(1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie) » pp. 5-56
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(1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie) » pp. 5-56

LXVIIe entretien.
J.-J. Rousseau.
Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie)

I

Finissons-en avec les théories imaginaires de ces législateurs des rêves, qui, en plaçant le but hors de portée parce qu’il est hors de la vérité, consument le peuple en vains efforts pour l’atteindre, font perdre le temps à l’humanité, finissent par l’irriter de son impuissance et par la jeter dans des fureurs suicides, au lieu de la guider sous le doigt de Dieu vers des améliorations salutaires à l’avenir des sociétés.

Rousseau et ses disciples en politique n’ont pas jeté au peuple moins de fausses définitions de la liberté politique que de l’égalité sociale.

Qu’est-ce que la liberté, selon ces hommes qui ne définissent jamais, afin de pouvoir tromper toujours l’esprit des peuples ?

La liberté de J.-J. Rousseau, c’est le droit de se gouverner soi-même, sans considération de la liberté d’autrui, dans une association dont on revendique pour soi tous les bénéfices sans en accepter les charges.

C’est-à-dire que cette liberté est la souveraine injustice ; c’est la liberté abusive des quakers, qui veulent que la société armée les défende, mais qui refusent de s’armer eux-mêmes pour défendre leur sol et leurs frères. En un mot, c’est l’anarchie dans l’individu réclamant l’ordre dans la nation. Voilà la liberté sans limites et sans réciprocité des sectaires de Rousseau.

Qu’est-ce au contraire que la liberté ? Selon nous, métaphysiquement parlant, cette liberté bien définie, c’est la révolte naturelle de l’égoïsme individuel contre la volonté générale de la société ou de la nation. Or, si cette révolte de la nature irréfléchie, de l’égoïsme individuel dont ces philosophes font un prétendu droit dans ce qu’ils appellent les droits de l’homme, existait, la société cesserait à l’instant d’exister, car la société ne se maintient que par la toute-puissance et la toute légitimité de la volonté générale sur la volonté égoïste de l’individu. Cette révolte instinctive de l’égoïsme individuel qu’on appelle la liberté sans limites est donc un crime et une anarchie. Ce droit est le droit de périr soi-même en faisant périr l’État.

Cette liberté au fond n’est donc qu’un vain mot ; le sauvage seul peut dire : « Je suis libre », mais à condition d’être sauvage et d’être seul, c’est-à-dire esclave de sa misère et des éléments.

Non, la liberté de J.-J. Rousseau et de ses émules n’existe pas ; c’est le nom d’une chose qui ne peut pas être, une fiction à l’aide de laquelle on trompe l’ignorance des peuples et on justifie la révolte de l’individu contre l’ensemble social.

Le vrai nom de la société, c’est commandement et obéissance.

Commandement dans l’État, qu’il soit monarchie ou république.

Obéissance dans l’individu, qu’il soit sujet ou citoyen.

Or, entre ces deux noms sacramentels de toute société politique, commandement et obéissance, trouvez-moi place pour le nom de liberté. Il n’y en a pas, ou bien il n’y en a pas d’autre que le mot par lequel je vous l’ai définie tout à l’heure : révolte de l’égoïsme individuel contre la volonté de l’ensemble.

Ne parlons donc plus de liberté dans le sens que Rousseau et sa secte de 1791, et même la secte de La Fayette en 1792, et la secte parlementaire de 1830, et la secte radicale des polémistes de 1848, l’ont entendue. Ce sens s’est évanoui dès qu’on a voulu le toucher du doigt.

II

La seule chose que l’on puisse appeler, encore improprement, de ce nom, par habitude plus que par logique, c’est la petite part d’égoïsme individuel que le commandement social de l’État (monarchie ou république) puisse négliger sans inconvénient dans l’obéissance obligatoire de chacun à la volonté de tous. Cette petite part n’est pas même un droit, selon l’expression de La Fayette, le philosophe de l’émeute : L’insurrection est le plus saint des devoirs.

Cette part de liberté n’est pas possédée, elle est concédée et révocable par la société, républicaine ou monarchique, qui la laisse à l’individu politique.

C’est une frontière indécise entre l’ordre social et l’anarchie individuelle que le commandement laisse à l’obéissance ; terrain vague, où le commandement n’a pas besoin de s’exercer, et où l’obéissance peut désobéir sans porter atteinte à l’État, c’est-à-dire à l’intérêt de tous.

Mais encore ce qu’on appelle liberté n’est que tolérance de la société générale, et le commandement social peut l’enchaîner ou la restreindre selon les nécessités, les lieux, les temps, les circonstances, si les nécessités, les lieux, les temps, les circonstances exigent que tout soit commandement et obéissance, et obéissance partout et en tout dans la société absolue. Je vous défie de nier ces faits et ces principes, si vous réfléchissez à la nature de la société politique.

Où donc est ce qu’on appelle liberté ? Et pourquoi tant parler d’une chose qui n’existe que dans les mots ?

III

Mais comme il faut cependant se servir de la langue reçue, il y a une autre chose qu’on nomme très mal à propos liberté.

Cette chose, qui n’est nullement la liberté, mais qui est dignité morale dans le jeu du commandement et de l’obéissance dont se compose tout gouvernement, c’est la participation plus ou moins grande que chaque individu, esclave, sujet ou citoyen, apporte à la formation du gouvernement et des lois ; c’est le concours plus ou moins complet, plus ou moins direct de beaucoup ou de toutes les volontés individuelles dans la volonté générale, à laquelle on donne le droit du commandement et le devoir d’obéissance.

Le plus ou le moins de cette participation formelle du peuple à son gouvernement est ce qu’on nomme très improprement liberté. C’est bien plus que liberté, c’est commandement, commandement sur soi-même et sur les autres.

Ce commandement, sous le despotisme, est attribué à un seul, sous les autocraties à une caste, sous les théocraties à un sacerdoce souverain, sous les républiques à une élite élective de citoyens et de magistrats, sous les démocraties absolues à la multitude, sous les démagogies, comme à Athènes, à des tribuns privilégiés, et renversés par les faveurs mobiles de la plèbe sur la place publique. Les plus populaires de ces gouvernements ne réalisent pas plus de liberté que les autres ; ils commandent et ils obéissent à des titres différents, mais ils commandent l’obéissance avec la même obligation d’obéir ; dans aucun il n’y a place pour ce qu’on appelle liberté dans la langue de J.-J. Rousseau et des publicistes modernes, c’est-à-dire pour l’égoïsme individuel contre le dévouement et contre l’intérêt général. S’il y avait liberté dans cette acception du mot, il n’y aurait plus gouvernement ni société ; il y aurait anarchie, révolte de chacun et de tous contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris est donc un sophisme : la liberté de chacun serait l’esclavage de tous.

IV

Mais si on entend par ce mot de liberté la participation d’un plus grand nombre de sujets ou de citoyens au gouvernement, soit par la pensée exprimée au moyen de la presse ou dans les conseils, soit dans les élections, soit dans les délibérations, soit dans les magistrats, aucun doute alors que cet exercice du commandement social attribué par les constitutions au peuple, ne soit, quand le peuple en est capable par ses vertus et par ses lumières, une excellente condition de progrès moral, de dignité et de grandeur humaine.

Obéir à soi-même, c’est la vertu ; obéir aux autres, c’est la servitude. Qui peut douter que le commandement, quand il est moral, ne soit supérieur à l’obéissance, quand elle est servile ? Et qui peut nier ainsi que, plus il y a de force raisonnée dans le commandement, et d’assentiment dévoué dans l’obéissance, plus il y a perfection dans le gouvernement ? Faisons donc peu de cas de ce qu’on appelle liberté égoïste dans le sens que J.-J. Rousseau attribue à ce mot, faisons-en beaucoup de ce qu’il y a de participation volontaire du peuple au commandement social ; moins il y a de cette révolte individuelle dans l’individu soi-disant libre, plus il est libre en effet, car il ne veut alors que ce qu’il doit vouloir, et il n’obéit qu’à ce qu’il veut dans l’intérêt de tous, qui est en réalité son premier intérêt.

V

Mais est-ce donc en vertu d’un misérable contrat impossible même à concevoir (car pour contracter il faut être, et avant d’être la prétendue association locale n’était pas, ou elle n’était qu’en penchant et en germe dans les instincts naturels de l’homme), est-ce donc en vertu d’une misérable convention que la société s’est constituée en gouvernement ? Est-ce en vertu d’un vil intérêt purement matériel et dans le but seulement d’un plus grand bien physique, que ce contrat purement brutal a été rêvé, délibéré, signé, et qu’il a pu se maintenir en se perfectionnant d’âge en âge ? Est-ce ainsi qu’il est devenu droit, qu’il est devenu devoir, et qu’il a pu appeler Dieu et les hommes à le protéger, à le défendre, à le venger contre les atteintes que l’égoïsme individuel, la révolte des intérêts particuliers, l’injustice personnelle, l’ambition, l’usurpation, la ruse, la violence, l’impiété des conquérants, la spoliation du plus fort, la tyrannie du plus scélérat peuvent lui porter tous les jours ? Évidemment non.

La faim et la soif, la satisfaction charnelle des besoins physiques, la part plus ou moins grosse de grain ou de chair dans cette crèche humaine où ce bétail humain broute sa gerbe ou dévore sa ration de sang des animaux, la lutte incessante de force brutale contre force brutale, force mesurée, non à la justice divine, mais à l’équilibre arithmétique entre les convoitises et les résistances de l’individu à l’individu, de nation à nation, toutes ces clauses notariées par de prétendus législateurs constituants, toutes ces garanties nominales des hommes contractants contre des hommes sans cesse intéressés à violer ou à déchirer le contrat social, tout cela n’a ni sacrement, ni sanction, ni raison d’être, ni raison de durer, ni raison d’autorité, ni raison d’obéissance, ni raison de respect, ni raison de commandement ; tout le monde peut dire tous les jours : Je n’accepte pas ce contrat chimérique imposé au faible par le fort, ou je ne l’accepte que de force, c’est-à-dire par la plus vile des sujétions. Dans ce système, la société n’est qu’un vice, le plus lâche des vices, la peur !

Mais où est le devoir ? Mais où est la vertu ? Mais où est la divinité de l’ordre social ? Mais où est la dignité de l’espèce humaine dans ce troupeau d’esclaves involontaires qui n’obéissent que sous la verge de fer de la nécessité, ou ne se révoltent pas que parce qu’ils ont peur de se révolter ?

C’est là cependant exactement la conclusion formelle de J.-J. Rousseau que nous vous avons citée tout à l’heure : « Tout homme qui peut secouer le joug sans danger a le droit de le faire. » C’est aussi la conclusion de La Fayette copiée de Rousseau : « L’insurrection est le plus saint des devoirs. »

Est-ce une société qu’une réunion d’hommes fondée sur ces deux axiomes parfaitement logiques dans le système de ce contrat, axiomes dont le premier avilit toute nation qui ne secoue pas tous les jours le joug social, et dont le second ensanglante tous les jours la société ? Société de boue ou société de sang, voilà le contrat de J.-J. Rousseau ; les théories matérialistes de la philosophie de l’intérêt ne peuvent aboutir qu’à la proclamation de droits aussi antisociaux, le droit de tuer ou le droit de mourir.

Les théories spiritualistes de la société, qui sont les nôtres, aboutissent au commandement et à l’obéissance, qui sont, dans ceux qui commandent comme dans ceux qui obéissent, des devoirs, c’est-à-dire des libertés individuelles volontairement sacrifiées à la souveraineté générale dans ceux qui obéissent, et des autorités morales légitimement exercées dans ceux qui commandent.

Vos théories de société répondent aux corps, les nôtres répondent à l’âme de la société. Vous supposez un contrat révocable à chaque respiration de l’individu ; nous voyons, nous, dans la société, une religion politique qui ennoblit à la fois le commandement et l’obéissance. Cette religion politique sanctifie la société politique en lui donnant pour autorité suprême la souveraineté de la nature, c’est-à-dire la souveraineté de Dieu, auteur et législateur des instincts qui forcent l’homme à être sociable.

Cette souveraineté de Dieu ou de la nature a promulgué ses lois sociales par les instincts de tout homme venant à la vie.

Le premier de ces instincts, d’abord physique, lui commande de se rapprocher de sa mère sous peine de mort ; il crée la famille, cette sainte unité de l’ordre social.

L’instinct de la mère et du père, celui-là tout moral, l’instinct de la compassion et de la bonté, leur commande de soigner, d’allaiter, d’élever l’enfant ; il crée la continuité de l’espèce, il dépasse déjà la loi d’égoïsme de l’individu, il devient sans le savoir dévouement spiritualiste.

L’instinct de la justice apprend à l’enfant à chérir sa mère et son père, il devient devoir ; c’est déjà l’âme qui se révèle, ce n’est plus de l’instinct seulement.

L’instinct de l’amour créateur emporte l’homme et la femme l’un vers l’autre ; mais, une fois l’enfant conçu, ce même instinct, devenu paternité, porte les deux êtres générateurs à perpétuer leur union dans l’intérêt de l’enfant, ce troisième être qui les confond et les réunit par une union permanente et sainte, sanctionnée par les autres hommes et par Dieu. Le mariage, sous une forme ou sous une autre, selon les lieux ou les temps, ce n’est plus l’instinct de l’amour seulement, c’est le devoir réciproque, spiritualisme qui d’un attrait fait un lien. De là les lois sur la génération pure de l’espèce, sur l’autorité paternelle, sur la piété filiale ; instincts changés en devoirs de tous les côtés ; spiritualisme de cette trinité plus morale que charnelle ; sollicitude pour l’enfant, assistance dans l’âge mûr, tendresse et culte pour la vieillesse, le plus doux des devoirs, la justice en action, la reconnaissance, mille vertus en un seul devoir !

L’instinct dit à ce groupe humain à peine formé : « Réunis-toi à d’autres groupes pareils pour te protéger contre les éléments comme corps, contre les agressions et les injustices des hommes iniques et forts, comme être moral et libre. » De là l’association fondée alors sur la réciprocité des services : tu me sers, je te sers ; tu me défends, je te défends ; tes ennemis sont mes ennemis ; tes amis sont mes amis. Voilà la société élémentaire, elle n’est plus vil intérêt seulement, elle est déjà réciprocité, c’est-à-dire mutualité, réciprocité qui n’est que la justice des actes, moralité, devoir, vertu.

Un autre instinct porte d’autres groupes à s’unir, pour être plus solides, aux premiers groupes.

La nation se fonde ; elle féconde une terre, elle sème, elle moissonne, elle bâtit, elle multiplie ; elle se choisit une place permanente au soleil, elle se dit : « Il fait bon là, nous avons besoin que cette place féconde et fécondée soit à nous, et non à d’autres, pour y nourrir ceux qui descendront de nous ; nos sueurs ont animalisé de nous cette terre, il y a parenté désormais entre elle et nous ; marquons-la de notre nom, de notre droit de priorité. »

À l’instant voilà la possession accidentelle et passagère qui se transforme en fait, en droit, en permanence, en patriotisme moral enfin.

Spiritualisme, moralité, vertu. Le devoir de défendre la patrie, de vivre et de mourir au besoin pour elle, pour ceux même qui ne sont pas encore nés, dignifie, sanctifie en passion désintéressée, en dévouement sublime, en sacrifice méritoire, en vertu glorieuse sur la terre, en mérite immortel dans la patrie future, ce devoir patriotique.

VI

La nation fondée et défendue, un instinct qui s’élargit la pousse à se civiliser chaque jour davantage. Elle sent la nécessité de l’autorité politique qui donne à tous ces instincts épars l’unité de volonté par laquelle chacun a la force de tous, et tous ont le droit de chacun. C’est ce qu’on appelle gouvernement. Les formes de ce gouvernement sont aussi diverses que les âges des peuples, les lieux, les temps, les caractères de ces groupes humains formés en nations.

L’autorité dérivée de la nature y repose d’abord dans le père, ou patriarche, par droit d’antiquité ; l’hérédité la consacre dans le fils après le père.

Elle s’étend de là aux vieillards de la tribu, supposés les plus sages par droit d’expérience : c’est l’origine des sénats, seniores, qui assistent, éclairent, limitent le pouvoir patriarcal et souverain.

Le pouvoir aristocratique s’y constitue : gouvernement de castes.

L’autorité concentrée y devient facilement injuste et oppressive ; le peuple y demande sa place et l’obtient : gouvernement pondéré, monarchie, aristocratie, démocratie, trinité d’Aristote, gouvernements modernes des trois pouvoirs diversement représentés.

L’autorité conquise sur la monarchie et sur l’aristocratie par le nombre seul, par la démocratie absolue, c’est la souveraineté de la multitude, sans pondération, sans fixité, sans corps modérateur ; elle dégénère bientôt en oppression mutuelle et en anarchie : gouvernement condamné par l’instinct de la hiérarchie légale, qui est la loi de tout ce qui dure, la loi de tout ce qui commande et de tout ce qui obéit sur la terre.

VII

L’instinct de justice absolue et celui de hiérarchie nécessaire, combinés légalement ensemble, fondent et maintiennent les républiques à plusieurs pouvoirs ; elles sont agitées, mais le mouvement même y prévient longtemps la corruption, la tyrannie, la décadence.

Elles supposent plus de spiritualisme, plus de devoir, plus de vertu dans le peuple que les autres gouvernements ; c’est ce qui fait qu’elles sont l’idéal des peuples et des sages.

Elles ont l’unique et immense mérite d’élever l’âme, les lumières, et le sentiment de justice du peuple, à la hauteur de sa souveraineté.

Mais si le peuple ne possède ni assez de lumières ni assez de vertus, il n’y faut pas penser encore, ou bien il n’y faut plus penser du tout : un brillant esclavage militaire, de la gloire, et point de liberté, suffit à ce peuple ; on peut l’éblouir, on ne peut l’éclairer. Ses vertus sont toutes soldatesques : des dictatures et des victoires, voilà tout ce qu’il lui faut. Le spiritualisme, c’est-à-dire le sentiment moral de ce qu’il doit à Dieu, aux autres peuples et à lui-même, y baisse à mesure que la fausse gloire y resplendit davantage. Il marche à la tyrannie chez lui-même en allant porter sa propre tyrannie dans le monde ; bientôt il ne saura plus où retrouver le principe de l’autorité des gouvernements légitimes, c’est-à-dire naturels, de la société politique, trop vieux et trop irrespectueux pour le gouvernement patriarcal, trop égalitaire pour le gouvernement des castes, trop sceptique pour le gouvernement théocratique, trop ardent en nouveautés pour le gouvernement des coutumes et des dynasties, trop agité pour le gouvernement constitutionnel et l’équilibre des pouvoirs, trop turbulent pour le gouvernement des républiques, et trop impie envers ses propres droits pour les défendre soit contre l’oppression d’en haut, soit contre l’oppression d’en bas. Peuple du vent et du mouvement perpétuel, emporté à tous les abîmes par le tourbillon même qu’il crée et accélère sans cesse en lui et autour de lui !

Peuple de beaux instincts, mais de peu de moralité politique, toujours ivre de lui-même, enivrant les autres peuples de son génie et de son exemple ; mais ne tenant pas plus à ses vérités qu’à ses rêves, et créé pour lancer le monde, plutôt que pour le diriger vers le bien.

À de tels peuples le gouvernement du hasard ! Ils ne savent ni fonder ni conserver, ils ne savent que détruire et changer sur la terre ; ils sont le vent qui balaye le passé. Qu’ils balayent donc le monde politique : ils sont le balai de la Providence, comme Attila fut le fléau de Dieu.

VIII

De toutes ces natures de gouvernement inspirées à l’humanité par cette souveraineté de la nature qui parle dans nos instincts, aucun ne nous semble plus voisin de la perfection que le gouvernement créé ou réformé par le législateur rationnel de l’extrême Orient, le divin philosophe politique Confutzée, dans cet empire de la Chine, plus vaste que l’Europe, plus antique que notre antiquité, plus peuplé que deux de nos continents, plus sage que nos jeunes sagesses.

Confucius résume en lui toutes les lumières, toutes les vertus et toutes les expériences du vieux monde indien ; il résume, de plus, selon toute apparence, le vieux univers antédiluvien, si les révélations, les monuments et les traditions antédiluviennes vivent encore dans la mémoire des hommes. Confucius semble avoir été illuminé divinement par un reflet, par un crépuscule de cette divine révélation sociale qui précéda le siècle des grandes eaux. Ministre de cette souveraineté de la nature dont on retrouve le texte syllabe par syllabe dans nos instincts natifs, Confucius institue dans sa législation, et ensuite dans le gouvernement, toutes les lois et toutes les formes politiques qui dérivent de notre nature physique et de notre nature morale ; spiritualisme et loi civile, politique et vertu, temps et éternité, religion et civisme, ne sont pour lui qu’un même mot. Aussi voyez comme cela civilise, comme cela dure, comme cela multiplie la vie et l’ordre dans l’espèce humaine ! À l’exception des arts barbares de la guerre qu’un excès de philosophie fait tomber en mépris et en désuétude chez ses disciples, voyez la population : cette contre-épreuve de la bonne administration : quatre cents millions d’hommes traversant en ordre et en unité vingt-cinq siècles ; jamais l’esprit législatif a-t-il créé et régi une telle masse humaine en une seule nation ? C’est une impiété à l’Europe d’aller briser à coups de canon anglais cette merveilleuse Babel d’une seule langue en Orient. Étudiez ce gouvernement et rougissez de ces assauts que vous donnez à ces palais et à ces temples de la civilisation primitive, toute spiritualiste, au nom d’une civilisation de trafic, d’or et de plomb. Analysez le gouvernement de Confucius : vous y retrouvez tout l’homme moral et toute la politique de la nature dans le mécanisme accompli du gouvernement.

IX

Le gouvernement paternel demeure dans le monarque une hérédité inviolable, personnifiant l’autorité divine, invisible dans l’abstraction visible de la nation souveraine et immortelle, spiritualisme monarchique qui consacre le commandement et qui moralise l’obéissance. Point de force sans droit, voilà la monarchie de Confucius.

L’aristocratie intellectuelle et morale dans le conseil de l’empire, spiritualisme raisonné qui signifie : point de souveraineté sans lumière.

La démocratie complète dans les mandarins de tout ordre choisis dans toutes les classes par l’élection dans les examens publics, ce qui veut dire égalité de tous, mais à condition de capacité constatée par tous, et de vertu reconnue par tous.

Gradation ascendante et descendante dans les rangs et les fonctions des magistrats chargés de l’administration de la justice ou de l’administration des intérêts populaires de l’empire ; spiritualisme qui personnifie la conscience et la providence dans une hiérarchie sans laquelle il n’y a ni autorité distributive, ni ordre, ni stabilité dans les institutions.

L’ubiquité de l’autorité monarchique, partout présente et partout active, dans le dernier hameau comme dans la première capitale de province : spiritualisme de la présence et de l’intervention souveraine dans tous les rapports de l’homme avec l’homme pour légitimer tous les actes de la vie civile.

Autorité paternelle absolue, mais surveillée dans la famille pour que le commandement y soit respecté, et que l’obéissance y soit religieuse : spiritualisme légal qui fait du père un magistrat de la nature, et qui fait du fils un sujet du sentiment !

Culte des ancêtres perpétuant la mémoire et sanctifiant la filiation humaine en reportant sans cesse l’humanité à sa source par la reconnaissance : spiritualisme filial, qui va rechercher la vie pour la bénir et la tradition pour la vénérer.

Anoblissement des pères par les actes héroïques ou vertueux des enfants, dans les générations les plus reculées : spiritualisme profond dans ce législateur qui personnifie la solidarité de race, la responsabilité paternelle, le rémunérateur filial dans l’unité morale de la famille, continuité de l’être moral descendant et remontant du père à Dieu, du père aux fils, des fils aux pères, et qui rend la vertu aussi héréditaire de bas en haut que de haut en bas ! Quel plus beau dogme ! Quel plus fort lien entre les générations, mortelles par les années, immortelles par leurs vertus !

Et ainsi de suite. Pas un dogme législatif qui ne soit un dogme spiritualiste ; pas une prescription sociale qui n’ait Dieu à sa base et Dieu à son sommet ; pas une institution civile qui ne soit calquée sur un devoir moral ; la chaîne des devoirs moraux relie partout l’individu à la société et la société à l’individu ; la loi n’est qu’un commentaire de la nature.

Concluons : je suis contre J.-J. Rousseau pour Confucius, malgré la prétendue loi du progrès indéfini, progrès dérisoire qui descend souvent, au lieu de monter, du spiritualisme social de Confucius au matérialisme égoïste du Contrat social.

X

Le vrai contrat social n’a pas été délibéré entre des hordes humaines faisant la métaphysique des prétendus droits de l’homme, et la théorie des sociétés avant l’existence de la société.

La société n’est pas d’invention humaine, mais d’inspiration divine.

Dieu l’a déposée dans les instincts des premiers-nés de la terre appelés hommes, et même dans les instincts organiques des animaux. Elle est née toute faite, et chacun de nos instincts contenait en germe une loi ; une loi, non pas seulement physique, donnant pour but à la société politique la satisfaction brutale des besoins du corps, mais une loi morale et religieuse, donnant à la société civile un but intellectuel, moral et divin de civilisation des âmes, c’est-à-dire de vertu et de divinisation de notre être par des devoirs réciproques découverts et accomplis.

Voilà la fin de la société politique, voilà le plan de Dieu, voilà l’œuvre de la législation, voilà la dignité de l’homme ; voilà le spectacle que la Divinité créatrice se donne à elle-même, depuis qu’elle a daigné créer l’homme jusqu’à la consommation des temps.

Ce serait un pauvre spectacle, aux yeux de cette adorable Divinité, de qui tout émane et à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui n’est qu’âme, c’est-à-dire intelligence, volonté, force et perfection, que le spectacle de populations plus ou moins nombreuses broutant la terre dans un ordre plus ou moins régulier, comme celui du troupeau devant le chien, sans autre fin que de se partager plus ou moins équitablement l’herbe qui nourrit leur race, jusqu’au jour où leurs cadavres iront engraisser à leur tour le fumier vivant tiré du fumier mort, et destiné à devenir à son tour un autre fumier !

Voilà cependant le Contrat social de J.-J. Rousseau ; voilà les droits de l’homme ! Ce sont aussi les droits du pourceau d’Épicure. Si l’égalité alimentaire de Platon, de J.-J. Rousseau, des économistes, des tribuns du peuple, des démagogues de 1793, des saint-simoniens de 1820, des fouriéristes de 1830, des socialistes de 1840, des communistes de 1848, n’a pas d’autres utopies à présenter aux sociétés modernes, en vérité, de si vils et de si grossiers intérêts valent-ils la stérile agitation des utopistes qui les inventent, des populations prolétaires qui les rêvent, des législateurs qui les pulvérisent ? Des râteliers toujours pleins, dans cette vaste étable de l’humanité, changent-ils la nature de cette bête de somme plus ou moins repue qu’ils appellent la société humaine ? Leurs droits de l’homme se pèsent-ils donc à la livre, ou se mesurent-ils à la ration ? Grasse ou maigre, une telle société en serait-elle moins une société de brutes ? On a pitié de telles utopies, pitié de tels contrats sociaux, pitié de telles dégradations de notre nature !

Le vrai contrat social ne s’appelle pas droit, il s’appelle devoir ; il n’a pas été scellé entre l’homme et l’homme, il a été scellé entre l’homme et Dieu.

Le véritable contrat social n’a pas pour but seulement le corps de l’homme, il a pour but aussi et surtout l’âme humaine, il est spiritualiste plus que matériel ; car le corps ne vit qu’un jour de pain, et l’esprit vit éternellement de vérité, de devoir et de vertu. Voilà pourquoi la doctrine qui ne fait que proclamer les droits de l’homme est courte et fausse, et ne peut aboutir qu’à la révolte perpétuelle, doctrine insensée, Contrat social ; voilà pourquoi toute société qui se fonde sur le devoir est vraie, durable, toujours perfectible, et aboutit directement à Dieu, c’est-à-dire à la perfection et à l’éternité.

XI

Devoir d’adoration envers le Créateur, qui a daigné tirer l’être du néant pour sa gloire ; devoir qui oblige l’homme à se conformer en tout aux volontés du souverain législateur, volontés manifestées à l’homme par ses instincts ; organe de la véritable souveraineté de la nature ; devoir facile, satisfait par son accomplissement, même quand il est douloureux aux sens ; devoir qui donne à l’homme obéissant à son souverain Maître cette joie lyrique de la vie et de la conscience, joie de la vie et de la conscience qui éclate dans tout être vivant comme un cantique de la terre, et que tous les êtres vivants, depuis l’insecte, l’oiseau, jusqu’à l’homme, entonnent en chœur au soleil levant comme une respiration en Dieu !

Devoir de l’époux et de l’épouse, qui, au lieu de s’accoupler comme des brutes, se lient par un lien moral ensemble pour spiritualiser leur union, souvent pénible, au bénéfice de l’enfant, né d’un instinct, mais vivant d’un devoir.

Devoir du père et de la mère de protéger, d’élever, de moraliser l’enfant par un dévouement qui s’immole à sa postérité.

Devoir du fils, qui, au lieu de se séparer selon J.-J. Rousseau, dès qu’il n’a plus besoin de tutelle physique, adhère par justice et reconnaissance au sein qui l’a nourri, à la main qui le protège dans sa faiblesse, et leur rend ce culte filial, image du culte que tout être émané doit à tout être dont il émane.

Devoir de cette trinité humaine : le père, la mère, les enfants, de se grouper dans une unité défensive de tendresse et de mutualité sainte qu’on appelle famille, première patrie des cœurs qui impose le premier patriotisme du sang, et qui sanctifie la source de l’âme comme la source de la population.

Devoir du commandement adouci par l’amour dans le père, pour que l’ordre, qui ne peut se fonder sans hiérarchie, du moment que les volontés peuvent se heurter entre des êtres nécessairement inégaux, pour que cet ordre, disons-nous, se fonde sur une autorité et sur une subordination incontestées ; autorité et subordination qui sont un phénomène social, nullement physique, mais tout moral.

Devoir de l’obéissance dans les enfants, même quand ils sont devenus, par le nombre et par la force, plus forts que le père et la mère ; devoir d’autant plus moral, d’autant plus spiritualiste, d’autant plus vertueux, qu’il est volontaire, et que la force matérielle dans les enfants se soumet plus saintement à la force spiritualiste dans le père.

Devoir de ce premier groupe de la famille de reconnaître et de respecter, dans les autres groupes semblables à elle, le même droit divin de vivre et de multiplier sur la terre, domaine commun de la race humaine ; de ne point la tuer, de ne point lui dérober sa place au soleil et au festin nourricier du sillon ; mais de reconnaître, d’assister, d’aimer les autres hommes ses semblables, et de leur appliquer cet instinct tout spiritualiste et tout moral de la justice législative incréée, qui invente et qui sanctionne toute société par une force morale mille fois plus forte que la force législative, la conscience, et dont toute violation est crime, dont toute observation est vertu !

Devoir de donner la vie de chacun pour la défense et le salut de tous dans cette société de familles associées devenues patries par cette loi spiritualiste du dévouement si contraire à la loi de l’égoïsme des législateurs athées ; devoir du sacrifice de la vie même à ceux de ses semblables qui ne sont pas encore nés ; devoir surnaturel que les hommes appellent héroïsme, et que Dieu appelle sainteté !

Voyez comme vous êtes déjà loin de la société utilitaire et du contrat social de la chair avec la chair de J.-J. Rousseau, et des droits de l’homme ! Voyez comme le spiritualisme social se dégage déjà de la matière, et comme le véritable contrat social de la nature se spiritualise et se divinise en découvrant, non pas dans le corps humain, mais dans l’âme humaine, l’origine, le titre, l’objet, et la fin de la société politique !

Un devoir social, au lieu d’un droit brutal, sort de chacun des instincts primitifs de l’homme social, à mesure qu’il a besoin de lois plus nombreuses et plus morales pour ses rapports plus multipliés avec les autres hommes ; au lieu d’être un droit, chacune de ces lois s’appelle un devoir.

Devoir de l’ordre qui lui fait personnifier l’autorité divine de la nature, ici dans une monarchie, ici dans une république, ici dans une magistrature élective, ici dans des pouvoirs héréditaires, ici dans ces différentes forces combinées, mais toutes imposant un même devoir de commander et d’obéir pour le bien de tous, sauf la tyrannie et l’usurpation de l’ambition et du crime dans un seul ou dans le nombre, qui sont la violation de la loi spiritualiste et du devoir, punie par l’anarchie et la servitude.

Devoir d’obéir aux lois promulguées par l’autorité législative même quand ces lois nous commandent de mourir pour la société civile ou politique !

Devoir d’accomplir en conscience toutes les prescriptions du gouvernement de la nation à mesure que le gouvernement chargé du droit de commander par tous et pour tous, a besoin de promulguer des lois nouvelles pour des besoins nouveaux de la société personnifiée en lui.

XII

Quel que soit le rang que l’on occupe dans la hiérarchie sociale, devoir de respecter dans tous ses semblables en haut l’autorité, inégalité légale, en bas la dignité de l’âme de tous, égalité divine.

Partout la fraternité en action imposant aux forts la tutelle des faibles, aux riches la responsabilité des pauvres par l’assistance, obligatoire quoique volontaire, du travail et de la charité.

L’énumération de tous ces devoirs sociaux dont le Contrat social selon l’esprit a fait des devoirs ne finirait pas ; je m’arrête.

Je m’engagerais à parcourir ainsi avec vous, un à un, tous les instincts en apparence les plus physiques de l’homme venant en ce monde, et de vous amener à découvrir avec une évidence solaire, dans chacun de ces instincts élémentaires, la source, le titre divin, la révélation irréfutable du vrai contrat social : souveraineté divine manifestée par la souveraineté de la nature, et imposant aux hommes de tous les âges et de tous les pays le contrat social de la moralité et de la vertu, la politique du devoir au lieu de la politique du droit, le gouvernement pour l’âme au lieu du gouvernement pour les besoins, le progrès aboutissant à l’immortalité et à Dieu par la vertu au lieu du progrès partant de la chair et aboutissant à la chair.

Le droit de l’homme est bien plus haut placé ; ce n’est pas seulement le droit à l’égalité et à sa part de vie ici-bas, c’est le droit à la vertu et à sa part d’immortalité dans l’immortalité de la race, qui n’est mortelle qu’ici-bas.

Voilà le contrat social du spiritualisme. Les publicistes qui donnent des définitions orgueilleuses et abjectes du droit de l’homme, n’ont oublié que ceux-là : le droit d’accomplir des devoirs, le droit d’être vertueux, le droit d’être immortel.

Relevons nos fronts trop humiliés : nous valons mieux que cela.

XIII

Cessons de rechercher le faux principe de la société politique dans la souveraineté des trônes, despotisme ; dans la souveraineté des castes, aristocratie ; dans la souveraineté du peuple, anarchie et tyrannie à la fois. Ce ne sont ni les despotes, ni les aristocrates, ni les démocrates, qui ont créé le divin phénomène de la société politique ; ce ne sont ni les dynasties, ni les théocraties, ni les autocraties, ni les démocraties, qui peuvent sanctifier en elles le titre au commandement humain, divin, aristocratique ou populaire, à la souveraineté, à l’organisation, à la conservation, au perfectionnement de la société politique. La société politique est organique, elle naît avec l’homme, elle a sa révélation dans nos instincts, elle procède d’une seule souveraineté, la souveraineté de notre nature. Elle n’a pas pour objet seulement la perpétuation de l’espèce humaine par la vile satisfaction des besoins du corps humain sur cette terre ; mais elle a pour but surhumain la grandeur et la glorification de l’âme humaine par la vertu.

Le travail de l’homme terrestre pour le pain du jour, c’est la vertu du corps humain ; le travail de la société politique en vue de Dieu et de l’immortalité, c’est la vertu de l’âme humaine.

Ce double travail, également nécessaire, quoique inégalement rétribué, Dieu l’exige de l’homme comme être corporel, et de la société politique comme être moral.

Et pourquoi l’exige-t-il ?

Parce que la société politique ne se compose pas seulement de corps qui produisent, qui consomment, qui vivent et qui meurent ensevelis dans le sillon qui les a nourris ; mais parce que la société morale se compose avant tout d’une âme immortelle dont la destinée immortelle est de rendre gloire à son Créateur en se perfectionnant et en se sanctifiant éternellement devant lui.

Les sens corporels révèlent forcément à l’homme les besoins corporels que la société civile l’aide à satisfaire ici-bas.

La conscience, ce sens invisible, mais absolu, de la vertu et de la moralité, révèle aussi forcément à l’homme intellectuel les besoins de son âme pour satisfaire à ses aspirations divines de perfectionnement moral et d’immortalité. La société politique ne peut pas, sans s’avilir, se borner à aider l’homme à vivre dans son corps : elle doit l’aider surtout à perfectionner son âme, à renaître plus parfait par une vie plus sainte, à vivre de devoirs et à revivre éternellement de félicité.

Voilà pourquoi toute loi qui n’est pas vertu n’est pas loi. Dieu ne sanctionne que ce qui est divin. Il n’y a point de souveraineté dans la force, le commandement est tyrannique et l’obéissance est lâcheté ; ce contrat social entre l’iniquité et la servitude, même quand il produit l’ordre apparent, n’est que le désordre suprême. Dieu ne peut être appelé en témoignage pour le ratifier ; la moitié meilleure de ce qui fait l’homme y manque : son âme n’y est pas ! c’est la société politique de la hache et du billot. Le Contrat social de J.-J. Rousseau mène directement à ces emblèmes ; le commandement est le crime, et l’obéissance est la mort.

Honte et exécration sur un tel contrat social ! honte parce qu’il est servile, exécration parce qu’il est odieux.

XIV

Et pitié aussi, parce qu’il est sophisme et qu’il borne la société politique à une sorte d’association commerciale pour cette courte vie, où le gouvernement, purement mécanique et industriel, n’a qu’à surveiller les parts de subsistances et de bien-être entre des hommes qui ne vivent qu’à demi et qui meurent tout entiers. De ces deux moitiés de l’homme, ils ont, dans leur acte de société, oublié la principale : l’âme, et sa destinée immortelle et infinie.

Combien le véritable contrat social est supérieur, en vérités et en dignité morale, à ce pacte de la chair avec les sens !

XV

Ce pacte de la société vraie, le voici : Dieu a créé l’homme corps et âme, à la fois ; Corps, pour s’exercer ici-bas comme un apprenti de la vie terrestre à la vie céleste, qui sera dégagée des sens et des temps.

Il a donné à l’homme, en le créant, les instincts innés qui le forcent à vivre en société politique, parce que la société politique est le moyen de perfectionner l’individu en élargissant sa sphère par la famille, l’État, l’humanité, cette trinité de devoirs.

Ce perfectionnement de l’homme par la société civile et politique s’accomplit, pour le corps, par le développement des industries matérielles, des moyens, des forces, des découvertes qui ont la vie terrestre pour fin. C’est la civilisation des sens, beau phénomène, mais phénomène court comme le temps, borné comme l’espace, fini comme la poussière organisée, périssable comme la mort.

Il a donné à l’homme une âme pour communiquer par la pensée avec Dieu, son créateur, et pour perfectionner cette âme par la vertu, travail surhumain de l’humanité mortelle dont la vie immortelle est le salaire dans un temps qui ne finit pas, c’est-à-dire dans l’éternité rémunératrice.

La société politique et civile est le milieu composé de devoirs mutuels dans lequel l’homme trouve à exercer son âme militante et perfectible à cette vertu dont la société vit, mais dont le mérite ne finit pas ici-bas ; c’est la civilisation spiritualiste de l’âme humaine.

Le contrat social matérialiste de J.-J. Rousseau et de ses disciples ne promet à l’humanité que des biens matériels et quelques souffrances égales pour tous, des luttes pour ou contre une souveraineté sans cesse imposée par les tyrans, sans cesse reconquise par les peuples ; des droits qui ne reposent que sur des révoltes de tous contre tous, et qui ne sont contresignées qu’avec du sang, des métiers ou des arts tout manuels ; des lois toutes égalitaires pour consoler au moins le malheur de chacun par le niveau du malheur commun, puis la mort ensevelissant une société de poussière vivante dans une poussière morte. Voilà tout : est-ce là beaucoup plus que le néant ? Le bonheur de vivre vaut-il, pour une pareille société, la peine de mourir ?

XVI

Notre contrat social, à nous, le contrat social spiritualiste, au contraire, celui qui cherche son titre en Dieu, qui s’incline devant la souveraineté de la nature, celui qui ne se reconnaît d’autre droit que dans ce titre magnifique, et plus noble que toutes les noblesses, de fils de Dieu, égal par sa filiation et par son héritage à tous ses frères de la création, celui qui ne croit pas que tout son héritage soit sur ce petit globe de boue, celui qui ne pense pas que l’empire de quelques millions d’insectes sur leur fourmilière, renversant ou bâtissant d’autres fourmilières, soit le but d’une âme plus vaste que l’espace, et que Dieu seul peut contenir ou rassasier ; celui qui croit, au contraire, à l’efficacité de la moindre vertu exercée envers la moindre des créatures en vue de plaire à son Créateur, celui qui place tous les droits de l’homme en société dans ses devoirs accomplis envers ses frères ; celui qui sait que la société humaine, civile et politique, ne peut vivre, durer, se perfectionner en justice, en égalité, en durée, que par le dévouement volontaire de chacun à tous, dévouement du père au fils, de la femme à l’époux, du fils au père, des enfants à la famille, de la famille à l’État, du sujet au prince, du citoyen à la république, du magistrat à la patrie, du riche au pauvre, du pauvre au riche, du soldat au pays, de tout ce qui obéit à tout ce qui commande, de tout ce qui commande à tout ce qui obéit, et, plus haut encore que cet ordre visible, celui qui conforme, autant qu’il le doit et qu’il le peut, sa volonté religieuse à cet ordre invisible, à ce principe surhumain que la Divinité (quel que soit son nom dans la langue humaine) a gravé dans le code, dans la conscience, table de la loi suprême ; celui qui sait que, sous cette législation des devoirs volontaires qu’on nomme avec raison force ou vertu, il n’y a ni Platon, ni J.-J. Rousseau, ni chimères, ni violences, ni tyrannies, ni multitudes, ni satellites, ni armées, ni bourreaux qui puissent faire prévaloir la société purement matérialiste sur la société spiritualiste, où le commandement est divin, où l’abstention est vertu ; ce contrat social est, disons-nous, indépendamment de ce qu’il est plus vrai, mille fois plus digne du légitime orgueil, du saint orgueil de la race humaine : car il croit fermement (et il a raison de croire) que le contrat social qui commence sur la terre par des individus isolés, sans défense contre les éléments, par des hordes, par des tribus, par des républiques, par des empires, par des révolutions qui brisent ou qui restaurent des nations, n’est ni toute la fin, ni toute la destinée probable de la civilisation divine, ni toute la pensée du Créateur, ni tout le plan infini de Dieu dans sa création de l’homme en société.

Car il croit que Dieu n’a pas borné à ces phénomènes d’agglomération, de révolution, de progrès matériel, de décadence, de dissolution et de disparition, les destinées de cette noble catégorie d’êtres appelés hommes ; que ces êtres ne sont pas bornés dans tous leurs développements par la tombe ; mais que le vrai contrat social, celui dont l’âme de l’humanité est l’élément, celui dont la vertu est le mobile, celui dont le devoir est la législation, celui dont Dieu lui-même est le souverain, le spectateur et la récompense, que ce contrat social, interrompu ici à chaque génération par la mort, ne se résilie pas dans la poussière de ce globe.

Au contraire, il se renoue, se recompose et se développe indéfiniment plus haut de vertu en vertu, de sainteté en sainteté, de grandeur en grandeur, dans une société toujours croissante et toujours multipliante, pour multiplier les adorations par les adorateurs, les forces par les facultés, les vertus par les œuvres, dans cette échelle ascendante par laquelle monta le Jacob symbolique, et qui rapproche du Dieu de vie ses hiérarchiques créations !

En un mot, le vrai contrat social, au lieu de donner pour fin à la société mortelle la mort, donne pour fin à la société spiritualiste sur la terre le sacrifice, et pour fin à la société divinisée après la vie l’immortalité !

Voilà ma foi politique.

Lamartine.

P.-S.

La trop grande étendue que j’ai été obligé de donner à l’Entretien précédent me force à restreindre celui-ci et à m’arrêter là de peur de fatiguer le lecteur de métaphysique sociale. Je reviendrai dans un an sur ces aberrations de J.-J. Rousseau, philosophe social. Quant à sa philosophie religieuse, dont la profession de foi du Vicaire savoyard est le sublime portique, c’est une des plus éloquentes protestations contre l’athéisme ou l’irréligion qui ait jamais été écrite par une main d’homme. Quand nous traiterons de la philosophie (ce que nous ferons l’année prochaine), nous reviendrons sur ce bel exorde de religion dite naturelle. J.-J. Rousseau s’élève, dans cette contemplation lyrique de la Divinité et de la morale, mille fois au-dessus des philosophes impies ou matérialistes du dix-huitième siècle. Le christianisme même lui doit ici de la reconnaissance, car, s’il est dans quelques parties incrédule sur la lettre de ses dogmes, il est croyant à sa sainteté. C’est une aurore boréale de l’Évangile : il ne le voit pas, mais il le répercute. C’est la raison évangélisée.

XVII

Par une circonstance bien étrange, pendant que je m’entretenais avec vous des erreurs politiques et des essais théologiques de J.-J. Rousseau dans l’Émile, un livre paraissait, un des livres que les curieux de littérature et de philosophie accueillent comme une bonne fortune de bibliothèque, parce qu’il leur révèle comme en confidence les secrets du métier de la littérature.

Ce livre, par un homme de pensée libre, d’instruction variée, de goût sûr, de recherches patientes, M. Sayous, est intitulé : le Dix-huitième Siècle à l’étranger.

C’est une histoire coloniale de l’esprit français dans toute l’Europe, pendant que l’esprit français rayonnait de Paris sur le monde quelques années avant qu’il fît explosion par la révolution française. M. Sayous est là, pour le dire sans l’offenser, un statisticien moral, un fureteur de génie épiant et découvrant le beau et le bon dans tous ces recoins de l’Europe où de petits cénacles littéraires, français de langue et d’esprit, depuis Copenhague, Pétersbourg, Berlin, Dresde, jusqu’à Lausanne, Coppet, Ferney, Genève (il aurait pu y ajouter Turin et Chambéry, colonie des deux frères de Maistre, l’un naturel et arcadien, l’autre emphatique et olympien), devaient bientôt appeler l’attention sur leur nom et sur leurs œuvres.

M. Sayous donc furète avec beaucoup de loyauté et beaucoup de bonheur ces découvertes dans tous ces recoins du monde français, et nous fait des portraits fins, vrais, originaux, critiques de toutes ces figures d’hommes et de femmes qui gravitaient en ce temps-là dans la sphère de l’esprit français, de la langue française et de la philosophie française.

Or savez-vous ce qu’il découvre très inopinément pour nous, à Genève, en recherchant les sources de J.-J. Rousseau, car toute grande individualité a ses sources ? Il découvre une femme, une jeune fille, une belle sibylle des Alpes, une théologienne de vingt ans, une prophétesse de raison et d’instruction qui prophétise à demi-voix et qui prophétise quoi ? La profession de foi du Vicaire savoyard. C’était dans l’air. Rousseau l’écoute, il retient ; il s’inspire, et il écrit. Qui se serait douté de cette Égérie cachée dans les grottes du lac Léman, derrière ce philosophe misanthrope de la rue Plâtrière, à Paris ?

Or voici tout le mystère :

Il y avait à Genève une de ces familles cosmopolites qui apportent, partout où elles vivent, un caractère et une physionomie multiples, saillants, originaux comme l’empreinte des différentes contrées où ces familles ont eu leurs haltes et leur origine. C’était la famille si connue des Huber. Sortis de la noblesse féodale du Tyrol, illustres dans la chevalerie tudesque de la Souabe, ils étaient devenus patriciens de Berne, et s’étaient alliés à Rome avec la maison princière des Ludovisi, démembrée en branches éparses entre Schaffhouse, Lyon, Genève.

Cette famille, de génies divers, avait acquis aussi divers genres de célébrités. La littérature légère, la philosophie éclectique, les sciences naturelles, les arts, la société intime avec Voltaire, Rousseau, plus tard avec les de Maistre de Savoie, avec madame de Staël, avaient encore illustré les Huber. Les mémoires du temps rappellent à toutes les pages leur nom à propos de leur familiarité avec les grandes figures de Genève, de Paris, de Berlin, de Londres, de Coppet ; ils étaient chez eux partout par droit de bienvenue, de bon goût, d’intimité avec les célébrités européennes. Un de leurs descendants, héritier de leur naturalisation universelle, le colonel Huber, à la fois homme de guerre, homme de lettres volontaire, diplomate dans l’occasion, poète quand il se souvient de ses Alpes, romancier quand il se rappelle madame de Montolieu ou madame de Staël, habite encore aujourd’hui tantôt Paris, tantôt une délicieuse retraite philosophique au bord de ce lac Léman, site préféré de cette famille.

XVIII

Or, de cette famille nomade et féconde en toutes espèces d’originalités inattendues, était née à Lyon, en 1695, Marie Huber. À l’âge de dix-huit ans elle avait à Lyon la célébrité des yeux, la beauté. Tout lui souriait du côté du monde : elle détourna son âme et ne voulut regarder que du côté du ciel. Elle renonça au mariage pour garder toutes ses pensées à Dieu. L’abbé Pernetti, l’historien des célébrités de Lyon, raconte que le peuple de cette ville l’appelait la Sainte.

La solitude rendit son esprit indépendant, effet ordinaire et naturel d’une méditation solitaire. À trente-six ans elle prit la plume et elle écrivit ses pensées sur le sujet qui occupait le plus sa vie, la religion. Elle crut reconnaître que ce qui écartait le plus d’âmes religieuses de la pratique de tel ou tel culte, c’étaient le nombre et la littéralité des dogmes. Elle résolut, non de les nier, mais de les tourner, et de montrer une voie générale de salut, qui fît marcher au ciel par toutes les voies ; elle n’écartait pas le christianisme, elle l’ouvrait plus large à plus de fidèles ; elle considérait le Christ comme l’Homme-Dieu qui, participant à toute la nature humaine pour la réhabiliter en lui, fut affranchi de tout ce que l’humanité a de vicieux, rédempteur dont l’humanité aurait pu se passer si elle avait conservé sa pureté originelle et la religion naturelle bien gravée dans sa conscience. Elle entreprenait donc, conformément à cette idée, de faire luire de nouveau cette sainteté primitive et naturelle dans les cœurs de tous les hommes.

Ce fut là, dit M. Sayous son biographe, l’objet de son livre intitulé la Religion essentielle à tous les hommes, livre dont Voltaire eut connaissance et dont il parle avec estime, livre qui fut communiqué à J.-J. Rousseau, et dont, selon M. Sayous, il tira la doctrine supérieure et conciliatrice de sa profession de foi du Vicaire savoyard.

Ce serait ainsi qu’une femme inspirée, une sainte Thérèse d’une religion pacifique et unanime, aurait à son insu laissé dans l’âme du philosophe sceptique et mobile de Genève la pensée de ce christianisme primitivement révélé par la conscience, encore sans ombre, à l’humanité, et destiné à réconcilier toutes les morales, tous les schismes et tous les cultes de l’esprit dans une lumière, dans une adoration et dans une charité communes.

Nous n’affirmons pas cette filiation de la profession de foi de J.-J. Rousseau ; nous la donnons comme une de ces curiosités littéraires qui ont de la vraisemblance plus qu’elles n’ont de certitude. Mais le génie à tâtons de J.-J. Rousseau, flottant à cette époque entre le christianisme réformé, le catholicisme adopté, puis répudié, le calvinisme de son enfance professé de nouveau, l’illuminisme germanique effleuré, et le scepticisme philosophique si voisin de l’athéisme, longtemps fréquenté à Paris dans l’intimité de Diderot, de d’Holbach, de Grimm, pouvait fort bien se réfugier, pour son repos, dans cet éclectisme chrétien de mademoiselle Huber qui donnait satisfaction aux diverses aspirations de sa nature, et qui lui servait de thème pour cet hymne magnifique de Platon des Alpes connu sous le nom de profession de foi du Vicaire savoyard. Les calvinistes de Genève ne s’élevèrent pas avec moins de fureur contre le traité de paix que leur offrait mademoiselle Huber, que contre le symbole pacificateur que leur proposait J.-J. Rousseau. Les deux livres eurent les mêmes ennemis ; car les schismes en religion n’ont pas seulement besoin de croire, ils ont besoin de combattre ; les pacificateurs sont les premiers persécutés en religion comme en politique. L’Évangile dit : « Heureux les pacifiques ! » le monde dit : « Malheur aux modérés ! »

J.-J. Rousseau, dans ce livre, fut un Girondin de la philosophie.

Lamartine.