(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLIIIe entretien. Vie et œuvres du comte de Maistre (2e partie) » pp. 5-80
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(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLIIIe entretien. Vie et œuvres du comte de Maistre (2e partie) » pp. 5-80

XLIIIe entretien.
Vie et œuvres du comte de Maistre (2e partie)

I

Les Soirées de Pétersbourg, sortes de dialogues de Platon chrétien écrits à la cour d’un roi des Scythes, sont la grande œuvre du comte de Maistre. Ils furent écrits pendant ce qu’il appelle son exil à Pétersbourg, dans les loisirs d’un ambassadeur sans cour, loisirs interrompus seulement par quelques dépêches sans affaires. C’est dans ces dialogues à tous hasards de sa pensée que le comte de Maistre a développé le plus de talent, d’audace d’esprit et d’originalité souvent étrange de style. Tantôt il procède de J.-J. Rousseau ; tantôt il essaye de procéder de Voltaire, mais sans atteindre à l’atticisme du sarcasme voltairien ; tantôt il ne procède que de lui-même, et c’est alors qu’il est le plus admirable d’improvisation et d’éjaculation de ses idées.

Les premières pages affectent évidemment la forme du commencement de la profession de foi du vicaire savoyard de J.-J. Rousseau. On sent l’homme qui a vu les Charmettes et conversé peut-être dans sa jeunesse avec madame de Warens. Toutes les fois que l’homme se prépare à parler dignement de Dieu, il éprouve le besoin de se mettre en face de la nature. Lisons ensemble ce simple et magnifique prologue des Soirées ; c’est le premier morceau de plume que l’écrivain me lut à moi-même, pour consulter mon goût inexpérimenté, sous les platanes de Chambéry. Je voudrais pouvoir noter de son accent, comme une musique, chaque phrase qui résonne encore à mes oreilles après tant d’années.

« Au mois de juillet 1809, à la fin d’une journée des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe avec le conseiller privé de T…, membre du sénat de Saint-Pétersbourg, et le chevalier de B…, jeune Français que les orages de la révolution de son pays et une foule d’événements bizarres avaient poussé dans cette capitale. L’estime réciproque, la conformité de goûts et quelques relations précieuses de services et d’hospitalité avaient formé entre nous une liaison intime. L’un et l’autre m’accompagnaient ce jour-là jusqu’à la maison de campagne où je passais l’été. Quoique située dans l’enceinte de la ville, elle est cependant assez éloignée du centre pour qu’il soit permis de l’appeler campagne, et même solitude ; car il s’en faut de beaucoup que toute cette enceinte soit occupée par les bâtiments, et, quoique les vides qui se trouvent dans la partie habitée se remplissent à vue d’œil, il n’est pas possible de prévoir encore si les habitations doivent un jour s’avancer jusqu’aux limites tracées par le doigt hardi de Pierre Ier.

« Il était à peu près neuf heures du soir ; le soleil se couchait par un temps superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la voile que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame ; nous leur ordonnâmes de nous conduire lentement.

« Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

« Le soleil, qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent aux spectateurs l’idée d’un vaste incendie.

« Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d’une cité magnifique ; ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et dans toute l’étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n’est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l’imitation.

« Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens. On voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre ; ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

« Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

« Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n’appartient qu’à la Russie, et c’est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d’hommes vivants ont connu l’inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l’idée de l’antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie ! emblème éclatant fait pour occuper l’esprit bien plus que l’oreille. Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font ? Vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux. Le mécanisme aveugle est dans l’individu ; le calcul ingénieux, l’importante harmonie sont dans le tout.

« La statue équestre de Pierre Ier s’élève sur le bord de la Néva, à l’une des extrémités de l’immense place d’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d’où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l’auguste effigie : on regarde, et l’on ne sait si cette main de bronze protège ou menace.

« À mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

« Si le Ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

« Sans nous communiquer nos sensations nous jouissions avec délice de la beauté du spectacle qui nous entourait, lorsque le chevalier de B…, rompant brusquement le silence, s’écria : “Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes, un de ces hommes pervers nés pour le malheur de la société, un de ces monstres qui fatiguent la terre….

« — Et qu’en feriez-vous, s’il vous plaît (ce fut la question de ses deux amis parlant à la fois) ? — Je lui demanderais, reprit le chevalier, si cette nuit lui paraît aussi belle qu’à nous.”

« L’exclamation du chevalier nous avait tirés de notre rêverie. Bientôt son idée originale engagea entre nous la conversation suivante, dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites intéressantes.

Le comte.

« Mon cher chevalier, les cœurs pervers n’ont jamais de belles nuits ni de beaux jours. Ils peuvent s’amuser ou plutôt s’étourdir ; jamais ils n’ont de jouissances réelles. Je ne les crois point susceptibles d’éprouver les mêmes sensations que nous. Au demeurant, Dieu veuille les écarter de notre barque !

Le chevalier.

« Vous croyez donc que les méchants ne sont pas heureux ? Je voudrais le croire aussi ; cependant j’entends dire chaque jour que tout leur réussit. S’il en était ainsi réellement, je serais un peu fâché que la Providence eût réservé entièrement pour un autre monde la punition des méchants et la récompense des justes ; il me semble qu’un petit à-compte de part et d’autre, dès cette vie même, n’aurait rien gâté. C’est ce qui me ferait désirer au moins que les méchants, comme vous le croyez, ne fussent pas susceptibles de certaines sensations qui nous ravissent. Je vous avoue que je ne vois pas trop clair dans cette question. Vous devriez bien me dire ce que vous en pensez, vous, messieurs, qui êtes si forts dans ce genre de philosophie.

Pour moi, qui, dans les camps nourri dès mon enfance,
Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance,

je vous avoue que je ne suis pas trop informé de quelle manière il plaît à Dieu d’exercer sa justice, quoique, à vous dire vrai, il me semble, en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde, que, s’il punit dès cette vie, au moins il ne se presse pas.

Le comte.

« Pour peu que vous en ayez d’envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l’examen de cette question, qui n’est pas difficile en elle-même, mais qui a été embrouillée par les sophismes de l’Orgueil et de sa fille aînée l’Irréligion. J’ai grand regret à ces symposiaques, dont l’antiquité nous a laissé quelques monuments précieux. Les dames sont aimables sans doute ; il faut vivre avec elles pour ne pas devenir sauvages. Les sociétés nombreuses ont leur prix ; il faut même savoir s’y prêter de bonne grâce ; mais, quand on a satisfait à tous les devoirs imposés par l’usage, je trouve fort bon que les hommes s’assemblent quelquefois pour raisonner, même à table. Je ne sais pourquoi nous n’imitons plus les anciens sur ce point. Croyez-vous que l’examen d’une question intéressante n’occupât pas le temps d’un repas d’une manière plus utile et plus agréable même que les discours légers ou répréhensibles qui animent les nôtres ? C’était, à ce qu’il me semble, une assez belle idée que celle de faire asseoir Bacchus et Minerve à la même table pour défendre à l’un d’être libertin et à l’autre d’être pédante. Nous n’avons plus de Bacchus, et d’ailleurs notre petite symposie le rejette expressément ; mais nous avons une Minerve bien meilleure que celle des anciens ; invitons-la à prendre le thé avec nous : elle est affable et n’aime pas le bruit ; j’espère qu’elle viendra.

« Vous voyez déjà cette petite terrasse supportée par quatre colonnes chinoises au-dessus de l’entrée de ma maison. Mon cabinet de livres ouvre immédiatement sur cette espèce de belvédère, que vous nommerez, si vous voulez, un grand balcon ; c’est là qu’assis dans un fauteuil antique j’attends paisiblement le moment du sommeil. Frappé deux fois de la foudre, comme vous savez, je n’ai plus de droit à ce qu’on appelle vulgairement bonheur ; je vous avoue même qu’avant de m’être raffermi par de salutaires réflexions il m’est arrivé trop souvent de me demander à moi-même : Que me reste-t-il ? Mais la conscience, à force de me répondre : Moi, m’a fait rougir de ma faiblesse, et depuis longtemps je ne suis pas tenté de me plaindre. C’est là surtout, c’est dans mon observatoire que je trouve des moments délicieux. Tantôt je me livre à de sublimes méditations : l’état où elles me conduisent par degrés tient du ravissement ; tantôt j’évoque, innocent magicien, des ombres vénérables qui furent jadis pour moi des divinités terrestres, et que j’invoque aujourd’hui comme des génies tutélaires. Souvent il me semble qu’elles me font signe ; mais, lorsque je m’élance vers elles, de charmants souvenirs me rappellent ce que je possède encore, et la vie me paraît aussi belle que si j’étais encore dans l’âge de l’espérance.

« Lorsque mon cœur oppressé me demande du repos, la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main ; il m’en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d’une foule d’ouvrages qui jouissent encore d’une grande réputation… »

(Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours.)

Un pareil prologue n’a pas besoin de commentaire. Il semble qu’on entre dans un temple où l’Esprit divin va se faire entendre dans la sincérité de la conscience et dans le silence du recueillement.

II

La première question que traite le comte de Maistre est celle du gouvernement temporel de la Providence. Il tend à prouver dans ce dialogue cette contre-vérité, trop évidente, que le juste est récompensé par les biens d’ici-bas, et que le méchant est puni par des maux temporels, expiation immédiate de ses fautes. Si cela était démontré, ce serait un argument terrible contre les rémunérations et les expiations de la vie future. Mais l’histoire proteste ici contre le philosophe ; elle n’est pleine que des malheurs des bons et des triomphes des méchants. Il faut même, pour être bon, se dévouer au combat ou au supplice contre les vices puissants de ce monde. C’est le sentiment de cette iniquité qui a fait comprendre l’immortalité, cette réparation éternelle de l’iniquité d’ici-bas. Mais, le sophisme de M. de Maistre admis, il le brode avec un art d’écrivain qui rappelle un sophiste de son pays, J.-J. Rousseau. Ces deux grands écrivains semblent lutter de génie pour donner, chacun dans leur système, à leurs contre-vérités, l’autorité et l’éclat de la vérité. M. de Maistre lui-même exprime en style proverbial cette puissance du sophisme bien écrit.

« Les fausses opinions, dit-il, ressemblent à la fausse monnaie, qui est frappée d’abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’ils font. » Il était à son insu ici un de ces grands coupables ; jamais homme de bien n’a tant faussé d’idées justes en les exagérant. Son sophisme à lui, c’est l’exagération.

Dans la suite du dialogue le philosophe s’appuie sur ce sophisme de la rétribution temporelle du juste et du méchant par la Providence pour exalter avec raison le droit de la justice humaine contre les coupables envers l’humanité, qui violent les lois institutrices de la société. Il cite un merveilleux passage de la législation indienne de Brahma, qui prouve que la philosophie de la société est aussi vieille que la société elle-même.

« Brahma, dit le philosophe du Gange, créa à l’usage des rois le génie des peines. Ce génie est la justice même, le protecteur de tout ce qui est créé. Par le respect de ce génie de la justice et des peines qui la défendent ou la rétablissent, tous les êtres sensibles, qu’ils soient mobiles ou immobiles, sont contenus dans la jouissance légitime de leur nature et ne s’écartent pas impunément de leur devoir. Que le roi donc, après avoir bien considéré la loi divine, inflige justement les peines à ceux qui agissent injustement ! Le châtiment est un gouverneur actif ; il régit, il défend l’humanité ; il veille pendant que les gardes dorment. Le sage considère le châtiment comme la perfection de la justice. Qu’un roi indolent cesse de punir le méchant, et le plus fort martyrisera le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l’ordre par la peine, car l’innocence est rare. Il n’y aurait que désordre et iniquité parmi les hommes si la peine cessait d’être administrée ou si elle l’était injustement ; mais, lorsque la peine à l’œil de feu se montre pour anéantir le crime, le peuple est sauvé si le juge a l’œil juste… etc., etc. »

On voit par ce terrible et sublime passage du livre indien qu’il y avait des de Maistre, des Platon, des Bossuet en ce temps-là aux bords du Gange. Aussi M. de Maistre, que toute antiquité de la sagesse humaine épouvante, parce qu’il veut que toute sagesse date d’hier, conteste la date de cette citation et paraît l’attribuer à un honnête légiste des temps barbares du moyen âge. Cette plaisanterie, déplacée sous sa plume, rappelle l’opinion risible d’un érudit qui attribue l’Iliade à un moine de Bruxelles ! Un philosophe sérieux devait-il, en sujet si grave, permettre à sa plume de telles facéties ?

III

Le second dialogue sur l’hérédité du bien et du mal temporel dans l’humanité cesse d’être un sophisme, et devient dans ses pages comme dans la nature une mystérieuse évidence. Jamais la doctrine traditionnelle et unanime d’une dégradation originelle de l’homme n’a été sondée d’une main plus ferme.

Voici quelques-unes de ces inductions qui vous traînent par la main jusqu’au mystère d’une première chute de l’humanité, héréditairement déchue dans sa nature.

« L’essence de toute intelligence est de connaître et d’aimer. Les limites de sa science sont celles de sa nature. L’Être immortel n’apprend rien : il sait par essence tout ce qu’il doit savoir. D’un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence : il faudrait pour cela que Dieu l’eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l’homme est sujet à l’ignorance et au mal, ce ne peut être qu’en vertu d’une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d’un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui agite l’homme, n’est que la tendance naturelle de son être qui le porte vers son état primitif et l’avertit de ce qu’il est. Il gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l’ignorent. L’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer ; il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières, qui l’élèvent jusqu’à l’ange, ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver ; le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie. Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu’il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l’homme jusque dans son essence la plus intime. Toute intelligence est, par sa nature même, le résultat, à la fois ternaire et unique, d’une perception qui appréhende, d’une raison qui affirme, et d’une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu’affaiblies dans l’homme ; mais la troisième est brisée, et, semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi, toute honteuse de sa douloureuse impuissance. C’est dans cette troisième puissance que l’homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui. Le sage résiste et s’écrie : Qui me délivrera ? L’insensé obéit, et il appelle sa lâcheté bonheur ; mais il ne peut se défaire de cette autre volonté incorruptible dans son essence, quoiqu’elle ait perdu son empire, et le remords, en lui perçant le cœur, ne cesse de lui crier : En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à la loi. Qui pourrait croire qu’un tel être ait pu sortir dans cet état des mains du Créateur ? Cette idée est si révoltante que la philosophie seule, j’entends la philosophie païenne, a deviné le péché originel. Le vieux Timée, de Locres, ne disait-il pas déjà, sûrement d’après son maître Pythagore, que nos vices viennent bien moins de nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui nous constituent ? Platon ne dit-il pas de même qu’il faut s’en prendre au générateur plus qu’au généré ? Et dans un autre endroit n’a-t-il pas ajouté que le Seigneur, Dieu des dieux, voyant que les êtres soumis à la génération avaient perdu (ou détruit en eux) le don inestimable, avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout à la fois à les punir et à les régénérer ? Cicéron ne s’éloignait pas du sentiment de ces philosophes et de ces initiés qui avaient pensé que nous étions dans ce monde pour expier quelques crimes commis dans un autre. Il a cité même et adopté quelque part la comparaison d’Aristote, à qui la contemplation de la nature humaine rappelait l’épouvantable supplice d’un malheureux lié à un cadavre et condamné à pourrir avec lui. Ailleurs, il dit expressément que la nature nous a traités en marâtre plutôt qu’en mère, et que l’esprit divin qui est en nous est comme étouffé par le penchant qu’elle nous a donné pour tous les vices. Et n’est-ce pas une chose singulière qu’Ovide ait parlé sur l’homme précisément dans les termes de saint Paul ? Le poète érotique a dit : Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit  ; et l’Apôtre si élégamment traduit par Racine a dit :

Je ne fais pas le bien, que j’aime,
Et je fais le mal, que je hais. »

IV

Le christianisme lui-même est évidemment sorti de cette universelle tradition du monde, car son premier nom fut Rédemption. Les incarnations nombreuses de la théogonie indienne étaient elles-mêmes des figures de la rédemption. Partout l’homme a senti l’instinct d’expier je ne sais quoi : en se voyant si malheureux, il est naturel qu’il se soit cru puni. Ce dialogue des Soirées rappelle Pascal, mais Pascal raisonnable, au lieu de Pascal halluciné par la peur de Dieu. De Maistre, sain de corps et d’esprit, regarde la destinée en face.

Il révoque avec raison en doute, comme Platon, comme Aristote, comme Cicéron, comme Voltaire, ce dogme, démenti par tous les monuments de l’histoire, d’on ne sait quel progrès indéfini, progrès qui depuis des siècles n’ajoute ni un cheveu à l’homme physique, ni une vertu à l’homme moral. L’antiquité, au contraire, ce témoin plus rapproché que nous des origines, s’accorde à représenter ses premiers ancêtres comme des créatures douées de plus de jeunesse, de plus de force, de plus de facultés. « Sur ce point, dit-il, il n’y a pas de dissonance : les initiés, les philosophes, les poètes, l’histoire, la fable, l’Asie et l’Europe n’ont qu’une voix. Un tel accord de la raison, de la Révélation et de toutes les traditions humaines, forme une démonstration que la bouche seule peut contredire. Non seulement les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre et supérieure à la nôtre, parce qu’elle commençait plus haut, ce qui la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où elle s’éteignit enfin lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler. Personne ne sait à quelle époque remontent, je ne dis pas les premières ébauches de la société, mais les grandes institutions, les connaissances profondes et les monuments les plus magnifiques de l’industrie et de la puissance humaines. À côté du temple de Saint-Pierre, à Rome, je trouve les cloaques de Tarquin et les constructions cyclopéennes. Cette époque touche celle des Étrusques, dont les arts et la puissance vont se perdre dans l’antiquité, qu’Hésiode appelait grands et illustres, neuf siècles avant Jésus-Christ, qui envoyèrent des colonies en Grèce et dans nombre d’îles, plusieurs siècles avant la guerre de Troie. Pythagore, voyageant en Égypte, six siècles avant notre ère, y apprit la cause de tous les phénomènes de Vénus. Il ne tint même qu’à lui d’y apprendre quelque chose de bien plus curieux, puisqu’on y savait de toute antiquité que Mercure, pour tirer une déesse du plus grand embarras, joua aux échecs avec la lune et lui gagna la soixante-douzième partie du jour. Je vous avoue même qu’en lisant le Banquet des sept Sages, dans les œuvres morales de Plutarque, je n’ai pu me défendre de soupçonner que les Égyptiens connaissaient la véritable forme des orbites planétaires. Vous pourrez, quand il vous plaira, vous donner le plaisir de vérifier ce texte. Julien, dans l’un de ses discours (je ne sais plus lequel), appelle le soleil le dieu aux sept rayons. Où avait-il pris cette singulière épithète ? Certainement elle ne pouvait lui venir que des anciennes traditions asiatiques qu’il avait recueillies dans ses études théurgiques, et les livres sacrés des Indiens présentent un bon commentaire de ce texte, puisqu’on y lit que, sept jeunes vierges s’étant rassemblées pour célébrer la venue de Chrîschna, qui est l’Apollon indien, le dieu apparut tout à coup au milieu d’elles et leur proposa de danser ; mais que, ces vierges s’étant excusées sur ce qu’elles manquaient de danseurs, le dieu y pourvut en se divisant lui-même, de manière que chaque fille eut son Chrîschna. Ajoutez que le véritable système du monde fut parfaitement connu de la plus haute antiquité. Songez que les pyramides d’Égypte, rigoureusement orientées, précèdent toutes les époques certaines de l’histoire ; que les arts sont des frères qui ne peuvent vivre et briller qu’ensemble ; que la nation qui a pu créer des couleurs capables de résister à l’action libre de l’air pendant trente siècles, soulever à une hauteur de six cents pieds des masses qui braveraient toute notre mécanique, sculpter sur le granit des oiseaux dont un voyageur moderne a pu reconnaître toutes les espèces ; que cette nation, dis-je, était nécessairement tout aussi éminente dans les autres arts, et savait même nécessairement une foule de choses que nous ne savons pas. »

Ici M. de Maistre établit, comme J.-J. Rousseau, qu’aucune parole n’a pu être inventée ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. Il considère la parole, ainsi que nous la considérons nous-même, comme un organe aussi divinement et aussi primitivement révélé que la langue qui la profère.

V

L’entretien sur la guerre, qui suit ces entretiens sur la Providence et sur l’origine des langues, sur le spiritualisme, est à la fois son chef-d’œuvre de style, et, selon nous, son chef-d’œuvre de sophisme. Ce sophisme, par lequel le philosophe divinise la guerre, est cependant semé de considérations puissantes et vraies sur la vertu publique du dévouement militaire qui pousse jusqu’au sacrifice de sa vie pour la défense commune de la patrie. Quand il est dans la vérité, nul écrivain ne s’y enfonce plus avant avec un poids d’athlète ; malheureusement il s’enfonce avec la même force et avec le même goût de l’excès dans l’erreur. Ce chapitre en offre d’éclatants exemples : écoutez le sublime du vrai mêlé à l’excès du faux.

« Avant ma vingt-quatrième année, fait-il dire à son interlocuteur, j’avais vu trois fois l’enthousiasme du carnage au milieu du sang qu’il fait couler. Le spectacle épouvantable du carnage n’endurcit pas le véritable guerrier : il est humain comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour… Les fonctions du soldat sont terribles, mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel… Le fléau est divin… le nom de Dieu est le Dieu des armées.

« Observez de plus que cette loi, déjà si terrible, de la guerre, n’est cependant qu’un chapitre de la loi générale qui pèse sur l’univers.

« Dans le vaste domaine de la nature vivante il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera. Dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes de la vie. Déjà dans le règne végétal on commence à sentir la loi : depuis l’immense catalpa jusqu’à la plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées ! Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force à la fois cachée et palpable se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l’espèce animale elle a choisi un certain nombre d’animaux qu’elle a chargés de dévorer les autres. Ainsi il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie. Il n’y a pas un instant de la durée où l’être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer ! Roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d’huile ; son épingle déliée pique sur le carton des musées l’élégant papillon qu’il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço ; il empaille le crocodile, il embaume le colibri ; à son ordre le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d’une longue suite d’observateurs. Le cheval qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même animal. L’homme demande tout à la fois à l’agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge, au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l’art, à l’éléphant ses défenses pour façonner le jouet d’un enfant ; ses tables sont couvertes de cadavres ! Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? Non, sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous ? Lui ! C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux ; lui qui est né pour aimer ; lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même, qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a été déclaré qu’on redemandera jusqu’à la dernière goutte du sang qu’il aura versé injustement ? C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par le glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n’y aurait point de guerre ; mais elle ne saurait en atteindre qu’un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglement, non moins stupide et non moins funeste, travaillait à éteindre l’expiation dans le monde. La terre n’a pas crié en vain : la guerre s’allume. L’homme, saisi tout à coup d’une fureur divine étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. Qu’est-ce donc que cette horrible énigme ? Rien n’est plus contraire à sa nature, et rien ne lui répugne moins : il fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur. N’avez-vous jamais remarqué que, sur le champ de mort, l’homme ne désobéit jamais ? Il pourra bien massacrer Nerva ou Henri IV ; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine n’entendra jamais là : Nous ne voulons plus vous servir. Une révolte sur le champ de bataille, un accord pour s’embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne l’homme au combat ; innocent meurtrier, instrument passif d’une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l’abîme qu’il a creusé lui-même ; il donne, il reçoit la mort sans se douter que c’est lui qui a fait la mort.

« Ainsi s’accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu’à l’homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort.

« Mais l’anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l’homme : l’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres. Mais lorsque les crimes, et surtout les crimes d’un certain genre, se sont accumulés jusqu’à un point marqué, l’ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l’immense vitesse de son mouvement le rend présent à la fois sur tous les points de sa redoutable orbite. Il frappe au même instant tous les peuples de la terre ; d’autres fois, ministre d’une vengeance précise et infaillible, il s’acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang. N’attendez pas qu’elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l’abréger. On croit voir ces grands coupables éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l’acceptent pour y trouver l’expiation. Tant qu’il leur restera du sang, elles viendront l’offrir, et bientôt une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères. »

Et il conclut ce magnifique dithyrambe philosophique par ces mots les plus fatalistes qu’aucune plume ait osé écrire :

La guerre est donc divine, puisque c’est une loi du monde.

À ce titre le meurtre et l’anthropophagie sont donc divins, car ces monstruosités sont une loi du monde. Il n’y a pas un mot dans ce dialogue qui révèle un philosophe évangélique. M. de Maistre semble n’avoir lu que la Bible : c’était un prophète de la loi de sang. La loi de grâce lui aurait appris, comme la philosophie véritable, que la guerre était, non pas nécessaire et divine, comme il le dit, mais vertueuse et obligatoire quand la perversité humaine fait à l’homme constitué en nation un devoir de défendre sa vie, sa famille, sa nation contre ce meurtre en masse. La saine philosophie lui aurait enseigné que la guerre est si peu divine que le plus divin progrès de l’humanité est de la tempérer et de la diminuer jusqu’à sa complète extinction (si cela devient jamais possible) chez les hommes.

VI

Après avoir ainsi divinisé la guerre, il divinise la force matérielle, et il l’autorise à martyriser toutes les forces intellectuelles qui osent penser autrement que l’État ne veut qu’on pense. Lisez ! et étonnez-vous qu’il y ait eu des martyrs dans un ordre de choses qui sacre ainsi les persécuteurs de toute pensée autre que la pensée officielle de l’État. Il faut lire ici le texte pour y croire.

« Ce n’est point à la science qu’il appartient de conduire les hommes ; il appartient aux prélats, aux grands officiers de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités, d’apprendre aux nations ce qui est bien et ce qui est mal, dans l’ordre moral et spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières : ils ont les sciences physiques pour s’amuser. De quoi pourraient-ils se plaindre ? Quant à celui qui parle ou qui écrit pour ôter un dogme national au peuple, il doit être pendu… Pourquoi a-t-on commis l’imprudence d’accorder la parole à tout le monde ? C’est ce qui nous a perdus !… Ah ! si lorsqu’enfin la terre sera raffermie… » etc., etc.

Ici il s’arrête, comme s’il n’osait achever et révéler au monde la nature des freins et des supplices dont, lui, ministre de l’État, il bâillonnerait et musellerait ceux qui oseraient penser et parler autrement que lui, philosophe !

Et il oubliait qu’il écrivait ces appels à la persécution dans le sein d’un empire et d’un culte grecs, où le prélat et le souverain auraient eu, d’après ses propres invocations à la tyrannie des esprits et des consciences, le devoir de le supplicier lui-même comme voleur domestique, car il ne cessait pas de prêcher à haute voix l’orthodoxie romaine au milieu de l’hérésie grecque ! Si c’est là de la philosophie, c’est la philosophie de la hache, qui tranche les têtes pour trancher les difficultés. Cela convenait moins qu’à personne à un homme qui avait fui son pays pour fuir la persécution d’une autre race de persécuteurs d’opinions !

VII

Un peu plus loin, dans son Essai sur les Sacrifices, il pousse sa logique sur la sainteté de ce qui est utile jusqu’à hésiter à flétrir l’immolation des femmes indiennes sur le cadavre de leurs maris. Lisez encore :

« Je vois d’ailleurs un grand problème à résoudre : ces sacrifices atroces, qui nous révoltent si justement, ne seraient-ils point bons ou du moins nécessaires dans l’Inde ? Au moyen de cette institution terrible, la vie d’un époux se trouve sous la garde incorruptible de ses femmes et de tout ce qui s’intéresse à elles. Dans le pays des révolutions, des vengeances, des crimes vils et ténébreux, qu’arriverait-il si les femmes n’avaient matériellement rien à perdre par la mort de leurs époux, et si elles n’y voyaient que le droit d’en acquérir un autre ? Croirons-nous que les législateurs antiques, qui furent tous des hommes prodigieux, n’aient pas eu dans ces contrées des raisons particulières et puissantes pour établir de tels usages ? »

Enfin, lisez l’étrange apothéose du bourreau. Jamais la magnificence du style ne s’est acharnée à une plus hideuse image : c’est un dithyrambe de Shakespeare sur un échafaud.

VIII

« De cette prérogative redoutable dont je vous parlais tout à l’heure résulte l’existence nécessaire d’un homme destiné à infliger aux crimes les châtiments décernés par la justice humaine ; et cet homme, en effet, se trouve partout, sans qu’il y ait aucun moyen d’expliquer comment ; car la raison ne découvre dans la nature de l’homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette profession. Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, Messieurs, pour qu’il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer sur le bourreau. Qu’est-ce donc que cet être inexplicable, qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables, qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les nôtres ? Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ? Pour moi, je n’en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement, il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et, pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier, un fiat de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde. Voyez ce qu’il est dans l’opinion des hommes, et comprenez, si vous pouvez, comment il peut ignorer cette opinion ou l’affronter ! À peine l’autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine en a-t-il pris possession, que les autres habitations reculent jusqu’à ce qu’elles ne voient plus la sienne. C’est au milieu de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de lui qu’il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font connaître la voix de l’homme ; sans eux il n’en connaîtrait que les gémissements… Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l’avertir qu’on a besoin de lui. Il part, il arrive sur une place publique, couverte d’une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège ; il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale ; il lève le bras : alors il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre et les hurlements de la victime. Il la détache, il la porte sur une roue ; les membres fracassés s’enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n’envoie plus par intervalles qu’un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat, mais c’est de joie ; il s’applaudit, il dit dans son cœur : Nul ne roue mieux que moi ! Il descend ; il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d’or qu’il emporte à travers une double haie d’hommes écartés par l’horreur. Il se met à table, et il mange ; au lit ensuite, et il dort. Et le lendemain, en s’éveillant, il songe à tout autre chose qu’à ce qu’il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui : Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n’est pas criminel ; cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple, qu’il est vertueux, qu’il est honnête homme, qu’il est estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir, car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n’en a point.

« Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Ôtez du monde cet agent incompréhensible ; dans l’instant même l’ordre fait place au chaos ; les trônes s’abîment, et la société disparaît. Dieu est l’auteur de la souveraineté, il l’est donc aussi du châtiment. Il a jeté notre terre sur ces deux pôles ; car Jéhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde. »

IX

Tel est ce livre, la grande œuvre philosophique du comte de Maistre : un style étonnant de vigueur et de souplesse ; des vues neuves, profondes, incommensurables d’étendue sur les législations, sur les dogmes, sur les mystères, et quelquefois des plaisanteries déplacées en matière grave ; un grand génie doublé d’un sophiste, un Diderot déclamateur dans un philosophe chrétien et sincère, un Platon souvent, quelquefois un Diogène. Ce livre fit plutôt secte que bruit à son apparition ; on en jeta çà et là quelques feuilles au vent, comme celles de la sibylle. Aujourd’hui que nous venons de le relire refroidi par trente ans, nous y trouvons plus de talent que de philosophie réelle ; la pensée y est plus hardie que forte, plus subtile que profonde, plus brillante que solide. C’est une magnifique curiosité plutôt qu’un monument durable de l’esprit humain. L’exagération y fausse tout, jusqu’à la vérité, qui est la modération de l’esprit.

X

Quelque temps après les Soirées de Pétersbourg parut le livre du Pape. Le philosophe avait toujours touché dans M. de Maistre au théologien. Publiciste de la monarchie dans le livre des Considérations sur la France, il devenait le publiciste de la papauté dans ce dernier livre.

Après avoir flatté la France, à laquelle l’auteur s’adresse comme à l’arbitre de tous les succès en littérature sacrée ou profane, il établit nettement la base d’une théocratie. « Je suis parce que je suis. Tout gouvernement est absolu, et, du moment où l’on peut lui résister sous prétexte d’erreur ou d’injustice, il n’existe plus. Tous les souverains agissent comme infaillibles. » Ce dogme, qui supprime à la fois le raisonnement et la résistance, une fois posé, l’auteur marche en liberté vers la tyrannie, d’un pas plus ferme que Machiavel.

« L’Église est une monarchie », poursuit-il, sans s’arrêter aux conciles (grand rouage représentatif de cette monarchie des âmes chrétiennes). Bossuet est fulminé ici pour avoir protesté avec l’autorité temporelle des rois contre cette infaillibilité absolue des papes. M. de Maistre justifie tout à la fois la déposition des souverains temporels et leur excommunication par le souverain infaillible. Cela attaque le souverain, dit-il, mais cela respecte la souveraineté. Cette distinction subtile le satisfait pleinement. La souveraineté est respectée, en effet, mais c’est dans celui qui la dépose ou qui la donne, c’est-à-dire dans le pape. Il dit le dernier mot de la théocratie, il le justifie avec une dialectique de jurisconsulte et avec une érudition théologique de Père de l’Église.

Les bienfaits de la papauté en matière de mœurs, de civilisation et de propagation universelle du christianisme, sont l’objet du second volume. Il justifie cette maxime de César : Legenre humain est fait pour quelques hommes , et il l’applique. « Partout, dit-il, le petit nombre conduit le grand nombre. Cela est bon, car, sous une aristocratie plus ou moins forte, la souveraineté ne l’est plus assez. » Le sacre des monarques par l’autorité de Dieu, l’extinction de la liberté civile dans le monde, l’administration morale par le sacerdoce, la suppression des schismes par la puissance armée de l’unité dans la main du souverain pontife, de tristes et éloquentes prophéties contre l’indépendance de la Grèce à moins qu’elle ne reconnaisse l’autorité du pape, une adjuration aux protestants pour recomposer l’unité en sacrifiant leur liberté usurpée par la révolte contre Rome, des imprécations contre toute philosophie non orthodoxe, une hymne à Rome, véritable Te Deum d’un autre Ambroise, complètent ce livre. Voici l’hymne du Tyrtée chrétien :

« Ô Ville éternelle, tout ce qui devait t’anéantir s’est réuni contre toi, et tu es debout ! et, comme tu fus jadis le centre de l’erreur, tu es depuis dix-huit siècles le centre de la vérité ! La puissance romaine avait fait de toi la citadelle du paganisme, qui semblait invincible dans la capitale du monde connu. Toutes les erreurs de l’univers convergeaient vers toi, et le premier de tes empereurs, les rassemblant en un seul point resplendissant, les consacra toutes dans le Panthéon. Le temple de tous les dieux s’éleva dans tes murs, et, seul de tous ces grands monuments, il subsiste dans toute son intégrité. Toute la puissance des empereurs chrétiens, tout le zèle, tout l’enthousiasme, et, si l’on veut même, tout le ressentiment des chrétiens se déchaînèrent contre les temples. Théodose ayant donné le signal, tous ces magnifiques édifices disparurent. En vain les plus sublimes beautés de l’architecture semblaient demander grâce pour ces étonnantes constructions ; en vain leur solidité lassait les bras des destructeurs ; pour détruire les temples d’Apamée et d’Alexandrie il fallut appeler les moyens que la guerre employait dans les sièges. Mais rien ne peut résister à la proscription générale. Le Panthéon seul fut préservé. Un grand ennemi de la foi, en rapportant ces faits, déclare qu’il ignore par quel concours de circonstances heureuses le Panthéon fut conservé jusqu’au moment où, dans les premières années du septième siècle, un souverain pontife le consacra à tous les saints. Ah ! sans doute il l’ignorait ; mais nous, comment pourrions-nous l’ignorer ? La capitale du paganisme était destinée à devenir celle du christianisme, et le temple qui, dans cette capitale, concentrait toutes les forces de l’idolâtrie, devait réunir toutes les lumières de la foi. Tous les saints à la place de tous les dieux ! Quel sujet intarissable de profondes méditations philosophiques et religieuses ! C’est dans le Panthéon que le paganisme est rectifié et ramené au système primitif, dont il n’était qu’une corruption visible. Le nom de Dieu sans doute est exclusif et incommunicable ; cependant il y a plusieurs dieux dans le ciel et sur la terre. Il y a des intelligences, des natures meilleures, des hommes divinisés. Les dieux du christianisme sont les saints. Autour de Dieu se rassemblent tous les dieux, pour le servir à la place et dans l’ordre qui leur sont assignés.

« Ô spectacle merveilleux, digne de celui qui nous l’a préparé, et fait seulement pour ceux qui savent le contempler !

« Pierre, avec ses clefs expressives, éclipse celles du vieux Janus. Il est le premier partout, et tous les saints n’entrent qu’à sa suite. Le dieu de l’iniquité, Plutus, cède la place au plus grand des thaumaturges, à l’humble François, dont l’ascendant inouï créa la pauvreté volontaire, pour faire équilibre aux crimes de la richesse. Le miraculeux Xavier chasse devant lui le fabuleux conquérant de l’Inde. Pour se faire suivre par des millions d’hommes il n’appela point à son aide l’ivresse et la licence ; il ne s’entoura point de bacchantes impures : il ne montra qu’une croix ; il ne prêcha que la vertu, la pénitence, le martyre des sens. Jean de Dieu, Jean de Matha, Vincent de Paul (que toute langue, que tout âge les bénissent !) reçoivent l’encens qui fumait en l’honneur de l’homicide Mars, de la vindicative Junon. La Vierge immaculée, la plus excellente de toutes les créatures dans l’ordre de la grâce et de la sainteté, discernée entre tous les saints, comme le soleil entre tous les astres ; la première de la nature humaine qui prononça le nom de salut ; celle qui connut dans ce monde la félicité des anges et les ravissements du ciel sur la route du tombeau ; celle dont l’Éternel bénit les entrailles en soufflant son esprit en elle et lui donnant un fils qui est le miracle de l’univers ; celle à qui il fut donné d’enfanter son Créateur ; qui ne voit que Dieu au-dessus d’elle et que tous les siècles proclameront heureuse ; la divine Marie monte sur l’autel de Vénus pandémique. Je vois le Christ entrer dans le Panthéon, suivi de ses évangélistes, de ses apôtres, de ses docteurs, de ses martyrs, de ses confesseurs, comme un roi triomphateur entre, suivi des grands de son empire, dans la capitale de son ennemi vaincu et détruit. À son aspect tous ces dieux-hommes disparaissent devant l’homme-Dieu. Il sanctifie le Panthéon par sa présence et l’inonde de sa majesté. C’en est fait : toutes les vertus ont pris la place de tous les vices. L’erreur aux cent têtes a fui devant l’indivisible vérité : Dieu règne dans le Panthéon, comme il règne dans le ciel, au milieu de tous les saints.

« Quinze siècles avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le Panthéon dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’œuvre de l’art humain, et la plus belle demeure terrestre de celui qui a bien voulu demeurer avec nous, plein d’amour et de vérité. »

XI

Voilà tout ce livre du Pape, œuvre très savante, quoique très décousue, inférieure aux Soirées de Pétersbourg, et qui cependant produisit plus de gloire à l’écrivain, parce qu’elle fut adoptée à son apparition par les Chateaubriand, les Bonald, les Lamennais, hommes éclatants de la restauration théocratique en France à cette époque. Ils adoptèrent M. de Maistre comme un auxiliaire envoyé d’en haut à leur parti. Sans cet esprit de parti, qui donne non pas la vie, mais le bruit, aux ouvrages des hommes, ce livre n’aurait été que le manifeste de la théocratie ; ils en firent dans leurs journaux le manifeste de l’Esprit-Saint. Ce livre n’est plus guère lu aujourd’hui que par les légistes sacrés ou par les érudits du sanctuaire. C’est un arsenal de science ecclésiastique.

Il en fut de même de son livre de controverse sur l’Église anglicane, où il a raison contre Bossuet et tort contre l’indépendance des nations. Dans ses lettres sur l’inquisition espagnole il est plus qu’un étrange sophiste : il fausse l’histoire pour justifier une barbarie. Ce n’est pas là un livre, c’est un pamphlet. Le goût du paradoxe rendait rétrospectivement cruel en théorie le plus doux et le plus gai des hommes. Il ne faut pas badiner avec le sang.

XII

À partir de ce moment, le comte de Maistre ne se retrouve plus que dans le recueil de ses lettres familières, publiées par sa famille. Ce n’est plus là l’arsenal de l’esprit de parti ; c’est le portefeuille d’un homme de bien, d’un homme de cœur, d’un homme d’esprit. Nous ne pouvons résister au plaisir d’en citer quelques fragments, et ces fragments ont pour nous un charme plus exquis encore, parce que nous pouvons y ajouter son accent ému de tendresse et sa physionomie rayonnante de saine gaieté.

« Mon très cher enfant, écrit-il, de Pétersbourg, à sa fille Constance, qu’il n’avait pas vue naître, et dont il se faisait une charmante image, justifiée par la nature et par l’intelligence, mon très cher enfant, il faut absolument que j’aie le plaisir de t’écrire, puisque Dieu ne veut pas encore me donner celui de te voir. Peut-être tu ne sauras pas me lire couramment, mais tu ne manqueras pas de gens qui t’aideront à déchiffrer l’écriture de ton vieux papa. Ma chère petite Constance, comment donc est-il possible que je ne te connaisse point encore, que tes jolis petits bras ne se soient point jetés autour de mon cou, que les miens ne t’aient point mise sur mes genoux pour t’embrasser à mon aise ? Je ne puis me consoler d’être si loin de toi ; mais prends bien garde, mon cher enfant, d’aimer ton papa comme s’il était à côté de toi. Quand même tu ne me connais pas, je ne suis pas moins dans ce monde, et je ne t’aime pas moins que si tu ne m’avais jamais quitté. Tu dois me traiter de même, ma chère petite, afin que tu sois tout accoutumée à m’aimer quand je te verrai, et que ce soit tout comme si nous ne nous étions jamais perdus de vue. Pour moi je pense continuellement à toi, et, pour y penser avec plus de plaisir, j’ai fabriqué dans ma tête une petite figure espiègle, qui me semble être ma Constance… »

Et à son fils, qu’il se disposait à appeler en Russie pour y commencer sa fortune :

« Il faut que tu me remplaces auprès de ta mère quand je n’y suis pas, et que tu sois son premier ministre de l’intérieur. Ce que tu me dis de Chambéry m’a serré le cœur ; je suis cependant bien aise que tu aies vu par toi-même l’effet inévitable d’un système dont nous avons eu le bonheur de te séparer entièrement. Ton âme est un papier blanc sur lequel nous n’avons point permis au diable de barbouiller, de façon que les anges ont pleine liberté d’y écrire tout ce qu’ils voudront, pourvu que tu les laisses faire. Je te recommande l’application par-dessus tout. Si tu m’aimes, si tu aimes ta mère et tes sœurs, il faut que tu aimes ta table : l’un ne peut pas aller sans l’autre. Je puis attacher ta fortune à la mienne si tu aimes le travail, autrement tout est perdu. Dans le naufrage universel, tu ne peux aborder que sur une feuille de papier : c’est ton arche, prends-y garde. Je mets au premier rang une écriture belle et aisée. L’allemand est une fort bonne chose, et qui probablement te sera fort utile. Ainsi nous nous sommes entendus à ce sujet. Adieu, mon cher Rodolphe. »

Et à sa fille aînée, Adèle, les conseils contraires sans cesse renouvelés, pour la prémunir contre son antipathie innée, la femme savante, la femme de lettres, la femme masculine, paradoxe de son sexe :

« Tu as probablement lu dans la Bible, ma chère Adèle : La femme forte entreprend les ouvrages les plus pénibles, et ses doigts ont pris le fuseau. Mais que diras-tu de Fénelon, qui décide avec toute sa douceur : La femme forte file, se cache, obéit et se tait ? Voici une autorité qui ressemble fort peu aux précédentes, mais qui a bien son prix cependant : c’est celle de Molière, qui a fait une comédie intitulée les Femmes savantes. Crois-tu que ce grand comique, ce juge infaillible des ridicules, eût traité ce sujet s’il n’avait pas reconnu que le titre de femme savante est en effet un ridicule ? Le plus grand défaut pour une femme, mon cher enfant, c’est d’être homme. Pour écarter jusqu’à l’idée de cette prétention défavorable, il faut absolument obéir à Salomon, à Fénelon et à Molière : ce trio est infaillible. Garde-toi bien d’envisager les ouvrages de ton sexe du côté de l’utilité matérielle, qui n’est rien ; ils servent à prouver que tu es femme et que tu te tiens pour telle, et c’est beaucoup. Prie ta mère de t’acheter une jolie quenouille et un joli fuseau. »

Il s’acharne à cette pensée juste des différentes fonctions d’esprit des sexes différents, et, comme toutes les vérités, il finit par l’exagérer.

« Voltaire a dit, à ce que tu me dis (car pour moi je n’en sais rien ; jamais je ne l’ai tout lu, et il y a trente ans que je n’en ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de faire tout ce que font les hommes, etc. C’est un compliment fait à quelque jolie femme, ou bien c’est une des cent mille et mille sottises qu’il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le contraire. Les femmes n’ont fait aucun chef-d’œuvre dans aucun genre ; elles n’ont fait ni l’Iliade, ni l’Énéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartufe, ni le Joueur, ni le Panthéon, ni l’église de Saint-Pierre, ni la Vénus de Médicis, ni l’Apollon du Belvédère, ni le Persée, ni le livre des Principes, ni le Discours sur l’Histoire universelle, ni Télémaque. Elles n’ont inventé ni l’algèbre, ni les télescopes, ni les lunettes achromatiques, ni la pompe à feu, ni le métier à bas, etc. ; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela : c’est sur leurs genoux que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. Si une demoiselle s’est laissé bien élever, si elle est docile, modeste et pieuse, elle élève des enfants qui lui ressemblent, et c’est le plus grand chef-d’œuvre du monde. Si elle ne se marie pas, son mérite intrinsèque, qui est toujours le même, ne laisse pas aussi que d’être utile autour d’elle d’une manière ou d’une autre. Quant à la science, c’est une chose très dangereuse pour les femmes : on ne connaît presque pas de femmes savantes qui n’aient été ou malheureuses ou ridicules par la science. Elle les expose habituellement au petit danger de déplaire aux hommes et aux femmes (pas davantage) : aux hommes, qui ne veulent pas être égalés par les femmes, et aux femmes, qui ne veulent pas être surpassées. La science, de sa nature, aime à paraître ; car nous sommes tous orgueilleux. Or voilà le danger ; car la femme ne peut être savante impunément qu’à la charge de cacher ce qu’elle sait avec plus d’attention que l’autre sexe n’en met à le montrer. Sur ce point, mon cher enfant, je ne te crois pas forte ; ta tête est vive, ton caractère décidé : je ne te crois pas capable de te mordre les lèvres lorsque tu es tentée de faire une petite parade littéraire. Tu ne saurais croire combien je me suis fait d’ennemis jadis pour avoir voulu en savoir plus que nos chers Allobroges. »

« Le chef-d’œuvre des femmes, écrit-il ailleurs à sa seconde fille Constance, c’est de comprendre ce qu’écrivent les hommes. » Il y a dans ses œuvres un volume entier de ces tendresses, de ces conseils et de ces badinages de cœur et de plume avec ses chères filles, et ce volume n’a point de paradoxe parce que le sentiment n’en a pas.

XIII

Ainsi s’écoulèrent ces longues années d’éloignement de sa patrie, jusqu’au moment où la chute de Napoléon et les traités de 1815 ressuscitèrent le Piémont et l’agrandirent même contre la France par l’incorporation de l’antique république de Gênes, annexée par ces traités au Piémont. La famille du comte de Maistre l’avait enfin rejoint en Russie. L’exil était plus doux, mais c’était toujours l’exil. Le prosélytisme religieux du comte de Maistre commençait à offusquer l’empereur Alexandre et son gouvernement ; la faveur de l’écrivain ultra-catholique baissait à la cour. L’ambition naturelle, qui n’avait jamais cessé de lui faire sentir sa valeur comme homme politique, lui faisait sans cesse tourner ses regards vers Turin, pour voir si on ne l’appellerait pas au ministère. La cour de Turin se souvenait trop de sa conduite compromettante dans l’affaire de Savary et de Napoléon pour lui confier le maniement très délicat d’une politique qui ne pouvait vivre que de ménagements et de prudence envers la France, l’Angleterre et l’Autriche. C’était pour cette cour une décoration littéraire qu’elle ne pouvait négliger sans honte, mais ce n’était pas une force qu’elle pût employer sans défiance. L’éloignement avec un titre honorable était ce qui convenait au roi de Sardaigne pour son illustre embarras ; mais la nécessité de complaire à la cour de Russie, qui se plaignait de l’excès d’activité théologique du comte de Maistre, exigeait son rappel à Turin. Il fut rappelé en 1817 avec le titre de président des cours suprêmes du royaume et de ministre d’État sans portefeuille. C’était l’otium cum dignitate, le loisir honorifique du vieil âge ; rien ne convenait moins au fond à un esprit qui ne vieillissait pas et à une ambition de pouvoir que la piété même ne pouvait totalement amortir. Il s’arrêta pendant quelques mois dans sa chère Savoie, au sein de cette famille d’élite qui lui faisait une cour de tendresse et d’honneur. Ces jours de halte furent sans aucun doute les plus doux de toute sa vie ; c’est alors que j’eus le bonheur de le connaître. On le regardait comme un monument que la distance avait grandi et que l’on croyait destiné à grandir encore dans l’avenir par quelque éclatante reconnaissance de la cour de Turin. Il le croyait évidemment lui-même ; sa déception fut l’amertume de ses dernières années.

À son arrivée à Turin il sentit, sans pouvoir se le persuader, qu’il ne serait plus qu’une illustration honorée, mais importune, offusquant son propre gouvernement. Ses plaintes confidentielles à cet égard dans sa correspondance intime sont amères. On y sent une résignation mal résignée qui murmure au fond du cœur sous un sourire de convention.

Écoutez cette plainte désespérée à sa confidente chérie, sa fille Constance, laissée derrière lui à Chambéry.

« Turin, septembre 1817.

« Les visites, les devoirs de tout genre m’obsèdent ; je me tuerais si je ne craignais de te fâcher. Hélas ! tout est inutile ; le dégoût, la défiance, le découragement sont entrés dans mon cœur. Une voix intérieure me dit une foule de choses que je ne veux pas écrire. Cependant je ne dis pas que je me refuse à rien de ce qui se présentera naturellement ; mais je suis sans passion, sans désir, sans inspiration, sans espérance. Je ne vois d’ailleurs, depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun signe de faveur quelconque ; enfin rien de ce qui peut encourager un grand cœur à se jeter dans le torrent des affaires. Je n’ai pas encore fait une seule demande, et, si j’en fais, elles seront d’un genre qui ne gênera personne. En réfléchissant sur mon inconcevable étoile je crois toujours qu’il m’arrivera tout ce que je n’attends pas. »

Son amour-propre du moins, à défaut de son ambition active, fut satisfait du rang qu’on lui donna à Turin.

Il écrit à M. de Bonald : « Vous voulez sans doute que je vous dise un petit mot de moi. Ma place (de régent de la grande chancellerie) revient à peu près à vice-chancelier, et me met à la tête de la magistrature, au-dessus des premiers présidents. Quant au titre de ministre d’État, joint à la dignité de régent, il ne suppose pas des fonctions particulières, ni la direction d’un département. Il m’élève seulement assez considérablement dans la hiérarchie générale, et donne de plus à ma femme une fort belle attitude à la cour, hors de la ligne générale. »

Il revient souvent sur ces dignités dans ses lettres et ses différentes correspondances. Il en était fier, comme on voit, mais nullement satisfait : il lui fallait la réalité autant que la dignité du pouvoir. Son oisiveté le consumait autant que son génie ; il y faisait diversion par une immense correspondance avec tous les esprits supérieurs de l’Europe qui sympathisaient avec ses principes en religion ou en monarchie. Ne pouvant être ministre, il était devenu oracle. Il prophétisait encore après la restauration de l’Europe accomplie des erreurs et des expiations. Le temps ne pouvait manquer de les justifier. Ses interlocuteurs ordinaires dans ses derniers jours étaient M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Lamennais, plumes irritées alors contre l’esprit moderne, qui faisaient écho à ses colères. Leurs lettres, et surtout les lettres de M. de Bonald, sont aussi éloquentes et plus sensées que celles de son correspondant savoyard. Le point d’optique de Paris était plus vrai que celui de Turin pour juger la marche du monde.

Le comte de Maistre mourut en prophétisant encore. Appelé au conseil des ministres pour y délibérer sur quelque question oiseuse de législation à réformer : « Messieurs, dit-il, la terre tremble, et vous voulez bâtir ! »

Quelques jours après il n’était plus, et la révolution de 1821 éclatait à Turin. Il était mort entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis ; il s’éteignit dans la prière et dans l’espérance. Sa vie n’avait été qu’un long acte de foi. Son nom fut pour sa famille son plus bel héritage. Le monde récompensa dans son fils et dans ses filles son immense renommée. Cette renommée sera-t-elle éternelle ? J’incline à croire que non, car il y a trop d’alliage dans la monnaie d’idées qu’il a frappée à son coin pour que la valeur n’en baisse pas avec le temps. Il y a un mauvais symptôme de gloire ; ce mauvais symptôme, c’est l’engouement. Pourquoi l’engouement est-il l’apparence et cependant l’opposé de la gloire ? C’est que l’engouement n’est que la passion publique et intéressée du moment pour un homme ou pour une œuvre qui servent momentanément cette passion publique. Une fois la passion éteinte ou morte, la popularité s’éteint ou meurt avec elle. La gloire, au contraire, ne s’attache qu’aux vérités permanentes et ne se ratifie que par la postérité. Or la postérité ne goûte pas les sophistes, même les sophistes vertueux. Il y a trop de sophiste dans le comte de Maistre : dans sa politique il y a trop de passion d’esprit ; dans sa religion il y a trop d’exagération d’idées ; dans ses prophéties il y a trop de jactance ; dans son style même, le plus réel de ses titres, il y a encore trop de facétie. La vérité ne rit pas, elle pense.

XIV

Faites abstraction de vos croyances, quelles qu’elles soient, et mettez-vous par la pensée au point de vue d’un homme de talent ou de génie qui veut, après une longue éclipse d’incrédulité, restaurer le christianisme dans l’esprit humain. Que fera cet homme ?

Il s’efforcera de donner aux dogmes de la religion révélée l’expression la plus admissible par la raison pieuse de l’esprit humain ; il rejettera sur la barbarie des âges de ténèbres les actes coupables ou les pratiques regrettables dont l’intolérance et les supplices ont déshonoré, par la main des rois, des peuples ou des pontifes, la sainteté morale de la religion chrétienne ; il ne rendra pas le culte solidaire de la politique ; il ne fera pas de Dieu le complice de l’homme ; il ne bravera pas à chaque phrase la raison humaine par des défis de foi ou de servilité d’esprit qui révoltent l’homme, qui scandalisent l’intelligence et qui le repoussent par l’excès de superstition dans l’impiété. Sa foi sera raisonnable et sa raison pieuse. Il rapprochera ainsi la foi du siècle et le siècle de la foi. Voilà évidemment l’œuvre d’un écrivain religieux, utile à la cause qu’il veut défendre. La partie théologique de l’œuvre de M. de  Maistre, dans le livre du Pape, dans les Soirées, dans le panégyrique de l’Inquisition, est entièrement le contrepied de ce que nous venons de présenter comme l’idéal d’une théologie moderne et d’un prosélytisme efficace du christianisme. Il exagère, il brave, il défie, il invective, il irrite. Son argumentation n’est qu’une perpétuelle ironie socratique et quelquefois une facétie voltairienne contre tous ceux qu’il semble vouloir insulter plus que convaincre. Il va jusqu’à l’absurde et jusqu’au supplice, comme vous l’avez vu dans la diatribe où il demande la potence pour tout homme qui exprimera, en matière de conscience, une opinion différente de celle des prélats ou des grands officiers de l’État.

Que serait un autel entouré de potences ? Est-ce là de la théologie persuasive ? N’est-ce pas plutôt une provocation à toute âme indépendante qui veut adorer et non trembler ? La Terreur raisonnait-elle autrement en France en promenant de ville en ville l’instrument du supplice sur les ruines des temples dont elle immolait les ministres ? M. de Maistre est presque partout un terroriste d’idée, qui verse des flots d’encre au lieu de sang, mais qui ne dissimule pas ses regrets et son admiration pour les siècles où l’on mêlait l’encre des disputes théologiques avec le sang. Nous savons bien, encore une fois, que ce sont là des plaisanteries ; mais des plaisanteries sanglantes sont-elles à leur place dans la bouche d’un homme qui parle au nom d’un Dieu victime et qui en ferait ainsi un Dieu bourreau ? Non, une pareille théologie ne pourrait persuader que des esclaves. M. de Maistre, en la présentant au dix-neuvième siècle, ne pouvait que nuire par son talent à la cause qu’adorait sincèrement sa foi. Cette violence qu’il employait à servir les intérêts spirituels et temporels de la papauté se retournait contre le plus vénérable et le plus patient des pontifes, Pie VII, arraché de son palais, déporté et emprisonné pour sa foi, quand ce pape, aussi sacré par ses malheurs que par sa tiare, croyait devoir au salut de l’Église des démarches contraires aux opinions ou aux passions de M. de Maistre. Le publiciste de l’infaillibilité des papes poussait la révolte jusqu’au sarcasme et jusqu’à des vœux de mort contre le pontife représentant de l’autorité divine à ses yeux. Que devenait le double dogme devant la passion ?

« 9 mars 1804.

« Il paraît qu’on est fort mécontent à Paris. Comme le pape y donne des chapelets, et que tout est mode en France, on a fait à Paris une mode des chapelets ; chaque fille de joie a le sien. (Ici un mauvais quolibet que nous rougirions de reproduire.) On s’y moque aussi joliment du bonhomme, qui, en effet, n’est que cela, soit dit à sa gloire ! Mais ce n’est pas moins une très grande calamité publique qu’un bonhomme dans une place et à une époque qui exigeraient un grand homme ! »

Quelle leçon de respect dans le publiciste du respect !

Continuez à lire ce qu’il écrit à la même date. « Les forfaits d’un Alexandre VI sont moins révoltants que cette hideuse apostasie de son faible successeur. L’autre jour le comte Strogonof me demanda chez lui ce que je pensais du pape. Je lui répondis : Monsieur le Comte, permettez-moi de marcher à reculons pour lui jeter le manteau ; je ne veux pas commettre le crime de Cham. C’est ce que je pus trouver de plus ministériel ; car, si Noé entend qu’on nie son ivresse, il peut s’adresser à d’autres qu’à moi. »

Et à quelques jours de là, après une imprécation contre le cardinal Consalvi, le Fénelon de la cour romaine dans ce siècle : « Je n’ai point de terme, ajoute-t-il, pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche du pape. S’il doit l’accomplir, je lui souhaite de tout mon cœur la mort, etc., etc. »

De telles violences du fidèle des fidèles sont un triste exemple de la révolte de l’esprit contre les maximes du système. Nous ne croyons donc pas que les ouvrages théologiques du comte de Maistre aient fait aucun bien à la religion. L’excès ne convertit pas, il scandalise, et la révolte de l’esprit ne soumet pas le cœur.

XV

Quant à l’écrivain politique, on ne peut contester dans ses écrits un esprit net, ferme, original, distinct de son siècle, supérieur aux engouements momentanés et aux réactions du temps. Il pense seul, il voit loin, il sent juste, il exprime puissamment : c’est un radical monarchique. Il ne veut comprendre que les deux points extrêmes de l’autorité et de l’obéissance, le pouvoir absolu, l’obéissance sans réplique. L’aristocratie lui plaît comme image de la monarchie innée dans la famille ; la démocratie lui soulève le cœur de mépris comme élément d’abjection ou de révolte. On dirait qu’il est né d’un autre limon qu’elle. Il tient ce préjugé un peu déplacé et un peu insolent de son séjour à Chambéry, où l’anoblissement d’hier par la fonction ou par la faveur du prince établit une distance infranchissable entre la noblesse et la bourgeoisie. C’est un publiciste de l’école des castes ; il était né pour être un législateur des Indes ; mais, à ces systèmes et à ces préjugés près, on ne peut lui refuser en politique de la grandeur, de la profondeur, de l’horizon, de la nouveauté dans l’esprit ; il ose comme Machiavel, il analyse comme Montesquieu, il éclaire d’un mot comme Tacite ; il écrit autrement, mais aussi éloquemment que J.-J. Rousseau. On peut le réfuter, on ne peut le mépriser ; il force à l’admiration même ses ennemis. Il eût été le premier des journalistes dans un pays de gouvernement de discussion et de presse libre. Il ne lui manque, en religion et en politique, qu’une chose : le sérieux, qui est la dignité des convictions ; il procède trop souvent, comme le caprice, par sauts et par bonds. Au milieu des plus solennelles discussions il lui échappe une saillie qui amuse, mais qui discorde avec le sujet. On a peine à croire à la pleine conviction d’un philosophe ou d’un publiciste qui se détourne à chaque instant de son chemin pour cueillir un bon mot, et qui s’interrompt d’un dithyrambe par un éclat de rire. Voilà, selon nous, les défauts du grand écrivain.

Mais son vrai triomphe est dans le style. Ici il est, non pas sans égal, mais sans pareil. Solidité, éclat, propriété, mouvement, images, souplesse, hardiesse, originalité, onction, brusquerie même, il a toutes les qualités de la parole qui sait se faire écouter ; et seul peut-être de son siècle, même en y comprenant Voltaire, il n’imite rien ni personne ; il est le gentilhomme du Danube de son temps. Ses pensées passeront ou sont passées, mais son style restera la durable admiration de ceux qui lisent pour le plaisir de lire. On dirait que, comme certaines fontaines de son pays qui pétrifient en un moment ce qu’on jette dans leur bassin, il a le don de pétrifier en un instant ce qui tombe dans sa pensée, tant ce qui en sort est moulé sur nature, revêtu d’une surface impérissable, immortelle. Pour caractériser ce style il faut trois noms : Bossuet, Voltaire, Pascal : Bossuet pour l’élévation, Voltaire pour le sarcasme, Pascal pour la profondeur. Malheureusement une inégalité continuelle, un goût plus allobroge que français, des saccades fréquentes du sublime au quolibet déparent cette belle nature de style. Il vise à l’effet autant qu’à la vérité ; il délecte trop dans l’esprit cette grimace amusante, mais subalterne, du génie. Il veut faire rire, et il était créé pour faire penser ; il marche, en un mot, entre Voltaire et Pascal, mais plus près de Pascal.

XVI

Mais, si l’écrivain a des faiblesses, l’homme en lui n’avait que des vertus. Il les portait toutes sur son beau visage d’inspiré, d’où semblait sortir d’un recueillement sacré un perpétuel oracle. Jamais je n’oublierai l’impression qu’il faisait sur ses neveux et sur moi quand, dans l’ombre du crépuscule, après des journées d’été passées dans le silence de son cabinet de travail, il se promenait, entouré de ses charmantes filles, sous les platanes de la vallée de Servolex, qui l’avaient vu petit enfant et qui le revoyaient grand vieillard, revenu du Caucase aux Alpes pour se reposer et mourir. Il s’arrêtait à chaque instant, comme rappelé par quelque voix intérieure derrière lui, et il improvisait des souvenirs, des plaisanteries ou des sublimités de philosophie qui nous faisaient passer des larmes au fou rire et du fou rire de la jeunesse à l’enthousiasme de l’admiration. Nous sentions qu’un génie marchait devant nous. C’était le premier grand homme que j’eusse encore approché de si près dans ma vie ; j’étais fier de l’entendre, et je me recueillais respectueusement pour me souvenir ; je ne prévoyais pas que j’aurais un jour à le juger comme philosophe et à rendre témoignage de ses petites faiblesses et de sa haute vertu.

Pardonnez-moi, grand esprit qui planez maintenant dans une autre sphère et qui contemplez d’un point de vue plus général, plus permanent, plus divin et plus vrai, ce spectacle mobile, et cependant toujours le même, de ce que nous appelons le monde, et qui n’est qu’une minute dans le temps. Quarante années se sont écoulées depuis ces soirées de Chambéry où vous prophétisiez en famille des évolutions d’idées et d’événements qui devaient renouveler l’univers sur des plans humains que votre génie un peu trop altier prêtait à la Providence ; quarante ans sont passés, et, à l’exception de nos cheveux qui blanchissent et de nos idées qui ont mûri comme des fruits différents de saisons diverses, qu’y a-t-il de si prodigieusement changé autour de nous et autour de votre tombeau dans le monde ? Ce monde s’agite toujours, dans la même anxiété, à la poursuite de vérités ou de systèmes soi-disant immuables et définitifs, et qui nous échappent toujours, comme l’horizon qui semble marcher échappe au navigateur qui le poursuit sur la mer.

Ce Napoléon, qui avait fait fléchir un jour votre foi dans la légitimité devant sa fortune, est mort à Sainte-Hélène peu de temps après vous. Ces Bourbons, auxquels vous aviez tant de fois prédit une possession éternelle du trône de Louis XIV, relevé par la main de Dieu, se sont précipités eux-mêmes de ce trône pour avoir eu trop de foi dans des théories semblables aux vôtres, et leur dernier descendant, sans descendants, erre exilé de ses palais, comme un hôte d’un soir dans l’hôtellerie de Venise. D’autres Bourbons, qui lui avaient succédé sans autre titre qu’une longue et fatale compétition à son trône, sont tombés dans leur usurpation élective comme lui dans son droit héréditaire. La république, que vous prophétisiez suivie de proscriptions et d’échafauds, a reparu pour abolir la peine de mort, les confiscations, l’esclavage, et pour convier les classes et les opinions hostiles entre elles à ne former qu’un seul peuple solidaire de la même liberté ; elle a péri par sa mansuétude, qui sera un jour son titre à quelque future réhabilitation de la liberté. L’Empire, tombé en 1814 sous les ruines qu’il avait faites par la guerre, s’est relevé en 1850, comme une pensée interrompue qui n’a pas achevé ce qu’elle avait à dire ; il a réussi par la paix. Les souvenirs de gloire militaire, qui faisaient sa popularité rétrospective dans l’imagination d’un peuple de soldats, semblent aujourd’hui le contraindre à la guerre : l’Europe s’émeut de répugnance au sang, dans tous ses cabinets et dans tous ses conseils politiques. Cette chère Savoie, votre berceau, ne sait pas de quel côté elle va rouler, du haut de ses montagnes, dans la lutte de l’Allemagne et de la France. Votre Sardaigne va revoir les flottes anglaises. Votre Piémont, que vous appeliez un grain de sable auquel il était à jamais interdit de grandir par sa nature évidemment secondaire, consume ses forces sans consumer son ambition ; Turin entraîne fatalement l’Europe dans sa cause, qui n’est pas encore celle de la véritable Italie. Votre Rome, occupée par une armée de compression, tremble de la voir remplacer par une armée de révolution. Votre souverain pontife ne sait pas s’il sera demain souverain ou proscrit. Les batailles qui vont se livrer autour de lui vont jouer sa couronne terrestre au jeu de la guerre. L’Italie secoue son sol pour engloutir ce régime autrichien que vous détestiez parce qu’il était à vos yeux trop complaisant pour la révolution française. Et qui sait si, en secouant son sol de l’occupation teutonique, elle ne secouera pas aussi ce qui était pour vous le trône des trônes, le trône temporel des Papes ?… Vous le voyez, toutes vos conjectures sur le renouvellement des religions et du monde ont été trompées. Le monde, plus vieux d’un demi-siècle, est exactement dans le même état où vous l’avez laissé. Prophétisez donc, ô hommes présomptueux, qui osez prendre votre sagesse pour celle de Dieu ; mais, si vous voulez prophétiser à coup sûr, annoncez au monde de demain le monde à peu près semblable au monde de la veille, changeant de siècle plutôt que de sort, flottant dans les mêmes oscillations entre l’erreur et la vérité, cherchant sans cesse et ne trouvant jamais l’absolu que dans ses désirs, figure qui passe, comme dit l’Écriture, mais qui passe, hélas ! par les mêmes sentiers !

Le comte de Maistre fut un de ces hommes qui présument trop de leur propre infaillibilité et que la Providence punit dans leur mémoire d’avoir trop empiété sur ses mystères. En système comme en politique il ne sut pas assez douter : l’excès de la foi mène au fanatisme ; mais, tel qu’il fut, on ne pourra s’empêcher d’admirer et d’aimer en lui le plus vertueux, le plus convaincu, le plus éloquent, le plus original, le plus aimable des explorateurs d’idées.

Lamartine.