(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxiiie entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxiiie entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff »

cxxxiiie entretien.
Littérature russe.
Ivan Tourgueneff

I

Mais revenons aux chasseurs, ce chef-d’œuvre de Tourgueneff. C’est aussi l’impression de leur excellent traducteur M. de Lavau. Voici comment il le juge dans sa préface :

Le lecteur doit comprendre maintenant pourquoi j’ai pris la résolution de traduire les Récits d’un Chasseur ; il serait parfaitement inutile d’insister sur ce point. Cependant, je crois nécessaire d’observer que, connaissant la difficulté d’un travail de ce genre, je ne me serais peut-être point décidé à l’entreprendre si l’auteur lui-même ne m’y avait encouragé. Est-il besoin d’ajouter qu’au lieu de suivre le procédé un peu trop commode de M. Charrière, je me suis soumis de tout point aux devoirs qu’imposent les modestes fonctions de traducteur. On peut être assuré de ne trouver dans ces pages rien qui n’appartienne à l’auteur. Si j’y ai ajouté quoi que ce soit de ma façon, ce sont les fautes qui ont échappé à mon attention. Enfin, comme il aurait pu se rencontrer néanmoins de par le monde des esprits assez disposés à m’adresser les accusations que M. Charrière s’est volontairement attirées, j’ai prié l’auteur de revoir attentivement mon travail, et il s’est prêté à ma demande avec beaucoup d’obligeance ; il a même consenti à rétablir quelques passages qu’il avait cru devoir prudemment supprimer dans l’œuvre originale et qui, par un cachet particulier de vérité, ajoutent encore à l’effet qu’elle produit dans son ensemble.

La pensée qui a inspiré cette composition est digne d’éloges. Les Récits d’un Chasseur sont principalement destinés à nous dépeindre l’intéressante population qui, à la honte de notre siècle, est encore courbée en Russie sous le joug odieux du servage. On y rencontre bien quelques petits seigneurs campagnards ; mais ils se trouvent placés au second plan ; tout l’intérêt est concentré sur les hommes qui vivent dans leur dépendance. Chacun applaudira sans doute au courage de l’écrivain qui, sous le régime ombrageux alors dans toute sa vigueur1 en Russie, n’a pas craint de consacrer sa plume à une pareille entreprise. Avant lui, personne n’avait osé la tenter ; le monde au milieu duquel il nous introduit était une région inconnue pour la littérature russe.

Quoiqu’on puisse considérer les Récits d’un Chasseur comme un éloquent plaidoyer en faveur de l’affranchissement des serfs, l’auteur n’a nullement cherché à donner une idée favorable du paysan russe. Gardons-nous de le supposer ; il n’a point dissimulé les défauts de son modèle. Les portraits qui composent ce volume sont d’une ressemblance parfaite, et aucun des nombreux imitateurs que M. Tourgueneff compte actuellement en Russie ne peut, à cet égard, lui être comparé. Si une lecture attentive des Récits d’un Chasseur inspire une profonde aversion pour les droits dont disposent les seigneurs russes, ce n’est point M. Tourgueneff qu’il faut en accuser ; il s’est borné à retracer consciencieusement les scènes et les traits de mœurs populaires qu’il a recueillis en parcourant, le fusil sur l’épaule, les différentes provinces de l’empire. En un mot, il n’y a rien de romanesque dans ces pages ; ce sont des études sérieuses et impartiales qui nous initient fidèlement aux habitudes et au caractère du peuple. En les méditant, on arrive à connaître le paysan russe aussi parfaitement que si on avait passé sa vie dans le pays.

Mais tout en s’imposant pour règle de demeurer constamment fidèle à la vérité, l’auteur n’en a pas moins distribué avec beaucoup d’art les remarques et les souvenirs qu’il a réunis dans ce volume. L’analyse psychologique n’étant point son fait, et, pour mon compte, je ne m’en plaindrai pas, les nombreuses observations qui remplissent les Récits d’un Chasseur portent principalement sur l’état social, les mœurs et l’extérieur des paysans russes ; l’auteur nous fait rarement pénétrer dans les replis de leur conscience. C’est en retraçant les habitudes et les actions de ses personnages qu’il nous donne ordinairement la mesure des sentiments et des désirs qui les animent. Le procédé n’est pas nouveau assurément, surtout en Russie ; il y est très répandu, depuis Gogol, dans la littérature ; mais je crois vraiment qu’en ce genre, M. Tourgueneff n’a point de rivaux, même parmi nous. Rien n’égale l’éloquence de son mutisme ; un regard, un soupir, le moindre geste en disent plus sous sa plume que toutes les analyses. On sait que l’écueil ordinaire des écrivains qui marchent dans cette voie est la monotonie et la vulgarité, M. Tourgueneff a su l’éviter, et cela sans beaucoup d’efforts ; il en a été préservé par la nature de son sujet, le paysan russe étant encore essentiellement poétique, et probablement aussi par l’heureuse disposition de son esprit, qui aime avant tout la distinction sans pousser jusqu’à la recherche. Mais où il excelle surtout, c’est dans la description pittoresque du pays ; il sait rendre avec une merveilleuse exactitude les mouvements les plus imperceptibles, et jusqu’aux traits fugitifs qui caractérisent inopinément la physionomie mobile et expressive de la nature. Rien ne l’arrête ; il nous dépeint, avec une précision vraiment surprenante, le frémissement de la forêt, le murmure lointain d’une cascade, la couleur et la forme changeante des nuages, le jeu d’un rayon de soleil qui éclaire subitement la plaine ; et comme la nature est toujours attrayante, tous ces détails, loin de lasser l’attention du lecteur, ont un charme infini. On a beaucoup écrit dernièrement contre la direction littéraire que l’auteur a suivie dans cet ouvrage. Après avoir lu les Récits d’un Chasseur, on demeure convaincu qu’elle ne saurait être vraiment funeste qu’à la médiocrité.

Quant à passer en revue les diverses pièces de ce recueil, je ne le crois point nécessaire : le lecteur saura fort bien, sans mon secours, distinguer celles qui sont les plus dignes de fixer son attention. Cependant, aux personnes qui voudraient se borner à feuilleter le volume, il est bon d’indiquer les nouvelles qui caractérisent le mieux le paysan russe. La triste et humiliante situation où il se trouve est admirablement dépeinte dans trois récits : le Bourgmestre, Lgove et les Deux Propriétaires. Le premier surtout mérite d’être remarqué ; l’auteur y montre des paysans vivant sous une double oppression ; on les voit aux prises avec un intendant hypocrite et brutal, comme il y en a tant en Russie, et un de ces propriétaires qui, sous les formes d’un homme du monde, cachent l’insensibilité et l’égoïsme calculateur du commerçant le plus madré. Sans doute, il existe un petit nombre de seigneurs qui ne rappellent en rien cet odieux et ridicule personnage, et l’auteur en dépeint loyalement plusieurs dans ses récits, mais, ce ne sont là que des accidents heureux, comme on l’a dit du pouvoir. On est surpris d’apprendre, en lisant les deux autres études, à quel point sont souvent poussées en Russie, d’une part la tyrannie des seigneurs, et de l’autre la bassesse que la servitude impose aux hommes qui les approchent. Mais il ne faut point croire que tous les paysans russes soient dans cet état de dégradation ; ils se relèvent au plus léger souffle de liberté, comme l’herbe flétrie que frappe un rayon de soleil. Prenons les hommes que l’auteur nous montre dans la nouvelle intitulée Kor et Kalinitch : ils ne le cèdent assurément pas, pour l’intelligence et la dignité, aux paysans des pays les plus éclairés, et l’emportent sur eux à beaucoup d’autres égards. Les sentiments qui nous attachent au foyer domestique et qui en éloignent le plus sûrement les inquiétudes et les désirs, sources ordinaires des révolutions, règnent encore généralement sous l’humble toit du paysan russe, le sentiment religieux surtout : pour en demeurer convaincu, il faut suivre attentivement les discours de Kaciane : on entendra sortir de la bouche d’un pauvre serf des paroles qui accusent une inspiration puissante et dont la forme a quelque chose de biblique. L’homme qui parle ainsi n’est point une exception ; les pensées qu’il exprime sont communes à presque tous les sectaires russes, et le nombre de ceux-ci est très-considérable. Mais au sentiment religieux qui le soutient et le guide dans sa pénible carrière le paysan russe joint un tour d’esprit gracieux et poétique ; les pages charmantes intitulées la Prairie semblent avoir pour objet principal de mettre en évidence cette disposition naturelle. L’auteur s’est plu à y exposer avec détail une partie des idées superstitieuses qui, en Russie, peuplent encore l’imagination du paysan. C’est dans cette nouvelle que le talent descriptif dont nous avons parlé plus haut est surtout frappant : M. Tourgueneff nous promène longuement au milieu d’une de ces plaines immenses qui se trouvent au centre de la Russie, et on le suit sans éprouver la moindre fatigue. Enfin, personne n’ignore que le paysan russe se fait remarquer aussi par une véritable passion pour la musique. Ce dernier trait de caractère a fourni à l’auteur une de ses meilleures études ; elle est intitulée les Chanteurs, et, ainsi que son titre l’indique, nous y assistons à un concert champêtre qui est plein d’intérêt.

Après avoir parcouru les pièces que je viens d’indiquer, le lecteur ne saurait se refuser sans doute à reconnaître le talent de M. Tourgueneff ; mais il aurait une idée encore fort incomplète du peuple russe ; car, dans presque toutes ces études, l’auteur ne s’est attaché à présenter son sujet que par les côtés qui lui sont les plus propres à éveiller notre sympathie. Le paysan russe en offre d’autres qui attiédissent un peu ce sentiment. On rencontre souvent dans les villages des hommes que la Providence semble tenir en réserve pour châtier un jour les partisans obstinés du servage : tels sont, entre autres, deux paysans avec lesquels nous faisons connaissance dès le début du livre dans les pièces intitulées : Birouk et Jermolaï et la Meunière. Dans la première, l’homme sombre et impitoyable que l’auteur nous dépeint est esquissé rapidement, mais le fantasque personnage qui figure dans la seconde est étudié avec beaucoup de soin. Parmi les traits qui le distinguent, il en est un malheureusement général chez le peuple russe ; c’est un dédain, un mépris pour les femmes qui rend le sort de celles-ci des plus tristes. Cela ne doit point nous surprendre ; il faut au contraire s’étonner que l’oppression et la misère n’aient point communiqué au paysan russe une plus grande sauvagerie ; il le doit sans doute aux croyances que le christianisme a développées dans son esprit inculte.

Mais je m’arrête, car il faudrait citer presque toutes les pièces de ce recueil : il n’en est pas une qui ne soit à la fois instructive et intéressante. On doit encore à l’auteur quelques autres nouvelles et plusieurs pièces de théâtre qui ont été accueillies avec faveur ; mais les Récits d’un Chasseur sont toujours le plus beau fleuron de sa couronne littéraire, et jusqu’à présent, je le répète, aucun écrivain n’a dépeint le paysan russe avec plus de talent et de vérité.

H. Delaveau.

II

C’est surtout le portrait du paysan russe avant cette année où la courageuse initiative de l’Empereur actuel a généreusement élevé au rang de citoyens et de propriétaires libres, sept à huit millions de serfs qui lui doivent tout ce qui constitue la vie civile. Cette époque est une des grandes époques de la vie du peuple russe et de l’humanité tout entière. Le moule de la servitude a été brisé, non par les esclaves, mais par le maître des esclaves. Et aucune des révolutions tant prédites par les seigneurs ne s’en est suivie. Dieu a secondé l’empereur dans son magnanime dessein, et la Russie est régénérée. C’est cette force providentielle et divine qui vient en aide aux bons sentiments des princes assez justes pour vouloir la justice, assez audacieux pour oser la faire, qui a préservé des catastrophes prédites l’immense empire de Russie. L’empereur a été applaudi par son peuple et assisté de Dieu.

L’Europe a été injuste un moment pour lui et l’a accablé d’injures à cause de l’insurrection polonaise, malheureusement coïncidant avec l’émancipation du paysan russe. La Pologne, ce théâtre habituel de toutes les déclamations contre les Russes, avait des droits légitimes à revendiquer de trois puissances, la Russie, l’Autriche et la Prusse. Mais elle a mal choisi son heure et sa forme. Elle a dit à l’Europe : Faites-moi libre, et elle a oublié que c’est elle-même qui s’est abdiquée à l’époque de ses trois partages. Toutes les fois qu’un droit ou un rêve de liberté traverse la pensée morte d’une nation démembrée et ensevelie, elle ne doit attendre la résurrection que d’elle-même. Elle a le droit de revivre comme tout ce qui a été enseveli avant la mort, mais elle n’a pas le droit de disposer des enfants, des biens et du sang de la France, pour tenter après soixante et dix ans une résurrection courte et impossible. Ses longues anarchies sont punies par sa longue servitude. Il faut sympathiser avec ses malheurs, mais si l’on veut conserver sa pitié, il ne faut pas lire son histoire.

À cinquante verstes 2 environ de ma campagne habite un jeune propriétaire de ma connaissance, Arcadi Pavlitch Pénotchkine. Il y a beaucoup de gibier sur ses terres, sa maison est construite sur les plans d’un architecte français, ses gens sont habillés à l’anglaise, il a une table excellente, il accueille ses hôtes avec affabilité, et néanmoins on ne se sent nullement porté à lui rendre visite. C’est un homme positif et judicieux ; il a reçu, selon l’usage, une éducation excellente, il a servi dans l’armée, il s’est frotté au grand monde, et maintenant il s’applique avec succès à l’administration de ses domaines. Arcadi Pavlitch est, comme il le dit lui-même, sévère mais juste ; il se préoccupe beaucoup du sort de ses serfs, et ne les punit que pour leur bien. « Ils demandent à être traités comme des enfants », — dit-il à ce propos ; — « l’ignorance, mon cher, il faut prendre cela en considération 3. » Lorsqu’il se trouve dans la triste nécessité en question, aucun signe d’emportement ne trahit les sentiments qui l’agitent ; il n’aime point à élever la voix ; il donne un coup sec en portant le bras en avant et se borne à dire avec un calme parfait : — « Je te l’avais pourtant recommandé, mon cher. » Ou encore : — « Qu’est-ce qui te prend, mon ami ? Reviens à toi. » Mais en prononçant ces paroles, il serre un peu les dents et sa bouche se contracte. Arcadi Pavlitch est d’une taille moyenne, sa tournure est élégante, ses traits ne manquent point d’agrément, et il a un soin tout particulier de ses mains et de ses ongles ; ses joues et ses lèvres vermeilles respirent la santé, il rit avec éclat, de bon cœur, et sait au besoin imprimer à ses yeux clairs un clignotement gracieux qui ajoute encore à la séduction de ses prévenances. Il s’habille avec goût, achète des livres français, des gravures, et reçoit des journaux, quoique la lecture ait peu de charmes pour lui ; c’est avec beaucoup de peine qu’il a terminé celle du Juif-Errant. Mais au jeu il est d’une force supérieure. En un mot, Arcadi Pavlitch est l’un des seigneurs les plus accomplis, et un des promis les plus enviables de tout le gouvernement ; les femmes raffolent de lui et s’extasient particulièrement sur l’élégance de ses manières. Il est en outre extrêmement réservé, prudent comme un chat, et n’a jamais été mêlé à la moindre affaire compromettante ; cependant, à l’occasion il ne dédaigne point de se mettre en avant et même de contredire jusqu’à le décontenancer un homme timide. Il est ennemi déclaré de la mauvaise compagnie, et craint par-dessus tout de manquer aux convenances ; ce qui n’empêche pas que dans ses moments de bonne humeur il ne lui arrive de se poser en partisan d’Épicure ; mais il estime peu, toutefois, la philosophie ; il l’appelle la nourriture brumeuse des intelligences germaniques, et parfois même il la traite de fatras insipide. Il connaît la musique ; en jouant aux cartes, il chantonne souvent à demi-voix avec beaucoup d’expression ; il sait par cœur quelques passages de la Lucie et de la Somnambule mais il les prend ordinairement un peu trop haut. C’est à Pétersbourg qu’il passe les hivers. À la ville comme à la campagne sa maison est tenue avec un soin extrême : l’influence qu’il exerce à cet égard sur ses gens est si grande, que les cochers même la subissent ; non-seulement ils entretiennent avec soin les harnais et nettoient leurs propres vêtements, mais ils se débarbouillent. Il est vrai que tous ses dvorovi 4 en général regardent un peu en dessous ; on ne saurait toutefois en tirer aucune conséquence, car il est presque impossible, comme chacun le sait, de distinguer, dans notre chère patrie, si c’est la rancune ou le sommeil qui altèrent les traits d’un serviteur. Arcadi Pavlitch parle d’une voix douce et flûtée : il a la prononciation lente et semble confier avec satisfaction à ses belles moustaches parfumées les paroles qu’il articule. Dans la conversation, il emploie à tout propos un grand nombre de termes français, comme par exemple : — Mais c’est impayable ! — Mais comment donc ! etc. — Quoi qu’il en soit, on n’aime pas, je le répète, à lui rendre visite, et pour ma part c’est presque à contre-cœur que je le fais ; il est même probable que si ce n’étaient ses perdrix et ses coqs de bruyère, j’aurais entièrement cessé toute relation avec lui. Je ne sais quelle inquiétude étrange on ressent lorsqu’on entre dans sa maison ; toutes les commodités que l’on y trouve sont dépouillées d’agrément. Lorsque le soir un domestique frisé et revêtu d’une livrée bleu-clair avec des boutons armoriés se présente devant vous et se met avec un zèle extrême en devoir de tirer vos bottes, vous sentez que si, au lieu de sa pâle et maigre figure, apparaissaient tout à coup à vos yeux les larges pommettes et le nez épaté d’un jeune rustre que son maître a enlevé depuis peu à la charrue, mais qui a déjà eu le temps de découdre en plus de dix endroits les coutures du kaftane 5 de nankin qu’on vient de lui faire endosser, — ce changement vous causerait un indicible plaisir, et que vous vous exposeriez très-volontiers au danger d’avoir vos pieds mis en sang par la maladresse de ce valet improvisé.

Quel que fût mon éloignement pour Arcadi Pavlitch, il m’arriva une fois de passer la nuit chez lui. Le lendemain, dès l’aube du jour, je donnai ordre d’atteler ma calèche, mais il ne voulut pas me laisser partir sans m’avoir fait déjeuner à l’anglaise, et me conduisit dans son cabinet. On nous apporta du thé, des côtelettes, des œufs à la coque, du beurre, du miel, du fromage, etc. Deux valets de chambre, dont les gants étaient d’une blancheur irréprochable, nous servaient en silence, mais avec une adresse et une prévenance extrêmes ; ils devinaient nos moindres désirs. Nous étions assis sur un divan, à la mode persane ; Arcadi Pavlitch portait un long pantalon de soie, une jaquette de velours noir, un fez élégant auquel pendait un gland bleu foncé, et ses pantoufles jaunes à la chinoise étaient sans talons. Il buvait du thé, il riait, examinait ses ongles, fumait, s’appuyait nonchalamment sur les coussins dont il était entouré et paraissait à tous égards dans les meilleures dispositions. Après avoir mangé d’un bon appétit et avec une évidente satisfaction, il se versa un verre de vin rouge et l’approcha de ses lèvres ; mais sa figure se rembrunit presque aussitôt.

— Pourquoi le vin n’est-il pas réchauffé ? demanda-t-il d’un ton assez brusque à l’un des valets de chambre.

Celui-ci se troubla, s’arrêta comme s’il eût été soudainement pétrifié, et pâlit.

— Il me semble que je t’adresse une question, mon ami ? ajouta Arcadi Pavlitch avec calme, et il le regarda fixement.

Le malheureux valet de chambre s’agita, mais sans changer de place, tordit machinalement entre ses doigts la serviette qu’il tenait, et ne souffla pas un mot.

Arcadi Pavlitch baissa la tête, jeta un regard oblique sur le coupable et parut réfléchir.

Pardon, mon cher, me dit-il bientôt avec un sourire gracieux et en appuyant amicalement la main sur mon genou ; puis, il porta de nouveau les yeux sur le valet de chambre. — Eh bien ! va-t’en ; — lui dit-il, après un instant de silence, et ayant repris sa physionomie habituelle, il sonna.

Un homme trapu, au teint basané, aux cheveux noirs et dont le front déprimé et les yeux noyés dans la graisse, se présenta devant nous.

— Qu’on prenne les dispositions nécessaires.… relativement à Théodore, dit Arcadi Pavlitch, à demi-voix et d’un air parfaitement dégagé.

— Vous allez être obéi, répondit le gros homme, et il disparut.

Voilà, mon cher, les désagréments de la campagne, remarqua gaiement Arcadi Pavlitch ; mais où allez-vous ? Restez donc encore un peu.

— Non, répliquai-je, il est temps que je parte.

— Toujours à la chasse ! Ah ! les chasseurs sont vraiment terribles ! Mais de quel côté allez-vous maintenant ?

— À quarante verstes d’ici, à Rébova.

— À Rébova ? Ah ! mais dans ce cas je vais partir avec vous. Rébova n’est qu’à cinq verstes de ma campagne de Chipilofka, où je n’ai pas été depuis fort longtemps ; il m’a été impossible de trouver un instant pour cela. Mais voilà qui se rencontre à merveille. Vous passerez la journée à chasser et reviendrez le soir chez moi. Ce sera charmant ; je prendrai un cuisinier, nous souperons ensemble et vous coucherez à Chipilofka. C’est cela ! c’est cela ! ajouta-t-il, sans attendre une réponse. C’est arrangé. Eh ! qui est là ? Qu’on attelle la calèche, et promptement. Vous n’avez jamais été à Chipilofka ? Je me serais fait un scrupule de vous inviter à y passer la nuit dans la maison de mon bourgmestre, où je m’établis d’habitude, mais je sais que vous n’êtes pas difficile, et d’ailleurs à Rébova vous auriez également couché dans une grange sur du foin. Partons ! partons ! Et Arcadi Pavlitch entonna je ne sais quelle romance française.

— Vous ne le savez peut-être pas, reprit-il en se dandinant, mes paysans de Chipilofka sont à l’abrok 6  : que faire ? Au reste, ils me payent très-exactement. Il y a longtemps, je l’avoue, que je les aurais mis à la corvée, mais le village a trop peu de terres pour cela. Je suis même étonné qu’ils puissent nouer les deux bouts ensemble ; au reste, c’est leur affaire. J’ai là-bas un bourgmestre qui est un fameux gaillard ! une forte tête. C’est vraiment un homme d’administration ; vous pourrez vous en convaincre. Ah ! vraiment, cela se trouve fort à propos.

Il n’y avait rien à faire. Au lieu de partir tout de suite, nous ne nous mîmes en route qu’à deux heures de l’après-midi. Les chasseurs comprendront mon désappointement. Arcadi Pavlitch aimait parfois, comme il le disait lui-même, à se dorloter. Il prit en conséquence une telle quantité de linge, de vêtements, de parfums, de coussins et de nécessaires de toute espèce, qu’un Allemand économe en aurait eu très-certainement pour plus d’un an. À chaque descente, il adressait une allocution peu étendue, mais fort énergique, à son cocher, d’où je me crus autorisé à conclure que mon cher voisin était un grand poltron. Le voyage s’accomplit du reste fort heureusement ; le seul accident qui arriva n’eut point de suites fâcheuses. Une des roues de derrière de la téléga 7 qui portait le cuisinier s’étant enfoncée dans un pont nouvellement réparé, ce personnage important eut l’abdomen légèrement comprimé. Lorsqu’Arcadi Pavlitch vit le danger que courait le Carême domestique, il s’effraya tout de bon et envoya savoir s’il ne s’était point blessé à la main ; mais la réponse qu’on lui apporta l’ayant complétement rassuré à cet égard, il reprit son calme habituel. Nous allions assez lentement, et vers la fin de notre expédition j’éprouvais une fatigue extrême ; j’étais assis à côté d’Arcadi Pavlitch, et au bout d’une heure de conversation il s’était mis à faire du libéralisme, faute de mieux.

Nous arrivâmes enfin à Chipilofka, et non pas à Rébova ; le cocher ne savait comment cela se faisait. Mais il était déjà beaucoup trop tard pour chasser ce jour-là, et je me décidai bon gré, mal gré, à subir mon sort avec résignation.

Le cuisinier, qui était arrivé quelques minutes avant nous, avait eu le temps de prendre toutes ses dispositions et de prévenir de notre arrivée les personnes qu’elle pouvait intéresser. À l’entrée du village, nous trouvâmes le starosta 8 (le fils du bourgmestre) ; c’était un robuste paysan, aux cheveux roux et d’une taille gigantesque ; il nous attendait à cheval, chapeau bas, et portait un armiak 9 neuf, sans ceinture.

— Où est donc Safrone ? lui demanda Arcadi Pavlitch.

L’énorme starosta commença par sauter à terre, et ayant salué profondément son maître, il lui dit : — Bonjour, mon père Arcadi Pavlitch ; puis, s’étant redressé de tout son haut, et ayant rejeté ses cheveux en arrière par un mouvement de tête, il ajouta que Safrone était allé à Pétrova, mais qu’on l’avait envoyé chercher.

— Eh bien ! suis-nous, lui dit Arcadi Pavlitch ; et nous repartîmes.

Le starosta tira son cheval vers l’un des bas-côtés de la route, par respect pour nous, se hissa sur son dos et se mit à suivre la calèche au grand trot, mais en tenant toujours son chapeau à la main. En traversant le village, nous rencontrâmes plusieurs paysans dans des téléga vides ; leurs jambes pendaient hors de ces rustiques équipages, dont les cahots les faisaient sauter en l’air à tout moment ; ils revenaient du travail et chantaient à tue-tête. Mais dès qu’ils eurent aperçu notre calèche et le starosta, ils se turent, ôtèrent leurs bonnets fourrés (on était cependant au cœur de l’été) et se levèrent comme s’ils attendaient des ordres. Arcadi Pavlitch leur accorda, en passant, un signe de tête plein de dignité. Une agitation inaccoutumée se répandit bientôt dans tout le village. Les paysannes en jupes rayées jetaient des bâtons aux chiens trop zélés ou assez peu perspicaces pour nous accueillir par des aboiements. Un vieillard boiteux dont la barbe blanche montait presque jusqu’aux yeux arracha précipitamment d’un abreuvoir le cheval qu’il venait d’y amener, et qui n’avait pas encore achevé de boire, et, lui ayant donné, sans le moindre motif, un grand coup de pied dans le côté, il nous salua. Des enfants en longues chemises10 s’éloignaient à notre approche avec des hurlements, se couchaient à plat ventre sur le seuil des portes, baissaient la tête, levaient les pieds en l’air et se trouvaient très-expéditivement transportés de cette manière au fond des sénis 11 obscurs de leurs demeures respectives, qu’ils ne quittaient plus. Les poules mêmes prenaient le trot et allaient se réfugier dans les cours. Un coq au poitrail noir et luisant comme un gilet de satin, et dont la queue écarlate flottait fièrement au vent, était le seul être animé qui avait eu l’audace de rester sur la route à notre approche, et il s’apprêtait même à chanter, lorsque tout à coup il se troubla et prit la fuite à son tour.

La maison du bourgmestre était située à l’écart, au milieu d’un enclos semé de chanvre qui était alors en pleine croissance. La calèche s’arrêta devant la porte. M. Pénotchkine se leva, fit tomber, par un mouvement fort pittoresque, le manteau qui était jeté sur ses épaules, et mit pied à terre en promenant autour de lui un regard plein de bienveillance. La femme du bourgmestre s’avança vers nous avec force salutations et approcha ses lèvres de la main seigneuriale. Arcadi Pavlitch lui laissa le temps de la couvrir de baisers et monta l’escalier. Au fond de la première pièce se tenait blottie, dans un coin obscur, la femme du starosta : elle salua le maître, mais n’osa point lui baiser la main. Dans la chambre froide 12 qui se trouvait à droite de celle où nous étions entrés, deux autres paysannes étaient occupées à disposer le local en toute hâte ; elles en tiraient une foule de vieilleries, des cruches vides, des touloupes 13 dont la peau était durcie à force d’usage, des pots à beurre, un berceau rempli de chiffons de toute couleur, et contenant un enfant à la mamelle : elles balayaient avec les paquets de branches dont on se sert au bain14 les ordures qui couvraient le plancher… Arcadi Pavlitch les chassa et alla s’établir sur le banc près des images 15. Les cochers commencèrent à apporter des malles, des cassettes et d’autres objets, en s’efforçant de faire le moins de bruit possible avec leurs épaisses chaussures.

Pendant ce temps Arcadi Pavlitch interrogeait le starosta sur l’état des semailles, et sur quelques autres sujets qui se rapportaient à l’économie agricole. Les réponses du starosta étaient satisfaisantes, mais il avait un air gauche et embarrassé : on eût dit qu’il agrafait son kaftane au cœur de l’hiver avec des doigts glacés par la gelée. Il se tenait près de la porte et tournait continuellement la tête comme s’il s’attendait à quelque danger : il se préoccupait beaucoup aussi des allées et venues incessantes du valet de chambre. Quoiqu’il me masquât presque entièrement la porte, j’aperçus derrière lui, dans la première pièce, la femme du bourgmestre qui donnait en silence une bourrée de coups de poing à je ne sais quelle autre paysanne. Mais un bruit de roues se fit entendre, et une téléga s’arrêta devant la maison ; le bourgmestre fit son entrée dans la chambre.

Cet homme d’administration, comme l’appelait Arcadi Pavlitch, était de petite taille ; mais il avait les épaules larges, et quoiqu’il eût les cheveux gris, il était encore robuste : il avait le nez rouge, de petits yeux d’un bleu gris, et une barbe en éventail. Je crois nécessaire de faire à ce propos la remarque suivante : depuis que la Russie existe, tous ceux qui s’y sont enrichis ont une barbe démesurée. Un paysan de votre connaissance a une barbe peu fournie et effilée ; vous le rencontrez un beau jour et remarquez avec stupéfaction que sa figure est entourée d’une véritable auréole ; d’où lui vient cet ornement ? Le bourgmestre avait, à ce qu’il paraît, fait bonne chère à Pétrova ; il exhalait une odeur d’eau-de-vie assez prononcée, et sa figure était passablement avinée.

— Ah ! vous qui êtes nos pères, nos bienfaiteurs, — commença-t-il à crier d’une voix haute et traînante, et en donnant à sa physionomie une expression d’attendrissement si vif qu’il semblait au moment de verser un torrent de larmes, — vous avez donc daigné venir nous visiter ! Votre petite main, mon père, votre main chérie, — ajouta-t-il en tendant les lèvres avec ardeur. Arcadi Pavlitch s’empressa de satisfaire à cette preuve d’attachement.

— Eh bien ! père Safrone, comment vont les affaires ? — demanda-t-il ensuite au bourgmestre d’un ton presque caressant.

— Ah ! père, — reprit celui-ci, — comment pourraient-elles aller mal ? N’êtes-vous pas nos pères, nos bienfaiteurs ? Vous avez daigné honorer notre pauvre village de votre présence ; vous nous avez comblés par là de bonheur pour le reste de nos jours. Dieu soit loué ! Arcadi Pavlitch ; Dieu soit loué ! tout va bien, grâce à vos bienfaits.

Le lendemain les deux étrangers suivent le starosta, ou l’intendant dans l’examen de la propriété et sont témoins de l’arbitraire et de l’iniquité du bourgmestre ; il y a de quoi pleurer sur le sort asservi des paysans. Mais passons ; tout cela est changé pour le paysan devenu libre. Et l’empereur s’occupait d’émanciper également le paysan polonais quand l’insurrection est venue changer la question et transformer la réforme en insurrection. La Russie et la Pologne en sont là.

III

Un soir, Jermolaï et moi, nous partîmes pour chasser à l’affût. Mais il est fort possible que le lecteur ne sache point ce que ce terme signifie. Je vais le lui expliquer en peu de mots.

Un quart d’heure environ avant le coucher du soleil, au printemps, vous entrez dans un bois, sans chien et le fusil sur l’épaule. Ayant fait choix d’un emplacement convenable, sur le bord d’une clairière, vous vous y arrêtez ; ainsi posté, vous promenez vos regards de tous côtés, vous examinez vos capsules, et de temps en temps vous échangez un signe d’intelligence avec votre compagnon. Un quart d’heure se passe. Le soleil est déjà couché, mais il ne fait pas encore sombre dans le bois ; l’air y est pur et transparent ; les oiseaux gazouillent à l’envi autour de vous ; l’herbe naissante étincelle gaiement des reflets de l’émeraude… Vous attendez. Le jour commence à baisser rapidement ; les feux rougeâtres qui embrasent l’horizon effleurent d’abord les racines et le tronc des arbres ; puis, montant peu à peu, ils en colorent les branches les plus basses, chargées de bourgeons à peine éclos, et gagnent enfin leurs cimes immobiles, qui semblent assoupies. Mais celles-ci s’éteignent à leur tour ; le ciel jusqu’alors empourpré bleuit de plus en plus. L’air s’imprègne des suaves parfums que les bois exhalent à cette heure du jour ; un souffle humide et à peine sensible s’élève par moments et vient mourir près de vous dans les branches. Les oiseaux s’endorment successivement et par espèces ; ce sont les pinsons qui se taisent les premiers ; quelques instants après, les fauvettes ; puis, les épeiches… L’obscurité continue à augmenter ; les arbres se transforment à vos yeux en masses confuses et gigantesques ; quelques étoiles scintillent timidement à la voûte du ciel..… la plupart des oiseaux reposent. Les rouges-queues et les jeunes pies sont les seuls qui sifflent encore par moments ; mais ils se taisent à leur tour. Le petit chant sonore du pouillot se fait entendre une dernière fois au-dessus de votre tête ; le cri plaintif du loriot lui a répondu dans le lointain ; au fond du bois, un rossignol vient de lancer rapidement sa première note ; l’impatience vous dévore. Tout à coup…, mais un chasseur seul pourra me répondre, au milieu du profond silence qui règne depuis quelques instants, s’élève un bruit tout particulier : c’est celui de deux ailes qui s’agitent rapidement en mesure, et une bécasse des bois, au long bec gracieusement incliné, se détache sur le feuillage foncé d’un bouleau et se dirige lentement vers nous.

Voilà ce qu’il faut entendre par chasse à l’affût. Ainsi donc, je me mis en route avec Jermolaï pour aller à la chasse. Mais j’oubliais une chose importante ; il faut encore, cher lecteur, que je vous fasse faire connaissance avec mon compagnon.

Tourgueneff avait pris pour compagnon un chasseur, paysan des environs, véritable aventurier des forêts. Ils partent ensemble, ils arrivent à la tombée de la nuit près du moulin où l’on refuse d’abord de les recevoir. À la fin le meunier entr’ouvre sa porte, il les engage à aller passer la nuit dans un hangar à quelque distance, leur fait allumer du feu et leur envoie sa femme pour veiller à leurs besoins. Il reconnaît dans la meunière malade de la poitrine une certaine Anina, jeune femme, d’une classe et d’une éducation supérieures aux paysans et qui servait à Pétersbourg chez un de ses amis M. Zverkoff.

M. Zverkoff lui avait un jour raconté ce qu’il appelait l’atroce ingratitude d’Anina. La voici.

C’est M. Zverkoff qui parle :

— M. Zverkoff commença en ces termes : — Vous n’êtes pas sans savoir quelle femme j’ai le bonheur de posséder ; je crois qu’il est impossible de trouver une meilleure personne ; vous en conviendrez vous-même. Il n’y a certainement pas d’existence plus heureuse que celle des femmes de chambre de ma femme ; c’est une véritable béatitude. Mais madame Zverkoff s’est donné pour règle de ne point avoir à son service de femme de chambre mariée ; et, en effet, cela ne vaut rien. Viennent les enfants, et ceci et cela ; — comment, je vous le demande, une femme de chambre mariée pourrait-elle remplir son devoir et se conformer à toutes les habitudes de sa maîtresse ? ce n’est plus cela du tout ; elle a tout autre chose en tête. Il faut en général, lorsqu’on raisonne, ne point perdre de vue la nature humaine. Ainsi, par exemple, un jour, en traversant un de nos villages, il y a bien de cela, … comment vous dirai-je sans mentir ?… une quinzaine d’années, nous remarquâmes, ma femme et moi, la fille du starosta ; c’était une charmante enfant ; elle avait même un je ne sais quoi, vous me comprenez, quelque chose de très-prévenant dans les manières. Ma femme me dit aussitôt : — Coco, c’est-à-dire vous comprenez : elle m’appelle ainsi ; prenons cette petite fille à Pétersbourg ; elle me plaît. — Prenons-la, — lui répondis-je ; je ne demande pas mieux. — Le starosta tombe, bien entendu, à nos pieds ; il ne pouvait pas s’attendre, vous comprenez, à un pareil bonheur. Quant à la petite, elle se mit naturellement à pleurer, par bêtise… Au commencement, ce n’est pas l’embarras, la chose peut paraître un peu dure, j’en conviens ; la maison paternelle… en général… il n’y a là rien d’extraordinaire. Je n’en persisterai pas moins à dire qu’il faut juger humainement des choses. Cependant la petite s’habitua bientôt à nous ; on la mit d’abord dans la chambre des femmes de service pour l’y instruire, comme il convient. Mais ce qui vous surprendra sans doute, c’est qu’elle fit des progrès étonnants ; ma femme la prit tout bonnement en adoration et daigna enfin l’attacher de préférence à toute autre, remarquez-le bien, … à sa propre personne. Et, pour être juste, je dois dire que… jamais elle n’avait encore eu de meilleure femme de chambre ; c’était une créature serviable, modeste, soumise, — en un mot, elle avait toutes les qualités qu’on peut souhaiter. Mais aussi il fallait voir à quel point ma femme la gâtait : elle poussait même à cet égard les choses beaucoup trop loin : elle l’habillait on ne peut mieux, la nourrissait de notre desserte, lui faisait porter du thé ; enfin, elle lui donnait tout au monde. C’est ainsi qu’elle vécut une dizaine d’années près de ma femme. Mais un beau jour, figurez-vous que je vois entrer Arina (c’était le nom de cette fille) dans mon cabinet, sans m’en avoir fait demander la permission. Arrivée devant moi, elle se jette à mes pieds. C’est, je vous l’avoue très-franchement, une habitude que je ne puis pas souffrir. Un être humain ne doit jamais manquer à sa propre dignité ; convenez-en ! — Que me veux-tu ? — demandai-je à Arina. — Mon père Alexandre Silitche, je viens vous supplier de m’accorder une grâce. — Laquelle ? — Permettez-moi de me marier. — Cette demande me surprit étrangement, je l’avoue. — Mais tu sais bien, petite sotte, — lui répondis-je, — que ta maîtresse n’a point d’autre femme de chambre ? — Je continuerai à la servir, comme d’ordinaire. — Allons donc ! allons donc ! ta maîtresse ne veut pas avoir de femme de chambre mariée. — Malania peut me remplacer. — Je te prie de ne pas raisonner. — Qu’il en soit comme vous voudrez… Moi, je vous le déclare, j’étais stupéfait. Je suis organisé de telle sorte que… rien ne m’indigne plus, j’ose le dire, que l’ingratitude… Je n’ai pas besoin de vous le répéter, vous connaissez ma femme ; c’est un ange sous forme humaine ; elle est d’une bonté inexprimable. Le plus grand des scélérats aurait bien certainement des égards pour elle. Je chassai Arina, et je supposais qu’avec le temps elle reviendrait à de meilleurs sentiments ; il me répugne, vous savez, de croire au mal et à la noire ingratitude du cœur humain. Mais que pensez-vous ? six mois après, je la vois arriver de nouveau vers moi avec la même prière. Cette fois, je le reconnais, je la chassai avec indignation ; je la menaçai et lui dis même que j’en instruirais ma femme. J’étais tout bouleversé ; mais figurez-vous mon étonnement ; quelque temps après, ma femme accourt à moi tout en larmes et si agitée que j’en fus effrayé. — Qu’est-il arrivé ? — Arina, … — me dit-elle, vous comprenez, … je rougis de vous le raconter. — Est-il possible ? mais avec qui donc ? — Pétrouchka le laquais. — Cette nouvelle me mit tout à fait hors de moi. Je suis ainsi fait, … je n’aime pas les demi-mesures… Pétrouchka n’était pas coupable ; j’aurais pu le punir ; … mais suivant moi, il n’était pas coupable. Quant à Arina… qu’ajouter à cela ? Il n’y a vraiment rien à dire ; j’ordonnai naturellement qu’on lui coupât les cheveux16, qu’on l’habillât de zatrapés 17 et qu’on l’expédiât immédiatement à la campagne. Ma femme y perdit, il est vrai, une excellente femme de chambre, mais il n’y avait rien à faire ; il est impossible cependant de tolérer des désordres pareils dans une maison ; il vaut mieux couper tout de suite les membres malades. Eh bien, maintenant, jugez-en vous-même ; vous connaissez ma femme ; c’est, comme je vous l’ai déjà dit, un ange !… elle s’était attachée à Arina, … et Arina, qui la servait, n’a pas eu assez de conscience pour… Ah ! vraiment, il faut en convenir… Mais à quoi bon s’étendre là-dessus ? dans tous les cas, il n’y avait rien à faire. Cette preuve d’insensibilité m’a personnellement affecté et blessé au dernier point. Vous avez beau dire, — le cœur, les sentiments… non ! ne leur en demandez pas ! Nourrissez un loup aussi bien que vous voudrez, il aura toujours les regards tournés vers la forêt… C’est une leçon… Mais je voulais seulement vous prouver…

Et ici M. Zverkoff détourna la tête et s’enveloppa chaudement dans son manteau, en comprimant avec courage l’émotion qui l’agitait.

Le lecteur doit comprendre maintenant pourquoi je regardais Arina avec tant d’intérêt.

— Y a-t-il longtemps que tu as épousé le meunier ? lui demandai-je.

— Deux ans.

— Mais comment cela ? Ton maître te l’a donc permis ?

— On m’a rachetée.

— Qui cela ?

— Savéli Alexéïevitch.

— Qui est-ce ?

— Mon mari. — Je remarquai qu’à ces mots Jermolaï avait comprimé un sourire. — Mon maître, continua Arina. Vous aurait-il parlé de moi ?

Je ne savais que lui répondre. — Arina ! — cria de loin le meunier ; celle-ci se leva et nous laissa seuls.

— Son mari est-il un brave homme ? demandai-je à Jermolaï.

— Il n’y a rien a en dire.

— Ont-ils des enfants ?

— Ils en avaient un, mais il est mort.

— Elle a donc plu au meunier ? Combien a-t-il donné pour l’affranchir ?

— Je n’en sais rien ; mais elle sait lire et écrire. Pour leur genre d’affaires, c’est une chose… comment dirai-je, qui peut être utile. Mais oui, du reste, il faut croire qu’Arina lui plaisait.

— Et toi, tu la connais depuis longtemps ?

— Depuis longtemps. J’allais autrefois chez ses maîtres. Leur bien n’est pas loin d’ici.

— Connaissais-tu le laquais Pétrouchka ?

— Pêtre Vassilitch ? Comment donc ?

— Où est-il maintenant ?

— On l’a fait soldat.

Nous restâmes un moment sans parler. — Elle paraît souffrante ? demandai-je à mon compagnon.

— Ah ! je le crois bien ! Mais je gage que demain l’affût sera bon. Vous feriez bien de dormir un peu.

Une bande de canards sauvages passa en sifflant sur nos têtes et nous l’entendîmes s’abattre non loin de nous sur la rivière. La nuit était noire et le froid commençait à se faire sentir. Le chant des rossignols retentissait au fond des bois. Nous nous enfonçâmes dans le foin et quelques instants après nous dormions l’un et l’autre d’un profond sommeil.

IV

Birouk18

Je revenais de la chasse seul, en drochki 19 ; j’avais encore huit verstes à faire pour arriver chez moi ; ma bonne jument, trotteuse infatigable, courait fièrement sur la grande route poudreuse, et de temps en temps elle dressait les oreilles et jetait un hennissement étouffé ; mon chien, harassé de fatigue, suivait de près, et ne s’écartait point d’un pas : on eût dit qu’il était attaché aux roues. L’orage approchait. En face de moi, un nuage énorme et aux reflets lilas s’élevait au-dessus du bois ; des nuées grisâtres couraient rapidement à ma rencontre ; le feuillage des saules commençait à s’agiter en murmurant. La chaleur jusqu’alors étouffante tomba soudainement, et l’air devint froid et humide ; les ombres épaississaient de plus en plus. Je donnai un coup de rêne à mon cheval, descendis dans le ravin, traversai heureusement le lit d’un petit ruisseau qui était à sec, et dont les bords étaient garnis de broussailles, gravis la côte opposée, et entrai dans le bois. La route que j’avais prise traversait en serpentant un épais taillis de noisetiers, et l’obscurité y était déjà profonde ; j’avançais presque au hasard. Mon drochki heurtait à tout moment contre les racines noueuses des chênes centenaires et des tilleuls, et s’engageait dans les ornières profondes qu’avaient creusées les roues des charrettes ; mon cheval commençait à broncher. Un vent violent s’éleva tout à coup et s’engouffra dans le bois en mugissant, le bruit de quelques grosses gouttes d’eau se fit entendre dans le feuillage, un éclair sillonna le ciel et fut suivi de près par le roulement du tonnerre. La pluie tomba bientôt par torrents. Je ralentis ma course, et fus même bientôt obligé de m’arrêter : mon cheval enfonçait dans la boue et je n’y voyais plus à deux pas devant moi. Je parvins cependant à m’abriter tant bien que mal sous un épais buisson. Courbé en deux et la tête enfoncée dans mon manteau, j’attendais patiemment la fin de l’orage, lorsque à la lueur d’un éclair une forme élevée apparut à mes yeux sur la route, et comme je continuais à regarder de ce côté, elle se dressa devant moi, près du drochki, comme si elle sortait de terre.

— Qui es tu ? me demanda une voix retentissante.

— Et toi-même, qui es-tu ?

— Je suis le forestier.

Je lui dis mon nom.

— Ah ! je vous connais ! Vous allez à la maison ?

— Oui ; mais entends-tu l’orage ?

— Il est fort, me répondit l’apparition.

Mais au même instant un éclair blafard illumina la route, et je pus voir distinctement celui qui m’avait abordé ainsi ; cette lueur soudaine fut suivie presque immédiatement d’un violent coup de tonnerre, et la pluie redoubla.

— Ça ne finira pas de sitôt, reprit le forestier.

— Que faire ?

— Je vais, si vous voulez, vous conduire dans mon isba 20, me dit le forestier d’un ton brusque.

— Tu me rendras service.

— Veuillez rester assis.

Le forestier s’approcha de mon cheval, et l’ayant pris par la bride, il le fit avancer. Nous nous mîmes en route. Je me cramponnai au coussin du drochki qui se balançait comme le fait un bateau sur une mer houleuse, et appelai mon chien. Ma pauvre jument s’enfonçait dans la boue, glissait et bronchait à tout moment ; le forestier marchait en tête, tantôt à droite, tantôt à gauche du brancard, et s’avançait dans l’ombre comme un spectre. Après m’avoir fait traverser ainsi une partie du bois, mon conducteur s’arrêta.

— Nous voici chez moi, maître, me dit-il avec calme.

Le kalitka cria sur ses gonds, et des petits chiens se mirent à aboyer en chœur dans la cour. Je levai les yeux, et distinguai à la lueur des éclairs une petite isba située au milieu d’un vaste emplacement entouré d’une haie en branches. Une des étroites fenêtres de ce lieu était faiblement éclairée. Le forestier conduisit mon cheval jusqu’au perron, et frappa à la porte.

— Voilà ! voilà ! cria une petite voix ; puis un piétinement de pieds nus se fit entendre. On tira le loquet, et une petite fille de douze ans tout au plus, en chemise écourtée et retenue à la taille par une lisière, parut, une lanterne à la main, sur le seuil de la porte.

— Éclaire au maître, lui dit mon hôte, et moi je vais faire entrer votre drochki sous le hangar.

La petite fille jeta les yeux sur moi, et rentra dans l’isba : je la suivis.

L’isba du forestier se composait d’une seule chambre, et celle-ci avait une assez triste apparence ; elle était basse, enfumée, dégarnie des ustensiles que l’on rencontre ordinairement chez le paysan : on n’y voyait ni cloisons ni soupente. Un touloupe déchiré pendait au mur : plus loin, sur le banc, était couché un fusil, et un tas de chiffons étaient amoncelés dans un coin. Deux grands pots placés près du poêle complétaient cet ameublement qu’éclairait la lueur vacillante d’une loutchina 21 qui brûlait sur la table. Au milieu de la chambre pendait un berceau fixé à l’extrémité d’une longue gaule. La petite fille éteignit la lanterne, s’assit sur un escabeau, et se mit à balancer le berceau d’une main, tout en ravivant de l’autre la flamme de la loutchina. Je promenai mes regards dans la chambre : le spectacle qu’elle offrait m’affecta profondément : rien de plus triste que l’intérieur d’une isba de paysan pendant la nuit. L’enfant qui était couché dans le berceau respirait péniblement.

— Tu es donc seule ici ? demandai-je à la petite fille.

— Oui, je suis seule, me répondit-elle d’une voix faible et craintive.

— Tu es la fille du forestier ?

— Oui, me dit-elle en balbutiant.

La porte s’ouvrit en criant, et le forestier ayant baissé la tête pour en franchir le seuil, entra dans la chambre. Il prit la lanterne qui était posée à terre et s’approcha de la table pour allumer un bout de chandelle qui s’y trouvait.

— Vous n’êtes probablement pas accoutumé aux loutchina ? me dit-il en rejetant ses cheveux en arrière.

Je l’examinai attentivement, et son extérieur me frappa. C’était un homme d’une taille élevée, carré des épaules, et bâti comme on en voit peu. Les muscles saillants de sa poitrine et de ses bras robustes se dessinaient sous les plis de sa grosse chemise qui ruisselait d’eau. Une barbe épaisse et noire couvrait tout le bas de sa figure mâle et sévère ; ses yeux bruns et peu ouverts, mais au regard fixe et hardi, étaient ombragés par des sourcils bien formés et qui se touchaient presque. Il s’arrêta devant moi, les deux mains posées sur les hanches.

Je le remerciai et lui demandai son nom.

— Je m’appelle Foma, me répondit-il, et on m’a surnommé Birouk.

— Ah ! tu es Birouk ?

Je le regardai avec un redoublement d’attention. J’avais souvent entendu parler du forestier Birouk à mon Jermolaï et à d’autres habitants du pays : les paysans le craignaient comme le feu. Jamais homme, disaient-ils, n’avait rempli avec autant de vigilance les fonctions qui lui étaient confiées ; il ne laissait pas soustraire le moindre fagot : à toute heure du jour, et même au milieu de la nuit, il tombait sur vous à l’improviste comme une bourrasque de neige, et il n’y avait point à lui tenir tête ; il était fort et agile comme le diable. Pas moyen d’ailleurs de le corrompre : ni l’eau-de-vie, ni l’argent n’avaient prise sur lui ; il ne se laissait séduire par rien. Déjà bien des fois on avait charitablement essayé de l’envoyer dans l’autre monde : mais il ne s’était pas laissé faire.

Telle était la réputation de Birouk parmi les paysans du voisinage.

— C’est donc toi qui es Birouk ? — lui dis-je ; — j’ai entendu souvent parler de toi, frère. On prétend que tu es impitoyable.

— Je fais mon devoir, — me répondit-il d’un ton brusque ; — ce n’est pas tout que de manger le pain du maître, il faut le mériter.

Il prit la hache qui était passée à sa ceinture, s’assit par terre, et se mit à façonner une loutchina.

— Est-ce que tu n’as pas de femme ? — lui demandai-je.

— Non, — me répondit-il en frappant un grand coup de hache…

— Elle est donc morte ?

— Non… Oui… elle est morte, — reprit-il, et il se détourna.

Je me tus… Il leva la tête et me regarda.

— Elle a pris la fuite avec un bourgeois qui passait, — me dit-il en souriant d’un air farouche. À ces mots la petite fille baissa les yeux. L’enfant se réveilla et se mit à crier. La petite s’approcha du berceau. — Tiens ! prends-le, — lui dit Birouk en lui tendant un biberon couvert de crasse. — Voilà ! elle l’a abandonné, — continua-t-il à demi-voix en me montrant l’enfant. Puis, il s’approcha de la porte : mais il s’arrêta et se retourna de mon côté.

— Vous ne voudrez sans doute pas de notre pain, maître ? — me dit-il, — et nous n’avons que cela…

— Je n’ai pas faim.

— Faites comme bon vous semble. Je vous aurais bien fait chauffer le samovar, mais je n’ai pas de thé. Je vais aller voir ce que fait votre cheval.

Il sortit en tirant avec force la porte après lui. Je me mis de nouveau à examiner l’intérieur de l’isba ; il me parut encore plus triste qu’avant. Cette odeur âcre, qui est particulière aux lieux où la fumée séjourne, me prenait à la gorge. La petite fille se tenait immobile et les yeux baissés ; de temps en temps seulement, elle agitait le berceau ou relevait timidement sa chemise sur son épaule ; ses jambes nues pendaient le long de l’escabeau.

— Comment t’appelles-tu ? — lui demandai-je.

— Oulita, — me dit-elle, en baissant encore plus son visage amaigri.

Le forestier rentra et s’assit sur le banc. — L’orage se calme, — me dit-il après un instant de silence. — Si vous le désirez, je vais vous conduire hors du bois.

Je me levai.

Birouk prit son fusil et se mit à examiner la batterie.

— Pourquoi le prends-tu ? — lui demandai-je.

— On fait des sottises dans le bois… On coupe un arbre dans le ravin de la Jument.

— Comment peux-tu l’entendre d’ici ?

— D’ici, non, mais de la cour.

Nous sortîmes ensemble. La pluie avait entièrement cessé. Un épais rideau de nuages s’étendait à l’horizon, et de longs éclairs s’y dessinaient encore par moments ; mais au-dessus de nous le ciel était d’un bleu sombre et de rares étoiles scintillaient à travers des nuages pluvieux qui fuyaient. On commençait déjà à distinguer la forme des arbres que le vent et la pluie venaient de battre avec tant d’acharnement. Nous nous mîmes à prêter l’oreille. Le forestier ôta son bonnet et baissa la tête.

— Voi… voilà… — dit-il tout à coup en étendant la main. — Ils ont choisi une jolie nuit.

J’écoutai en vain : je ne distinguais que le bruit des feuilles. Birouk sortit mon cheval du hangar.

— Si nous ne nous dépêchons pas, — me dit-il, — je pourrai bien le manquer.

— Je vais t’accompagner. Y consens-tu ?

— Soit, — dit-il en faisant reculer le cheval.

— Nous l’aurons bientôt pris ; je vous reconduirai ensuite. Allons !

Nous partîmes ; Birouk marchait en avant, et moi je le suivais de près. Je ne sais vraiment pas comment il trouvait son chemin au milieu des arbres et des broussailles, mais il s’avançait d’un pas rapide, sans hésiter, et ne s’arrêtait de temps en temps que pour écouter les coups de hache.

— Voyez-vous cela ! — dit-il entre ses dents.

— Entendez-vous ? entendez-vous maintenant ?

— De quel côté ?

Le forestier haussa les épaules. Nous nous engageâmes dans le ravin ; lorsque nous fûmes à l’abri du vent, je commençai à entendre très-distinctement le bruit d’une hache. Birouk me regarda en faisant un signe de tête. Nous continuâmes à nous avancer en marchant au milieu des fougères et des orties. Un craquement sourd et prolongé frappa mon oreille…

— Il l’a coupé ! — murmura Birouk.

Le ciel continuait à s’éclaircir ; on commençait à y voir dans le bois. Nous arrivâmes enfin à l’extrémité du ravin.

— Attendez-moi ici, — me dit le forestier à demi-voix ; et redressant son fusil, il se baissa et disparut au milieu des buissons.

J’écoutai attentivement ; malgré les mugissements du vent je distinguais des sons assez faibles qui s’élevaient à peu de distance de l’endroit où je me tenais : on abattait à coups de hache les branches d’un arbre ; puis, j’entendis le souffle d’un cheval, le cri discordant des roues d’une téléga… — Où vas-tu ? arrête ! — s’écria tout à coup Birouk d’une voix tonnante. — Ces paroles furent suivies d’un cri plaintif comme celui d’un lièvre… Une lutte venait de s’engager. — Non ! non ! — répétait Birouk d’une voix haletante, — tu ne m’échapperas pas… — Je me précipitai dans cette direction, et après avoir trébuché plus d’une fois j’arrivai sur le lieu du combat. Le forestier était étendu par terre au pied d’un arbre coupé ; il tenait le voleur qui se débattait sous lui, et dont il s’efforçait de lier les mains avec une ceinture. Je m’approchai des combattants ; le paysan était déguenillé, mouillé jusqu’aux os, et une longue barbe en désordre lui donnait une physionomie des plus sinistres. Birouk se releva et força son prisonnier à en faire autant. Un cheval décharné couvert d’une natte toute déchirée et une téléga étaient à quelques pas plus loin dans le fourré. Le forestier était silencieux ; le paysan se taisait aussi, mais il hochait la tête.

— Laisse-le en paix ! — dis-je à l’oreille de Birouk, — je payerai le prix de l’arbre.

Birouk ne me répondit pas ; il saisit la crinière du cheval de la main gauche (il avait passé la main droite dans la ceinture du voleur).

— Allons ! tourne-toi, corneille 22, — dit-il d’un ton rude.

— Voilà, là-bas, ma petite hache : prenez-la, — balbutia le paysan.

— Il ne faut pas la perdre, en effet, — reprit le forestier en relevant la hache.

Nous partîmes ; je marchai par derrière… Chemin faisant, quelques gouttes d’eau nous annoncèrent que la pluie allait recommencer ; elle ne tarda point effectivement à tomber à flots. Ce n’est pas sans peine que nous parvînmes à regagner la demeure du forestier. Lorsque nous l’eûmes atteinte, Birouk laissa le cheval au milieu de la cour, conduisit le paysan dans l’isba, relâcha le nœud du kouchak qui lui retenait les mains, et le fit asseoir dans un coin. Je me plaçai en face sur le banc.

— Quelle ondée ! — me dit le forestier. — Il faut attendre qu’elle passe. Ne voulez-vous pas vous reposer un peu ?

— Non, merci.

— Pour ne pas vous incommoder, — me dit-il en montrant le paysan, — je l’aurais bien mis dans la petite chambre à côté, mais le loquet…

— Laisse-le là ; il ne me dérange pas, — répondis-je.

Le paysan me regarda sans relever la tête. Je pris la ferme résolution de délivrer le pauvre diable, à quelque prix que ce fût. Il était toujours immobile sur le banc où Birouk l’avait placé en entrant. La lumière de la lanterne l’éclairait en plein, et je l’observai plus attentivement ; il avait la figure have et couverte de rides, des sourcils fauves, le regard inquiet, et tous ses membres étaient d’une maigreur effrayante… La petite fille s’étendit à ses pieds sur le plancher. Quant à Birouk, il était assis devant la table, la tête posée sur ses deux mains. Un grillon chantait dans le coin, … la pluie battait contre le toit et les vitres ; nous étions tous silencieux.

— Foma Kousmitch, — dit tout à coup le paysan d’une voix sourde et cassée, — eh ! Foma Kousmitch ?

— Que veux-tu ?

— Relâche-moi.

Birouk ne répondit pas.

— Relâche-moi. C’est par misère… Relâche-moi.

— Je vous connais, — dit le forestier d’un air sombre. — Toute votre commune est taillée sur le même patron. Vous êtes tous plus voleurs les uns que les autres.

— Relâche-moi, — reprit le paysan, — c’est l’intendant… nous sommes ruinés. Oui, tout à fait ruinés. Relâche-moi.

— Ruinés ?… ce n’est pas une raison pour voler.

— Relâche-moi, Foma Kousmitch. Ne me perds pas. Chez vous, tu sais bien ce qui m’attend. L’intendant me dévorera, vrai.

Birouk se détourna. Le paysan tremblait par moments comme s’il avait la fièvre. Il agitait aussi quelquefois la tête d’une façon étrange, et sa respiration était précipitée.

— Relâche-moi, — continua-t-il à répéter avec un accent de désespoir. — Relâche-moi, au nom de Dieu, relâche-moi. Je payerai, comme il y a un Dieu. Oui, c’est la misère… Les petits crient à la maison ; tu sais bien ça. Que veux-tu, cette vie-là est si dure !

— C’est une mauvaise excuse ; tu ne devais pas voler pour cela.

— Quand ce ne serait que mon pauvre cheval… — dit le paysan ; — laisse-moi au moins mon cheval… c’est tout mon bien… ne me l’enlève pas.

— C’est impossible ; je te l’ai déjà dit. Moi aussi j’ai des devoirs à remplir. On exige que je sois sévère pour vous autres.

— Relâche-moi. C’est la misère, Foma Kousmitch ; c’est la misère, aussi vrai que j’existe.

— Je vous connais.

— Relâche-moi, au nom du ciel.

— Allons ! en finiras-tu ? Tais-toi ; tu sais bien que je ne plaisante pas. Il y a un maître là : tu ne le vois donc pas ?

Le pauvre diable baissa la tête. Birouk se mit à bâiller et appuya son front contre la table. La pluie continuait toujours ; j’attendais impatiemment le dénouement de cette triste scène.

Le paysan se redressa subitement ; ses yeux s’animèrent et ses joues se colorèrent. — Allons ! tiens, — s’écria-t-il en clignant les yeux et avec le frémissement de la haine sur les lèvres — dévore, maudit assassin, bois le sang d’un chrétien, bois-le…

Le forestier se retourna.

— C’est à toi que je parle, — continua de plus belle le paysan, — à toi, asiatique 23, buveur de sang, à toi !

— As-tu perdu l’esprit, — dit le forestier ; — je crois plutôt que tu es ivre.

— Ivre ? N’est-ce pas à tes frais que je me suis enivré ? maudit tueur d’âmes, bête féroce, bête féroce !

— Je vais… t’apprendre…

— Va toujours ! Qu’est-ce que ça me fait ; je suis prêt à tout. Que veux-tu que je devienne sans cheval ? Assomme-moi ; j’aime mieux en finir tout de suite que de mourir de faim. Que tout périsse à la fois… femme, enfants ! Quant à toi, sois tranquille, nous te retrouverons bien.

Birouk se leva.

— Frappe ! frappe ! — reprit le paysan avec rage ; — frappe ! allons, frappe donc !

À ces mots la petite fille, qui était restée couchée, se releva avec vivacité.

— Silence ! — cria le forestier d’une voix tonnante, et il fit un pas en avant.

— Allons ! laisse-le, Foma, — m’écriai-je à mon tour, — cela n’en vaut pas la peine.

— Je ne me tairai pas, — reprit le malheureux avec plus de violence que jamais. — Autant crever comme ça ! Tu es un tueur d’âmes, une bête féroce… Mais attends… tu ne régneras plus longtemps… On te serrera le gosier un peu fort, va !

Birouk le saisit par l’épaule… Je courus au secours du paysan.

— Laissez-le, maître ! — me cria le forestier.

Cette injonction ne m’intimida pas, et je portais déjà les mains en avant ; mais, à mon grand étonnement, Birouk dénoua subitement le kouchak qui liait les bras du paysan, et saisissant celui-ci par la nuque, il lui enfonça son bonnet sur les yeux, ouvrit la porte, et le poussa dehors.

— Va-t’en au diable, avec ton cheval ! — lui cria-t-il en le voyant s’éloigner, — et rappelle-toi que si jamais je te reprends…

Cela dit, le forestier rentra tranquillement dans l’isba, ferma la porte, et se mit à remuer je ne sais quoi dans un coin.

— Vraiment, Birouk, — lui dis-je, — tu m’as étonné… Tu es un brave homme, à ce que je vois…

— Allons ! maître, ne parlons pas de cela, — me répondit-il d’un ton d’impatience. — Mais n’allez pas le raconter. Je vais maintenant vous reconduire, car il paraît que la pluie ne cessera pas de sitôt. Ah ! le voilà qui détale ! — ajouta-t-il à demi-voix en entendant le bruit que faisaient les roues d’une téléga qui passait devant les fenêtres de l’isba. — Ah ! je le..

Une demi-heure après je prenais congé de lui sur la lisière du bois.

V

Les Russes, dit-il ailleurs, meurent avec résignation comme le paysan français. Il n’y a pas de maître plus rude, mais plus efficace que la fatalité.

« Et toi aussi, s’écrie Tourgueneff, en se rappelant à la fin d’un de ses récits un pauvre instituteur russe qui élevait les fils d’un de ses amis, et toi aussi, mon digne ami Avenir Sorokooumoff, toi qui fus le meilleur des hommes ! Je vois encore ta figure de poitrinaire, sèche et verdâtre, tes cheveux blonds et rares, ton modeste sourire, ton regard enthousiaste, tes membres amaigris… J’entends ta voix faible et caressante ! Ayant quitté l’université sans y terminer tes études, tu allas demeurer, je m’en souviens, chez un certain Gour Kroupianikoff, très-honorable seigneur russe, qui avait daigné te confier le soin d’enseigner à ses deux fils, Fofa et Zuzu, la grammaire russe, la géographie, l’histoire. Tu supportais avec une patience vraiment angélique les grossières plaisanteries de M. Gour, les amabilités inconvenantes de son intendant, les sottes espiègleries des deux mauvais garnements, tes élèves ; et s’il t’arrivait parfois de laisser lire sur tes lèvres un sourire plein d’amertume, lorsque tu étais obligé de remplir les capricieuses exigences de leur mère, jamais cette tyrannie ne t’arracha le moindre murmure. Mais aussi avec quel ineffable bonheur tu jouissais d’un instant de repos, le soir, après souper, lorsque, délivré enfin de tout devoir et de toute préoccupation, tu allais t’asseoir près de la fenêtre et te mettais à fumer, tout en réfléchissant ou en parcourant avec avidité les feuillets gras et déchirés de quelque recueil périodique que t’avait laissé, en quittant la maison, l’arpenteur du gouvernement, pauvre hère condamné comme toi à mener une vie errante. Quelles douces émotions tu ressentais à la lecture d’une pièce de vers ou d’une nouvelle attachante ! Des larmes brillaient aussitôt dans tes yeux, un doux sourire s’épanouissait sur tes lèvres, tu te sentais pénétré d’un ardent amour pour l’humanité, et le sentiment du beau et du juste embrasait ton âme naïve comme celle d’un enfant. Tu n’étais nullement remarquable, il est vrai, par les qualités de l’esprit, et tu passais même à l’université pour un sujet des plus médiocres ; pendant les leçons, tu te laissais aller ordinairement aux douceurs du sommeil, et c’est surtout par un majestueux silence que tu brillais aux examens. Mais qui se distinguait entre nous tous par la joie que lui faisaient éprouver les succès d’un camarade ? c’était Avenir. Qui avait une confiance aveugle dans les mérites de ses amis, exaltait leurs talents et prenait leur défense avec le plus d’ardeur ? c’était encore toi. À qui l’envie et l’amour-propre étaient-ils complétement étrangers ? c’était encore à toi. Et tu te croyais inférieur à des hommes qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de tes souliers.

Lorsque tu pris congé de tes amis, ton émotion était profonde ; de tristes pressentiments t’agitaient. Ils étaient fondés ; dans le monde où tu allais être transporté tu ne devais plus trouver un seul être que tu pusses écouter, admirer et aimer. Les seigneurs civilisés et les gentilshommes campagnards se comportaient à ton égard comme avec toutes les personnes de ta profession : les uns étaient grossiers, les autres te témoignaient même une sorte de mépris. Ton extérieur, je l’avoue, ne disposait nullement en ta faveur ; et puis, tu rougissais à tout propos, tu te troublais, tu balbutiais en répondant à la question la plus insignifiante… Nous avions espéré que la campagne raffermirait ta santé chancelante ; mais non, tu y dépéris à vue d’œil, ô mon pauvre ami ! Ta chambre donnait cependant sur le jardin ; au printemps, les cerisiers, les pommiers et les tilleuls qui bordaient la maison, secouaient leurs fleurs jusque sur les livres et les cahiers qui couvraient ta table. Un petit porte-montre de soie bleue pendait au mur en face de ton lit : c’était le cadeau d’adieu que t’avait donné le jour de ton départ une douce et sensible gouvernante allemande aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Quelquefois un de tes anciens amis de Moscou venait te voir en passant, et lorsqu’il lui arrivait de te réciter une pièce de vers empruntée à un des nouveaux recueils du jour, ou même une de ses propres compositions, tu l’écoutais dans un recueillement extatique. Mais l’isolement habituel auquel tu étais condamné, la sujétion de l’état que tu avais embrassé et l’impossibilité d’en être jamais délivré, les automnes et les hivers sans fin du pays, et par-dessus tout une maladie incurable… Ô mon pauvre Avenir !

J’allai le voir peu de temps avant sa mort ; il pouvait à peine marcher. Le propriétaire chez lequel il avait demeuré jusqu’alors, M. Gour Kroupianikoff, daignait ne point le renvoyer, mais il ne lui donnait plus d’appointements. Il avait pris un autre maître pour Zuzu ; quant à Fofa, on venait de le faire entrer aux Cadets 24… Avenir était assis près de la fenêtre, dans un fauteuil à la Voltaire. Le temps était beau quoiqu’on fût déjà en plein automne ; un ciel pâle, mais limpide se montrait gaiement à travers les branches d’une rangée de tilleuls entièrement dépouillés de verdure, qui avaient encore gardé ça et là quelques dernières feuilles d’un jaune vif que le vent agitait par moment. La terre, qui avait été saisie par la gelée pendant la nuit, se couvrait d’humidité aux rayons du soleil dont les rayons obliques glissaient sur l’herbe pâlie. L’air était d’une sonorité surprenante ; on entendait distinctement la voix des ouvriers qui travaillaient dans le fond du jardin. Avenir était enveloppé dans une vieille robe de chambre boukhare 25 : une cravate de soie verte donnait à sa figure, qui était d’une maigreur effrayante, une teinte cadavérique. Il m’accueillit avec joie, et me tendant la main, il allait me parler lorsqu’une quinte de toux l’arrêta. Je lui donnai le temps de se reposer et m’assis à côté de lui. Il avait sur les genoux un cahier rempli de poésies copiées avec le plus grand soin : c’étaient les Œuvres de Koltsoff. Il frappa le cahier de la main et sourit. — Voilà un poëte ! — me dit-il d’une voix éteinte, et retenant sa toux avec effort, il commença à réciter la strophe suivante :

Les ailes du faucon
Sont-elles donc liées ?
Tous les chemins
Lui sont-ils fermés ? —

Je l’interrompis : le médecin lui avait expressément défendu de parler. Je connaissais le moyen de lui faire passer quelques instants agréables. Quoiqu’il n’eût jamais suivi le mouvement scientifique et intellectuel de l’époque, Sorokooumoff aimait à savoir où l’on en était… Il lui arrivait parfois de prendre à part un de ses anciens camarades et de lui demander ce que pensaient les grands esprits du siècle ; il l’écoutait attentivement, s’étonnait, le croyait sur parole, et répétait ensuite mot pour mot tout ce qu’il en avait appris. Il s’intéressait particulièrement à la philosophie allemande. Je me mis donc à l’entretenir de Hégel (il y a longtemps de cela, comme vous voyez). Avenir souriait et m’approuvait d’un signe de tête ; ou bien il levait les sourcils et me disait à voix basse : Je comprends, je comprends. Ah ! c’est beau ! c’est beau ! La curiosité enfantine de ce pauvre jeune homme mourant et abandonné m’émut, je l’avoue, jusqu’aux larmes. Contrairement à l’habitude de tous les poitrinaires, il ne se faisait du reste aucune illusion sur son état : et cependant il ne se désespérait nullement, et ne fit même pas la moindre allusion au sort qui lui était réservé. Ayant rassemblé toutes ses forces, il se mit à me parler de Moscou, des amis qu’il y avait laissés, de Pouchkine, du théâtre, de la littérature russe ; il me rappela nos petites bombances d’autrefois, les discussions ardentes que nous engagions à cette époque, et prononça avec attendrissement les noms de plusieurs de nos amis qui n’étaient plus… — Te souviens-tu de Dacha ? me dit-il enfin : voilà un cœur d’or ! quelle nature, et comme elle m’aimait ! Qu’est-elle devenue ? Elle est sans doute bien changé, la pauvrette !… Je me gardai bien de lui apprendre une triste nouvelle… Et pourquoi lui aurais-je dit, en effet, que sa Dacha était maintenant ronde comme une boule, qu’elle vivait avec des marchands, les frères Kondatchkoff, qu’elle était couverte de fard, qu’elle criait et se disputait du matin au soir ?

— N’y aurait-il pas moyen, pensai-je en moi-même, de le tirer d’ici ? Peut-être serait-il possible encore de le guérir. — J’avais commencé de lui exposer mes vues à ce sujet, mais il ne me laissa point achever.

— Non, frère, me dit-il, je te remercie. Peu importe le lieu où l’on meurt. Je n’irai pas jusqu’à l’hiver. À quoi bon déranger le monde pour rien ? Je suis habitué à la maison. Il est vrai que cette famill…

— Ce sont probablement des gens sans cœur ? lui dis-je.

— Non, — reprit-il, — ce monde-là n’est pas méchant, ce sont des espèces de bûches. Mais je n’ai vraiment pas à m’en plaindre. Quant aux voisins… un des propriétaires du canton, M. Kasatkine, a une fille instruite, douce, une créature excellente, et point fière… — Une quinte de toux ne lui permit pas de continuer. — Tout cela ne serait rien, — reprit-il, au bout de quelques instants, — si l’on me permettait de fumer. Mais je ne mourrai pas comme cela, ils auront beau me surveiller, je fumerai une pipe ! — Et ici il cligna les yeux d’un air de malice. — Dieu merci, j’ai assez vécu ; j’ai connu de braves gens dans ma vie, et…

— Tu devrais au moins, — lui dis-je en l’interrompant, — écrire à ta famille.

— À quoi bon ? Ils ne peuvent m’être d’aucun secours. Lorsque je serai mort, ils le sauront bien. Pourquoi leur en parler d’avance ? Plutôt que de penser à cela, raconte-moi ce que tu as vu à l’étranger.

Je me mis en devoir de le satisfaire ; il m’écouta avec un intérêt inexprimable. Je partis le même soir, et dix jours après, je reçus de M. Kroupianikoff la lettre suivante :

« J’ai l’honneur de vous annoncer par la présente, mon cher monsieur, que votre ami, l’étudiant Avenir Sorokooumoff, qui demeurait chez moi, est mort il y a de cela quatre jours, à deux heures de l’après-midi, et qu’il a été enterré aujourd’hui, à mes frais, dans le cimetière de mon église. Conformément à son désir, je vous envoie les cahiers et les livres que vous trouverez ci-joints. Il possédait vingt-deux roubles et demi qui, ainsi que tous ses effets, seront envoyés par mes soins aux personnes de sa famille qui ont droit à cet héritage. Votre ami est mort en pleine connaissance ; je vous dirai même qu’il est mort avec une sorte d’indifférence, sans donner le moindre signe d’attendrissement, même lorsque moi et toute ma famille nous lui fîmes nos adieux. Mon épouse, Cléopâtre Alexandrovna, vous présente ses compliments. La mort de votre ami a naturellement dérangé ses nerfs ; quant à moi je me porte fort bien grâce à Dieu, et j’ai l’honneur d’être,

« Votre très-humble serviteur,

« G. Kroupianikoff. »

Il me revient encore un grand nombre de souvenirs du même genre ; mais les faits que j’ai rapportés doivent suffire. J’ajouterai cependant ce qui suit : Une vieille propriétaire mourut en ma présence, il y a de cela quelques années. Le prêtre qui l’assistait avait commencé à réciter les prières des agonisants, mais croyant s’apercevoir que la malade allait expirer, il s’empressa de lui donner le crucifix à baiser. La brave dame se recula d’un air mécontent. — Tu te hâtes trop, mon petit père, — lui dit-elle d’une langue déjà épaissie, — tu auras encore le temps. — Puis elle baisa dévotement le crucifix, fourra la main sous son oreiller, et rendit l’âme. — Lorsqu’on se mit en devoir de l’ensevelir, on trouva un rouble d’argent sous son oreiller ; elle avait pris ses précautions d’avance, et se proposait de payer elle-même le prêtre qui viendrait l’assister à ses derniers moments. Oui, les Russes meurent d’une façon vraiment étrange.

VI

Le récit d’une grande foire aux chevaux dans un village de la grande Russie, où toutes les figures et toutes les ruses de maquignon sont prises sur le fait.

Le récit d’une nuit passée au milieu des Prairies avec les crédules enfants d’un autre village russe à entendre les merveilles populaires que les mères ont raconté aux enfants.

Enfin le récit touchant des chanteurs.

Comme tous les peuples enfants qui ont de grands souvenirs dans leur histoire, les Russes ont des chanteurs de cantons, de villages, de steppes, qui luttent ensemble pour le plaisir des auditeurs attablés. J’ai vu la même chose en Arabie : l’émir Beschir du mont Liban et ses fils en avaient toujours derrière leur divan. Ces hommes ont un caractère à part qui leur vaut à la fois la vénération de leurs compatriotes, l’idolâtrie des femmes et les railleries des ignorants.

Ce trait de mœurs des peuples neufs est trop saillant pour avoir échappé à Tourgueneff. Un de ses essais les plus naïfs et les plus vrais est intitulé le Chanteur. Le voici :

VII

Il s’arrête un soir à la chasse dans l’auberge de paysans d’un pauvre village des steppes. Il en décrit l’apparence et les convives ; trois chanteurs luttent ensemble ; un entrepreneur de bâtiments, un turc, et un chantre nomade nommé Iakof.

………….

Je reprends mon récit, que j’avais interrompu au moment où l’entrepreneur s’était avancé au milieu de la chambre. Il ferma un peu les yeux, et commença à chanter d’une voix de fausset qui était assez agréable, quoiqu’elle ne fût point très-pure. Il en jouait avec plaisir, et passait alternativement des notes les plus aiguës aux plus basses : mais il s’arrêtait de préférence aux premières, qu’il s’efforçait de soutenir avec une étonnante flexibilité de gosier. Parfois il s’interrompait brusquement et reprenait tout à coup avec une ardeur entraînante. Ses modulations étaient très-hardies, et quelquefois il changeait de ton d’une façon très-originale ; un connaisseur l’aurait écouté avec plaisir, et un Allemand l’aurait trouvé insupportable. C’était un ténor léger, un tenore di grazia en kaftane russe. Il ajoutait tant d’ornements aux paroles de la chanson qu’il avait choisie, que j’eus beaucoup de peine à en saisir quelques mots et entre autres ceux-ci :

Je labourerai, ma belle,
Un petit coin de terre ;
J’y planterai, ma belle,
De petites fleurs rouges.

Les assistants l’écoutaient avec beaucoup d’attention. Il n’ignorait pas qu’il avait affaire à des gens entendus, et c’est pourquoi il cherchait à déployer tout son savoir-faire. On s’y connaît en fait de chant dans notre province, et le village de Sergievsk, situé sur la grande route d’Orel, est renommé dans tout l’empire pour le mérite de ses chanteurs. L’entrepreneur s’évertua longtemps avant de toucher son auditoire ; il n’était point encouragé, soutenu par les assistants ; mais tout à coup l’habileté avec laquelle le chanteur venait de changer de ton éveilla un sourire de satisfaction sur la figure de Diki-Barine, et Obaldouï ne put retenir un cri d’admiration. Ce sentiment gagna tous les autres paysans ; ils commencèrent à donner de temps en temps des marques d’approbation à demi-voix : — Bien ! Monte toujours, gaillard ! Allons ! courage, aspic ! Allons donc ! chien que tu es ! Chauffe toujours ou qu’Hérode perde ton âme ! etc. — Nikolaï Ivanovitch, assis dans son comptoir, balançait la tête en signe de satisfaction. Obaldouï battait la mesure des pieds et remuait les épaules en cadence. Quand à Iakof, ses yeux brillaient comme des charbons ardents : il tremblait de tous ses membres comme une feuille, et un sourire inquiet agitait ses lèvres. Diki-Barine était le seul dont la figure restât impassible ; il se tenait toujours immobile. Cependant ses yeux arrêtés sur l’entrepreneur étaient un peu moins durs ; mais sa bouche exprimait le dédain, comme d’ordinaire.

Excité par ses encouragements, l’entrepreneur se mit à chanter avec une telle agilité et à tirer de son gosier des sons si brillants, que lorsque, complétement exténué par ses efforts, le visage pâle et inondé de sueur, il rejeta le corps en arrière et poussa avec effort un dernier cri, — tout l’auditoire y répondit par une exclamation frénétique. Obaldouï lui sauta au cou et l’embrassa avec tant de force de ses longs bras osseux qu’il faillit l’étouffer ; la grosse figure de Nikolaï Ivanovitch se couvrit d’une rougeur juvénile, et Iakof s’écria comme un fou : — Ah ! le gaillard ! comme il nous a chanté ça ! — Mon voisin, le paysan à la souquenille, frappa la table du poing en disant : Ah ! c’est bien ! que le diable m’emporte, c’est vraiment bien ! — et il cracha par terre d’un air décidé.

— Ah ! frère ! tu nous as fait plaisir, — cria Obaldouï sans lâcher l’entrepreneur tout épuisé. — Oui, vraiment, tu nous as fait plaisir. Tu as gagné, frère, tu as gagné ! Je t’en félicite, la chopine t’appartient. Iachka n’est pas de ta force. Oui ; c’est moi qui le dis, tu peux m’en croire. Et il se remit à presser l’entrepreneur sur son sein.

— Lâche-le donc, enragé que tu es, — lui dit Morgatch avec dépit, — laisse-le s’asseoir sur le banc ; ne vois-tu pas qu’il est fatigué ? Quelle buse tu fais ! oui, vraiment. Tu t’es collé à lui comme une feuille mouillée.

— Eh bien ! soit ; qu’il aille s’asseoir. Moi, je vais boire à sa santé, — lui répondit Obaldouï ; et il se dirigea vers le comptoir. — À ton compte, frère, — ajouta-t-il en s’adressant à l’entrepreneur.

Celui-ci fit un geste d’assentiment, s’assit sur le banc, tira de son bonnet un essuie-mains et s’en essuya le front. Quand à Obaldouï, il s’empressa d’avaler un verre d’eau-de-vie : puis, suivant l’usage des ivrognes de profession, il poussa un gémissement rauque, et une expression de mélancolie se répandit sur ses traits.

— Tu chantes bien, frère, très-bien, dit Nikolaï Ivanovitch d’un air aimable. — À ton tour Iachka, et surtout n’aie point peur. Nous allons voir qui l’emportera. L’entrepreneur chante vraiment bien.

— Fort bien, — ajouta la femme de Nikolaï Ivanovitch, et elle regarda Iakof en souriant.

— Ah ! oui ! ah ! — dit à voix basse mon voisin.

— Ah ! tête carrée de Polekha 26 ! — s’écria tout à coup Obaldouï en s’approchant de ce dernier, et il se mit à sauter et à rire en le montrant du doigt. — Polekha ! Polekha ! Ah ! Badi 27! qu’est-ce qui t’amène ?

Le pauvre paysan se troubla, et il se disposait déjà à sortir du cabaret, lorsque la voix retentissante de Diki-Barine se fit entendre.

— Insupportable bête ! — dit-il en grinçant les dents.

— Je ne fais rien… — balbutia Obaldouï. — Oui… c’est seulement…

— Allons ! bien ; tais-toi ! — lui répondit Diki-Barine. — Iakof, commence.

— Je ne sais, frère, — dit celui-ci en portant la main à la gorge, — oui ! hem !… je ne sais ce que je sens là, mais…

— Allons ! — reprit Diki-Barine. — N’as-tu pas honte d’avoir peur ? Commence ! Chante comme Dieu te l’accordera. — Et il reprit l’attitude attentive qu’il avait gardée en écoutant l’entrepreneur.

Après avoir gardé le silence pendant quelques instants, Iakof regarda autour de lui et se couvrit la figure avec la main. Tous les assistants arrêtèrent les yeux sur lui, et la physionomie de l’entrepreneur, qui n’avait exprimé jusque-là que la confiance et la satisfaction, laissa percer une agitation secrète. Il s’appuya contre le mur, les mains posées sur le banc, comme au commencement de la séance, mais il ne balançait plus les jambes. Lorsque Iakof se découvrit la figure, il était pâle comme un mort, et ses yeux étaient presque entièrement fermés. Il poussa un profond soupir et commença… Le premier son qu’il articula était faible, tremblant ; on eût dit qu’il ne sortait pas de sa poitrine ; il semblait un écho lointain, et produisit une impression étrange. Tous les assistants se regardèrent, et la femme de Nikolaï Ivanovitch se redressa. Le son qui suivit était plus ferme et plus prolongé, mais il était encore frémissant comme la dernière vibration d’une corde fortement tendue et touchée par une main hardie. Sa voix ne tarda pas à se développer, et il entonna une chanson mélancolique. « Plus d’un sentier traverse la plaine. » Ces paroles produisirent une émotion générale. Pour ma part, j’avais rarement entendu une voix plus touchante ; elle était, il est vrai, un peu fêlée, et je lui trouvai même une langueur maladive, mais elle exprimait en même temps la passion, l’insouciance de la jeunesse et une vigueur mêlée de tendresse dont l’effet était irrésistible. C’était bien là un chant russe, un chant qui allait droit au cœur. Iakof s’animait de plus en plus ; complétement maître de lui-même, il s’abandonnait entièrement à l’inspiration qui l’envahissait. Sa voix ne tremblait plus ; elle n’accusait plus que l’émotion de la passion, cette émotion qui se communique si rapidement aux auditeurs. Étant un soir, au moment de la marée montante, sur les bords de la mer, dont le murmure devenait de plus en plus distinct, j’aperçus une mouette immobile sur la plage ; elle tenait son blanc poitrail tourné du côté de la mer empourprée, et ouvrant de temps en temps ses énormes ailes, semblait saluer et les flots qui s’avançaient et le disque du soleil… J’y songeai en ce moment. Iakof semblait avoir complétement oublié son rival et tous ceux qui l’entouraient, mais il était évidemment encouragé par notre silence et l’attention passionnée que nous lui prêtions. Il chantait, et chacune des notes qu’il nous jetait avait je ne sais quoi de national et de vaste, comme les horizons de nos steppes immenses. Je sentais que mes yeux commençaient à se remplir de larmes, lorsque tout à coup des sanglots étouffés frappèrent mes oreilles… Je me retournai… C’était la femme du cabaretier qui pleurait le front appuyé contre la fenêtre. Iakof jeta les yeux de son côté, et à partir de ce moment, le timbre de sa voix acquit une force, une douceur encore plus entraînante. Nikolaï Ivanovitch baissa la tête. Morgatch se détourna ; Obaldouï se tenait tout attendri, la bouche ouverte. Le paysan à la souquenille se blottit dans le coin en secouant la tête et en murmurant des paroles inintelligibles. Diki-Barine fronça les sourcils, et une larme sillonna sa joue bronzée ; l’entrepreneur appuya son front contre son poing, et resta immobile… Je ne sais comment cette émotion générale aurait fini si Iakof ne s’était tout à coup arrêté au milieu d’une note élevée. On eût dit que sa voix s’était brisée. Personne n’ouvrit la bouche ; chacun restait immobile ; on semblait attendre qu’il reprît son chant ; mais il ouvrit les yeux, et, comme surpris de notre silence, il parcourut la chambre d’un regard inquiet. Il comprit bientôt que la victoire lui appartenait…

— Iachka, — dit Diki-Barine en appuyant la main sur son épaule, et il se tut.

Aucun d’entre nous n’avait encore bougé. L’entrepreneur fut le premier qui se leva ; il s’approcha de Iakof. — Tu… c’est toi, — lui dit-il avec effort, — qui as gagné, — et il sortit brusquement du cabaret.

À peine eut-il disparu que le charme sous lequel nous étions se dissipa : nous commençâmes à parler gaiement entre nous. Obaldouï fit un saut en ricanant et en agitant les bras comme un moulin à vent, Morgatch se dirigea vers Iakof en boitant, et se mit a l’embrasser. Nikolaï Ivanovitch se leva et déclara solennellement qu’il offrait à l’assemblée une seconde chopine. Diki-Barine souriait, et son sourire avait une douceur qui contrastait étrangement avec l’expression habituelle de sa physionomie. Quant à mon voisin le paysan, il s’essuyait les yeux, les joues et la barbe avec les manches de sa souquenille, et répétait sans cesse dans son coin : — C’est beau ! Oui, que je sois le fils d’une chienne, si ce n’est pas beau ! — La femme de Nikolaï Ivanovitch était cramoisie : elle se leva vivement et sortit. Iakof jouissait de son triomphe comme un enfant ; il était devenu méconnaissable : ses yeux étincelaient de bonheur. On le traîna vers le comptoir ; il appela le paysan à la souquenille, envoya chercher l’entrepreneur par l’enfant du cabaretier, mais celui-ci ne le trouva pas. On se mit à boire. — Tu nous chanteras encore quelque chose, — répétait sans cesse Obaldouï en levant les bras. — Tu chanteras jusqu’au soir…

Je sortis après avoir jeté une dernière fois les yeux sur Iakof. Je ne voulus point demeurer plus longtemps, dans la crainte de perdre une partie des douces impressions que je venais de ressentir. Mais la chaleur était encore excessive ; elle semblait avoir embrasé l’atmosphère, et on croyait distinguer à travers une poussière fine et noirâtre des milliers de petits points lumineux qui se détachaient en tournoyant sur l’azur foncé du ciel. Aucun bruit ne se faisait entendre, et ce silence avait quelque chose de navrant ; la nature semblait tombée dans une sorte d’accablement. Je gagnai un hangar et m’étendis sur un lit d’herbe fraîchement coupée, mais déjà desséchée. Je fus longtemps avant de m’endormir ; j’entendais toujours la voix mélodieuse de Iakof… Mais la fatigue et la chaleur finirent par l’emporter : je m’endormis d’un profond sommeil. Lorsque je me réveillai, il faisait déjà nuit ; la rosée qui tombait avait mouillé le foin, et il répandait une odeur assez forte ; quelques étoiles brillaient faiblement à travers les branches du toit sous lequel je reposais. Je me levai ; les dernières lueurs du crépuscule s’éteignaient à l’horizon, et pourtant le feu du jour se faisait encore sentir au milieu de la fraîcheur de la nuit ; la poitrine était encore oppressée ; on cherchait à respirer un souffle de vent. Mais le temps était calme et aucun nuage ne ternissait le ciel d’un bleu sombre quoique transparent ; des myriades d’étoiles à peine visibles scintillaient faiblement sur sa voûte immense. Quelques feux brillaient dans le village ; un bruit confus, au milieu duquel je crus distinguer la voix de Iakof, frappa mon oreille ; il venait du cabaret, dont la fenêtre était vivement éclairée. Des rires bruyants s’y élevaient aussi par moment. Je m’approchai de la fenêtre et y appuyai mon front. Un spectacle animé, mais peu agréable, s’offrit à ma vue. Tous les paysans, y compris Iakof, étaient ivres. Ce dernier, qui était assis sur un banc, la poitrine nue, chantait d’une voix enrouée une sorte de ronde en s’accompagnant d’une guitare dont il pinçait les cordes avec nonchalance. Ses cheveux trempés de sueur tombaient en désordre, et sa figure était d’une pâleur effrayante. Au milieu de la chambre, Obaldouï, dont les membres semblaient disloqués, dansait en chemise devant le paysan à la souquenille grise. Celui-ci essayait de l’imiter, mais ses jambes commençaient à faiblir ; il levait de temps en temps la main d’un air résolu et avec un sourire hébété. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait parvenir à soulever ses paupières alourdies ; elles retombaient à tout instant sur ses petits yeux avinés. Enfin, il était arrivé au dernier terme de l’ivresse ; il se trouvait dans cet état heureux qui fait dire aux passants : « Tu es joli, frère ! » Morgatch était rouge comme une écrevisse ; il avait les narines dilatées et souriait malicieusement dans un coin. Nikolaï Ivanovitch était le seul qui, en sa qualité de cabaretier, eût conservé son sang-froid. Quelques nouveaux personnages se trouvaient aussi dans la chambre ; mais Diki-Barine n’y était plus.

Je quittai la fenêtre et descendis rapidement la hauteur sur laquelle est situé le village. Au pied de cette élévation s’étend une vaste plaine ; les flots de brouillard qui l’inondaient l’agrandissaient encore, et elle semblait se confondre avec le ciel. Je marchais en silence, lorsque la voix perçante d’un enfant s’éleva dans le lointain. — Antropka ! Antropka… a… a… — criait l’enfant d’un ton plaintif et en traînant à perte d’haleine la dernière syllabe. Puis, il s’arrêta ; mais il recommença bientôt. Sa voix retentissait au milieu de la nuit, qu’aucun souffle n’animait. Il s’obstina à répéter plus de trente fois le nom d’Antropka sans obtenir de réponse. Mais, tout à coup, on lui répondit à l’extrémité de la plaine, et d’une voix qui semblait venir de l’autre monde : — Quoi… oi… oi… oi… ? — L’enfant reprit aussitôt, mais avec une joie maligne : — Arrive ici, diable, loup-garou… ou… — Pourquoi… oi… oi… oi… ? — lui demanda-t-on après un moment de silence. — Parce que le père veut te donner une fessée… ée… ée… ée… — reprit vivement l’enfant. On ne lui répondit plus, et il se remit à appeler de plus belle ; mais ses cris devenaient moins distincts. Je tournai le coin d’un bois qui précède mon village, à quatre verstes de Kolotovka. L’obscurité était profonde ; le nom d’Antropka s’élevait toujours faiblement dans la plaine.

VIII

Le bois et la steppe

Il est fort possible que le lecteur soit lassé de mes récits. Qu’il se rassure ; je me bornerai aux pages qu’il vient de lire ; mais avant de prendre congé de lui, je ne puis m’empêcher d’ajouter encore quelques remarques sur la chasse.

La chasse au fusil a un singulier attrait par elle-même, für sich, comme on disait autrefois, à l’époque où la philosophie de Hégel était en faveur. Mais supposons que la chasse ne soit point de votre goût ; vous n’en aimez pas moins la nature, et par conséquent il est impossible que vous ne nous portiez envie à nous autres chasseurs… Écoutez !

Connaissez-vous, par exemple, les jouissances que l’on éprouve lorsqu’on part pour la chasse, avant le lever du soleil, par une belle journée de printemps ? Vous sortez sur le perron…, le ciel est d’un gris sombre, quelques étoiles brillent çà et là ; un souffle humide s’élève et arrive en courant comme une vague légère. Entendez-vous le murmure discret et confus de la nuit ?… les arbres bruissent doucement dans les ténèbres. On étend un tapis sur la téléga, et on place sous vos pieds une boîte renfermant le samovar. Les chevaux de volée frissonnent, s’ébrouent et piétinent avec grâce : une paire d’oies blanches qui viennent de s’éveiller traversent la route lentement et en silence. Dans le jardin, derrière une haie, ronfle paisiblement le gardien ; au milieu de l’atmosphère refroidie, le moindre son reste immobile et se soutient longtemps. Vous voilà assis, les chevaux s’enlèvent, la téléga roule avec fracas… Vous avancez, — vous passez devant l’église, vous descendez la colline et prenez à droite, en suivant la digue… ; l’étang commence à se couvrir de vapeurs. Vous avez un peu froid, et vous vous couvrez la figure avec le collet de votre manteau ; le sommeil vous gagne. Les chevaux traversent à grand bruit les flaques d’eau ; le cocher sifflote sur son siége. Mais vous avez déjà fait quatre ou cinq verstes… Le ciel rougit à l’horizon, les corneilles s’éveillent dans les arbres et y voltigent lourdement ; des moineaux babillent autour des meules. L’ombre diminue, la route est plus distincte, le ciel s’éclaircit, les nuages blanchissent, les champs sont plus verts. Dans les isba, on aperçoit la flamme rougeâtre des loutchina ; des voix endormies se font entendre dans les cours. L’aurore s’allume peu à peu ; déjà quelques traînées d’or traversent le ciel et le brouillard se pelotonne dans les ravins ; le chant de l’alouette a retenti, un vent avant-coureur du jour s’est élevé, et le disque empourpré du soleil se montre lentement. La lumière se répand comme un torrent, et le cœur frémit comme un oiseau. Tout respire la fraîcheur et la joie ! Vous promenez les yeux autour de vous. Là-bas, derrière le bois, paraît un village ; plus loin vous en découvrez un autre avec une église blanche ; plus loin encore s’élève sur une montagne un petit bois de bouleaux ; au-delà du bois s’étend le marais vers lequel vous vous dirigez. Allons ! mes bons chevaux, vite ; au trot !… il ne nous reste plus à faire que trois petites verstes. Le soleil monte rapidement ; le ciel est pur… le temps sera beau ; un troupeau sort lentement d’un village et se dirige de votre côté.

Vous achevez de gravir la côte… Quel coup d’œil magnifique ! une rivière qui coule en serpentant sur une étendue de dix verstes au moins bleuit à travers le brouillard ; de vertes prairies en bordent le cours ; derrière sont des monticules, et dans le lointain des vanneaux tournoient en criant au-dessus d’un marais. La vue traverse, comme une flèche, le fluide lumineux répandu dans les airs, et on découvre distinctement les objets les plus éloignés… Qu’on respire librement ! Que les membres ont de souplesse ! Combien l’homme ranimé par la fraîche haleine du printemps se sent dispos et plein de vigueur !…

Mais rien n’égale une belle matinée du mois de juillet ! un chasseur seul peut apprécier le bonheur que l’on éprouve à errer dans les buissons aux premières lueurs de l’aube. La trace de vos pas se détache en vert sur l’herbe que blanchit la rosée. Vous écartez le feuillage mouillé d’un buisson, et vous vous sentez inondé de la chaleur embaumée de la nuit qui s’y trouvait emprisonnée ; l’air est imprégné de la fraîche amertume de l’absinthe, du parfum mielleux que répandent le blé noir et le trèfle ; dans l’éloignement, un bois de chênes se dresse comme un mur qu’illumine la lumière empourprée du soleil ; il fait encore frais, mais on pressent déjà l’ardeur du jour. L’air est tellement embaumé que vous en éprouvez une sorte de vertige. Le taillis est interminable… Au loin seulement se distinguent çà et là quelques champs de seigle jaunissant et de minces bandes de sarrasin rougeâtre. Le bruit d’une téléga se fait entendre ; c’est un paysan qui vient au pas, et il choisit d’avance pour son cheval un endroit ombragé… Vous échangez le bonjour avec lui, et à peine l’avez-vous dépassé que le son métallique de la faux qu’il aiguise frappe vos oreilles. Le soleil monte toujours ; l’herbe sèche rapidement, et déjà la chaleur commence à se faire sentir. Une heure, deux heures se passent… Le ciel est plus foncé à ses bords : l’air est immobile et comme embrasé. — Frère, où peut-on se désaltérer ? — demandez-vous à un faucheur. — Là-bas dans le ravin, il y a une source. — Vous gagnez le fond du ravin en traversant un épais taillis de noisetiers, qu’enlacent des plantes grimpantes. Le paysan ne vous a point trompé, une source se cache au fond du ravin : un buisson de chêne étale avidement au-dessus de l’eau ses branches feuillues, de grosses bulles d’argent se détachent du lit de mousse fine et veloutée qui en tapisse le fond, et montent en se balançant à la surface. Vous vous étendez au bord, votre soif est apaisée, mais la paresse l’emporte et vous restez immobile. L’ombre qui vous enveloppe de tous côtés est imprégnée d’une fraîcheur odorante ; vous la respirez avec délices, et les buissons qui couvrent le flanc du ravin, devant vous, semblent jaunir à l’ardeur du soleil. Mais qu’est-ce ? Un vent subit passe sur la campagne ; l’air semble s’ébranler ; ne serait-ce point le tonnerre. Vous sortez du ravin… Le ciel prend à l’horizon une teinte de plomb. Est-ce la chaleur qui épaissit l’air, ou bien un orage qui se prépare ? Voilà qu’un éclair brille dans le lointain : c’est un orage. Le soleil est toujours éclatant ; on peut encore chasser. Mais le nuage grandit à vue d’œil… il s’allonge par-devant et s’avance comme une voûte. L’herbe, les buissons, tout s’obscurcit soudainement… Vite ! n’est-ce pas un hangar qui s’élève là-bas ?… Vite !… Vous y arrivez en courant : vous entrez… Quelle pluie ! quels éclairs ! Le chaume du toit laisse pénétrer la pluie çà et là, et elle humecte le foin odorant… Mais le soleil reparaît, l’orage s’est dissipé, et vous quittez la grange. Ah ! comme tout étincelle gaiement autour de vous ! comme l’air est frais et limpide ! comme elle est douce l’odeur des fraises et des champignons…

Voici que le jour baisse. Le crépuscule du soir éclaire la moitié du ciel comme un vaste incendie. Le soleil se couche. Autour de vous, l’air paraît transparent comme le cristal : mais dans le lointain, vous voyez descendre mollement des vapeurs qui semblent encore chaudes ; la rosée se répand ; les plaines, qu’inondaient peu d’heures avant les flots dorés du jour, revêtent une teinte rose ; les arbres, les buissons, les hautes meules de foin projettent des ombres qui s’allongent de plus en plus… Le soleil a disparu ; une étoile s’allume et tremble au milieu de la mer de feu qui embrase le couchant… Mais cet océan enflammé commence à pâlir ; le ciel bleuit ; les ombres se confondent, la nuit vient. Il est temps de regagner son gîte, le village, l’isba où vous comptez coucher. Le fusil sur l’épaule, vous marchez d’un pas rapide, fussiez-vous accablé de fatigue… Mais l’obscurité augmente rapidement ; vous n’y voyez plus à vingt pas ; les chiens blancs même se détachent à peine au milieu des ténèbres. Au-dessus d’un amas de noirs buissons, la couleur du ciel s’éclaircit un peu… Serait-ce un incendie ? — Non ; c’est la lune qui se lève. — Mais bientôt, sur votre droite vous découvrez les feux d’un village… Voici votre isba. Vous y distinguez, par la fenêtre, une table couverte d’une nappe, une lumière ; c’est le souper qui attend.

Un autre jour, vous faites atteler un drochki léger et vous vous rendez dans les bois pour chasser la gelinotte. Qu’il est agréable de s’engager dans une route étroite, que bordent comme un mur des champs de seigle en pleine croissance ! Des épis viennent vous frapper doucement la figure, les bluets s’accrochent à vos pieds, les cailles crient autour de vous, le cheval trottine paisiblement. Voici le bois avec son ombre et son silence. Les cimes des hauts trembles murmurent au-dessus de votre tête ; les longues branches pendantes des bouleaux se balancent à peine ; le chêne majestueux se dresse comme un vigoureux athlète, à côté de l’élégant tilleul. Vous suivez un sentier émaillé d’ombre et de verdure ; de grosses mouches jaunes se tiennent immobiles dans l’air et disparaissent subitement ; des moucherons s’agitent par essaims qui semblent clairs à l’ombre et noirs au soleil ; les oiseaux chantent paisiblement. Que la voix argentine de la fauvette se marie bien au parfum du muguet ! Allons, enfonçons-nous dans le bois, … le fourré s’épaissit… un calme indéfinissable gagne doucement tout votre être. Mais à un léger souffle de vent, les cimes des arbres s’agitent, et ce bruit rappelle, à s’y méprendre, celui d’une cascade… Des herbes élancées croissent çà et là sur le lit de feuilles fanées qui sont tombées l’année dernière ; des champignons se dressent séparément coiffés de leurs chapeaux. Un lièvre part tout à coup à quelque distance de vous…, les chiens s’élancent à sa poursuite avec des aboiements sonores…

Et que cette forêt est belle à la fin de l’automne, lorsque les bécasses arrivent ! Jamais la bécasse ne se tient dans le fourré, il faut l’aller chercher sur la lisière du bois. Il ne fait point de vent ; mais il n’y a pas non plus de soleil, d’ombre, de mouvement, ni même de bruit ; une odeur vineuse, particulière à l’automne, est répandue dans la campagne ; un brouillard transparent se tient immobile au-dessus des champs qui jaunissent dans le lointain. On aperçoit des arbres se dessinant sur un ciel pâle, d’un blanc laiteux ; quelques feuilles dorées pendent encore çà et là sur les branches nues des tilleuls. La terre humide semble élastique sous le pied ; les herbes hautes et desséchées ne bougent pas, et de longs fils étincellent sur l’herbe décolorée. On respire librement, mais un trouble étrange vous agite. Pendant que vous suivez la lisière du bois, les yeux fixés sur votre chien, le souvenir des personnes que vous aimez, tant mortes que vivantes, vous revient à l’esprit ; des impressions depuis longtemps oubliées se raniment soudainement ; l’imagination voltige et plane comme un oiseau et vous croyez voir toutes les images que vous évoquez ainsi. Votre cœur se met à battre soudainement avec force ; vous vous élancez avec passion vers l’avenir ou vous vous perdez entièrement dans le passé. Toute votre vie se déroule alors à vos yeux ; l’homme se possède complétement, il semble ressaisir tout son passé, tous ses sentiments, toutes les forces de son âme, et rien dans la nature environnante ne vient troubler ces rêveries ; point de soleil, point de vent, aucun bruit…

Et un jour d’automne, par un temps clair, un peu froid, lorsqu’il a gelé le matin et que les bouleaux argentés, semblables aux arbres dont parlent les contes des fées, sont couverts de rameaux d’or ; lorsque le soleil est bas et que ses rayons n’ont plus de force, mais étincellent encore plus vivement qu’en été ! Un petit bois de tremble, entièrement dépouillé de feuilles et inondé de lumière, semble tout joyeux de sa nudité ; la gelée blanchit encore le fond de la vallée, et un vent frais soulève légèrement et chasse devant lui les feuilles desséchées qui couvrent le sol ; de longues vagues bleues courent gaiement sur la rivière et balancent doucement les oies et les canards dispersés à sa surface ; le vent vous apporte le bruit d’un moulin à demi caché par des saules, et au-dessus duquel des pigeons de toutes couleurs tournoient rapidement dans les airs…

Les jours brumeux d’été ont aussi leurs beautés, mais les chasseurs ne les aiment point. Impossible de tirer ces jours-là ; une pièce de gibier qui se lève sous vos pieds disparaît presque aussitôt au milieu des ténèbres blanchâtres et immobiles que répand le brouillard. Mais comme tout est tranquille et silencieux autour de vous ! Tout est réveillé et tout se tait. Vous passez devant un arbre ; aucune de ses feuilles ne bouge ; il semble goûter le repos avec délices. Une ligne noire se distingue au milieu de la vapeur qui est uniformément répandue dans les airs… Vous la prenez pour un rideau de bois ; vous approchez, et le bois se change en une bande d’absinthe qui se dresse entre deux champs. Au-dessus de votre tête, autour de vous, le brouillard s’étend de tous côtés… Mais un léger souffle de vent se fait sentir ; un coin du ciel, d’un bleu pâle, se montre confusément à travers la brume raréfiée qui se met en mouvement et semble flotter comme de la fumée ; un éclatant rayon de soleil perce, inonde les champs, frappe la forêt… ; puis, tout s’obscurcit de nouveau. Ces alternatives se répètent souvent ; mais comme le temps devient serein et magnifique, lorsque la lumière, ayant triomphé définitivement dans cette lutte, les derniers flots du brouillard échauffé, tantôt se rapprochent et s’étendent comme une nappe, tantôt s’enroulent et s’évaporent dans les profondeurs lumineuses d’un ciel d’azur…

Mais vous voici en route pour une partie éloignée de la steppe. Après avoir fait près de dix verstes en suivant les chemins de traverse, vous arrivez à la grande route. Vous dépassez de longs convois de charrettes, vous laissez derrière vous des auberges sous les auvents desquels fument des samovar, et dont les portes cochères, grandes ouvertes, laissent plonger vos regards jusqu’au fond des cours garnies de puits ; les villages, les longues et vertes chènevières se succèdent ; vous marchez ainsi longtemps, longtemps… Les pies voltigent sur les saules qui bordent la route ; des paysannes, armées de longs râteaux, traversent les champs ; un piéton en vieux kaftane de nankin, un havresac sur le dos, chemine d’un pas fatigué ; une lourde voiture de seigneur, attelée de six chevaux efflanqués et fourbus, vient lentement à votre rencontre ; elle passe et vous apercevez le coin d’un coussin qui sort de la portière, et derrière, sur un sac entouré de nattes, attachées avec des cordes, se tient cramponné un laquais en redingote et couvert de boue jusqu’aux sourcils. Voici la ville du district avec ses maisonnettes de bois inclinées sur leurs fondements, ses haies sans fin, ses maisons de marchands construites en briques et inhabitées, son vieux pont jeté sur un profond ravin… En avant ! en avant !… La steppe commence. Quelle vue on découvre du haut de cette montagne ! Au milieu de la plaine, des mamelons écrasés, labourés et ensemencés du haut en bas, ressemblent à d’énormes vagues affaissées sur elles-mêmes ; des ravins, aux flancs couverts de buissons, serpentent entre ces hauteurs ; de petits bois sont dispersés çà et là comme des îles, et des sentiers étroits courent d’un village à l’autre ; quelques églises blanches et élancées paraissent dans le lointain ; une petite rivière, bordée de buissons, serpente au milieu de la plaine, et son cours est interrompu de distance en distance par des digues ; quelques outardes rangées en file se tiennent immobiles dans un champ éloigné ; une vieille maison seigneuriale, entourée de ses dépendances et de jardins fruitiers, est comme blottie au bord d’un petit étang ; mais vous avancez toujours. Les mamelons s’abaissent de plus en plus, et la campagne est presque entièrement dégarnie d’arbres. La voilà enfin, la vraie steppe, immense, sans limites !

Et en hiver, la chasse au lièvre sur les monticules de neige ! L’air que l’on respire est glacial, l’éclat de la surface scintillante qui s’étend de tous côtés vous fait involontairement cligner les yeux, et vous les reposez avec bonheur sur le ciel vert qui surmonte les bois rougeâtres. Et les premières journées du printemps, lorsque tout brille et s’écroule ! Au milieu de l’épaisse vapeur que répand la neige fondue, on respire déjà le parfum de la terre réchauffée, et, sur les points où les rayons obliques du soleil l’ont mise à découvert, les alouettes chantent en toute confiance, tandis que les torrents, couverts d’écume, se précipitent avec un joyeux mugissement de ravin en ravin…

Mais il est temps de finir. Je viens de parler du printemps, et ce souvenir est venu s’offrir à moi fort à propos : au printemps, on se quitte avec moins de regret ; au printemps, les heureux même se sentent attirés vers les régions lointaines… Adieu, chers lecteurs, je vous souhaite un bonheur inaltérable.

IX

Tel est ce livre, tel est cet homme ; livre qui contient des scènes ravissantes ; homme qui les écrit comme la nature les compose. Ses principaux caractères sont la finesse, la vérité, l’étrangeté. Cela ne s’invente pas, cela se trouve.

M. de Tourgueneff est jeune encore. On ne peut savoir où il s’arrêtera. Mais quel que soit son âge et son avenir, la Russie n’avait avant lui rien qui lui ressemblât. C’est le Balzac des forêts et des déserts.

Ses notes sont simples et fortes comme le mugissement des taureaux dans les bois, comme le bruit des feuilles dans les tempêtes, comme l’écho des cascades dans le lointain. Il est mélancolique et sensible comme la voix de la jeune paysanne russe venant faire ses adieux au jeune et élégant séducteur qui part le lendemain après l’avoir trompée, avec son maître, pour ne la revoir jamais. À chaque instant on se sent une larme au bord de la paupière. Peu de livres m’ont autant ému et fait rêver que les siens. On n’y sent aucun art ; l’art est dans son œil qui lui fait tout discerner et dans son âme qui lui fait tout sentir. C’est le premier regard de la Russie sur elle-même avec le rouge de la pudeur et la naïveté du premier âge. Une confession innocente et générale qui dit : Me voilà ! Jugez-moi !

Tourgueneff aurait pu prendre la poésie pour langue, lui, admirateur, selon moi, très-exagéré de Pouskine, cet imitateur pompeux de lord Byron. Il a bien fait de s’en abstenir, il y a plus de poésie vraie dans une de ses pages candides que dans les pages retentissantes des deux ou trois poëtes de Pétersbourg ou de Varsovie qui chantent dans les salons, ces derniers juges de la poésie sur une terre virginale.

À un tel peuple, il ne faut pas de longs ouvrages, il lui faut des scènes vives, courtes, simples et touchantes tout à la fois : les poëmes presque pastoraux de la vie russe. C’est par des hommes tels que Tourgueneff que ses compatriotes se formeront peu à peu aux longues et patientes œuvres qui forment la littérature des grandes nations. Ce sont les livres du commencement, ce ne sont pas ceux de la maturité des peuples. Ce sont les Mille et une nuits de Bagdad, où leurs voisins, les Arabes et les Persans, ont versé le merveilleux de leur imagination dans des aventures qui font encore le charme enfantin du vieux monde ; mais les récits de Tourgueneff n’ont pas d’autres fées et d’autres enchanteurs que la nature et la vérité. Enchanteurs qui attachent et ne trompent jamais ! La vérité est plus durable que le prodige. Cette vérité fera la popularité sérieuse de Tourgueneff. Il est évidemment un de ces écrivains précurseurs des grandes œuvres que la Russie est trop jeune encore pour aborder. Elle commence par les romans, elle finira par l’histoire ; elle apprend à écrire avant de penser, et parmi les écrivains actuels de toutes les langues il y en a bien peu (s’il y en a) qui égalent Tourgueneff en naturel, en simplicité et en originalité. Notre défaut à nous c’est de ressembler à tout le monde, son mérite à lui c’est de ne ressembler à personne. Un peuple littéraire qui commence par le naturel et qui sait se rendre intéressant est bien sûr d’arriver au sublime ; il ne lui faut que du temps.

Lamartine.

20 février 1864.