(1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXIIIe entretien. Chateaubriand, (suite) »
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(1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXIIIe entretien. Chateaubriand, (suite) »

CLXIIIe entretien.
Chateaubriand
(suite)

XXXIII

Cet épisode eut plus de charme que le poëme : la société contemporaine, en retrouvant son pays et ses mœurs, sentit mieux la grandeur du peintre et l’universalité du pinceau.

René resta son premier ouvrage, triste comme la forêt humaine, religieux comme l’infini de la passion, éternellement retentissant comme la solitude du cœur.

À dater de René, Chateaubriand fut grand comme l’inconnu.

L’envie et la haine s’acharnèrent sur lui. Ce fut alors que ses ennemis découvrirent l’Essai sur les Révolutions, publié et retiré de la publicité par les conseils de ses amis, pour être remplacé par le Génie du Christianisme.

Ils le firent réimprimer et le répandirent avec profusion dans la foule pour faire contraster ses déclamations chrétiennes avec ses déclamations philosophiques. Ils triomphèrent, mais il n’y avait en vérité pas de quoi.

L’Essai sur les Révolutions est, au fond, plus remarquable que le Génie du Christianisme. Rien n’y jurait avec le sentiment religieux de l’auteur que quelques phrases de scepticisme mal articulées sur le dogme religieux du moment. Quant au talent, il était au moins aussi grand, et la logique, plus libre, était plus conséquente.

Nous venons de le lire tout entier, et il nous paraît impossible que la jeunesse de l’écrivain ne promît pas une force étonnante quand la pensée l’aurait mûrie. Le style était neuf comme celui de Bernardin de Saint-Pierre.

On y sentait l’homme d’État futur sous les teintes du coloriste. On y sentait surtout le cœur sensible de l’homme de douleur battre dans une grande poitrine, et la mélancolie pensive entraîner l’humanité vaincue dans ce torrent de larmes amassées par les calamités politiques.

XXXIV

Je ne veux en citer qu’un mémorable chapitre, chapitre complet ; car il fait pleurer autant que penser. Écoutez et admirez ! Jamais Chateaubriand n’a délayé plus de larmes dans plus de couleurs :

AUX INFORTUNÉS

« Ce chapitre n’est pas écrit pour tous les lecteurs : plusieurs peuvent le passer sans interrompre le fil de cet ouvrage. Il est adressé à la classe des malheureux ; j’ai tâché de l’écrire dans leur langue, qu’il y a longtemps que j’étudie.

« Celui-là n’était pas un favori de la prospérité qui répétait les deux vers qu’on voit à la tête de ce chapitre. C’était un monarque, le malheureux Richard II, qui, le matin même du jour où il fut assassiné, jetant à travers les soupiraux de sa prison un regard sur la campagne, enviait le pâtre qu’il voyait assis tranquillement dans la vallée auprès de ses chèvres.

« Quelles qu’aient été tes erreurs, innocent ou coupable, né sur un trône ou dans une chaumière, qui que tu sois, enfant du malheur, je te salue : Experti invicem sumus, ego ac fortuna.

« On a beaucoup disputé sur l’infortune comme sur toute autre chose. Voici quelques réflexions que je crois nouvelles.

« Comment le malheur agit-il sur les hommes ? Augmente-t-il la force de leur âme ? La diminue-t-il ?

« S’il l’augmente, pourquoi Denys fut-il si lâche ?

« S’il la diminue, pourquoi la reine de France déploya-t-elle tant de fortitude ?

« Prend-il le caractère de la victime ? Mais s’il le prend, pourquoi Louis, si timide au jour du bonheur, se montra-t-il si courageux au jour de l’adversité ? Et pourquoi ce Jacques II, si brave dans la prospérité, fuyait-il sur les bords de la Boyne lorsqu’il n’avait plus rien à perdre ?

« Serait-ce que le malheur transforme les hommes ? Sommes-nous forts parce que nous étions faibles, faibles parce que nous étions forts ? Mais le pusillanime empereur romain qui se cachait dans les latrines de son palais au moment de sa mort avait toujours été le même, et le Breton Caractacus fut aussi noble dans la capitale du monde que dans ses forêts.

« Il paraît donc impossible de raisonner d’après une donnée certaine sur la nature de l’infortune.

« Il est vraisemblable qu’elle agit sur nous par des causes secrètes, qui tiennent à nos habitudes et à nos préjugés, et par la position où nous nous trouvons relativement aux objets environnants. Denys, si vil à Corinthe, eût peut-être été très-grand entre les mains de ses sujets à Syracuse.

« Autre recherche. Voilà le malheur considéré en lui-même ; examinons-le dans ses relations extérieures.

« La vue de la misère cause différentes sensations chez les hommes. Les grands, c’est-à-dire les riches, ne la voient qu’avec un dégoût extrême ; il ne faut attendre d’eux qu’une pitié insolente, que des dons, des politesses, mille fois pires que des insultes.

« Le marchand, si vous entrez dans son comptoir, ramassera précipitamment l’argent qui se trouve atteint : cette âme de boue confond le malheureux et le malhonnête homme !

« Quant au peuple, il vous traite selon son génie. L’infortuné rencontre en Allemagne la vraie hospitalité ; en Italie, la bassesse, mais quelquefois des éclairs de sensibilité et de délicatesse ; en Espagne, la morgue et la lâcheté, parfois aussi de la noblesse ; le peuple français, malgré sa barbarie lorsqu’il s’assemble en masse, est le plus charitable, le plus sensible de tous envers le misérable, parce qu’il est sans contredit le moins avide d’or. Le désintéressement est une qualité que mes compatriotes possèdent éminemment au-dessus des autres nations de l’Europe. L’argent n’est rien pour eux, pourvu qu’ils aient exactement la vie. En Hollande, le malheureux ne trouve que brutalité ; en Angleterre, le peuple méprise souverainement l’infortune ; il sent, il frotte, il mord, il examine, il fait sonner son schelling, il ne voit partout que du cuivre ou de l’argent. Au reste, il est précisément le contraire du Français. Autant les individus qui le composent feraient de bassesses pour quelques demi-couronnes, autant ils sont généreux pris en corps. Au fait, je ne connais point deux nations plus antipathiques de génie, de mœurs, de vices et de vertus, que les Anglais et les Français, avec cette différence que les premiers reconnaissent généreusement plusieurs qualités dans les derniers, tandis que ceux-ci refusent toute vertu aux autres.

« Examinons maintenant si de ces diverses remarques on ne peut retirer quelques règles de conduite dans le malheur. J’en sais trois :

« Un misérable est un objet de curiosité pour les hommes. On l’examine, on aime à toucher la corde des angoisses, pour jouir du plaisir d’étudier son cœur au moment de la convulsion de la douleur, comme ces chirurgiens qui suspendent des animaux dans des tourments, afin d’épier la circulation du sang et le jeu des organes. La première règle est donc de cacher ses pleurs. Qui peut s’intéresser au récit de nos maux ? Les uns les écoutent sans les entendre, les autres avec ennui, tous avec malignité. La prospérité est une statue d’or dont les oreilles ressemblent à ces cavernes sonores décrites par quelques voyageurs : le plus léger soupir s’y grossit en un son épouvantable.

« La seconde règle, qui découle de la première, consiste à s’isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu’on souffre, parce qu’elle est l’ennemie naturelle des malheureux ; sa maxime est : Infortuné, — coupable ! Je suis si convaincu de cette vérité sociale, que je ne passe guère dans les rues sans baisser la tête.

« Troisième règle : Fierté intraitable. L’orgueil est la vertu du malheur. Plus la fortune nous abaisse, plus il faut nous élever, si nous voulons sauver notre caractère. Il faut se ressouvenir que partout on honore l’habit et non l’homme. Peu importe que vous soyez un fripon, si vous êtes riche ; un honnête homme, si vous êtes pauvre. Les positions relatives font dans la société l’estime, la considération, la vertu. Comme il n’y a rien d’intrinsèque dans la naissance, vous fûtes roi à Syracuse, et vous devenez particulier malheureux à Corinthe. Dans la première position, vous devez mépriser ce que vous êtes ; dans la seconde, vous enorgueillir de ce que vous avez été ; non qu’au fond vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur ce frivole avantage, mais pour vous en servir comme d’un bouclier contre le mépris attaché à l’infortune. On se familiarise aisément avec le malheureux ; et il se trouve sans cesse dans la dure nécessité de se rappeler sa dignité d’homme, s’il ne veut que les autres l’oublient.

« Enfin, vient une grande question sur le sujet de ce chapitre : Que faut-il faire pour soulager ses chagrins ? Voici la pierre philosophale.

« D’abord, la nature du malheur n’étant pas parfaitement connue, cette question reste pour ainsi dire insoluble. Lorsqu’on ne sait où gît le siége du mal, où peut-on appliquer le remède ?

« Plusieurs philosophes anciens et modernes ont écrit sur ce sujet. Les uns nous proposent la lecture, les autres la vertu, le courage. C’est le médecin qui dit au patient : Portez-vous bien.

« Un livre vraiment utile au misérable, parce qu’on y trouve la pitié, la tolérance, la douce indulgence, l’espérance, plus douce encore, qui composent le seul baume des blessures de l’âme : ce sont les Évangiles. Leur divin auteur ne s’arrête point à prêcher vainement les infortunés, il fait plus : il bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu’à la lie.

« Il n’y a point de panacée universelle pour le chagrin, il en faudrait autant que d’individus. D’ailleurs, la raison trop dure ne fait qu’aigrir celui qui souffre, comme la garde maladroite qui, en tournant l’agonisant dans son lit pour le mettre plus à son aise, ne fait que le torturer. Il ne faut rien moins que la main d’un ami pour panser les plaies du cœur, et pour vous aider à soulever doucement la pierre de la tombe.

« Mais, si nous ignorons comment le malheur agit, nous savons du moins en quoi il consiste : en une privation. Que celle-ci varie à l’infini : que l’un regrette un trône, l’autre une fortune, un troisième une place, un quatrième un abus : n’importe, l’effet reste le même pour tous. M*** me disait : « Je ne vois qu’une infortune réelle ; celle de manquer de pain. Quand un homme à la vie, l’habit, une chambre et du feu, les autres maux s’évanouissent. Le manque du nécessaire absolu est une chose affreuse, parce que l’inquiétude du lendemain empoisonne le présent. » M*** avait raison, mais cela ne tranche pas la question.

« Car que faudrait-il faire pour se procurer ce premier besoin ? Travailler, répondent ceux qui n’entendent rien au cœur de l’homme. Nous supportons l’adversité non d’après tel ou tel principe, mais selon notre éducation, nos goûts, notre caractère, et surtout notre génie. Celui-ci, s’il peut gagner passablement sa vie par une occupation quelconque, s’apercevra à peine qu’il a changé de condition ; tandis que celui-là, d’un ordre supérieur, regardera comme le plus grand des maux de se voir obligé de renoncer aux facultés de son âme, de faire sa compagnie de manœuvres, dont les idées sont confinées autour du bloc qu’ils scient, ou de passer ses jours, dans l’âge de la raison et de la pensée, à faire répéter des mots aux stupides enfants de son voisin. Un pareil homme aimera mieux mourir de faim que de se procurer à un tel prix les besoins de la vie. Ce n’est donc pas chose si aisée que d’associer le nécessaire et le bonheur : tout le monde n’entendra pas ceci.

« Ainsi, nous ne sommes pas juges compétents du bon et du mauvais pour les autres : il ne s’agit pas de l’apparence, mais de la réalité.

« Je m’imagine que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j’ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l’article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m’imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent : « Vous ne nous apprenez rien ; vous ne nous donnez aucun moyen d’adoucir nos peines : au contraire, vous prouvez trop qu’il n’en existe point. » Ô mes compagnons d’infortune ! votre reproche est juste : je voudrais pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d’une main plus puissante que celle des hommes. Cependant, ne vous laissez point abattre ; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu’on peut tirer de la condition la plus misérable ? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l’enflure d’un discours stoïque.

« Un infortuné parmi les enfants de la prospérité ressemble à un gueux qui se promène en guenilles au milieu d’une société brillante : chacun le regarde et le fuit. Il doit donc éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour ; le plus souvent même il ne sortira que la nuit. Lorsque la brune commence à confondre les objets, notre infortuné s’aventure hors de sa retraite, et, traversant en hâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire, où il puisse errer en liberté. Un jour, il va s’asseoir au sommet d’une colline qui domine la ville et commande une vaste contrée ; il contemple les feux qui brillent dans l’étendue du paysage obscur, sous tous ces toits habités. Ici, il voit éclater le réverbère à la porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans les plaisirs, ignorent qu’il est un misérable, occupé seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes, lui qui eut aussi des fêtes et des amis ! Il ramène ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg, et il se dit : « Là, j’ai des frères. »

« Une autre fois, par un clair de lune, il se place en embuscade sur un grand chemin, pour jouir encore à la dérobée de la vue des hommes, sans être distingué d’eux ; de peur qu’en apercevant un malheureux, ils ne s’écrient, comme les gardes du docteur anglais, dans la Chaumière indienne : « Un paria ! un paria ! »

« Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là il a trouvé une société paisible, qui comme lui cherche le silence et l’obscurité. Ces sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paye un léger tribut ; tâchant ainsi de reconnaître, autant qu’il est en lui, l’hospitalité qu’on lui a donnée.

« Lorsque les chances de la destinée nous jettent hors de la société, la surabondance de notre âme, faute d’objet réel, se répand jusque sur l’ordre muet de la création, et nous y trouvons une sorte de plaisir que nous n’aurions jamais soupçonné. La vie est douce avec la nature. Pour moi, je me suis sauvé dans la solitude, et j’ai résolu d’y mourir, sans me rembarquer sur la mer du monde. J’en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons à la douleur, le cœur se replie sur lui-même ; il forme le projet de se détacher de tout autre sentiment et de vivre uniquement avec ses souvenirs. S’il devient moins propre à la société, sa sensibilité se développe aussi davantage. Le malheur nous est utile, sans lui les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives : il la rend un instrument tout harmonie, dont, au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le chagrin mine s’enfonce dans les forêts ; qu’il erre sous leur voûte mobile ; qu’il gravisse la colline, d’où l’on découvre d’un côté de riches campagnes, de l’autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se glace de cramoisi et de feu ; sa douleur ne tiendra point contre un pareil spectacle : non qu’il oublie ceux qu’il aima, car alors ses maux seraient préférables ; mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux : il gardera sa douceur et ne perdra que son amertume. Heureux ceux qui aiment la nature ; ils la trouveront, et trouveront seulement elle, au jour de l’adversité.

« À l’aspect attendrissant du convolvulus, qui entoure de ses fleurs pâles quelque aune décrépit, il croit voir une jeune fille presser de ses bras d’albâtre son vieux père mourant ; l’ulex épineux, couvert de ses papillons d’or, qui présente un asile assuré aux petits des oiseaux, lui montre une puissance protectrice du faible ; dans les thyms et le calamens, qui embellissent généreusement un sol ingrat de leur verdure parfumée, il reconnaît le symbole de l’amour de la patrie. Parmi les végétaux supérieurs, il s’égare volontiers sous ces arbres dont les sourds mugissements imitent la triste voix des mers lointaines ; il affectionne cette famille américaine qui laisse pendre ses branches négligées comme dans la douleur ; il aime ce saule au port languissant, qui ressemble, avec sa tête blonde et sa chevelure en désordre, à une bergère pleurant au bord d’une onde. Enfin il recherche de préférence, dans ce règne aimable, les plantes qui par leurs accidents, leurs goûts, leurs mœurs, entretiennent des intelligences secrètes avec son âme.

« Oh ! qu’avec délices, après cette course laborieuse, on rentre dans sa misérable demeure chargé de la dépouille des champs ! Comme si l’on craignait que quelqu’un ne vînt ravir ce trésor, fermant mystérieusement la porte sur soi, on se met à faire l’analyse de sa récolte, blâmant ou approuvant Tournefort, Linné, Vaillant, Jussieu, Solander. Cependant la nuit approche. Le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d’avance du plaisir qu’on s’est préparé. Un livre qu’on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu’on tire précieusement du lieu obscur où on le tenait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d’un humble feu et d’une lumière vacillante, certain de n’être point entendu, on s’attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d’illusions, il est vrai ; mais en sont-ils plus remplis que la vie ?

« Eh bien, si vous le voulez, ce sera un grand crime, une grande vérité, dont notre solitaire s’occupera : Agrippine assassinée par son fils. Il veillera au bord du lit de l’ambitieuse Romaine, maintenant retirée dans une chambre obscure, à peine éclairée d’une petite lampe. Il voit l’impératrice tombée faire un reproche touchant à la seule suivante qui lui reste, et qui elle-même l’abandonne ; il observe l’anxiété augmentant à chaque minute sur le visage de cette malheureuse princesse, qui dans une vaste solitude écoute attentivement le silence. Bientôt on entend le bruit sourd des assassins qui brisent les portes extérieures ; Agrippine tressaille, s’assied sur son lit, prête l’oreille. Le bruit approche, la troupe entre, entoure la couche ; le centurion tire son épée et en frappe la reine aux tempes ; alors : Ventrem feri ! s’écrie la mère de Néron : mot dont la sublimité fait hocher la tête.

« Peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux ou trois heures du matin, au murmure des vents et de la pluie qui battent contre votre fenêtre, écrivez-vous ce que vous savez des hommes. L’infortuné occupe une place avantageuse pour les bien étudier, parce que, étant hors de leur route, il les voit passer devant lui.

« Mais, après tout, il faut toujours en revenir à ceci : sans les premières nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux. Otway, en mendiant le morceau de pain qui l’étouffa ; Gilbert, la tête troublée par le chagrin, avalant une clef à l’hôpital, sentirent bien amèrement à cet égard, quoique hommes de lettres, toute la vanité de la philosophie. »

XXXV

Voici un autre passage de l’Essai sur les Révolutions, où l’idée majestueuse de Dieu se fait jour comme un pressentiment ou comme un remords parmi les doutes, et manifeste l’immortalité de l’âme surnageant au scepticisme du jeune homme. Il le déroba à l’Essai sur les Révolutions, et l’inséra presque en entier dans le Génie du Christianisme ; c’était plutôt le génie du déisme.

« Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l’insecte bruit ses louanges, et l’éléphant le salue au lever du soleil, les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l’Océan déclare son immensité ; l’homme seul a dit : « Il n’y a point de Dieu ! »

« Il n’a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel ? Ses regards n’ont donc jamais erré dans ces régions étoilées, où les mondes furent semés comme des sables ? Pour moi, j’ai vu, et c’en est assez, j’ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d’or. La lune, à l’horizon opposé, montait comme une lampe d’argent dans l’orient d’azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. La mer multipliait la scène orientale en girandoles de diamants, et roulait la pompe de l’Occident en vagues de roses. Les flots calmés, mollement enchaînés l’un à l’autre, expiraient tour à tour à mes pieds sur la rive, et les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttaient sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées.

« Ô toi, que je ne connais point ; toi, dont j’ignore et le nom et la demeure, invisible Architecte de cet univers, qui m’as donné un instinct pour te sentir et refusé une raison pour te comprendre, ne serais-tu qu’un être imaginaire, que le songe doré de l’infortune ? Mon âme se dissoudra-t-elle avec le reste de ma poussière ? Le tombeau est-il un abîme sans issue ou le portique d’un autre monde ? N’est-ce que par une cruelle pitié que la nature a placé dans le cœur de l’homme l’espérance d’une meilleure vie à côté des misères humaines ? Pardonne à ma faiblesse, Père des miséricordes ! Non, je ne doute point de ton existence ; et soit que tu m’aies destiné une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir, j’adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta divinité.

« Lorsque l’homme sauvage, errant au milieu des déserts, eut satisfait aux premiers besoins de la vie, il sentit je ne sais quel autre besoin dans son cœur. La chute d’une onde, la susurration du vent solitaire, toute cette musique qui s’exhale de la nature, et qui fait qu’on s’imagine entendre les germes sourdre dans la terre et les feuilles croître et se développer, lui parut tenir à cette cause cachée. Le hasard lia ces effets locaux à quelques circonstances heureuses ou malheureuses de ses chasses ; des positions relatives d’un objet ou d’une couleur le frappèrent aussi en même temps : de là le manitou du Canadien et le fétiche du nègre, la première de toutes les religions.

« Cet élément du culte, une fois développé, ouvrit la vaste carrière des superstitions humaines. Les affections du cœur se changèrent bientôt dans les plus aimables des dieux ; et le sauvage en élevant le mont du tombeau à son ami, la mère en rendant à la terre son petit enfant, vinrent chaque année, à la chute des feuilles de l’automne, le premier répandre des larmes, la seconde épancher son lait sur le gazon sacré. Tous les deux crurent que ce qu’ils avaient tant aimé ne pouvait être insensible à leur souvenir ; ils ne purent concevoir que ces absents si regrettés, toujours vivants dans leurs pensées, eussent entièrement cessé d’être ; qu’ils ne se réuniraient jamais à cette autre moitié d’eux-mêmes. Ce fut sans doute l’Amitié en pleurs sur un monument qui imagina le dogme de l’immortalité de l’âme et la religion des tombeaux.

« Cependant l’homme, sorti de ses forêts, s’était associé à ses semblables. Des citoyens laborieux, secondés par des chances particulières, trouvèrent les premiers rudiments des arts, et la reconnaissance des peuples les plaça au rang des divinités. Leurs noms, prononcés par différentes nations, s’altérèrent dans des idiomes étrangers. De là le Thoth des Phéniciens, l’Hermès des Égyptiens, et le Mercure des Grecs. Des législateurs fameux par leur sagesse, des guerriers redoutés par leur valeur, Jupiter, Minos, Mars, montèrent dans l’Olympe. Les passions des hommes se multipliant avec les arts sociaux, chacun déifia sa faiblesse, ses vertus ou ses vices : le voluptueux sacrifia à Vénus, le philosophe à Minerve, le tyran aux déités infernales. D’une autre part, quelques génies favorisés du ciel, quelques âmes sensibles aux attraits de la nature, un Orphée, un Homère, augmentèrent les habitants de l’immortel séjour. Sous leurs pinceaux, les accidents de la nature se transformèrent en esprits célestes : la Dryade se joua dans le cristal des fontaines ; les Heures, au vol rapide, ouvrirent les portes du jour ; l’Aurore rougit ses doigts, et cueillit ses pleurs sur les feuilles de roses humectées de la fraîcheur du matin ; Apollon monta sur son char de flammes ; Zéphire, à son aspect, se réfugia dans les bois, Téthys rentra dans ses palais humides, et Vénus, qui cherche l’ombre et le mystère, enlaçant de sa ceinture le beau chasseur Adonis, se retira avec lui et les Grâces dans l’épaisseur des forêts.

« Des hommes adroits, s’apercevant de ce penchant de la nature humaine à la superstition, en profitèrent. Il s’éleva des sectes sacerdotales, dont l’intérêt fut d’épaissir le voile de l’erreur. Les philosophes se servirent de ces idées des peuples pour sanctifier de bonnes lois par le sceau de la religion, et le polythéisme, rendu sacré par le temps, embelli du charme de la poésie et de la pompe des fêtes, favorisé par les passions du cœur et l’adresse des prêtres, atteignit, vers le siècle de Thémistocle et d’Aristide, à son plus haut point d’influence et de solidité. »

XXXVI

Après les deux romans d’Atala et de René, il en ébaucha un troisième : le Dernier des Abencérages ; mais, à l’exception de l’incomparable romance :

Combien j’ai douce souvenance, ce roman, entièrement d’imagination, ne fut qu’un roman français sans vérité et sans succès, très-inférieur aux deux autres.

Atala avait trouvé sa nouveauté et sa vérité dans les déserts d’Amérique ; René, dans l’abîme du cœur du jeune écrivain ; le Dernier des Abencérages ne fut qu’un conte de Marmontel. Il fallait un fond solide à l’invention de Chateaubriand, autrement il s’évanouissait avec les nuages :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux, les jours
De France !
Ô mon pays, sois mes amours
Toujours !

Te souvient-il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux,
Ma chère ;
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux ?

Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignait la Dore
Et de cette tant vieille tour
Du Maure,
Où l’airain sonnait le retour
Du jour ?

Te souvient-il du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile,
Du vent qui courbait le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l’eau
Si beau ?

Oh ! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne, et le grand chêne ?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine :
Mon pays sera mes amours
Toujours !

Cela mérite seul d’être conservé, air et paroles. L’Auvergne avait produit l’air, le génie du jeune homme la tristesse amoureuse des paroles. C’est le seul passage de ses œuvres en vers où Chateaubriand a été poëte ; partout ailleurs il ne fut que poétique. C’est la faiblesse de son génie, qui ne put s’élever jusqu’à la condensation du génie qui chante en vers.

Qu’eût été Virgile, si l’Énéide avait marché en prose cadencée au lieu de planer en vers immortels ? L’ébauche d’un impuissant n’est pas le génie d’un grand homme ; cette vérité triste fut l’éternel remords de Chateaubriand. Il y eut entre Virgile et lui l’éternelle distance qu’il y a entre Télémaque et l’Iliade : cela se ressemble, mais ne s’égale pas.

XXXVII

M. de Chateaubriand avait connu M. de Fontanes à Londres ; ils y recevaient l’un et l’autre des secours de Louis XVIII, réfugié à Hartwell. Ils s’étaient rencontrés, connus, aimés. Fontanes avait quitté Londres avant M. de Chateaubriand ; il avait reçu à Paris l’auteur de l’Essai ; il l’avait introduit auprès de ses propres amis : M. Joubert, qui n’a laissé que des Pensées et qui aurait pu laisser des œuvres, mais esprit essentiellement critique, trop indolent pour rédiger autre chose que des impressions ; M. de Bonald, ingénieux auteur d’écrits contre-révolutionnaires et religieux. M. de Lamoignon, émigré, rentré avant lui, parent par alliance de sa femme, née Mudson Lindsay, Anglaise aimable, le reçut discrètement aux Ternes. De là on le conduisit chez l’ami de M. de Fontanes, M. Joubert, son premier hôte, resté à jamais son ami.

Quelques littérateurs médiocres qu’il avait connus avant l’émigration, entre autres Flins des Oliviers, qui travaillait avec Fontanes au Mercure de France, l’admirent parmi eux. Ginguené, ambassadeur de la République sous le Directoire, le reconnut à peine du haut de son importance mal évanouie. Chateaubriand fut blessé de cet orgueil et ne le vit plus.

Fontanes lui tendit la plume et lui proposa d’écrire. Il écrivit avec légèreté une critique personnelle et amère de madame de Staël, qui lui en conserva rancune ; et, bien que la lettre de Chateaubriand fût très-faible, elle lui ébaucha sa réputation. Exemple de plus de ce que peut le journalisme de réaction.

Peu de temps après, il publia Atala, dont il avait lu déjà des fragments à M. de Fontanes, à Londres. La mode, sel des nouveautés, lui fit un succès fanatique. Les femmes tombaient en délire ; M. de Fontanes, attaché alors aux charmes de madame Bacciochi, se conduisit en ami sincère et désintéressé, et présenta Chateaubriand à la future grande-duchesse de Toscane et à Lucien Bonaparte.

« J’étais contraint d’aller dîner chez Lucien, au château du Plessis, près de Senlis. »

Quelle contrainte ! on voit que la flatterie prenait le masque de l’opposition pour se plaindre, en servant l’ambition prévoyante du nouveau venu.

Toute cette époque où Chateaubriand est mêlé aux plaisirs, aux fêtes, aux intrigues de la famille Bonaparte, aurait besoin d’être publiée. Elle le fut, mais trop tard, dans des pamphlets amers, pour racheter, à force d’injures, des excès de caresses. Les Bourbons étaient trop intéressés à croire à sa constance pour la contester. Leur première faveur, en 1814, fut de lui pardonner.

XXXVIII

Une femme jeune, belle, malheureuse, proscrite dans sa famille, s’empara alors de sa vie. C’était madame de Beaumont, fille de M. de Montmorin. Chateaubriand se logea non loin d’elle, au quatrième étage, dans un des pavillons du garde-meuble. Il s’en trouvait encore trop loin, bien qu’elle eût son modeste appartement à côté, dans la rue Neuve-de-Luxembourg.

Un petit cénacle d’hommes et de femmes distingués s’y réunissait tous les soirs. M. Pasquier, récemment rentré de l’émigration ; M. Molé, très-jeune encore, mais déjà mûr d’idées et souple de caractère ; M. Joubert, ami de tous les malheureux ; M. de Bonald ; M. de Fontanes, transition entre tous les régimes, mais irréconciliable avec la Terreur ; M. Chênedollé, poëte loyal et royaliste constant ; madame de Vintimille, captive sous la République, et dont la sœur, captive aussi, avait été chantée avant de mourir par André Chénier, suprême honneur rendu à la victime encore vivante, formaient ce cénacle.

L’ombre de M. de Montmorin, immolé sur l’échafaud à sa fidèle affection pour Louis XVI, planait sur le salon de sa fille comme un remords de septembre sur un jour de printemps. Tout le monde était d’accord dans ce salon, tant les grands crimes effacent les différences d’opinions et ne laissent survivre que l’honneur.

M. de Saint-Herem, ancien ambassadeur en Espagne, membre de l’Assemblée constituante, ami de M. Necker, mais plus encore de Louis XVI, était resté ministre des affaires étrangères pendant la plus grande partie de la Révolution. Il marcha résolûment au supplice, donnant sa vie pour la vie du roi. Sa fille, restée sans fortune, d’une beauté qui n’était que charmes, vivait dans une retraite, visitée par les amis de sa famille.

M. de Fontanes lui présenta son nouvel ami, M. de Chateaubriand.

Ces deux caractères semblèrent se reconnaître en se rencontrant ; ces deux cœurs s’attachèrent avec la force d’une révélation.

Madame de Beaumont vivait pendant l’été dans le petit château de Passy, près de Villeneuve-sur-Yonne. M. Joubert y cherchait aussi le repos. La description que fait de lui M. de Chateaubriand est touchante.

« C’était, dit-il, un égoïste qui ne s’occupait que des autres. »

« J’ai été, écrivait M. Joubert avant de mourir, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, et qui n’exécute aucun air. »

C’était triste et vrai. Mais les vivants qui entendaient, dans son intarissable entretien, la harpe frémir, en étaient charmés.

Madame de Beaumont invita Chateaubriand à venir à Passy pendant la belle saison. Il accepta ; leur liaison se resserra, elle devint tendresse. Quelle impression ne devaient pas faire à une femme sensible et malheureuse les paroles qu’avaient entendues Atala, ou les songes qu’avait rêvés René !

Ce fut le beau temps de Chateaubriand. La Providence semble ainsi réserver à ses favoris deux femmes providentielles : l’une, à l’entrée de la vie pour les enivrer d’un premier amour ; l’autre, au déclin des jours pour faire respecter l’intérieur.

« Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l’amitié. Nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d’un bassin d’eau vive, placé au milieu d’un gazon dans le potager : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse ; cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l’écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l’exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C’était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du nouveau monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître : depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? »

XXXIX

Bientôt tout changea de face. Madame de Beaumont tomba malade de la poitrine. Chateaubriand, par la protection de M. de Fontanes et de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, et toute-puissante sur lui à cause de la virilité de son caractère, demanda à entrer dans la diplomatie. Bonaparte l’agréa et le nomma secrétaire d’ambassade à Rome, heureux d’adresser au pape le jeune écrivain restaurateur de la religion. Il fut présenté au consul, reçut de M. de Talleyrand, qu’il a depuis si maltraité, son titre et ses instructions.

Il quitta Paris et s’achemina vers Rome, laissant madame de Beaumont en France ; mais elle devait le rejoindre bientôt à Rome.

Quant à madame de Chateaubriand, déjà oubliée depuis plusieurs années, il l’avait entrevue à Paris et l’avait de nouveau négligée. Elle était un hors-d’œuvre dans sa vie ; elle disparut pour longtemps. Le dévouement aux amies loyales ne faisait point partie des prescriptions du culte restauré. Femme d’esprit, d’un caractère épineux et difficile, elle laissait son mari libre et vivait çà et là avec ses belles-sœurs, délaissées comme elle.

XL

Son voyage à Rome fut lent et glorieux, comme un triomphe au milieu d’un pays réjoui par le retour de son vieux culte. Il visita à loisir les choses et les hommes du midi de la France. Il écouta les vers de Reboul, que j’ai depuis admirés moi-même ; excellent homme, que je désignai en 1848 au choix éclairé de son pays pour représentant de la République, que nous tentions de fonder ; les exagérés le dégoûtèrent comme ils dégoûtèrent la France, et il se retira sans combat. Il était homme d’honneur, de talent et de vertu, mais non homme de lutte. Il est allé depuis au séjour des hommes de paix, en emportant notre amitié.

Avant son départ pour Rome, Lucien l’avait conduit à une fête chez le premier consul ; Bonaparte le reconnaissant dans la foule, s’approcha de lui, et lui dit :

« En Égypte, j’étais toujours frappé quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’orient, et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cet inconnu qu’ils adoraient vers l’orient ? »

Puis, s’interrompant lui-même et passant sans transition à un autre sujet :

« Le christianisme, dit-il, les idéologues n’ont-ils pas prétendu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à son culte ! »

Et il s’éloigna.

XLI

Après avoir vu Murat à Milan, il reprit sa route. Il arriva à Rome le 27 juin. Mon ami, M. Artau, le conduisit à Saint-Pierre.

« Il sentait le besoin d’un effet, me dit Artau, ne pouvant pas le sentir, il l’affecta. »

Il s’assit sur le rebord en pierre du jet d’eau en face du portail, entre les obélisques égyptiens, et, plaçant sa main sur sa poitrine, il dit à Artau : « J’ai soif ! » et demeura silencieux dans une contemplation évidemment simulée. Artau le comprit, et ne dérangea pas son enthousiasme.

On le logea chez le cardinal Fesch, au dernier étage du palais.

« N’ayant rien à faire dans ma chambre aérienne, dit-il, je regardais par-dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice novice exerçant sa voix me poursuivait d’un solfége éternel, heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer. Du haut de ma fenêtre, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère ; on la portait, le visage découvert, entre deux files de pèlerins blancs ; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds. »

XLII

Chateaubriand fit une imprudence qui choqua l’ambassadeur et tout le corps diplomatique de Rome. Il alla présenter son hommage au vieux roi de Sardaigne, qui avait abdiqué sa couronne et qui vivait retiré à Rome. Le cardinal Fesch écrivit à Paris cette excentricité inopportune et prétentieuse. Bonaparte ne fit qu’en rire et l’excusa. Mais d’autres prétentions plus offensantes pour l’ambassadeur le blessèrent plus directement. Il était parcimonieux comme sa sœur. Le secrétaire mangeait à sa table. Le vin que le cardinal faisait servir à ses commensaux parut mauvais à Chateaubriand, qui se fit servir une bouteille particulière achetée de ses deniers. Cette inconvenance déplut à l’ambassadeur ; les paroles aigres s’échangèrent sur ce trivial sujet ; l’animadversion s’envenima et subsista toujours. L’écrivain oublia trop vite l’infériorité du diplomate.