(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 5-64
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(1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 5-64

CXXVIIe entretien.
Fior d’Aliza (suite)

Chapitre V (suite)

CXLIII

Je ne sais pas combien de temps, monsieur, je restai ainsi évanouie de douleur sur les marches de la petite chapelle, au milieu du pont, devant la niche grillée de la Madone. Quand je revins à moi, je me trouvai toujours couchée dans la poussière du chemin, sur le bord du pont ; mais une jolie contadine, en habit de fête, penchait son gracieux visage sur le mien, me donnait de l’air au front avec son éventail de papier vert tout pailleté d’or, et me faisait respirer, à défaut d’eau de senteur, son gros bouquet de fleurs de limons qu’elle tenait à la main comme une fiancée de la campagne ; elle était tellement belle de visage, de robe, de dentelles et de rubans, monsieur, qu’en rouvrant les yeux je crus que c’était un miracle, que la Madone vivante était descendue de sa niche ou de son paradis pour m’assister, et je fis un signe de croix, comme devant le Saint-Sacrement, quand le prêtre l’élève à la messe et le fait adorer aux chrétiens de la montagne au milieu d’un nuage d’encens, à la lueur du soleil du matin, qui reluit sur le calice.

CXLIV

Mais je vis bien vite que je m’étais trompée, quand un beau jeune paysan de Saltochio, son fiancé ou son frère, détacha de son épaule une petite gourde de coco suspendue à sa veste par une petite chaîne d’argent, déboucha la gourde, et, l’appliquant à mes lèvres, en fit couler doucement quelques gouttes dans ma bouche, pour me relever le cœur et me rendre la parole.

J’ouvris alors tout à fait les yeux, et qu’est-ce que je vis, monsieur ? Je vis sur le milieu du pont, devant moi, un magnifique chariot de riches paysans, de la plaine du Cerchio, autour de Lucques, tout chargé de beau monde, en habits de noces, et recouvert contre le soleil d’un magnifique dais de toile bleue parsemée de petits bouquets de fleurs d’œillets, de pavots et de marguerites des blés, avec de belles tiges d’épis barbus jaunes comme l’or, et des grappes de raisins mûrs, avec leurs pampres, et bleus comme à la veille des vendanges. Les roues massives, les ridelles ou balustrades du chariot étaient tout encerclées de festons de branches en fleurs ; sur le plancher du chariot, grand comme la chambre où nous sommes, il y avait des chaises, des bancs, des matelas, des oreillers, des coussins, sur lesquels étaient assis ou couchés, comme des rois, d’abord les pères et les mères des fiancés, les frères et les sœurs des deux familles, puis les petits enfants sur les genoux des jeunes mères, puis les vieilles femmes aux cheveux d’argent qui branlaient la tête en souriant aux petits garçons et aux petites filles ; tout ce monde se penchait avec un air de curiosité et de bonté vers moi pour voir si l’éventail de la belle fiancée et les gouttes de rosolio de son sposo me rendraient l’haleine dans la bouche et la couleur aux joues.

Deux grands bœufs blancs, aussi luisants que le marbre des statues qui brillent sur le quai de Pise, étaient attelés au timon du char : un petit bouvier de quinze ans, avec son aiguillon de roseau à la main, se tenait debout, arrêté devant les gros bœufs ; il leur chassait les mouches du flanc avec une branche feuillue de saule ; leurs cornes luisantes, leur joug poli, de bois d’érable, étaient enlacés de sarments de vigne encore verte dont les pampres et les feuilles balayaient la poussière de la route jusque sur leurs sabots vernis de cire jaune par le jeune bouvier ; ils regardaient à droite et à gauche, d’un œil doux et oblique, comme pour demander pourquoi on les avait arrêtés, et ils poussaient de temps en temps des mugissements profonds, mais joyeux, comme des zampognes vivantes qui auraient joué d’elles-mêmes un air de fête.

CXLV

Voilà ce que je vis devant moi, monsieur, en rouvrant les yeux à la lumière.

Les deux fiancés m’avaient adossée sur mon séant contre le parapet du pont, à l’ombre, et ils me regardaient doucement avec de belle eau dans les yeux ; on voyait qu’ils attendaient, pour questionner, que je leur parlasse moi-même la première ; mais je n’osais pas seulement lever un regard sur tout ce beau monde pour lui dire le remercîment que je me sentais dans le cœur.

— C’est la faim, disait le fiancé, et il m’offrait un morceau de gâteau bénit que le prêtre du village voisin venait de leur distribuer à la messe des noces ; mais je n’avais pas faim, et je détournais la tête en repoussant sa politesse.

— C’est la soif, disait le petit bouvier, en m’apportant une gorgée d’eau du Cerchio dans une feuille de muguet.

— C’est le soleil, disait la belle sposa, en continuant à remuer plus vite, pour faire plus de vent, son large éventail de noces sur mes cheveux baignés de sueur.

Hélas ! je n’osais pas leur dire : Ce n’est ni la faim de la bouche, ni la soif des lèvres, ni la chaleur du front, c’est le chagrin. Que leur aurait fait mon chagrin jeté tout au travers de leur joie, comme une ortie dans une guirlande de roses ?

— N’est-ce pas que c’est la chaleur et la poussière du jour qui t’ont surpris sur le chemin, pauvre bel enfant, me dit enfin la fiancée, et qu’à présent que l’ombre du mur et le vent de l’éventail t’ont rafraîchi, tu ne te sens plus de mal ? On le voit bien aux fraîches couleurs qui te refleurissent sur la joue.

— Oui, sposa, répondis-je d’une voix timide ; c’était la chaleur, et le long chemin, et la poussière, et la fatigue de jouer tant d’airs à midi devant les niches des Madones, sur la route de Lucques.

— Je vous le disais bien, reprit-elle, en se retournant avec un air de contentement vers son fiancé et vers ses vieux et jeunes parents qui regardaient tout émus du haut du char.

— L’enfant est fatigué, dit tout le monde ; il faut lui faire place à l’ombre de la toile sur le plancher du chariot. Il est bien mince et les bœufs sont bien forts et bien nourris ; il n’y a pas de risque que son poids les fatigue ; puisqu’il va à Lucques et que nous y allons aussi, que nous en coûtera-t-il de le déposer sous la voûte du rempart ?

— Monte, mon enfant, dit la fiancée, c’est une bénédiction du bon Dieu que de trouver une occasion de charité à la porte de la ville, un jour de noce et de joie, comme est ce beau jour pour nous.

— Monte, mon garçon, dit le fiancé en me soulevant dans ses bras forts et en me tendant à son père, qui m’attira du haut du timon et qui me fit passer par-dessus les ridelles.

— Monte, jeune pifferaro, dirent-ils tous en me faisant place, il ne nous manquait qu’un ménétrier, dont nous n’avons point au village, pour jouer de la zampogne sur le devant du char de noces en rentrant en ville et en nous promenant dans les rues aux yeux ravis de la foule, tu nous en serviras quand tu seras rafraîchi ; et puis, à la nuit tombée, tu feras danser la noce chez la mère de la mariée, si tu sais aussi des airs de tarentelle, comme tu sais si bien des airs d’église.

Car ils m’avaient entendue, en s’approchant aux pas lents des bœufs, pendant que je jouais les dernières notes de ma litanie de douleur et d’amour, toute seule devant la niche du pont.

CXLVI

À ces mots, tous me firent place, en tête du char, près du timon, et jetèrent sur mes genoux, les uns du gâteau de maïs parsemé d’anis et des grappes de raisin, les autres des poires et des oranges. Je fis semblant de manger par reconnaissance et par égard, mais les morceaux s’arrêtaient entre mes dents, et le vin des grappes, en me rafraîchissant les lèvres, ne me réjouissait pas le cœur ; cependant, je faisais comme celui qui a faim et contentement pour ne pas contrister la noce.

CXLVII

Pendant que le char avançait au pas lent des grands bœufs des Maremmes et que les deux fiancés, assis l’un près de l’autre, sous le dais de toile, causaient à voix basse, les mains dans les mains, le petit bouvier assis tout près de moi, sur la cheville ouvrière du timon, derrière ses bœufs, regardait avec un naïf ébahissement ma zampogne et me demandait qui est-ce qui m’avait appris si jeune à faire jouer des airs si mélodieux à ce morceau de bois attaché à cette peau de bête.

Je me gardai bien de lui dire que c’était un jeune cousin nommé Hyeronimo, là tout près dans la montagne de Lucques ; je ne voulais pas mentir, mais je lui laissai entendre que j’étais un de ces pifferari du pays des Abruzzes, où les enfants viennent au monde tout instruits et tout musiciens, comme les petits des rossignols sortent du nid tout façonnés à chanter dans les nuits et tout pleins de notes qu’on ne leur a jamais enseignées par alphabet ou par solfège.

Il s’émerveillait de ce que sept trous dans un roseau, ouverts ou fermés au caprice des doigts, faisaient tant de plaisir à l’oreille, disaient tant de choses au cœur, et il oubliait presque d’en toucher ses bœufs, qui marchaient d’eux-mêmes. Puis il mettait une gloriole d’enfant à me raconter à son tour ceci et cela sur cette belle noce qu’il conduisait à la ville, et sur les personnages qui remplissaient derrière nous le chariot couvert de toile et de feuilles.

CXLVIII

— Celle-ci, me disait-il, celle qui vous a vu la première évanoui sur le bord du chemin, c’est la fille du riche métayer Placidio de Buon Visi, qui a une étable pleine de dix bœufs comme ceux-ci, de grands champs bordés de peupliers, unis entre eux par des guirlandes de pampres qu’on vendange avec des échelles, et parsemés çà et là de nombreux mûriers à tête ronde, dont les filles cueillent les feuilles dans des canestres (sorte de paniers pour contenir l’été la nourriture des vers à soie). Nous sommes sept enfants dans la métairie : moi je suis le frère du nouveau marié, le plus jeune des garçons ; celui-ci est notre père, celle-là est notre mère, ces petites filles sont mes sœurs, ces deux femmes endormies sur le derrière du char sont les deux grand-mères, qui ont vu bien des noces, et bien des baptêmes, et bien des enterrements dans la famille depuis leurs propres noces à elles-mêmes. Ces autres hommes, jeunes et vieux, et ces femmes qui tiennent des fiasques à la main ou qui jouent au jeu de la morra sur le matelas, sont les parents et les parentes du village de Buon Visi : les oncles, les tantes, les cousins, les cousines de nous autres ; ils viennent avec nous pour nous faire cortège ou pour se réjouir, tout le jour et toute la nuit, avec nous passer le jour de la noce à Lucques chez le bargello (le geôlier, officier de police dans les anciennes villes d’Italie) ; car, voyez-vous, cette belle fiancée, la sposa de mon frère, ce n’est ni plus ni moins que la fille unique du bargello de Lucques. Nos familles sont alliées depuis longues années, à ce que dit notre aïeule, et c’est elle qui a ménagé ce mariage depuis longtemps, parce qu’elle était la marraine de la fiancée, parce que la fille sera riche pour notre condition, et que les deux mariés s’aiment, dit-elle, depuis le jour où la fille du bargello, petite alors, était venue pour la première fois chez sa marraine assister, avec nous autres, à la vendange des vignes et fouler, en chantant, les grappes dans les granges avec ses beaux pieds, tout rougis de l’écume du vin.

— Ah ! nous allons bien en vider des fiasques, ce soir, allez, à la table du bargello ! ajouta-t-il ; c’est drôle pourtant qu’on se marie, qu’on festine, qu’on chante et qu’on danse dans la maison d’un bargello, si près d’une prison où l’on gémit et où l’on pleure, car la maison du bargello, ça n’est ni plus ni moins qu’une dépendance de la prison du duché, à Lucques, et de l’une à l’autre on va par un souterrain voûté et par un large préau, entouré de cachots grillés, où l’on n’entend que le bruit des anneaux de fer qui enchaînent les prisonniers à leur grille, comme mes bœufs à leur mangeoire quand je les ferme à l’étable.

CXLIX

Ces récits du jeune bouvier, qui m’avaient laissée d’abord distraite et froide, me firent tout à coup tressaillir, rougir et pâlir quand il était venu à parler de geôle, de geôlier, de cachots et de prisonniers ; car l’idée me vint tout à coup que la maison où allait se réjouir cette noce de village était peut-être précisément celle où l’on aurait jeté sur la paille le pauvre Hyeronimo, et que la Providence me fournirait peut-être par cet évanouissement de douleur sur la route et par cette fortuite rencontre, une occasion de savoir de ses nouvelles, et, qui sait, peut-être de parvenir jusqu’à lui.

— Dieu ! me dis-je tout bas en moi-même, la Madone du pont de Cerchio m’aurait-elle exaucée pour si peu ? Et je pressai, sans qu’on s’en aperçût, ma zampogne sur mon cœur, car c’est elle qui avait si bien joué l’air dont la vierge était tout à l’heure attendrie.

CL

Je ne fis semblant de rien et je continuai à interroger, sans affectation, l’enfant jaseur, pour tirer par hasard quelque indice ou quelque espérance de ce qui s’échappait de ses lèvres.

Pendant ce temps les grands bœufs marchaient toujours, et les murs gris des remparts de Lucques, couronnés d’une noire rangée de gros tilleuls, commençaient à apparaître à travers la poudre de la route, au fond de l’horizon.

— Ton frère, le fiancé, dis-je au petit, est donc laboureur, et il aidait son père dans les travaux de la campagne ?

— Oh ! non, dit-il, nous étions assez de monde à la maison sans lui pour soigner les animaux et pour servir de valets de ferme au père ; mon frère aîné était entré depuis deux ans, comme porte-clefs de la prison, dans la maison du bargello ; notre aïeule l’avait ainsi voulu, pour que sa filleule, la fille du bargello, et son petit-fils, mon frère, eussent l’occasion de se voir tous les jours et de s’aimer ; car elle avait toujours eu ce mariage dans l’esprit, voyez-vous, et les grand-mères, qui n’ont plus rien à faire dans la maison, ça voit de loin et ça voit mieux que les autres. L’œil des maisons, c’est la vieillesse, à ce qu’on dit ; les jeunes n’en sont que les pieds et les mains.

CLI

— Mais, après la noce, ton frère et ta belle-sœur vont-ils toujours rester dans cette prison chez le père et la mère de la sposa ?

— Oh ! non, répondit l’enfant ; ils vont revenir à la maison, et notre père, qui commence à se fatiguer de la charrue, va remettre à mon frère, à présent marié, le bétail et la culture ; il se réserve seulement les vers à soie, parce que ces petites bêtes donnent plus de revenu et moins de peine. Elles filent d’elles-mêmes, pourvu que les jeunes filles et les vieilles femmes leur apportent, quatre fois par jour, les feuilles de mûrier dans leur tablier, et qu’on leur change souvent la nappe verte sur la table, comme à des ouvriers délicats qui préfèrent la propreté à la nourriture.

— Et qui est-ce qui remplacera ton frère, le porte-clefs de la prison, auprès des prisonniers, chez le bargello ?

— Ah ! dame, je n’en sais rien, dit l’enfant. Je voudrais bien que ce fût moi, car on dit que c’est une bien belle place, qu’on y gagne bien des petits bénéfices honnêtement, et qu’on est à même d’y rendre bien des services aux femmes, aux mères, aux filles de ces pauvres prisonniers.

CLII

Un éclair me traversa la pensée, et mon cœur battit sous ma veste comme un oiseau qui veut s’envoler. Miséricorde ! me dis-je en moi-même, si la femme du bargello et son mari, qui sont là, derrière moi, dans le char, et qui n’ont peut-être pas encore trouvé de garçon pour remplacer leur gendre, venaient à jeter les yeux sur moi et à m’accepter pour porte-clefs à la place de leur gendre ? J’aimerais mieux cette place que celle du duc de Lucques dans son palais de marbre et d’or.

Mais c’était une pensée folle, et je la chassai comme une tentation du démon ; cependant, malgré moi, je cherchai à plaire à la fiancée, à sa mère et à son père, qui avaient été charitables pour moi, en leur témoignant plus de respect qu’aux autres et en tirant de ma zampogne et de mes doigts, quand on me prierait de jouer, des airs qu’ils aimeraient le mieux à entendre.

CLIII

On ne tarda pas de m’en prier, monsieur, nous touchions enfin aux portes de la ville. C’est l’habitude du pays de Lucques, quand la noce des paysans est riche et la famille respectée, qu’un musicien, soit fifre, soit violon, soit hautbois, soit musette, soit même tambour de basque, se tienne debout sur le devant du char à bœufs et qu’il joue des aubades, ou des marches, ou des tarentelles joyeuses en l’honneur des mariés et des assistants.

— Notre bon ange nous a bien servis ce matin, dit la bonne femme du bargello, de nous avoir fait rencontrer par hasard sur le pont un joli petit musicien des Abruzzes, tel que nous n’aurions pas pu, pour cinquante carlins, en trouver un aussi habile et aussi complaisant dans toute la grande ville de Lucques, excepté dans la musique de monseigneur le duc.

— Allons, enfant, dit tout le monde en approuvant la bonne mère d’un signe de tête, fais honneur à la mariée et à sa famille ; enfle la zampogne, et qu’on se souvienne à Lucques de l’entrée de noce de la fille du bargello et de Placidio !

CLIV

J’obéis et j’enflai la zampogne, en cherchant sous mes doigts, tout tremblants, les airs de marche au retour des pèlerinages d’été dans les Maremmes, les chants de départ pour les moissonneurs qui vont en Corse par les barques de Livourne, les hymnes pour les processions et les Te Deum à San Stefano, les barcarolles de Venise ou les tarentelles de l’île d’Ischia au clair de la lune, que j’avais si souvent jouées sous les châtaigniers, les dimanches soir, avec Hyeronimo, et qui me paraissaient de nature à réjouir la noce et à faire arrêter les passants ; mais je n’en avais guère besoin.

La famille du bargello était très aimée dans le peuple des boutiques et des places de Lucques, parce que, malgré ses fonctions, le bargello, chargé des prisons, était doux et équitable, et qu’il avait dans ses fonctions même de police mille occasions d’être agréable à celui-ci ou à celui-là. Qui est-ce qui n’a pas affaire, une fois ou l’autre dans sa vie, avec la justice ou la police d’un pays ? Il faut avoir des amis partout, dit le peuple, même en prison ; n’est-ce pas vrai, monsieur ? Je l’ai bien vu moi-même plus tard, dans les galères de Livourne. Celui qui tient le bout de la chaîne peut la rendre à son gré lourde ou légère. Le bargello et sa femme avaient un vilain métier, mais c’étaient de bonnes gens.

CLV

La foule de leurs amis se pressait à la porte de la ville ; on sortait de toutes les maisons et de toutes les boutiques pour leur faire fête ; les fenêtres étaient garnies de jeunes filles et de jeunes garçons qui jetaient des œillets rouges sur les pas des bœufs, sur le ménétrier et sur le char ; nous en étions tout couverts ; on battait des mains et on criait : Bravo ! pifferaro.

À chaque air nouveau qui sortait, avec des variations improvisées, sous mes doigts, cela m’excitait, monsieur, et je crois bien qu’après l’air au pied de la Madone, je n’ai jamais joué si juste et si fort de ma vie. Ah ! c’est que, voyez-vous, il y a un dieu pour les musiciens, monsieur ! Ce dieu, c’est la foule ; quand elle est contente, ils sont inspirés ; j’étais au-dessus de moi-même, ivre, folle, quoi ! Chacun me tendait une fiasque de vin ou un verre de rosolio ; on m’attachait une giroflée à ma zampogne ou un ruban à ma veste pour me témoigner le contentement.

Quand nous arrivâmes à la sombre porte à clous de fer du bargello, tout à côté de l’énorme porte de la prison, et que les bœufs s’arrêtèrent, je ressemblais à une Madone de Lorette : on ne voyait plus mes habits à travers les rubans, les couronnes et les bouquets.

CLXVI

On me fit entrer avec toutes sortes de bienséances, comme si j’avais été de la famille et de la noce. La femme du bargello, son mari, la fiancée et le sposo me dirent poliment de rester, de boire et de manger à leur table, à côté du petit bouvier leur frère, et de jouer, après le dîner de noces, tous les airs de danse qui me reviendraient en mémoire, pour faire passer gaiement la nuit aux convives, monsieur. Ce n’était pas facile, car, pendant que ma zampogne jouait la fête, mon cœur battait la mort et l’enterrement. Hélas ! n’est-ce pas le métier des artistes ? Leur art chante et leur cœur saigne. Voyez-moi, monsieur ; n’en étais-je pas un exemple ?

CLVII

Une partie de la nuit se passa pourtant ainsi, moitié à table, moitié en danse ; les mariés semblaient s’impatienter cependant de la table et de la musique pour regagner le village où ils allaient maintenant résider avec les nouveaux parents ; la femme du bargello cherchait vainement à prolonger la veillée, pour retenir un peu plus de temps sa fille ; elle souriait de la bouche et pleurait des yeux sur sa maison bientôt vide.

Le petit bouvier rattela ses bœufs au timon fleuri ; on s’embrassa sur les marches de la prison, et le cortège s’en alla sans moi, plus triste qu’il n’était venu, par les sombres rues de Lucques.

CLVIII

— Et toi, mon garçon, me dirent le bargello et sa femme, où vas-tu coucher dans cette grande ville, par la pluie et le temps qu’il fait ? (Car il était survenu un gros orage d’automne pendant la soirée des noces.)

— Je ne sais pas, répondis-je, sans souci apparent, mais en réalité bien inquiète de ce que ces braves gens allaient me dire. Je ne sais pas, et je n’en suis guère en peine ; il y a bien des arcades vides devant les maisons et des porches couverts devant les églises de Lucques, une dalle pour s’étendre ; un manteau de bête pour se couvrir et une zampogne pour oreiller, n’est-ce pas le lit et les meubles des pauvres enfants de la montagne comme je suis ? Merci de m’avoir logé et nourri tout un jour si honnêtement, comme vous avez fait ; le bon Dieu prendra bien soin de la nuit.

Je disais cela des lèvres, mais mon idée était bien autre chose ; je priais mon bon ange tout bas d’inspirer une meilleure pensée au bargello et à sa femme.

CLIX

Ils se parlaient à demi-voix tous deux, pendant que je démontais ma zampogne et que je pliais mon manteau de poil de chèvre lentement, comme pour m’en aller. Ils avaient l’air indécis de deux personnes qui se demandent : Ferons-nous ou ne ferons-nous pas ? La femme semblait dire oui, et le mari dire : Fais ce que tu voudras, peut-être bien que ton idée sera la bonne.

— Eh bien ! non, me dit tout à coup la femme attendrie, pendant que le mari appuyait ce qu’elle disait d’un signe de tête, eh bien ! non, il ne sera pas dit que nous aurons laissé coucher dehors, un jour de fête pour la maison, un pauvre musicien qui a réjoui toute la journée ces murailles ! À quoi bon aller chercher un gîte sous le porche des églises avec les vagabonds et les mendiants couverts de vermine, peut-être, pendant que nous avons là-haut, en montrant du geste à son mari l’escalier tortueux d’une petite tour, le lit vide du porte-clefs qui s’en va à Saltochio avec notre fille ?

— C’est vrai, dit le bargello. Monte, mon garçon, par ces marches tant que l’escalier te portera, tu trouveras à droite, tout à fait en haut, une petite chambre, avec une lucarne grillée, par où la lune entre jusque sur le lit de celui qui est maintenant notre gendre, et tu dormiras à l’abri et en paix jusqu’à demain ; avant de t’en aller reprendre ton métier de musicien par les routes et par les rues, tu viendras déjeuner, et nous te parlerons, car nous aurons peut-être quelque chose à te dire.

— Oui, n’y manque pas, mon garçon, ajouta la bonne femme, nous aurons quelque chose à te dire, mon mari et moi, car ta face d’innocence me plaît, et ce serait dommage qu’une boule de neige comme ça s’en allât rouler dans la boue des ruisseaux et se fondre dans un égout, faute d’une main propre pour la ramasser encore pure.

— Bien dit, ma femme, ajouta le bargello ; il y en a beaucoup eu dans cette geôle qui n’y seraient jamais entrés s’ils avaient trouvé une âme compatissante sur leur chemin, un soir de fête dans Lucques.

CLX

La tour était haute, étroite, humide et percée seulement, çà et là, de fentes dans l’épaisse muraille, pour regarder par-dessus la ville.

C’était une de ces guérites aériennes que les anciens seigneurs de Lucques ou chefs de faction, tels que le fameux Castruccio Castracani, faisaient élever autrefois, à ce que m’a dit la femme du bargello, pour dominer les quartiers des factions contraires et pour voir, au-delà des remparts de Lucques, si les Pisans ou les Florentins s’approchaient de la ville. Les marches étaient roides, et les murs solides auraient aplati les boulets. Tout à fait en haut, à l’endroit où les hirondelles et les corneilles bâtissent leurs nids inaccessibles sous les corniches ou sur les tourelles, il y avait une petite porte tellement basse, qu’il fallait se courber en deux pour y passer ; elle était fermée par un verrou gros comme le bras d’un homme fort et garni de têtes de clous, taillés en diamants, qui étaient aussi froids que la neige ; elle s’ouvrait et se fermait avec un bruit creux qui résonnait du haut en bas jusqu’au pied de l’escalier de la tour. On dit qu’elle avait servi, dans les anciens temps, à murer, dans ce dernier étage de la tour, un prisonnier d’État qu’on avait voulu laisser mourir à petit bruit, dans ce sépulcre au milieu des airs, et que les gonds et les verrous de la porte avaient retenu le bruit de ses hurlements.

Le vent aussi y hurlait comme des voix désespérées à travers les mâchicoulis et les meurtrières. Cette tour du bargello avait fait partie autrefois, dit-on, d’un palais d’une maison éteinte des seigneurs de Lucques ; on l’avait convertie ensuite en prison d’État, et, plus tard encore, en prison pour les meurtriers ordinaires. Elle séparait la maison du bargello de la petite cour profonde et étroite de la prison, sur laquelle les cachots grillés des détenus prenaient leur jour.

CLXI

Je tirai le verrou, je poussai la porte, j’entrai, toute tremblante, dans la petite chambre à voûte basse, éclairée le jour par une large meurtrière, qu’un triple grillage séparait du ciel ; le vent qui sortit de la chambre, quand la porte s’ouvrit, et des chauves-souris, qui battaient leurs ailes aveugles contre les murs, faillirent éteindre la lampe que je tenais dans ma main gauche pour m’éclairer jusqu’au lit.

C’était bientôt vu, monsieur ; en cinq pas, on faisait le tour de cette chambre haute, il n’y avait qu’une voûte de pierre blanchie à la chaux comme les murailles, un lit bien propre, une cruche de cuivre pleine d’eau claire et une chaise de bois, où le porte-clefs jetait sa veste et son trousseau de clefs, en se couchant.

Je me jetai d’abord à genoux devant une image de san Stefano, le saint de nos montagnes, qui se trouvait par hasard attachée par quatre clous sur la muraille. Je me dis en moi-même : Bon ! c’est un protecteur inattendu que je trouve dans ma détresse ; tu me secourras, toi, moi qui suis une fille de la montagne, née et grandie à l’ombre de ton couvent !

Je fis ma prière et je m’étendis ensuite tout habillée sur le lit, recouverte de mon manteau de bête et ma pauvre zampogne, fatiguée, couchée à côté de ma tête, comme si elle avait été un compagnon vivant de ma solitude et de ma misère.

J’essayai de fermer les yeux pour dormir, mais ce fut impossible, monsieur ; plus je fermais mes paupières, plus j’y voyais en moi-même des personnes et des choses qui me donnaient un coup au cœur et des sursauts à la tête : les sbires sortant de derrière les arbres et tirant cruellement, malgré mes cris, sur mon chien et mes pauvres bêtes ; Hyeronimo lâchant sur eux son coup de feu ; le bandit de sbire mort au pied de l’arbre ; Hyeronimo, surpris et enchaîné, conduit par eux au supplice ; mon père aveugle et ma tante désespérée tendant leurs bras dans la nuit pour le retenir et ne retenant que son ombre ; des juges, un corps mort étalé devant eux ; des soldats chargeant leurs carabines avec des balles de fer dans un cimetière ou une fosse, toute creusée d’avance, attendait un assassin condamné à mort ; puis deux vieillards expirant de misère et de faim à côté de leur pauvre chien blessé dans notre cahute de la montagne, puis des ruisseaux de larmes sur des taches de sang qui noyaient toutes mes idées dans un déluge d’angoisses.

Que vouliez-vous que je pusse dormir, au milieu de tout cela, mon père et ma tante ? Je me décidai plutôt à rouvrir les yeux et à prier et à pleurer, toute la nuit, au pied du lit, le front sur la zampogne et les mains jointes sur mon front brûlant. C’est ce que je fis, monsieur, jusqu’à ce qu’un bruit singulier, que je n’avais jamais entendu auparavant, montât du bas de la cour de la prison jusqu’à la meurtrière qui me servait de fenêtre, et que ce bruit me fît me dresser sur mes pieds, comme en sursaut, quand on se réveille d’un mauvais rêve.

Et qu’est-ce que c’était donc que ce bruit sinistre, me direz-vous, qui montait si haut jusqu’à ton oreille à travers la lucarne de la tour ? C’était un bruit de ferraille qu’on aurait remuée dans un grenier ou dans une cave, un cliquetis de gros anneaux de métal qui se dérouleraient sur des dalles de pierre, un frôlement de chaînes contre les murs d’une prison, et, de temps en temps, les gémissements sourds et les ohimé contenus de prisonniers qui, se retournant sur leur paille, et qui, cherchant le sommeil comme moi, ne pouvaient trouver que l’insomnie dans leurs remords, dans leurs pensées et dans leurs larmes !

CLXIII

Après avoir écouté un moment et cherché à voir dans la cour du haut en bas, à travers les triples nœuds des grilles entrelacées en guise de serpents qui s’étouffent en s’embrassant, je ne pus rien voir, mais j’entendis de plus en plus les secousses des chaînes rivées aux anneaux de fer, et qu’un prisonnier s’efforce toujours en vain d’arracher du mur.

Une pensée me monta aussitôt au front : Si c’était lui ! Si c’était le pauvre innocent Hyeronimo, que les juges auraient déjà jeté dans la prison de Lucques avant de savoir s’il était coupable ou s’il était seulement courageux pour son père, pour sa tante et pour moi !

Dieu ! que cette image me bouleversa plus encore que je n’avais été bouleversée depuis le coup de feu ! J’en glissai inanimée tout de mon long sur la pierre froide, au pied de la lucarne ; le froid des dalles sur mes mains et sur mon visage, me ranima, je me relevai pour écouter encore ; mais l’attention même avec laquelle je cherchais à écouter m’ôtait l’ouïe, à force de tendre l’oreille, et je n’entendais plus qu’un bourdonnement confus semblable à un grand vent précurseur de la pluie à travers les rameaux de sapins, quand la tempête commence à se lever de loin sur la mer des Maremmes et qu’elle monte au sommet de nos montagnes.

CLXIV

Seigneur ! me disais-je, si c’était lui, pourtant, et si le hasard, ou le saint nom du hasard, le bon Dieu, nous avait rapprochés ainsi, dès le second jour, l’un de l’autre, pour nous secourir ou pour mourir du moins ensemble du même déchirement et de la même mort !…

Mais c’est impossible, et quel moyen de m’en assurer ? Comment connaître si c’est lui qui se torture là-bas, au fond, dans la loge de bêtes féroces ; comment lui faire savoir, sans nous trahir l’un l’autre à l’oreille des autres prisonniers ou du bargello, que je suis là, tout près de lui, cherchant les moyens de l’assister ?

Ma voix n’irait pas jusqu’à ces profondeurs ; la sienne ne monterait pas jusqu’à ces hauteurs ; et puis, si nous parvenions à nous parler, tout le monde entendrait ce que nous nous serions dit, et le bargello et sa femme, si bons pour moi parce qu’ils ne me connaissent pas, ne manqueraient pas d’éventer qui je suis et de me jeter dehors comme une fille perdue et mal déguisée, qui cherche à se rejoindre à son amant ou à son complice.

Et je pleurai encore, muette, devant la lucarne où il n’entrait plus du dehors que la sombre et silencieuse nuit. Les chouettes seulement s’y battaient les ailes en jetant de temps à autre des vagissements d’enfants qu’on réveille.

Vous me croirez si vous voulez, monsieur, eh bien ! je leur portais envie ; oui, j’aurais voulu être oiseau de nuit pour pouvoir déployer mes ailes sur ce gouffre et jeter mes cris en liberté dans ce silence !

CLXV

Tout en marchant çà et là dans la tour, je ne sais comment cela se fit, mais je posai par hasard le pied sur ma zampogne, qui avait glissé du lit sur le plancher, au moment où je m’étais levée en sursaut pour aller écouter à la lucarne.

La zampogne n’était pas encore tout à fait désenflée du vent de la noce ; elle rendit sous mon pied un reste d’air ni joyeux ni triste, mais clair et perçant, semblable au reproche d’un chien qu’on écrase, en marchant par mégarde sur sa patte endormie.

Ce cri me fendit le cœur, mais il m’inspira aussitôt une idée qui ne me serait jamais venue, à moi toute seule, sans elle.

Je ramassai la zampogne avec regret et tendresse, comme si je lui avais fait un mal volontaire en la foulant sous mon pied ; je l’embrassai, je la serrai sous mon bras comme une personne vivante et sentante ; je lui parlai, je lui dis en pleurant : Veux-tu servir ceux qui t’ont faite ? Tu as été le gagne-pain du père, sois le salut de sa malheureuse fille.

On eût dit que la zampogne m’entendait, elle se gonfla comme d’elle-même au premier mouvement de mon bras, et le chalumeau se trouva, sans que j’y eusse seulement pensé, sous mes doigts.

Je me rapprochai de la lucarne ouverte et je me dis : Là où ma voix ne parviendrait jamais ou bien où elle ne pourrait parvenir sans trahir qui je suis aux oreilles du bargello et de ses prisonniers, le son délié de la zampogne parviendra de soi-même et ira dire à Hyeronimo, s’il est là et s’il reconnaît l’air que lui et moi nous avons inventé et joué seuls : « C’est Fior d’Aliza ! ce ne peut être un autre ! On veille donc sur toi là-haut, là-haut dans la tour ou dans quelque étoile du firmament. »

CLXVI

Alors, monsieur, je me mis à préluder doucement, çà et là, par quelques notes décousues, et puis à me taire pour dire seulement à ceux qui ne dormaient pas : « Faites attention, voilà un pifferaro qui va donner une aubade à quelque Madone ou à quelque saint de la chapelle de la prison. »

Mais pas du tout, mon père et ma tante, je ne jouai point d’aubade, ni de litanie, ni de sérénade que d’autres musiciens ambulants pouvaient savoir jouer aussi bien que nous, et qui n’auraient rien appris de lui et de moi à Hyeronimo.

Je cherchai à me souvenir juste de l’air qu’Hyeronimo et moi nous avions composé ensemble, et petit à petit, note après note, dans nos soirées d’été du dimanche sous la grotte, et qui imitait tantôt le roucoulement des ramiers au printemps sur les branches, tantôt les gazouillements argentins des gouttes d’eau tombant de la rigole dans le bassin du rocher, tantôt les fines haleines du vent de nuit qui se tamise, en se coupant sur les lames des joncs de la fontaine, aiguisées comme le tranchant de la faux de mon père ; tantôt le bruit des envolées subites des couples de merles bleus, quand ils se lèvent tout à coup du fourré, avec des cris vifs et précipités, moitié peur, moitié joie, pour aller s’abattre sur le nid où ils s’aiment et où ils se taisent pour qu’on ne puisse plus les découvrir sous la feuille.

L’air finissait et recommençait par cinq ou six petits soupirs, l’un triste, l’autre gai, de manière que cela semblait ne rien signifier du tout, et que cependant cela faisait rêver, pleurer et se taire comme à l’Adoration devant le Saint-Sacrement, le soir, après les litanies, à la chapelle de San-Stefano, dans notre montagne, quand l’orgue joue de contentement dans le vague de l’air.

CLXVII

Je vous laisse à penser, mon père, si je jouai bien cette nuit-là l’air de Fior d’Aliza et d’Hyeronimo (car c’était ainsi que nous avions baptisé cette musique).

Vous l’appeliez vous-mêmes ainsi, mon père et ma tante ! quand vous nous disiez à l’un ou à l’autre : « Jouez aux chèvres l’air que vous avez trouvé à vous deux ! » Les chevreaux en bondissaient de plaisir dans les bruyères ; ils s’arrêtaient de brouter, les pieds de devant contre les rochers et la tête tournée vers nous pour écouter (les pauvres bêtes !).

Je jouai donc l’air à nous deux, avec autant de mémoire que si nous venions de le composer, sous la geôle, et avec autant de tremblement que si notre vie ou notre mort avait dépendu d’une note oubliée sur les trous d’ivoire du chalumeau ; je jetais l’air autant que je pouvais par la lucarne, pour qu’il descendît bien bas dans la noire profondeur de la cour et qu’il n’en tombât pas une note sans être recueillie par une oreille, s’il y avait une oreille ouverte, dans cette nuit et dans ce silence des loges de la prison.

De temps en temps je m’arrêtais, l’espace d’un soupir seulement, pour écouter si l’air roulait bien entre les hautes murailles qui faisaient de la cour comme un abîme de rochers, et pour entendre si aucun autre bruit que celui de l’écho des notes ne trahissait une respiration d’homme au fond du silence ; puis, n’entendant rien que le vent de la nuit sifflant dans le gouffre, je menais l’air, de reprise en reprise, jusqu’au bout ; quand j’en fus arrivée à cette espèce de refrain en soupirs entrecoupés, gais et tristes, par quoi l’air finissait en laissant l’âme indécise entre la vie et la mort du cœur, je ralentis encore le mouvement de l’air et je jetai ces trois ou quatre soupirs de la zampogne, bien séparés par un long intervalle sous mes doigts, comme une fille à son balcon jette, une à une, tantôt une fleur blanche détachée de son bouquet, tantôt une fleur sombre, et qui se penche pour les voir descendre dans la rue et pour voir laquelle tombera la première sur la tête de son amoureux.

CLXVIII

— Quel poète vous auriez fait ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier, en entendant cette jeune paysanne emprunter naïvement une si charmante image pour exprimer son inexprimable anxiété d’amante et de musicienne, en jouant son air dans le vide, sans savoir si ses notes tombaient sur la pierre ou dans le cœur de son amant.

— Ne vous moquez pas, monsieur, je dis ce que j’ai vu tant de fois dans les rues de Lucques et de Livourne, quand un amoureux fait donner, par les pifferari, une sérénade à sa fiancée.

— Eh bien ! repris-je, quand l’air fut joué, qu’entendîtes-vous, pauvre abandonnée, au pied de la tour ?

— Hélas ! rien, monsieur, rien du tout pendant un moment qui me dura autant que mille et mille battements du cœur. Et cependant, pendant ce moment qui me parut si long à l’esprit, je n’eus pas le temps de reprendre seulement ma respiration. Mais le temps, voyez-vous, ce n’est pas la respiration qui le mesure quand on souffre et qu’on attend, c’est le cœur ; le temps n’y est plus, monsieur, c’est déjà l’éternité !

CLXIX

— Quel philosophe, que cette pauvre jeune femme qui ne sait pas lire ! me dis-je tout bas cette fois en moi-même, pour ne pas interrompre l’intéressante histoire.

Fior d’Aliza ne s’aperçut même pas de ma réflexion : elle était toute à son émotion désespérée pendant la nuit de silence qui lui avait duré un siècle.

— Anéantie par ce silence qui répondait seul à l’air que la zampogne venait de jouer au hasard, pour interroger la profondeur des cachots ou bien pour apprendre à Hyeronimo, s’il était là, que Fior d’Aliza y était aussi, se souvenant de lui dans son malheur, je laissai tomber à terre la zampogne et je glissai moi-même, découragée, au pied de la lucarne, les bras accrochés aux barreaux de fer de la fenêtre sans en sentir seulement le froid.

Mais au moment où mes genoux touchaient terre, monsieur, voilà qu’un lourd bruit de chaînes qu’on remue monte d’en bas jusqu’à la lucarne, et qu’une faible voix, comme celle d’un mineur qui parle aux vivants du fond d’un puits, fait entendre distinctement, quoique bien bas, ces trois mots séparés par de longs intervalles : Fior d’Aliza, sei tu ? Est-ce toi, Fior d’Aliza ?

Anges du ciel ! c’était lui ; la zampogne avait fait ce miracle de me découvrir son cachot. Pour toute réponse, je ramassai l’instrument de musique à terre, et je jouai une seconde fois l’air d’Hyeronimo et de Fior d’Aliza ; mais je le jouai d’un mouvement plus vif, plus pressé, plus joyeux, avec des doigts qui avaient la fièvre et qui communiquaient aux sons le délire de mon contentement d’avoir découvert mon cousin.

CLXX

Quand j’eus fini, je prêtai l’oreille une seconde fois ; mais le jour commençait à glisser du haut de la tour dans la cour obscure ; des bruits de portes de fer et de sourds verrous qui s’ouvraient intimidaient sans doute le prisonnier : il fit résonner seulement, du fond de sa loge grillée, un grand tumulte de chaînes froissées à dessein les unes contre les autres, comme pour me faire comprendre, ne pouvant me le dire : « Je suis Hyeronimo, je suis là et j’y suis dans les fers. » La zampogne avait servi d’intelligence entre nous.

Mais, hélas ! ma tante, de quoi me servait-il d’avoir découvert où il était et de lui avoir envoyé, du haut d’une tour, une voix de famille de notre montagne, si je n’avais aucun moyen de l’approcher, de le consoler, de le justifier, de le sauver des sbires ses ennemis, sans doute acharnés à sa mort ?

CLXXI

Cependant je tombai à genoux pour bénir Dieu d’avoir pu seulement entendre le son de ses chaînes ; toute ma crainte était qu’on ne m’éloignât tout à l’heure de l’asile que le hasard m’avait ouvert la veille ; j’aurais été contente d’être une pierre scellée dans ces murailles, afin qu’on ne pût jamais m’arracher d’auprès de lui ! Mais qu’allais-je devenir au réveil du bargello et de sa femme ?

Au moment où je roulais ces transes de mon cœur dans ma pensée, à genoux devant mon lit, les mains jointes sur la zampogne muette, et le visage, baigné de larmes, enfoui dans les poils de bête du manteau de mon oncle, la porte de la chambre s’ouvrit sans bruit, comme si une main d’ange l’avait poussée, et la femme du bargello entra, croyant que je dormais encore.

En me voyant ainsi, tout habillée de si bon matin et faisant si dévotement ma prière (elle le crut ainsi du moins), la brave créature conçut encore, à ce qu’elle m’a dit depuis, une meilleure idée du petit pifferaro et une plus vive compassion de mon isolement dans cette grande ville de Lucques.

Je m’étais levée toute confuse au bruit, et je tremblais qu’elle vînt me demander compte des airs de musique dont j’avais troublé, sans doute, le sommeil de ses prisonniers. Je cherchais dans ma tête une réponse apparente à lui faire, et je baissais les yeux sur la pointe de mes souliers de peur qu’elle ne lût je ne sais quoi dans mes yeux.

CLXXII

Mais au lieu de cela, mon père, elle ne parla seulement pas de la musique nocturne, pensant sans doute que j’avais étudié un air pour la neuvaine de Montenero, pèlerinage de matelots de la ville de Livourne, et, d’une voix très douce et très encourageante, elle me demanda ce que je comptais faire tout à l’heure en sortant de chez eux, et si j’avais quelque père et quelque mère ou quelque corps de pifferari ambulants qui me recueillerait à Prato, ou à Pise, ou à Sienne, pour me reconduire dans les Abruzzes, d’où je paraissais être descendu avec ma zampogne.

— Non, lui dis-je, mon père est aveugle et ma mère est morte (et je ne mentais pas en le disant, comme vous voyez), je n’appartiens à aucune bande de musiciens des Abruzzes ou des Maremmes, et je cherche seulement à gagner tout seul, par les chemins, d’une façon ou d’autre, le pain de mon père et de ma tante, qui ne peut pas quitter la maison où elle soigne son frère.

CLXXIII

Tout cela était vrai encore. Mais je ne disais pas mon pays ni la raison qui m’avait fait prendre un habit d’homme, ni le meurtre d’un sbire qui avait fait jeter mon cousin dans quelque prison.

La bonne femme, me croyant vraiment des Abruzzes, ne me demanda même pas le nom de mon village.

— Est-ce que tu n’aimerais pas mieux, mon pauvre garçon, continua-t-elle, entrer en service chez des braves gens que de courir ainsi les chemins, au risque d’y perdre ton âme à vendre du vent aux oisifs des carrefours ?

— Oh ! oui, que je l’aimerais bien mieux ! lui répondis-je, toute rouge de l’idée qu’elle allait peut-être me proposer la place du gendre qui venait de la quitter, et pensant à toutes les occasions que j’aurais ainsi de voir, d’entendre et de servir celui que je cherchais.

— Eh bien ! me dit-elle avec plus de bonté encore, et comme si elle avait parlé à un de ses fils (mais elle n’en avait jamais eu), eh bien ! craindrais-tu de prendre service chez nous parce que nous sommes geôliers de la prison du duché, dont tu vois la cour par cette fenêtre, et parce que le monde méprise, bien à tort quelquefois, ceux qui portent le trousseau de clefs à la ceinture, pour ouvrir ou fermer les portes des malfaiteurs ou des innocents ?

— Oh ! que non, m’écriai-je, en entrant tout de suite mieux qu’elle dans son idée, je ne crains rien de malhonnête au service d’honnêtes gens, comme vous et le seigneur bargello vous paraissez être tous les deux. Un geôlier, ça n’est pas un bourreau ; c’est une sentinelle qui peut exécuter, avec rudesse ou avec compassion, la consigne de monseigneur le duc. Je n’aurais pas de répugnance à voir des malheureux, surtout si, sans manquer à mes devoirs, je pouvais les soulager d’une partie de leurs peines. Quand j’étais chez mon père, je n’aimais pas moins mes chèvres et mes brebis, parce que je leur ouvrais la porte de l’étable le matin et que je la refermais sur elles le soir. Disposez donc de moi, comme il vous conviendra ; j’obéirai avec fidélité à vos commandements, comme si vous étiez mon père et ma mère.

CLXXIV

— Et les gages ? me dit-elle, toute contente en me voyant consentir à son idée, combien veux-tu d’écus de Lucques par année, outre ton logement, ta nourriture et ton habillement, que nous sommes chargés de te fournir ?

— Oh ! mes gages, dis-je, vous me donnerez ce que vous me jugerez devoir gagner honnêtement, quand vous aurez éprouvé mes pauvres services ; pourvu que mon père et ma tante mangent leur pain retranché du morceau que vous me donnerez, je ne demande que leur vie par-dessus la mienne.

— Eh bien ! c’est dit, s’écria-t-elle en battant ses mains l’une contre l’autre, comme quelqu’un qui est content ; descends avec moi dans le guichet où mon mari t’attend pour t’enseigner le métier, et laisse-là ton bâton, ton manteau de peau et ta zampogne dans ta chambre ; il te faut un autre costume et d’autres airs maintenant. Mais ton visage, ajouta-t-elle en riant, et en me passant la main sur la joue pour en écarter les boucles blondes, ton visage est bien doux pour la face d’un porte-clefs ; il faudra que tu te fasses, non pas méchant, mais grave et sévère : voyons, fais une moue un peu rébarbative, quoique tu n’aies pas encore un poil de barbe.

— Soyez tranquille, madame, lui répondis-je, en pâlissant d’émotion, je ne rirai pas souvent en faisant mon métier ; je n’ai pas envie de rire en voyant la peine d’autrui et, de plus, je n’ai jamais été rieur, tout en jouant, pour ceux qui rient, des airs de fête.

CLXXV

En parlant ainsi, nous descendions déjà lentement les marches noires de l’escalier mal éclairé par des meurtrières grillées, qui donnaient tantôt sur la cour, tantôt sur les belles campagnes de Lucques.

— Voilà ton porte-clefs, dit-elle en souriant à son mari et en me poussant, toute honteuse, devant le bargello, assis entre deux guichets, au bas des degrés, devant une grosse table chargée de papiers et de trousseaux de clefs luisantes comme de l’argent à force de tourner dans les serrures.

Le bargello regardait tantôt sa femme, d’un air de joie, tantôt moi d’un air de doute :

— Ce visage-là ne fera pas bien peur à mes prisonniers, dit-il en souriant ; mais, après tout, nous sommes chargés de les garder et non de leur faire peur. Il y a bien des innocents et des innocentes dans le nombre ; il ne faut pas leur tendre leur morceau de pain et leur verre d’eau au bout d’une barre de fer : il est assez amer sans cela le pain des prisons ; viens, mon garçon, que je te montre ton ouvrage de tous les jours, et que je t’apprenne ton métier.

À ces mots, il se leva, prit un gros trousseau de clefs dans une armoire de fer, dont il avait lui-même la clef suspendue à la boutonnière de sa veste de cuir, et il appela d’une voix forte un tout petit garçon qui allait et venait dans une grande cuisine, à côté du guichet,

— Allons, piccinino ? lui dit-il, c’est l’heure du déjeuner des prisonniers, prends ta corbeille et apporte-leur, derrière moi, leur provende !

CLXXVI

Le piccinino dont la provende était déjà toute prête dans un immense canestre de joncs plein de morceaux de pain tout coupés, de prescuito et de caccia cavallo (jambon et fromage à l’usage du peuple), et portant, de l’autre main, une cruche d’eau plus grande que lui, sortit de la cuisine et marcha, derrière le bargello et moi, vers la porte ferrée de la cour des prisonniers. On y arrivait de la maison du bargello par un large couloir souterrain, où les pas résonnaient comme un tonnerre sous nos bois de sapins.

Chapitre VI

CLXXVII

Le bargello tira des verrous, tourna des clefs énormes dans les serrures, en me montrant comment il fallait m’y prendre pour ouvrir la petite porte basse encastrée dans la grande, et comment il fallait bien refermer cette portelle sur moi, avant d’entrer dans la cour, de peur de surprise ; puis nous nous trouvâmes dans le préau.

C’était une espèce de cloître entouré d’arcades basses tout autour d’une cour pavée, où il n’y avait qu’un puits et un gros if, taillé en croix, à côté du puits. Cinq ou six couples de jolies colombes bleues roucoulaient tout le jour sur les margelles de l’auge, à côté du puits, offrant ainsi, comme une moquerie du sort, une image d’amour et de liberté, au milieu des victimes de la captivité et de la haine.

Sous chacune des arcades de ce cloître qui entourait la cour, s’ouvrait une large fenêtre, en forme de lucarne demi-cintrée par en haut, plate par en bas, grillée de bas en haut et de côté à côté, par des barres de fer qui s’encastraient les unes dans les autres chaque fois qu’elles se rencontraient de haut en bas ou de gauche à droite, de façon qu’elles formaient comme un treillis de petits carrés à travers lesquels on pouvait passer les mains, mais non la tête. Chacun de ces cachots sous les arcades était la demeure d’un prisonnier ou de sa famille, quand il n’était pas seul emprisonné. Un petit mur à hauteur d’appui, dans lequel la grille était scellée par le bas, leur servait à s’accouder tout le jour pour respirer, pour regarder le puits et les colombes, ou pour causer de loin avec les prisonniers des autres loges qui leur faisaient face de l’autre côté de la cour.

CLXXVIII

Quelques-uns étaient libres dans leur cachot et pouvaient faire cinq ou six pas d’un mur à l’autre ; les plus coupables étaient attachés à des anneaux rivés dans les murs du cachot, par de longues chaînes nouées à leurs jambes par des anneaux d’acier. On ne voyait rien au fond de leur loge à demi obscure qu’un grabat, une cruche d’eau et une litière de paille fraîche semblable à celle que nous étendions dans l’étable sous nos chèvres. Le pavé de la loge était en pente et communiquait, par une grille sous leurs pieds, avec le grand égout de la ville où on leur faisait balayer leur paille tous les matins.

Ils mangeaient sans table ni nappe, assis à terre, sur leurs genoux. Ils se taisaient, ou ils parlaient entre eux, ou ils chantaient, ou ils sifflaient tout le reste du jour.

Quand on voulait leur passer leur nourriture, on les faisait retirer au fond de la loge, comme les lions ou les tigres qu’on montre dans la ménagerie ambulante de Livourne ; on faisait glisser au milieu du cachot une seconde grille aussi forte que la première ; on déposait entre ces deux grilles ce qu’on leur apportait, puis on ressortait.

On refermait aux verrous le premier grillage, on faisait remonter par une coulisse, dans la voûte, la seconde barrière ; ils rentraient alors en possession de toute la loge et ils trouvaient ce qu’on leur avait apporté dans l’espace compris entre les deux grilles. Ils ne pouvaient ainsi ni s’échapper ni faire de mal aux serviteurs de la prison.

Deux manivelles à roues, placées extérieurement sous les arcades, servaient à faire descendre ou remonter tour à tour ces forts grillages de fer, qu’aucun marteau de forgeron n’aurait pu briser du dedans, et qu’une main d’enfant pouvait faire manœuvrer du dehors.

CLXXIX

Le bargello m’enseigna la manœuvre dans le premier cachot vide que nous rencontrâmes, à droite, en entrant dans cette triste cour.

— Grâce à Dieu ! me dit-il en marchant lentement sous le cloître, les loges sont presque toutes vides depuis quelques mois. Lucques n’est pas une terre de malfaiteurs ; le peuple des campagnes est trop adonné à la culture des champs qui n’inspire que de bonnes pensées aux hommes, et le gouvernement est trop doux pour qu’on conspire contre sa propre liberté et contre son prince. Le peu de crimes qui s’y commettent ne sont guère que des crimes d’amour, et ceux-là inspirent plus de pitié que d’horreur aux hommes et aux femmes : on y compatit tout en les punissant sévèrement. C’est du délire plus que du crime ; on les traite aussi par la douceur plus que par le supplice.

En ce moment, continua-t-il, nous n’avons que six prisonniers : quatre hommes et deux femmes. Il n’y en a qu’un dont il y ait à se défier, parce qu’il a tué, dit-on, un sbire, en trahison, dans les bois.

Je frissonnai, je pâlis, je chancelai sur mes jambes, comprenant bien qu’il s’agissait de Hyeronimo ; mais, comme je marchais derrière le bargello, il ne s’aperçut pas de mon trouble et il poursuivit :

CLXXX

Un des hommes est un vieillard de Lucques qui n’avait qu’un fils unique, soutien et consolation de ses vieux jours ; la loi dit que quand un père est infirme ou qu’il a un membre de moins, le podestat doit exempter son fils du recrutement militaire ; les médecins disaient au podestat que ce vieillard, quoique âgé, était sain et valide, et qu’il pouvait parfaitement gagner sa vie par son travail.

— Ma vie ! dit avec fureur le pauvre père, ma vie ! oui, je puis la gagner, mais c’est la vie de mon enfant que je veux sauver de la guerre, et vous allez voir si vous pourrez le refuser à sa mère et à moi.

À ces mots, tirant de dessous sa veste une hache à fendre le bois qu’il y avait cachée, il posa sa main gauche sur la table du recruteur et, d’un coup de sa hache, il se fit sauter le poignet de la main gauche, aux cris d’horreur du podestat !

CLXXXI

Les juges l’ont condamné : c’était juste ; mais quel est le cœur de père qui ne l’absout pas, et le cœur de fils qui n’adore pas ce criminel ? Nous l’avons guéri, et ma femme a pour lui les soins d’une sœur.

Je sentis des larmes dans mes yeux.

— Celle-là, poursuivit-il en passant devant la loge silencieuse d’une pauvre jeune femme en costume de montagnarde, qui allaitait un petit enfant tout près des barreaux, celle-là est bien de la mauvaise race des Maremmes de Sienne, dont les familles récoltent plus sur les grandes routes que dans les sillons ; cependant l’enfant ne peut faire que ce que son père lui a appris.

Elle était nouvellement mariée à un jeune brigand de Radicofani, poursuivi par les gendarmes du Pape jusque sur les confins des montagnes de Lucques ; elle lui portait à manger dans les roches couvertes de broussailles de myrte qui dominent d’un côté la mer, de l’autre la route de l’État romain. Plusieurs arrestations de voyageurs étrangers et plusieurs coups de tromblon tirés sur les chevaux pour rançonner les voitures avaient signalé la présence d’un brigand, posté dans les cavernes de ces broussailles.

Les sbires avaient reçu ordre d’en purger, à tout risque, le voisinage ; ils furent aperçus d’en haut par le jeune bandit.

— Sauve-toi, en te courbant sous les myrtes, lui dit sa courageuse compagne, et laisse-moi dépister ceux qui montent à ta poursuite ; une fille n’a pas à craindre d’être prise pour un brigand.

 

Lamartine.