant certains termes irréductibles et devant une relation irréductible, qu’il importe d’exprimer correctement. La relation de la conscience comme forme à un contenu tout objectif et sensoriel est-elle la meilleure expression de ce rapport primordial auquel vient aboutir l’analyse intérieure ? Non. Contenu et forme sont des images empruntées au monde de l’espace, que l’on transporte indûment dans la vie interne. Qu’est-ce qu’une forme qui n’est rien de plus que ce qu’elle contient ? Qu’est-ce qu’un sujet pur qui ne se manifeste d’aucune manière, qui n’a ni qualité propre, ni intensité propre, ni durée propre ? Simple métaphore, comme celles de cadre, de fond, de surface, etc. Il n’est pas étonnant que cette forme ou ce sujet soit sans action. On ne peut ni vouloir, ni agir à vide, pas plus qu’on ne peut penser sans penser un objet, conséquemment un résidu quelconque de sensations. Il est sans doute incontestable que tout changement de conscience implique, ipso facto, un changement du contenu conscient et des objets représentés. Mais il n’en résulte pas qu’en dehors de la représentation des objets il n’y ait dans le sujet qu’une forme impersonnelle. C’est oublier le plaisir, la douleur, le désir et l’aversion. Au point de vue de l’observation purement psychologique, la jouissance et la souffrance ainsi que la réaction de l’appétit à l’égard des sensations se distinguent nettement des sensations mêmes, en tant que présentations d’objets qui arrivent ou s’en vont devant l’œil intérieur. Au point de vue physiologique, la décharge motrice ne saurait se confondre avec le courant sensoriel. Nous n’avons donc, ni psychologiquement, ni physiologiquement, le droit d’exclure la réaction du nombre des phénomènes psychologiques et physiologiques ; il n’est nullement démontré que toute détermination qualitative et quantitative de la conscience soit d’origine entièrement externe et périphérique, sans que les cellules actionnées du dehors aient à leur tour un mode propre d’actionner le système nerveux et, finalement, le système musculaire. Certes, au point de vue métaphysique, ni les cellules ne se sont faites elles-mêmes, ni le contenu de la conscience ne s’est créé ex nihilo : nous sommes toujours enfants du Cosmos ; mais enfin, une fois produits, une fois doués d’un cerveau, nous avons emmagasiné en nous une partie des conditions de changement et de mouvement qui se trouvent dans la nature, une partie de la causalité universelle, de quelque manière qu’on l’interprète ; si quelque chose agit dans ce monde, nous aussi nous agissons ; si quelque chose, après avoir été conditionné, conditionne, nous aussi nous conditionnons. Le lien, quel qu’il soit, des antécédents aux conséquents nous traverse, de même que le courant magnétique accusé par l’aiguille aimantée traverse tous les corps qui sont à la surface ou à l’intérieur de la terre. Si donc le processus interne, tel qu’il se présente à l’observation intérieure, comprend trois moments, — sensation ou changement subi et discerné, plaisir et peine, enfin appétition, — nous avons le droit de les distinguer, sans prétendre pour cela ni les séparer l’un de l’autre, ni les soustraire aux communes lois du déterminisme.

Comme Münsterberg, William James tend à supprimer toute activité mentale, au profit des objets dont nous avons la représentation. C’est un nouvel exemple du vertige exercé par la psychologie des représentations, à laquelle nous voudrions substituer la psychologie des actions et réactions. Voici la réponse de M. James aux objections que nous lui avions adressées dans notre Evolutionnisme des idées-forces : « M. Fouillée ne se figure peut-être pas assez combien forte serait la position de celui qui soutiendrait que le sentiment d’activité mentale, accompagnant l’arrivée de certains objets devant l’esprit, n’est rien que certains autres objets, à savoir des constrictions dans les sourcils, dans les yeux, la gorge, l’appareil respiratoire, qui sont présents alors, tandis qu’ils sont absents dans les autres modifications du courant subjectif. En ce cas, une partie au moins, sinon le tout de notre activité mentale serait notre corps, envoyant des sensations centripètes, dont la combinaison prend l’apparence de l’activité2. » M. William James fait à ce sujet une confession sincère, dans laquelle il nous raconte ses vains efforts pour découvrir en lui-même une activité mentale, de quelque nature qu’elle soit, qui ne se ramène pas à des objets « dont l’entrée au sein de la conscience, sous forme de représentations, constitue tout ce que nous appelons activité. » Les actes d’attention, d’assentiment, de négation, d’effort, sont sentis « comme mouvements de quelque chose dans la tête ». En faisant attention à une idée ou à une sensation appartenant à la sphère de quelque sens particulier, « le mouvement est un ajustement de l’organe du sens, mouvement senti comme il vient. Je ne puis penser en termes visuels, par exemple, sans sentir un jeu flottant de pressions, de convergences, de divergences, dans mes globes oculaires. » — Toute cette description est exacte et ne peut pas ne pas l’être, car, pour faire attention, consentir, etc., il faut un objet quelconque, une sensation actuelle, forte ou faible, à laquelle s’applique l’attention, l’assentiment, le refus, l’effort, etc. Et s’il s’agit d’une perception actuelle de la vue, comment ne sentirait-on pas des mouvements dans le globe oculaire ? S’il s’agit même d’un souvenir visuelles mouvements sont renaissants : en tous cas, il y a dans le cerveau des mouvements analogues à ceux qui se produisent dans la perception actuelle. « Dans le consentement et dans la négation, la glotte, la respiration jouent un rôle considérable ; dans l’effort, la contraction musculaire des membres, de la poitrine, etc. » MM. James, Münsterberg et tous les psycho-physiologistes pourraient écrire là-dessus des volumes entiers, une bibliothèque, sans avoir épuisé toutes les sensations périphériques, tous les résidus de sensations, tous les mouvements centripètes qui accompagnent nécessairement, en nombre incalculable, dans toutes les parties du corps, les actes réputés les plus spirituels. Ils pourraient même découvrir et démontrer que, quand Aristote avait la pensée de sa pensée, il sentait un mouvement jusque dans la plante des pieds, d’une part, et, de l’autre, jusque dans la plus petite pointe de ses cheveux. Comment un être vivant ne vibrerait-il pas tout entier à tout instant dans chacune de ses pensées ? Et après ? Pourra-t-on en conclure que, parce qu’il y a partout du sensitif et du mouvement centripète, tout est sensitif et tout mouvement vital est centripète ? La contre-partie de la thèse précédente est aussi soutenable, en même temps que parfaitement conciliable avec ladite thèse. Ne pourrait-on soutenir que la somme des mouvements de réaction centrifuge est non moins incalculable que celle des mouvements centripètes ; qu’il y a des réponses et réactions, avec un ton affectif plus ou moins sourd, depuis la tête jusqu’aux pieds ; que le mouvement d’ensemble est une perpétuelle ondulation, un va-et-vient de la périphérie aux centres, des centres à la périphérie ; que ce mouvement est surtout marqué dans le cerveau, dont toutes les cellules, après avoir été actionnées, actionnent à leur tour, s’accommodent ou ne s’accommodent pas du mouvement imprimé, l’acceptent ou le repoussent, elles aussi, pour leur part ? — Mais, objecte-t-on, ces réactions n’ont point leur contre-partie mentale. — Si fait, cette contre-partie est l’affection pénible ou agréable, avec l’effort simultané pour retenir le plaisir et écarter la peine. Physiologiquement, il y a des mouvements de réaction ; psychologiquement, nous sentons des changements réactifs qui ne nous apparaissent plus comme une arrivée passive d’objets devant la conscience, mais comme nous-même jouissant et souffrant, voulant et ne voulant pas.

— Peut-être au contraire, répondra M. James, « tout ce qui est éprouvé par nous est-il, strictement parlant, objectif. Seulement, cet objectif se distribue en deux parts qui font contraste, l’une représentée comme moi, l’autre comme non-moi. — » Là est en effet le nœud de la question. Or, selon nous, on ne peut admettre que tout soit strictement objectif. Il y a en premier lieu, jusque dans la sensation, quelque chose qui ne peut se convertir en objet : c’est le plaisir et la peine. Essayez de vous représenter le plaisir comme un objet, vous reconnaîtrez que vous vous représentez toujours autre chose que le plaisir même ; ce seront des circonstances de lieu et de temps, une partie déterminée de votre corps où vous localisez le plaisir, un mouvement de molécules corporelles, etc. Mais tout cela n’est pas le plaisir. D’autre part, oubliez tout cela, supprimez toute perception objective, vous n’en continuez pas moins de jouir ou de souffrir, quoiqu’il ne reste rien dans votre conscience qui puisse être conçu comme objet par la pensée, ni exprimé comme objet par la parole. Tout n’est donc pas objectif dans la conscience. Pour répondre à la confession de M. James par la nôtre, nous ne parvenons pas, malgré tous nos efforts, à comprendre l’affection, le sentiment de plaisir ou de peine comme l’arrivée de tels ou tels objets devant la conscience, c’est-à-dire comme une représentation. Quelques philosophes ont soutenu, il est vrai, que la peine est la représentation confuse d’un trouble organique ; mais entre l’idée de trouble organique et le sentiment de la peine il y a un hiatus énorme. C’est après coup que nous cherchons dans le trouble organique les conditions antécédentes et objectives de notre douleur ; mais penser ces conditions ou même les percevoir, soit nettement, soit confusément, comme objets, ce n’est pas souffrir. Pourquoi d’ailleurs la perception d’un trouble, qui est, objectivement, un phénomène régulier et normal de la nature, nous causerait-elle de la peine en nous instruisant de ce qui se passe dans la réalité objective ? On a plutôt du plaisir que de la peine à s’instruire et à percevoir des objets. Il faut que le trouble organique soit en relation avec un être qui ne veut pas être troublé et qui réellement souffre d’être troublé. Cette souffrance sera toujours, en tant que telle, du subjectif impossible à objectiver, qui même se détruit en s’objectivant. Il y a donc dans l’affection — qui est primordiale — un fond subjectif impossible à éliminer ou à représenter sous les formes de mouvements dans l’espace.

En second lieu, nos plaisirs et nos douleurs ne sont pas des phénomènes détachés, des affections sans lien entre elles, qui apparaîtraient successivement et disparaîtraient sur le tableau de la conscience, sans provoquer une réaction différente d’elles-mêmes. En consentant au plaisir, en luttant contre la douleur, nous avons conscience de quelque chose en nous qui n’est plus simplement le plaisir ni la douleur. Ce quelque chose, est-ce vraiment une chose, un objet venant apparaître après les autres pour former un nouveau dessin interne ? Essayez, encore ici, de vous représenter cet objet, vous n’y parviendrez pas. C’est même pour cette raison que tant de psychologues nient la réalité du vouloir et du désir. Mais, de ce qu’on ne peut se représenter une réalité interne comme objet, il n’en résulte pas qu’elle n’existe point, car cette réalité peut ne pas être différente de nous-même ; étant identique à nous, elle n’est plus représentable comme objet extérieur à nous. Qui dit : représenté, présenté à une conscience, désigne nécessairement deux choses. Je ne me vois pas vouloir, donc vouloir n’est rien, disent les partisans exclusifs de l’objet ; je ne me vois pas vouloir, donc mon vouloir est moi-même, répondent les partisans du sujet. Intellectuellement, objet ne se comprend que par le sujet, et le sujet ne se saisit que dans son rapport à un objet ; donc l’intelligence arrive elle-même à poser la dualité sujet-objet, et, ceci fait, elle n’a plus rien à se représenter : l’intelligence proprement dite a atteint sa limite. Mais la sensibilité et la volonté, elles, vont plus loin. Le sujet, sans se représenter à lui-même, se sent jouir et souffrir ; en même temps, il a conscience de son consentement au plaisir, de son aversion pour la douleur, et cela au moment même où il accepte et repousse. Ce n’est plus de l’intelligence, ce n’est plus de la sensibilité pure, constatant qu’elle jouit ou souffre ; mais c’est encore de la conscience. Pour donner un nom à cette conscience fondamentale, pour la mettre artificiellement à part de ses manières d’être et d’agir, qui en sont réellement inséparables, on se sert avec raison du mot volonté.

Au lieu de soutenir, comme M. James, que tout est objectif, on pourrait aussi bien soutenir, et on a soutenu en effet que tout, strictement parlant, est subjectif. Ce qui est certain, c’est que l’objectivité, nous l’avons vu plus haut, est un rapport ultérieurement conçu ; la représentation ne représente que par son rapport à autre chose qu’elle ; primitivement, il n’y a que des modes de conscience, agréables ou pénibles, acceptés ou repoussés, par conséquent des passions et réactions.

Enfin, si tout était réellement et primitivement objectif, d’où viendrait ce « contraste entre moi et non-moi » sur lequel M. James fonde la classification ultérieure des « modifications du courant subjectif » en états réellement objectifs et états d’apparence subjective ? Pourquoi cette « distribution des objets en deux parts », dont l’une apparaît miraculeusement comme sujet ? Il y a sans doute un moi-objet, le seul qui soit proprement connu ; et nous accordons à Münsterberg, à M. James, que ce moi se résout dans notre tempérament, dans nos habitudes, dans les tendances naturelles et acquises de notre organisme, avec toutes les sensations et mouvements organiques. Mais ce moi-objet, Münsterberg lui-même l’avoue, n’empêche point le moi-sujet, ou, si le mot moi est déjà lui-même trop objectif, il n’empêche point le sujet-je, entendu comme l’action même d’avoir conscience ; et cette action n’est pas, comme Münsterberg le prétend, une pure forme où il n’y a de discernable que les sensations qui y sont contenues ; la discrimination et l’assimilation sont les fonctions intellectuelles du sujet ; le plaisir et la douleur en sont les fonctions affectives ; l’appétition et l’aversion en sont les fonctions volitives ; or la discrimination de deux objets n’est plus elle-même un objet ; le plaisir ou la peine résultant d’une modification reçue et discernée n’est plus un objet ; enfin le désir d’un objet n’est plus un objet.

Par un dernier et radical expédient, les psychologues que fascine l’objectif ont nié non seulement l’activité de la conscience, mais son existence même. Ici encore il faut s’entendre. On peut très bien soutenir que la conscience n’existe pas, si on entend par là quelque chose de différent des fonctions internes que nous venons d’énumérer : sensations, plaisirs et peines, impulsions et aversions, qui sont les seuls faits réels et primitifs. Ces faits ont tous en commun d’être, je ne dis pas connus, mais immédiatement expérimentés au moment où ils se produisent. Il y a dès lors une différence fondamentale entre ce qui est senti et ce qui n’est pas senti, entre ce qui existe pour soi, s’apparaît à soi-même, et ce qui n’existe que pour un témoin, n’apparaît qu’à un spectateur. C’est cette différence qu’on exprime par le mot général de conscience ; mais il ne faut pas entendre par là, malgré l’étymologie, une science de soi, une connaissance, une façon quelconque d’être son objet à soi-même, d’être représenté à soi-même. De plus, il ne faut pas confondre la conscience spontanée avec la conscience réfléchie. Jouir et avoir spontanément conscience de jouir sont absolument identiques : par ce mot de conscience, nous n’entendons pas un phénomène nouveau, un acte nouveau, une fonction nouvelle qui viendrait s’ajouter à la jouissance pour la réverbérer, pour la distinguer du reste, la connaître ou la reconnaître ; nous entendons simplement la transparence intérieure qui fait qu’une jouissance existe immédiatement pour elle-même, non pas seulement pour un autre. Je jouis, et du même coup, une lumière interne éclaire ma jouissance ; ce sont, en quelque sorte, des phénomènes lumineux par eux-mêmes. Pour voir ces rayons de lumière, nous n’avons pas besoin d’une autre lumière : pour être immédiatement avertis que nous jouissons, nous n’avons pas besoin d’un acte particulier de conscience qui viendrait éclairer le premier. Si un tel artifice était nécessaire, il faudrait (on l’a dit depuis longtemps) un second acte de conscience pour saisir le premier, un troisième pour saisir le second, et ainsi de suite à l’infini. La vraie question est donc celle-ci : — Quand nous sentons, est-il nécessaire de changer notre sensation en objet de représentation, de se mettre en dehors et de la contempler objectivement ? Non ; nous n’avons qu’une conscience subjective de nous-mêmes, qui est, par exemple, la sensation de la faim telle qu’elle est éprouvée, ni plus ni moins, confuse si elle est confuse, distincte si elle est distincte, faible ou intense si elle est faible ou intense. Une conscience vraiment objective ne peut pas exister, et on a raison d’en nier l’existence. Je n’ai pas, outre ma souffrance et en même temps qu’elle, l’idée de ma souffrance comme objet ; cette idée, si je l’ai, est un autre phénomène mental qui vient après ma souffrance et est lié à cette souffrance, mais qui n’est plus la douleur même que présentement j’éprouve. L’idée de souffrance est un simple souvenir, qui lui-même se résout, ou bien en une nouvelle souffrance renaissante et d’une espèce analogue à la première, ou bien en des idées objectives de telle partie du corps, de telles circonstances, de telles perceptions auxquelles j’associe le mot de souffrance. Ou je souffre, et je n’ai pas besoin de penser ma souffrance, qui est ce qu’elle est sans qu’il faille la convertir en pensée ; ou je pense réellement que je souffre, et cette pensée n’est déjà plus ma souffrance ; elle est une classification que je fais du phénomène actuel pour le ranger dans la classe des douleurs avec accompagnement des mots : je souffre. Bref, en tant que je souffre, je ne connais pas ma souffrance ; en tant que je la connais, je ne souffre pas.

Il n’en faut point conclure pour cela que la souffrance soit inconsciente3 ; elle est, au contraire, souffrance spontanément et immédiatement consciente, mais sans élément objectif. La thèse se retourne ainsi contre ceux qui la soutiennent, et qui voudraient tout absorber dans les objets. La conscience, en un mot, est l’immédiation des fonctions intérieures et subjectives ; elle n’est pas l’observation, elle n’est pas la réflexion, elle n’est pas la pensée, elle n’est pas la connaissance ; elle est la fonction psychique considérée dans son caractère de subjectivité irréductible. Nier, comme on l’a fait, cette conscience spontanée, cette expérience immédiatement présente, c’est le plus contradictoire des paradoxes. Si nous n’étions pas avertis sans intermédiaire de la sensation actuelle, nous ne sentirions pas ; de plus, quand même nous pourrions sentir, nous ne pourrions nous souvenir d’avoir senti. Il faut donc que, quelque part, à quelque moment, quelque fonction interne soit évidente par elle-même et s’aperçoive en s’exerçant, pour que la réflexion ultérieure devienne possible.

Maintenant, qu’est-ce que cette réflexion ? Est-ce un acte nouveau et original de l’esprit, comme on le prétend d’ordinaire, ou n’est-ce qu’une combinaison de fonctions plus primitives, notamment de souvenirs et d’appétitions ? Selon nous, la réflexion n’est autre chose que le désir de connaître joint à un souvenir qui, sous l’influence de ce désir, prend une forme plus nette ; en un mot, c’est l’attention interne, qui elle-même se résout en appétition. Quand nous croyons réfléchir actuellement sur un fait actuel de notre vie mentale, il y a là simplement des sensations renaissantes accompagnées d’appétitions et d’un jugement par lequel nous assimilons le présent au passé ; c’est donc une combinaison nouvelle de faits mentaux qui succède au fait sur lequel nous croyons réfléchir directement. J’ai entendu un son, premier fait ; le souvenir de ce son persiste, second fait ; je désire connaître son acuité, troisième fait ; les souvenirs d’autres sons se réveillent, quatrième fait ; j’aperçois des différences et ressemblances, cinquième fait ; les noms des notes de la gamme se présentent, sixième fait ; l’un de ces noms s’associe au souvenir du son, septième fait. Ce défilé de processus subjectifs différents et différemment combinés, nous l’appelons réflexion ; mais, en croyant réfléchir sur un fait actuel, nous donnons réellement naissance à des faits nouveaux ; en croyant penser au son même, nous pensons au souvenir du son et à une foule d’autres choses. En même temps, nous éprouvons des sensations vagues de tension dans l’organe de l’ouïe, qui s’accommode comme pour écouter ; nous avons simultanément des sensations venues des muscles du larynx, de la poitrine, etc. ; ajoutez-y la sensation de notre cerveau en travail et d’une certaine chaleur qui se développe. C’est tout ce complexus que nous prenons pour l’acte simple d’une pensée se réfléchissant sur elle-même, se représentant à elle-même comme objet.

Quelle est, d’après cela, la part de l’élément objectif et de l’élément subjectif dans l’observation psychologique ? — Le procédé de l’observation interne est, au fond, le même que celui de l’observation externe. Notre observation du moi-objet s’étend juste aussi loin que l’imagination. Or, l’imagination est liée d’abord à la perception extérieure ; imaginer, c’est encore percevoir, observer des images venues du dehors, se représenter des objets. Cette représentation d’objets se mêle toujours à l’affection du plaisir ou de la douleur, ainsi qu’à la volonté. Dans la passion de la colère, par exemple, il y a des symptômes sensoriels, dont la perception offre une grande analogie avec la perception externe. L’élément vraiment interne, nous l’avons vu, est constitué, dans tous les phénomènes psychiques, par l’acte même de la discrimination et de l’assimilation, par le plaisir même et la douleur comme tels, et enfin par la conscience du désir ou du vouloir, toutes fonctions qui ne peuvent être des « objets » de pensée. Le reste tombe nécessairement dans le domaine de la représentation, par cela même de l’objectif ; et c’est ce qui explique l’illusion de ceux qui nient le subjectif. Le psychologue a devant lui un monde, celui que l’imagination peut concevoir par le rappel et la combinaison des souvenirs. Quand il s’agit de trouver les lois des choses extérieures, indépendantes de nous, l’imagination joue encore un rôle, mais beaucoup moindre, et elle a infiniment moins de valeur. Ici, il s’agit du monde intérieur, qui est précisément composé d’images. En imaginant, nous créons l’objet même à étudier et nous le varions de mille manières. C’est une sorte d’expérimentation interne. Le subjectif y existe partout, mais il y est toujours incorporé dans l’objectif et devient objet de science parce côté « représentable ».

Concluons que la conscience n’est ni une faculté distincte ni un acte distinct ; elle est simplement un caractère commun, constant et immédiat des fonctions psychiques. C’est parce que ces fonctions sont essentiellement conscientes qu’il n’y a pas de « conscience ». Le mot de conscience exprime simplement cette propriété originale de tous les phénomènes mentaux qui fait qu’ils sont éprouvés en même temps qu’ils sont, et ne sont qu’en tant qu’éprouvés. Et le fait conscient n’est véritablement tel que sous forme spontanée et subjective : la forme réfléchie et objective se réduit à une nouvelle combinaison de faits spontanément conscients.

VI

Une dernière preuve de l’activité mentale, c’est l’essentielle intensité des états psychiques, qui est un des éléments principaux de leur force. Nous nous plaçons à l’antipode de ceux qui veulent réserver l’intensité aux objets extérieurs, qui vont même jusqu’à prétendre, comme on l’a fait récemment, que les états mentaux n’ont pas d’intensité et sont qualité pure. Nous soutenons, au contraire, que seuls les états mentaux ont une intensité directement appréciée, non induite, et que, s’ils ne l’avaient pas, nous ne pourrions pas même concevoir l’idée d’intensité. Ou l’intensité est illusoire, ou nous en avons conscience : il n’y a pas de milieu.

Nous allons plus loin encore et nous disons : l’intensité est tellement inhérente à la sensation, à l’émotion, à l’appétition, qu’on ne peut se représenter un état de conscience qui n’aurait pas un certain degré, qui ne serait pas plus ou moins fort ou plus ou moins faible, qui n’envelopperait pas, en d’autres termes, un déploiement d’activité plus ou moins énergique en tant que puissance exercée, et aussi plus ou moins contrebalancée par la résistance. S’il existe d’autres êtres sentants qui aient des sensations différentes des nôtres, nous ne pouvons nous figurer d’avance la qualité spécifique de ces sensations, mais nous pouvons prédire que, quelles qu’elles soient, elles ont des degrés et une plus ou moins grande intensité ; sinon, ce seraient des ombres passives projetées sur un mur passif. L’aveugle-né ne sait pas ce que c’est que l’écarlate, mais il peut d’avance se figurer, grosso modo, l’élément intensif de l’écarlate, abstraction faite de son élément qualitatif, si on lui dit que c’est une couleur plus intense que le vert ou le lilas.

Examinons les raisons mises en avant pour dépouiller les états mentaux de toute intensité. La première se réduit au paralogisme suivant : il y a des changements qualitatifs inséparables de tout changement d’intensité, donc ces changements qualitatifs dispensent d’admettre comme réels les changements d’intensité. La seconde raison qu’on apporte contre l’intensité des états psychiques, c’est la difficulté de leur appliquer la mesure. On dit : « J’éprouve à la température de 30 degrés une certaine sensation de chaleur ; j’en éprouve une autre à la température de 20 degrés ; chacun de ces deux états de conscience forme une espèce distincte ; ils se ressemblent, ils appartiennent au même genre, qui est la sensation de chaleur. Personne ne dira sérieusement que l’un est un multiple ou une fraction de l’autre4. » Remarquons d’abord qu’on choisit ici pour exemple des sensations où les variations d’intensité sont comme recouvertes par des variations de qualité affective, passant du plaisir ou de l’indifférence à la douleur. L’exemple des sensations de lumière, qui restent indifférentes entre de larges limites tout en variant d’intensité, est beaucoup plus probant ; or, dans ce dernier cas, on peut fort bien obtenir une sensation de lumière dont l’intensité soit un « multiple » d’une autre. On le peut d’ailleurs aussi pour le son et pour la chaleur. Il n’en résulte pas que le rapport des deux sensations puisse toujours être exprimé par un nombre. Autre chose est de dire : « Le bruit de dix fusils est certainement plus intense que le bruit d’un seul fusil » ; autre chose de déterminer si l’intensité de notre sensation est exactement dix fois ou cinq fois plus grande. Faut-il en conclure qu’il y ait là simplement une sensation de qualité différente, quoique semblable sous certains rapports ? Mais une qualité qui admet du plus et du moins enveloppe des relations quantitatives, fussent-elles irréductibles à cette mesure subjective de la quantité qu’on nomme le nombre.

Spencer a provoqué la réaction exagérée contre laquelle nous réagissons à notre tour. Il a eu le tort, en effet, de réduire entièrement la différence entre la « sensation » et l’« idée » à celle des états d’intensité faible et des états d’intensité forte. L’explication, à coup sûr, était trop simple. Le caractère d’objectivité qu’une représentation acquiert ne tient pas seulement à son intensité ; il tient aussi à sa détermination qualitative et à la complexité de ses détails. Quand je pense à un arbre, non seulement ma représentation est faible, mais elle est indéterminée et très simplifiée : je ne vois qu’un tronc et une masse confuse de feuilles. Si, au contraire, je regarde un arbre véritable, j’ai devant moi une quantité innombrable de feuilles distinctes, et je me sens dans l’impossibilité réelle de les compter : ici, c’est une matière qui m’est fournie et qui déborde ma pensée. Au reste, la qualité et l’intensité s’impliquent. Une représentation plus complète d’un arbre est une représentation enveloppant un plus grand nombre de détails et de parties ; comme chacune de ces parties concourt à la représentation totale et y produit son effet, il en résulte un total d’impressions plus nombreuses et, conséquemment, une impression totale plus intense. Devant l’arbre réel, en pleine lumière, nous sommes pour ainsi dire frappés de tous les côtés à la fois : c’est une légion de détails qui se pressent pour entrer par la vue et par les autres sens, c’est une myriade de chocs cérébraux que l’on totalise à grand’peine ; on se sent envahi par l’objet.

À notre avis, donc, tout changement de qualité implique une sommation différente d’impressions et un changement d’intensité ; réciproquement, tout changement d’intensité est une addition d’impressions ou une soustraction d’impressions qui ont une qualité et dont la somme a également une qualité spécifique. Que toutes nos sensations se réduisent à des chocs, comme Spencer semble parfois le croire, on peut à bon droit le contester ; mais, ce qui est vrai, c’est qu’il y a des chocs dans toutes nos sensations, c’est-à-dire un ensemble de coups que nous subissons et dont nous apprécions l’intensité par la résistance plus ou moins grande ou le concours plus ou moins grand qu’ils apportent à notre activité propre. En un mot, il y a dans tout état de conscience un élément dynamique distinct de l’élément qualitatif. Et cela tient, en dernière analyse, à ce que, dans tout état de conscience, il y a une volonté contrariée ou favorisée, non pas seulement une forme de représentation passive.

Non seulement nous ne saurions ramener l’intensif à l’extensif, mais c’est le second qui présuppose le premier. Si nous examinons avec soin l’idée de l’étendue, nous reconnaissons qu’elle est un ensemble de sensations possibles, d’actions possibles sur nos sens, et que ces actions ne sauraient se concevoir sans un degré d’intensité quelconque. En nous représentant l’espace vide, nous nous représentons une série de choses que nous pourrions voir ou toucher, qui pourraient agir sur nous et sur lesquelles nous pourrions agir. Pour vider l’étendue, nous réduisons à un minimum uniforme l’action et la réaction.

VII

Dans un premier volume, nous étudierons ce qu’on est convenu d’appeler la vie sensible, qui n’est autre pour nous que le processus appétitif à son premier degré : sensation, émotion et réaction motrice. Nous essaierons de montrer l’appétit et, du côté physique, la motion, d’abord sous la sensation, puis sous l’émotion agréable et pénible, enfin sous la réaction qui constitue la volonté au sens le plus général du mot. Si nous y parvenons, nous aurons ainsi fait voir que l’appétit est le facteur principal de l’évolution en nous ; d’où les métaphysiciens pourront sans doute induire qu’il est aussi, sous une forme sourde, le facteur principal de l’évolution dans le monde.

Par là, nous nous séparerons des physiologistes et des psychologues qui représentent l’acte réflexe comme le type primitif de toute activité et comme le point de départ de la volonté. A en croire MM. Ribot, Sergi, Richet, Binet, etc., tous les faits mentaux, surtout les volitionnels, seraient des développements du simple réflexe, auxquels la conscience viendrait, dans certains cas, se surajouter comme un accessoire. Nous croyons que la psychologie s’écartera de plus en plus de cette conception trop exclusivement mécaniste. Voici ce qu’on peut dire à ses partisans. S’il est vrai que l’acte réflexe, défini comme un phénomène de pure mécanique, soit vraiment l’origine de toutes les fonctions nerveuses et mentales, montrez-nous donc ce type manifesté de plus en plus clairement à mesure qu’on descend dans l’échelle animale. La grenouille, par exemple, sur l’échelle des vertébrés, étant inférieure aux mammifères, l’état des réflexes chez cet animal doit correspondre à quelque stage primitif dans l’évolution ; si donc votre thèse est vraie, nous devrons trouver chez la grenouille les réflexes purement mécaniques beaucoup plus manifestes que chez un mammifère. Par malheur, c’est le contraire qui a lieu. Si la corde spinale d’une grenouille est séparée du cerveau, les pattes continuent de faire des mouvements qui révèlent sensation et appétit ; peut-être même reste-t-il une certaine intelligence, puisque, si l’une des pattes est enlevée, l’autre fait sa besogne à sa place, comme nous en avons donné plus haut un exemple. Chez les mammifères, nous trouvons des réflexes très compliqués et mécaniquement coordonnés, mais nous ne retrouvons plus dans la moelle épinière le même pouvoir d’adapter les mouvements aux variations des circonstances. Or, c’est ce pouvoir, encore une fois, qui caractérise l’acte d’appétition et d’intelligence, par opposition à un mouvement de pure machine. Le réflexe était donc, à son origine, appétitif et non exclusivement mécanique. Voilà la conclusion qui s’imposera bientôt, croyons-nous, à la psychologie. L’étude des animaux les plus inférieurs la confirme encore : ces animaux, en effet, manifestent tous de vrais appétits, fort simples d’ailleurs ; faim, soif, besoin de reproduction, etc., avec des mouvements appropriés ; les réflexes purement mécaniques, au contraire, que l’on prétend primitifs, sont presque absents chez les animaux primitifs. Plus nous descendons la série des êtres multicellulaires, plus il est manifeste que toutes les cellules ont le même pouvoir fondamental d’accomplir des mouvements appropriés sous l’influence d’une peine ou d’un plaisir quelconque. Cela est si vrai que chaque cellule agit comme un animal élémentaire, faisant partie d’une société ou colonie de cellules. Chez les animaux supérieurs, la division et la spécialité croissantes des fonctions vitales, sous la croissante suprématie du cerveau, donnent aux réflexes de la moelle et des centres inférieurs l’apparence superficielle de mouvements tout mécaniques. Ceux qui sont dupes de cette apparence ressemblent à des gens qui prendraient les soldats d’un régiment bien exercé et bien commandé pour de pures machines, alors que leur obéissance mécanique est un résultat acquis et non primitif.

Une dernière raison corrobore les précédentes : si nous voyons des actes, d’abord accomplis sous l’influence de la sensation et de l’appétit, devenir mécaniques par l’habitude et se changer en réflexes, nous n’avons pas un seul exemple de réflexes devenus volontaires par une évolution progressive. C’est donc bien le réflexe qui est de la volonté rendue automatique et descendue dans la moelle : ce n’est pas la volonté qui est du mécanisme devenu intelligent par miracle.

Le second volume sera consacré plus spécialement à ce qu’on nomme la vie intellectuelle. Tous les éléments qu’on trouve dans la connaissance sont des éléments qu’on trouve dans l’esprit, et, sous ce rapport, ils font partie des objets de la science psychologique ; aussi étudierons-nous la genèse et la formation des idées. De là nous passerons à l’étude de la volonté proprement dite, comme constituant ce sujet qui s’érige à la fois en fin et en cause au sein du déterminisme universel. Nous avons dit tout à l’heure que la psychologie n’est pas simplement ni essentiellement la science de la représentation ; nous pouvons ajouter maintenant qu’elle est, en dernière analyse, la science de la volonté, de même que la physiologie est la science de la vie. Son problème essentiel est : — Y a-t-il en nous une volonté ? Quelle en est la nature ? Quelle en est l’action ? — C’est cette volonté qui donne aux idées et représentations leur vraie « force » ; c’est elle qui les tire de l’indifférence passive où elles demeureraient abîmées si elles n’étaient que les reflets d’un monde complet sans elles.

En un mot, la psychologie des idées-forces ne considère pas seulement les états de conscience en eux-mêmes, ni dans leurs objets, mais encore et surtout comme conditions d’un changement interne lié à un mouvement externe. Elle recherche et ce que peut l’objet sur le sujet, et ce que peut le sujet sur l’objet ; sous leurs rapports de « représentation » elle cherche à découvrir leurs rapports d’action réciproque ; enfin elle montre comment la représentation même, par la volonté qui y est impliquée, peut devenir une réaction véritable, conséquemment un des facteurs de l’évolution universelle.

La méthode synthétique que nous nous proposons de suivre a, si nous ne nous trompons, l’avantage de rattacher non seulement la physiologie à la psychologie, mais encore la psychologie à la philosophie générale. En effet, si cette méthode étudie des conditions de changement interne et externe, c’est-à-dire des forces psychiques, elle étudie aussi des idées, et principalement les idées qui sont le fond même de la métaphysique. Seulement, elle les considère comme pures idées et comme facteurs psychologiques, non dans leur objet métaphysique : elle étudie leur formation en nous, leur origine expérimentale, leurs lois observables ; enfin elle y montre l’indissolubilité de la pensée et de l’action, avec sa manifestation finale dans le mouvement. Le monde entier est, en un sens, comme disaient Berkeley et Schopenhauer, notre représentation : pour nous, et psychologiquement, son esse est son percipi. L’étude de la représentation et des idées est donc, de son côté, adéquate à l’univers. On a dit avec raison que la psychologie est la seule science qui, en accomplissant sa tache, finisse par s’occuper (à sa manière propre) de la matière même de toutes les autres sciences. Nombre et espace, mouvement, constitution des corps, tous les autres aspects des choses qui sont les objets des recherches positives, sont en même temps, dans tous leurs modes variés, des phénomènes mentaux et, au sens strict du mot, des idées, dont les éléments et la composition doivent être expliqués du point de vue psychologique. Si donc la psychologie n’est pas la métaphysique, comme elle a cependant pour objet la conscience, où vient se représenter l’univers, elle se trouve avoir un domaine comparable en étendue à celui de la métaphysique même ; et c’est ce qu’on ne peut dire d’aucune autre science. Aussi est-il impossible de séparer la psychologie de la philosophie, pour la mettre sur le même plan que la chimie ou l’histoire naturelle.

Ainsi, reliée d’un côté à la physiologie, la psychologie des idées-forces peut, d’autre part, poser les bases de la spéculation philosophique, trop dédaignée des purs observateurs et des purs positivistes. Elle est au centre de perspective qui permet de considérer l’unité du tout telle qu’elle s’exprime dans notre conscience ; elle est le fondement du véritable monisme.