(1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88
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(1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Deuxième discours. Aux Artistes.
De la poésie de notre époque.

Nous donnons ce Discours tel qu’il parut, en 1831, dans la Revue Encyclopédique, cahiers de novembre et de décembre. Le temps a manqué pour le compléter. Ce titre Aux Artistes indique assez qu’il aurait dû être question, dans ce Discours, de tous les beaux-arts, et non pas seulement de la poésie proprement dite.

I.

Nous terminions notre précédent Discours en remarquant que toute la poésie de l’époque est empreinte de ce caractère de profonde désolation qui ne peut manquer de se manifester dans une crise de renouvellement. Les philosophes, disions-nous, ont engendré le doute ; les poètes en ont senti l’amertume fermenter dans leur cœur, et ils chantent le désespoir ; ils chantent, glorieux mais tristes, entre une tombe et un berceau, entre un ordre social qui achève de s’écrouler et un nouveau monde qui va naître : et nous leur reprochions de tenir plutôt les yeux tournés vers le passé que vers l’avenir.

Nous tenons à démontrer que tel est, en effet, le caractère de la poésie de notre temps. Voulez-vous connaître, d’une époque, son essence même, sa pensée la plus intime, sa vie intellectuelle, sa vie morale, prenez ses poètes : vous trouverez en eux tout cela, et de plus vous y trouverez le germe de l’époque suivante. Les poètes sont des hommes de désir, et c’est leur pensée qui engendre. Ainsi, pour prendre l’exemple le plus rapproché de nous, le Dix-Huitième Siècle est, bien plus qu’on ne le croit, en germe dans la poésie du Dix-Septième. Toutes les attaques des philosophes contre la noblesse et l’inégalité des rangs avaient été devancées par les attaques aussi vives de Boileau et de Molière. Si donc la poésie ne faisait pas entendre aujourd’hui ce concert de douleur qui annonce le besoin d’une régénération sociale, et si en même temps elle ne jetait pas déjà, dans toutes les âmes capables de la sentir, le germe de cette régénération ; si elle n’y versait pas, avec la douleur de ce qui est, le désir de ce qui doit être ; en un mot si elle n’était pas, ce qu’elle a toujours été, prophétique, nous aurions tort de représenter l’état actuel de la société comme une crise qui doit enfanter une société nouvelle.

Or il semble, au premier coup d’œil, que les objections abondent contre notre manière de juger la période poétique actuelle. On nous citera en foule des œuvres et des noms d’artistes qui paraissent détruire cette opinion. Que faites-vous de Walter Scott, dira-t-on ? que faites-vous de Cooper ? Oubliez-vous la chanson de Béranger ? Voilà des œuvres qui n’ont pas ce caractère de tristesse, de doute, de scepticisme, dont vous parlez. Béranger fait des odes comme Horace et Anacréon, et il n’est pas de poète plus populaire que lui. Le poète et le siècle ne sont donc pas si tristes que vous les faites. Walter Scott est si peu occupé d’une régénération sociale, qu’il est bien plutôt tory que whig ; et cependant quelle immense influence ses écrits n’ont-ils pas eue sur toute la littérature européenne depuis quinze ans ? Quant à Cooper, il fait le portrait de la nature, et ses sauvages, ses forêts, ses mers, ont pour nous un charme comparable à celui des plus grands poèmes. D’un autre côté, ajoutera-t-on, nierez-vous les poètes chrétiens ? Oubliez-vous le plus grand de tous, oubliez-vous Lamartine ? Manzoni n’a-t-il pas fait des hymnes sacrés ? Tous les poètes de la Restauration n’ont-ils pas plus ou moins fait un retour vers le Christianisme ? Tous n’ont-ils pas subi plus ou moins l’influence des écrits de M. de Chateaubriand ? Voyez, le siècle débute par le Génie du Christianisme ; et à la suite de ce livre naît toute une génération d’auteurs qui vivent de son inspiration. Loin donc que le siècle, quand on le considère dans ses artistes, paraisse dévoré de tristesse et de spleen, on le dirait au contraire soutenu doucement par la religion du Christ, tandis que ses yeux se promènent avec délices sur les tableaux du passé ou sur les scènes de la nature que ses romanciers sont continuellement occupés à lui peindre, et qu’à ses oreilles résonne la délicieuse et enivrante musique de Rossini. Où donc, encore une fois, est cet accord de doute et de tristesse que vous attribuez à l’art, ce besoin d’une régénération sociale, d’une religion nouvelle, que vous lui supposez ? La plupart de nos artistes, suivant capricieusement la pente naturelle de leur génie qui les porte à observer, à peindre, s’abreuvent à ces deux grandes sources de l’art, la nature et l’histoire, tandis que les plus rêveurs d’entre eux, les plus métaphysiciens, cherchent appui et consolation, inspiration et lumière, dans la religion éternelle, la religion du Christ !

Voilà ce qu’on nous dira, et il faut répondre ; car nous ne sommes pas de ces barbares qui, prenant de travers de grandes prophéties d’avenir, se déshéritent sans façon du passé, parlent de l’art de notre époque avec un mépris qui fait rire, et nuisent ainsi, sans le savoir, aux vérités qui leur ont été enseignées et qu’ils sont chargés de répandre.

Mais, pour dissiper tous les doutes et toutes les objections, il est nécessaire que nous dissertions un peu sur l’art et sur la loi de son développement : sans cela nous n’arriverions à rien de clair. Car si je vous dis que le caractère d’une époque poétique est tel ou tel, et que vous me citiez en opposition des auteurs dramatiques ou des romanciers, il faudra bien que je cherche ce qu’il y a de plus poétique en eux, la pensée avec laquelle ils font du drame et des caractères, il faudra bien que je leur demande leur pensée lyrique ; ce qui suppose que nous nous entendons, moi et le lecteur, sur cette question : À quelle condition le drame et le roman sont-ils de l’art ? Ou bien, si je parle, par exemple, de l’art du Moyen-Âge et du Christianisme, et que l’on m’objecte la Renaissance, l’école de Ronsard, ou celle de Racine et de Boileau, il faudra bien que je montre comment ces écoles se détachent du Moyen-Âge, et perdent à la fois le sens moderne et l’originalité pour l’imitation. Ainsi on est toujours ramené à ces deux questions : Qu’est-ce que l’art en lui-même, et comment se développe-t-il dans le développement général de l’Humanité ?

Parlons donc un instant de l’art. L’art ! c’est un grand mot, que beaucoup célèbrent avec enthousiasme, sans en avoir toujours une idée bien nette.

II. De l’art

L’homme a été placé sur la face de la terre pour achever l’œuvre que Dieu l’a chargé de terminer. Sa main est celle de Dieu lui-même, et elle se promène avec une infatigable persévérance sur la surface rude et ébauchée du globe pour la polir et l’achever ; et si le monde terrestre est l’œuvre de Dieu, il est aussi l’œuvre de l’homme ; car partout déjà sa volonté et sa puissance ont laissé leur trace et leur empreinte. Aux broussailles et aux forêts qui hérissaient le front de la planète comme une chevelure sauvage, succède une douce et ondoyante chevelure de moissons et de prairies ; les fleuves obéissent à la voix et reçoivent de nouveaux lits ; les torrents vagabonds dans la plaine se resserrent entre des rivages escarpés comme une digue de rochers ; de nouvelles lignes d’eau se dessinent, et sillonnent la terre de leurs bassins et de leurs canaux ; les montagnes s’aplanissent ; les rochers, frappés par la verge des sondeurs, laissent jaillir des fontaines ; et l’homme, devenu créateur de lumière, éclaire dans la nuit la face de sa planète, qui, parée de ses lanternes, se promène silencieuse parmi les ténèbres de l’espace.

Voilà l’industrie. Ce n’est plus la nature abandonnée à elle-même, ce n’est plus l’industrie de la nature, si l’on peut parler ainsi ; c’est la nature continuée par l’homme sous un de ses aspects.

Mais si l’homme continue la nature sous un rapport par l’industrie, il la continue encore sous un autre rapport, par l’art.

Pensez à ces myriades de spectacles que la surface vivante de la terre, animée par le contact des cieux, engendre à chaque instant de l’éternité, et qui n’attendent pas, pour se produire toujours nouveaux, qu’un œil ou une oreille soient là pour les saisir. Que de vie, que de beauté sans cesse renaissante dans le moindre horizon ! L’art est virtuellement dans toute la nature ; la plante et l’animal ne sont pas les seuls êtres qui le contiennent dans leurs harmonies et leurs proportions. Quand les nuages promènent leurs mouvants bataillons autour d’une montagne, ou plongent en se courbant entre ses cimes ; qu’on suit l’ombre et la lumière illuminant ou obscurcissant ses vallées, et qu’on entend les eaux sourdre de ses flancs, que de proportions, d’harmonies, de beauté dans cette portion de la nature promenant autour du mont immobile son éternelle mobilité ! Et quanti l’homme était encore absent de la terre, quand son œil n’était pas là pour jouir de ces décorations, qu’importe, elles se réfléchissaient dans l’œil des animaux qui la peuplaient, et qui, en harmonie eux-mêmes avec la géométrie divine, goûtaient de cette beauté du monde les rayons qu’ils pouvaient en saisir et qui les animaient, comme encore aujourd’hui, sans qu’ils en eussent conscience, comme l’air qu’ils respirent, la lumière qui les éclaire, la chaleur qui les échauffe, l’orage qui les effraie. Et quand il n’y aurait eu ni hommes ni animaux sur la terre, sa beauté n’en aurait pas moins contenu virtuellement l’art, qui devait se produire quand, par la série du progrès et la marche continue de l’œuvre de Dieu, l’homme apparaîtrait à sa surface.

Vouloir refaire la montagne serait insensé ; l’imiter en petit, comme les Chinois, est une absurdité puérile ; la dessiner, la peindre pour elle-même, pour en retracer exactement les formes, les proportions, les couleurs, c’est de l’habileté graphique, ce n’est pas de l’art.

Mais tirer de la vue des forêts et des montagnes une inspiration créatrice, donner à l’habitation où les hommes se réunissent pour adorer le Dieu infini quelque chose de l’aspect de ces sublimes montagnes, et élever des temples qui s’harmonisent avec nos grands végétaux comme les petits temples de la Grèce s’harmonisaient avec les lentisques et les orangers, voilà l’art. C’est la montagne et la forêt changés en temple par l’homme, et reproduits par lui comme il lui convient de les reproduire. La forêt, la montagne, étaient des monuments de la nature : le temple, inspiré par elles, est un monument de l’homme. Et alors s’établit dans le monde une nouvelle harmonie : l’homme ne peut plus voir les colonnades des forêts et les autels des montagnes, sans que l’idée d’un temple à l’Éternel ne lui revienne en mémoire. C’est ainsi que le monde tout entier, en y comprenant l’art, qui en fait partie au même titre que les monuments naturels auxquels il s’ajoute, devient symbolique.

Le symbole ! nous touchons ici au principe même de l’art.

En effet, est-ce seulement de la nature ce qu’on peut appeler beau qui est la source et la semence de l’art ? Non : c’est aussi le laid, l’horrible, le difforme ; c’est un ciel gris et terne, aussi bien qu’un ciel bleu ou un orage d’éclairs et de foudres ; une terre aride, un champ de mort, un désert, comme une forêt vierge ; des cris discordants, comme des sons harmonieux ; c’est tout enfin, c’est la vie universelle. Or, comment la vie du monde devient-elle art en passant par l’homme ? Voilà la grande question sur cette question de l’art ; voilà ce qui n’a guère été compris, ce nous semble, et ce qui a engendré tant d’opinions diverses qui se combattent.

Les philosophes qui traitent de l’esthétique disent que l’industrie a pour principe l’utile, et l’art pour principe le beau. Qu’est-ce que l’utile ? qu’est-ce que le beau ? Ce sont, disent-ils, des idées primitives ; il n’y a rien à leur demander après cette définition. Ils ne s’aperçoivent pas que les artistes peignent continuellement, et comme à plaisir, des objets hideux, repoussants, horribles. Aussi que de discussions sont sorties de cette considération superficielle ! que de disputes sur l’utile et le beau ! Il y a toujours eu une véritable guerre entre ceux qui sentaient l’art et ceux qui ne le sentaient pas ; jamais cette guerre n’a été plus acharnée que de notre temps. Les partisans de la doctrine de l’utile veulent que les artistes ne fassent des poèmes, des statues, des tableaux que pour l’utilité sociale. Les artistes, de leur côté, réclament fièrement leur indépendance. Le poète, disent-ils, est complètement libre, il fait ce qui lui convient. Dieu l’a mis sur la terre en lui disant : Crée, et il crée. Quand il a produit son œuvre, il demande au public : Est-ce bien ou mal ? mais il ne doit compte à personne du but qu’il s’est proposé. — Au moins, répondent aux artistes ceux qui ne sentent pas l’art, soyez donc fidèles à la règle du beau. Pourquoi tous ces monstres que vous vous plaisez à nous peindre ? — Et l’on a poussé la folie jusqu’à demander de quelle utilité était au monde l’Othello de Shakespearea ; on a proposé sérieusement à l’Humanité d’abolir le drame ; car, le drame étant la peinture de passions tristes ou coupables, on ne voyait pas quel avantage en résultait pour l’Humanité. Il y a des gens qui croient sérieusement que l’avenir délaissera tous les produits de l’art antérieur, de même que, lorsqu’on a inventé une nouvelle machine supérieure à une autre, on laisse périr celle-ci ou on la brise. Il faut avouer que ceux qui n’ont aucun sentiment de l’art sont très excusables de s’égarer aussi singulièrement. Ils ne pourraient être ramenés que par des raisonnements : or l’esthétique n’a pas encore une base assez claire pour eux, et la définition que nous citions tout à l’heure n’est pas de nature à lui en donner une.

Voyons s’il ne s’offrirait pas naturellement une distinction plus large et plus nette, qui, en nous faisant pénétrer dans le sens profond de ces mots, art et industrie, dissiperait tout d’un coup les nuages et les controverses sur l’utile et le beau.

Par tous nos sens, par toute notre vie de relation, nous recevons des impressions, des images, nous éprouvons des attraits, des répulsions. C’est là le fonds commun de tous les matériaux dont notre sensibilité, notre mémoire, notre imagination, notre intellect, se composent. C’est ainsi que nous puisons notre vie à la vie universelle. Et de même que notre vie de nutrition se développe et s’entretient en s’assimilant des parties matérielles du monde extérieur, de même notre vie de relation se développe et s’entretient en s’assimilant des impressions du même monde extérieur. Comment cette double nutrition se fait-elle ? C’est le problème de la vie, aussi insoluble pour les psychologues que pour les physiologistes. Mais il y a cette différence qu’à peine avons-nous conscience dans certaines maladies des phénomènes de notre vie de nutrition, tandis qu’à l’exception, au contraire, de certaines maladies et du sommeil complet, nous avons conscience des phénomènes de notre vie intellectuelle. Celle-ci est donc, à proprement parler, notre vie : l’autre nous est presque aussi étrangère que la vie du monde extérieur. Or, véritablement, les actes que nous faisons pour modifier la vie du monde extérieur doivent avoir un caractère tout autre que les actes qui se produisent dans notre propre vie. L’industrie a pour objet notre action sur la vie qui est en dehors de nous et que nous ne sentons pas, tandis que l’art est l’expression de la vie qui est en nous. C’est dire qu’entre l’industrie et l’art il y a l’homme tout entier. Dans l’industrie, d’où vient la vie ? De la nature, toujours d’elle. La vie du monde extérieur coule sans cesse, et l’industrie humaine la gouverne comme nous poussons de l’eau avec une rame. Par l’industrie, quelque merveilleuse qu’elle soit, l’homme ne fait que diriger une vie qui n’est pas en lui. Mais l’art est l’expression de sa propre vie, ou, mieux encore, sa-vie elle-même se réalisant, se communiquant aux autres hommes, et faisant effort pour s’éterniser.

Or l’homme ne crée rien, en prenant le mot de création dans un sens absolu. Il n’a donc pas d’autre moyen de réaliser le produit de sa vie intérieure que de l’incarner dans ce qui existe déjà.

De là il soit que le principe unique de l’art est le symbole.

De l’homme à l’homme, il n’y a en effet que deux modes de communication.

Ou l’homme exprimera directement, mais très imparfaitement, par le langage abstrait, le résultat de sa vie intérieure ;

Ou il ira puiser dans le monde extérieur, à la source commune des impressions, dans l’océan de vie où tous nous sommes plongés, des images capables de donner par elles-mêmes les sensations, les sentiments, et jusqu’aux jugements qu’il veut exprimer.

Le premier mode d’expression est, comme nous venons de le dire, le langage abstrait, qui n’exclut ni l’éloquence, ni même le sublime.

Le second mode d’expression, c’est la poésie.

La poésie est cette aile mystérieuse qui plane à volonté dans le monde entier de l’âme, dans cette sphère infinie dont une partie est couleurs, une autre sons, une autre mouvements, une autre jugements, etc., mais qui toutes vibrent en même temps suivant certaines lois, en sorte qu’une vibration dans une région se communique à une autre région, et que le privilège de l’art est de sentir et d’exprimer ces rapports, profondément cachés dans l’unité même de la vie. Car de ces vibrations harmoniques des diverses régions de l’âme il résulte un accord, et cet accord c’est la vie ; et quand cet accord est exprimé, c’est l’art ; or, cet accord exprimé, c’est le symbole ; et la forme de son expression, c’est le rythmeb, qui participe lui-même du symbole : voilà pourquoi l’art est l’expression de la vie, le retentissement de la vie, et la vie elle-même. La poésie, qui prend pour instrument la parole, et qui rend par des mots le symbole et le rythme, est un accord, comme la musique, comme la peinture, comme tous les autres arts : en sorte que le principe fondamental de tout art est le même, et que tous les arts se confondent dans l’art, toutes les poésies dans la poésie1.

L’art n’est donc ni la reproduction, ni l’imitation de la nature. Tant que l’homme ne fait que modifier la nature, imiter, tailler, déplacer des parties de l’Univers, gouverner en un mot la vie qui est en dehors de lui, il fait de l’industrie, il ne fait pas de l’art. Les absurdes théories qui ont pris pour base l’imitation de la nature, même en indiquant pour but l’aspect du beau, ne méritent pas qu’on s’y arrête.

Allons plus loin. De même que l’art n’est pas l’imitation de la nature — car à quoi bon imiter la nature ? n’est-elle pas sous nos yeux, et pourrions-nous l’imiter sans la défigurer ? d’ailleurs, si nous y parvenions, ce serait encore la nature et pas autre chose, rien de nouveau, rien de produit, rien de créé, mais un monstre qui nous tromperait par son identité avec la nature), — de même l’art n’est pas la reproduction de l’art, car ce serait encore le même tort que pour l’imitation de la nature.

Mais de même que l’art, c’est le développement de la nature sous un de ses aspects, à travers l’homme, une chose nouvelle et différente de l’art qui est dans la nature, de même, à une époque donnée, l’art est l’art de cette époque, faisant suite à l’art des époques antérieures.

L’art croît de génération en génération, comme un grand arbre qui chaque année ajoute à sa taille et élève sa cime vers le ciel, en même temps qu’il plonge plus profondément sa racine dans la terre.

Les œuvres des grands artistes, tous inspirés par leur époque, se succèdent, et cette succession est le développement de l’art.

Mais s’inspirer uniquement du passé, refaire ce qui a été fait, c’est imiter, c’est traduire, c’est manquer son époque ; c’est faire de l’art intermédiaire, de l’art qui n’a pas sa place marquée dans la vie de l’art.

Goethec refait les tragiques grecs ; j’aime mieux les tragiques grecs.

Cet art intermédiaire ou d’imitation est à l’art vrai, c’est-à-dire à l’art inspiré par une époque, ce que nous disions tout à l’heure que l’industrie était par rapport à l’art lui-même. De même que dans l’industrie l’homme ne fait que modifier la nature, tailler, greffer, déplacer, ou grouper ce qui est déjà ; ainsi, dans cet art intermédiaire, il ne fait que modifier l’art qui existe déjà, en tailler des débris, en déplacer des portions, greffer dessus quelques inspirations d’un autre âge ; et il n’arrive, la plupart du temps, qu’à défigurer et amoindrir les œuvres sur lesquelles il travaille, comme l’industrie fait souvent d’un animal généreux un animal timide et sans beauté, ou d’un arbre élancé et vigoureux un arbre rabougri ou monstrueux dans sa forme.

Quelle est la conclusion à tirer de ces considérations sur l’art, que nous aurions voulu supprimer, mais que rendait indispensable le dévergondage d’idées qui règne aujourd’hui sur ces questions ? C’est que l’artiste est libre, mais non pas indépendant au point que quelques-uns l’imaginent. Quel sera mon criterium pour juger un produit de l’art, un tableau, une statue, un poèmed ? Certes, je ne chercherai pas si l’objet qui est représenté est beau ou laid, je ne ferai pas de sophisme pour soutenir qu’il y a de la beauté jusque dans la laideur ; je ne demanderai pas si on peut tirer directement de cet ouvrage une conclusion morale : non, mais j’écouterai l’impression qu’il fera sur ma vie. L’art, c’est la vie qui s’adresse à la vie. Je dirai donc à l’artiste : Vous êtes libre ; exprimez la vie qui est en vous ; réalisez-la poétiquement. Mais j’ajouterai : Si, au lieu de vous inspirer de votre époque, vous vous faites le représentant d’un autre âge, permettez que je range vos ouvrages avec les produits de l’époque antérieure à laquelle vous vous reportez. Ou si, oubliant que l’art c’est la vie, vous faites de l’art uniquement pour en faire, souffrez que je ne voie pas en vous le prophète, le vates que l’Humanité a toujours cherché dans ses poètes.

III. Byron.

Si ces principes sont vrais, les objections contre le caractère que nous attribuons à la poésie de notre temps seront facilement dissipées.

Cooper est un grand artiste qui symbolise admirablement la nature. Walter Scott est un grand artiste qui symbolise admirablement des époques historiques dans des tableaux et des caractères.

C’est l’Amérique, c’est l’Écosse qui ont produit Cooper et Walter Scott. Jamais homme d’un génie égal au leur, mais ému par les profondes secousses de notre France, de notre Europe, n’aurait pu avoir la patience de peindre pour peindre, sans beaucoup de lyrisme au fond du cœur, comme Scott, avec une froide et étonnante impartialité ; ou, comme Cooper, avec une mélancolie assez vague, une pensée sociale incertaine et douteuse, et seulement le sentiment vif et profond de la nature extérieure : un tel homme n’aurait pu s’intéresser, comme eux, à ces mille petites nuances qui les intéressent ; et, tourmenté par les rudes problèmes qui occupent l’Humanité de notre âge, il lui eût été impossible de relever curieusement les moindres accidents de jour, de lumière, de paysages, de costumes. Il faut pour cela avoir le cœur libre, la tête pas trop ardente ; il faut n’avoir pas la tradition et l’héritage de la partie la plus vivante de l’Humanité. M. de Chateaubriand a voyagé dans l’Amérique du Nord : il a fait Atala et René, où il est plus question de la désolation de cœur laissée par les doctrines du Dix-Huitième Siècle et par la Révolution Française que des sauvages qui y sont mis en scène. Et voilà, pour le dire en passant, ce qui condamne la foule des imitateurs que Scott et Cooper ont trouvés, et qui, nés sur le sol volcanisé par les Philosophes, les Jacobins et Napoléon, ont eu la maladresse de vouloir contrefaire l’allure qui sied si bien à ces enfants de l’Amérique et de l’Écosse, peignant d’après nature et selon leur propre nature. Aussi ces tableaux du passé Walterscottisés, comme on dit, sont-ils la plupart sans vie. Il n’a manqué à leurs auteurs que d’avoir été élevés dans quelque pays de civilisation arriérée, et nourris dès leur enfance de ballades et d’histoires merveilleuses : avec cela ils auraient pu faire des romans historiques, non seulement sur les traditions de leur nourrice, mais sur d’autres pays et d’autres temps.

Je regarde donc Scott et Cooper comme des produits naturels de l’art de notre époque ; leurs œuvres rentrent tout à fait dans le principe du développement de l’art. Ils ont écrit par une inspiration aussi vraie, aussi actuelle que les auteurs de l’Iliade, ou ceux du Romancero. L’Amérique du Nord, se dépouillant de ses forêts et de ses habitants sauvages, a fait entendre un long soupir, que Cooper a écouté et a su rendre ; l’Écosse a produit le génie observateur et pittoresque de Scott, qui, se trouvant tout formé et tout grandi, s’est ensuite transporté, quelquefois peu heureusement, hors de ses limites naturelles de temps et de pays.

Mais qu’on ne parle pas de Scott et de Cooper pour nier le caractère général que nous assignons à la poésie de ce temps. Ces deux écrivains ne sont pas placés au centre du mouvement de notre âge ; ils sont à l’extrémité. Il est bien vrai qu’un lien d’étroite affinité est déjà formé pour une grande partie de la famille humaine ; l’Écosse et l’Amérique, toutes reculées qu’elles sont, reçoivent les pulsations du cœur ; et le cœur, c’est la France. C’est en ce sens que Scott et Cooper font partie de l’art de notre époque ; ils tiennent au mouvement général de l’Humanité comme leurs pays tiennent à l’ensemble de la grande famille Américo-Européenne. Nous pouvons prendre un plaisir infini à leurs ouvrages, comme nous en prenons à la lecture d’un drame indien, de Sacontala, par exemple, et même ils ont avec nous un rapport de parenté que n’aurait pas le drame indien ; mais ils ne peuvent faire autorité dans la question qui nous occupe. Il est tout simple que l’Amérique du Nord, naïve et virginale quand on la considère sous un de ses aspects, vieille, refrognée, pédante et aristocrate quand on regarde sa civilisation exotique, produise la poésie de son ciel et de ses forêts, en contraste avec la mesquinerie de ses colons. Il est tout simple que la verdoyante Écosse, qui conserve, toute fraîche et toute vivante, la tradition de ses clans et de ses petites guerres civiles, et où il reste mille traces du Moyen-Âge qui n’est pas remplacé pour elle, ait donné au monde un génie conteur et original, ami des traditions merveilleuses et des peintures du Moyen-Âge. Et il est tout simple encore que la partie la plus avancée de l’Europe lise avec ravissement des écrits qui lui font oublier un instant son spleen et son scepticisme.

Les ouvrages de Walter Scott et de Cooper sont, relativement à la question que nous traitons, presque dans le même cas que toutes ces poésies primitives qui ont tant de vogue aujourd’hui. Ils ne peuvent pas plus nous apprendre quelle est la tendance de l’esprit humain, quel germe de progrès l’Humanité porte actuellement dans son sein, quels désirs la tourmentent, quel est son sort aujourd’hui, quel sera son lendemain, que ne le feraient des chants grecs ou illyriens. Nous dire cela ne peut être réservé qu’à des poètes sortis directement des trois grands peuples qui se pressent l’un contre l’autre au centre de l’Humanité, la France, l’Allemagne et l’Angleterre ; qu’à des poètes qui auront porté avec douleur les graves pensées de notre âge ; qu’à des poètes qui auront senti l’impulsion des philosophes du Dix-Huitième Siècle, ces prédécesseurs des poètes actuels ; qu’à des poètes, enfin, qui nous montreront leur ligne de parenté avec Rousseau, Diderot et Voltaire, la Révolution Française et Napoléon, soit qu’ils se soient mis en lutte ouverte ou qu’ils vivent en harmonie avec tous ou quelques-uns de ces grands colosses qui avaient dernièrement en eux la vie du monde, et qui, glacés dans leur tombeau, tiennent encore en main le sceptre de l’avenir.

Depuis cinquante ans que la philosophie du Dix-Huitième Siècle a porté dans toutes les âmes le doute sur toutes les questions de la religion, de la morale et de la politique, et a ainsi donné naissance à la poésie mélancolique de notre siècle, deux ou trois génies poétiques tout à fait hors de ligne apparaissent dans chacune des deux grandes régions qui composent l’Europe, c’est-à-dire l’Angleterre et l’Allemagne, qui représentent tout le nord, et la France qui représente toute la partie sud-occidentale, le domaine particulier de l’ancienne civilisation romaine. Autour de ces grands hommes gravitent, comme les planètes autour des soleils, une foule d’écrivains remarquables, mais d’un ordre inférieur. Byron, par la nature particulière de son génie, par l’influence immense qu’il a exercée, par la franchise avec laquelle il a accepté ce rôle de doute et d’ironie, d’enthousiasme et de spleen, d’espoir sans borne et de désolation, réservé à la poésie de notre époque, méritera peut-être de la postérité de donner son nom à cette période de l’art : en tout cas, ses contemporains ont déjà commencé à lui rendre cet hommage. C’est que nul n’a su mieux que lui reproduire, avec une parfaite originalité, l’effet de cette poésie Shakespearienne dont l’Allemagne et la France sont aujourd’hui plus enthousiastes que l’Angleterre elle-même. Goethe cependant l’avait précédé de bien des années ; mais Goethe, dans une vie plus calme, se fit une religion de l’art, et l’auteur de Werther et de Faust, devenu un demi-dieu pour l’Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les philosophes, encensé par les poètes, par les musiciens, par les peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au lieu de reproduire la pensée de son siècle, s’amusait à chercher curieusement l’inspiration des âges écoulés ; tandis que Byron, aux prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants de son esprit, en butte à la morale pédante de l’aristocratie et du protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale, antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l’estimer comme homme, ni le comprendre comme poète, menant sa vie errante de pays en pays, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, de lumière éclatante, et se rejetant dans la nature comme autrefois Rousseau, fut franchement philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates, admirateur de Voltaire et de Napoléon ; toujours actif, toujours en tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d’une tempête perpétuelle, en sorte qu’en lui l’homme et le poète se confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages ; ce qui fait de lui le type de la poésie de notre âge.

IV. Lamartine et Victor Hugo.

À quoi tient ce reflet de Christianisme, cette auréole de foi religieuse qui brille sur les œuvres des deux grands poètes de la France ? Pourquoi semblent-ils faire antithèse avec Goethe et Byron ? Comment, nés dans le pays qui a produit la philosophie la plus audacieusement sceptique, et qui a presque entièrement accompli la destruction du Moyen-Âge social et religieux, ont-ils moins que ces fils de l’Angleterre et de l’Allemagne cette affreuse tristesse d’un rêve qui ne s’achève pas, et en même temps cette fierté de Satan et cette vie du désespoir, cette vitalité du poison, comme parle Byron2 ?

Cela tient en partie, selon nous, à l’époque politique où ils ont commencé à écrire. Et d’un autre côté nous pensons que cette foi chrétienne n’a pas un caractère aussi profond chez eux qu’on le croit généralement. C’est une parure de leur génie, à travers laquelle percent le doute et l’incrédulité, comme l’orgueil d’Antisthène perçait à travers les trous de son manteau.

C’est surtout pour Lamartine qu’il existe un préjugé qui le fait considérer comme un poète chrétien, je dirais presque comme un poète sacré, et qui cache ainsi à la foule séduite le véritable caractère de son œuvre. L’affinité qu’il a avec Byron disparaît devant ce mensonge du Christianisme ; car qu’est-ce qu’un Christianisme tellement affaibli ou transfiguré qu’il ressemble à un panthéisme encore obscur, sans lien avec l’Humanité, sans application sociale ?

Vous appelez Lamartine chrétien, et moi je l’appelle sceptique ; il n’a du Chrétien que la crainte devant Dieu. Panthéiste, de sentiment plutôt que d’intelligence, il voit tous les êtres s’absorber dans l’Être des êtres ; et ne comprenant rien à l’Humanité, n’ayant pas la révélation du plan providentiel qui la guide, tous les travaux des hommes lui paraissent aussi futiles que l’ouvrage des fourmis qui soulèvent des grains de sable. Ce n’est plus ni la terre ni le ciel des Chrétiens, unis entre eux par une chaîne à la fois humaine et divine, visible et invisible : espérance, foi, charité, terre et ciel, tout a disparu devant la solitaire contemplation de ce vaste océan de l’Être où tout va s’engloutir. Et cette pensée de l’infini fait fléchir ses genoux ; et il cherche à prier, et sa prière l’inonde de pleurs :

Hélas ! pourquoi si haut mes yeux ont-ils monté ?

Et il adore Dieu dans un tremblement continuel ; et il ne sait que répéter sans cesse que tout est vanité et que toute pensée est une erreur. Vous l’appelez chrétien parce qu’il a pris à la Bible quelques fleurs, au Christianisme quelques formes, comme il a pris à Horace ses continuelles images de l’incertitude de la vie. Mais son idée fixe est la terreur. L’univers pèse sur son cœur et l’accable. Tous ses chants sont plaintifs, comme les murmures de la colombe sous la serre de l’aigle.

On peut être sceptique tout en s’occupant beaucoup de la grandeur divine ; on peut vivre dans le doute et l’incertitude avec un sentiment religieux très actif et très profond.

Quelques progrès qu’ait faits l’Humanité, le mystère l’enveloppe toujours ; quelque grande que soit la carrière que nous pouvons lui mesurer, il y a toujours l’infini en avant et en arrière ; quelque travail que nous puissions assigner à son activité dans une période donnée, il reste toujours le début et le but final, le commencement et la fin en Dieu, le pourquoi en Dieu. L’homme, pour être vraiment religieux, doit avoir à la fois le sentiment de sa faiblesse et de sa force, le sentiment de l’infini et du fini, de Dieu et de l’Humanité. Or c’est là précisément ce que donnent les religions : elles jettent le pont entre nous et les autres hommes, entre l’Humanité et Dieu. Mais quand les religions meurent, les hommes les plus religieux, loin d’être consolés dans le sentiment de l’infini, sont écrasés par lui. C’est en ce sens que Lamartine est un grand poète religieux, quoique dévoré de doute et d’incrédulité. Mais sa religion, loin de soutenir et d’illuminer ses lecteurs, ne fait que les abattre, les troubler, les prosterner, surtout quand leur esprit a de la vigueur et de la portée ; et le Christianisme dont il la décore n’est qu’un Christianisme de convention, comme on peut en faire encore quand tous les dogmes chrétiens sont dépassés par la science humaine, quand toutes les institutions chrétiennes sont écroulées.

Est-ce à dire que le poète soit trompeur pour voiler ainsi sa pensée ? Assurément non. Mais son idée religieuse avait besoin de revêtir une forme, et, dans son abandon, son isolement, sa nudité, elle a pris le dernier vêtement usé et percé de trous qu’elle avait sous la main.

Les grands hommes qui se succèdent d’une génération à la suivante ne se répètent jamais ; mais lorsqu’ils semblent faire une œuvre opposée, souvent ils se continuent. C’est peut-être parce que la France avait produit la Philosophie du Dix-Huitième Siècle et la Révolution qui est cette Philosophie en action, que les deux poètes qui ont le plus directement exprimé l’état d’anarchie et de désolation où mène cette Philosophie, sans cependant lui rompre en visière, sans la nier ni la combattre, sont un Anglais et un Allemand ; tandis que la France a produit, depuis trente ans, une nombreuse couronne de penseurs et de poètes qui se sont rattachés au Christianisme. Ne croyez pas cependant que le mouvement et l’inspiration du Dix-Huitième Siècle ne soient pas profondément entrés dans leur sein. C’est au contraire parce qu’ils sentaient profondément la ruine du monde social et religieux du Moyen-Âge, et parce que d’un autre côté ils ne pouvaient concevoir comment il naîtrait de cette ruine un monde nouveau à la fois social et religieux, qu’ils sont revenus vers le Christianisme.

Supposez un poète frappé de cette grande ruine du monde social, comme Boulanger suppose que les générations post-diluviennes furent frappées, après le cataclysme du monde physique, d’un effroi qui, suivant lui, a donné naissance à toutes les religions. Il se rejettera plein de tristesse et d’amertume dans la nature ; et c’est en effet la marche que notre littérature a suivie. Ainsi avons-nous vu faire et à Jean-Jacques Rousseau, qui donna le signal de cette retraite dans la nature au milieu même du Dix-Huitième Siècle, et à Bernardin de Saint-Pierre, et à M. de Chateaubriand ; et c’est alors, c’est dans la solitude, au sein de la nature, que la poésie a pris ces grands écrivains et les a emportés sur ses ailes. Voilà donc ce poète tombé dans la contemplation de l’infini, de l’harmonie universelle, et ne comprenant pas l’anarchie de l’Humanité. Il est bientôt attaqué de la maladie de Werther, de René, d’Obermane. A-t-il de la force, il résiste à cette effroyable tempête de scepticisme absolu ; mais il n’y résiste qu’en sortant religieux de la lutte. Son esprit a plongé dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit, et partout il a rencontré Dieu. Or tout homme qui commence à sentir Dieu éprouve le besoin de se rapprocher de ceux qui l’ont senti avant lui. Le temps vient où nous embrasserons, où nous relierons toutes les conceptions religieuses, et où, de toutes les traditions, nous formerons la tradition universelle, la grande Bible de l’Humanité. Mais cette œuvre, qui se commence maintenant, n’était pas même soupçonnée du plus grand nombre des esprits supérieurs il y a dix ans. Il devait donc arriver que les âmes les plus frappées de la tristesse de cette Humanité livrée au hasard, et de cette incertitude de l’esprit humain en présence d’une science en apparence purement critique et négative, rechercheraient les solutions chrétiennes, et se rapprocheraient des hommes qui souffrirent les mêmes maux de l’âme dans une époque analogue de l’Humanité. Y a-t-il rien en effet qui ressemble plus à ce que nous souffrons que ce qu’ont souffert autrefois les Basile, les Jérôme et les Augustin ? Et remarquez qu’il y avait eu avant ces Pères de l’Église, et qu’il y avait en même temps qu’eux, des âmes généreuses qui souffraient comme eux du même mal, mais qui, n’ayant pu apercevoir l’étoile nouvelle, mais encore petite et obscure, de l’avenir, cherchaient leur lumière dans le passé éteint, et se réfugiaient dans le stoïcisme, dans les souvenirs de la république, ou dans les mystères. C’est ainsi que, sous l’impulsion même de la Philosophie du Dix-Huitième Siècle, mais en réaction apparente contre elle, des âmes malades de philosophie sont revenues au Christianisme. En l’absence des éléments, décomposés à jamais, de l’organisation théologique-féodale, ils ont rêvé possible la restauration de la monarchie et du papisme ; en présence de la science moderne, ils ont rêvé la restauration d’une foi fondée sur la science du passé. Ainsi s’explique la tendance rétrograde de beaucoup de grands esprits de notre temps, tels que De Maistre, Lamennais, Chateaubriand, Ballanche, Lamartine, Victor Hugo.

Quand le poète s’est une fois rapproché du Christianisme par le sentiment religieux, il lui est assez naturel de se croire Chrétien, et il se fait un point d’honneur et une gloire de le paraître. On s’humilie par grandeur même d’esprit, autant que par lassitude de chercher et d’attendre. On dit à la science et à la philosophie qu’elles sont menteuses, parce qu’en effet, en ce jour, à cette heure, elles ne sont pas encore arrivées au point où, reliant leurs rameaux épars, et vivifiées par une charité nouvelle, elles deviendront une religion, comme autrefois elles devinrent le Christianisme. On repousse de son esprit tous les grands progrès faits depuis les Pères de l’Église ; on voudrait presque s’en tenir à leur physique, à leur astronomie. On adopte ou on allégorise les traditions qu’ils ont adoptées. On voudrait à toute force voir le développement de l’Humanité, comme Bossuet, dans l’histoire hébraïque. Mais le doute sur tous points reste au fond du cœur. De là ce Christianisme de décadence ou de renaissance, comme on voudra l’appeler, qui court dans tant de livres de notre temps. On voudrait faire tenir le monde agrandi des modernes dans l’étroit horizon d’une religion faite il y a deux mille ans, ou bien on agrandit le cadre de cette religion pour que tout puisse y entrer. On parle du Seigneur, comme si l’on conservait la tradition du Dieu qui apparaissait dans un buisson ardent, et c’est du Dieu de Galilée et d’Herschell que l’on veut parler. On a l’air de reporter continuellement sa pensée sur le Sinaï, les rives du Jourdain et Jérusalem ; mais le Sinaï, le Jourdain et Sion ne sont que des échos sonores pour donner à la parole du poète un accent de foi religieuse. On se fait un paradis mystique et tout spiritualiste, bien différent du paradis chrétien, du paradis sur la terre, où les corps devaient renaître quand le règne de Dieu serait venu. Quant aux anges, on en parle à tout propos sans y croire ; chacun en crée avec sa fantaisie ; quelques-uns même décrivent leurs amours, et leur composent un langage de toutes les coquetteries du boudoir. Enfin on se fait une religion vaporeuse, qui ne ressemble pas plus au Christianisme, quand il vivait, que les muses et les nymphes de la poésie mythologique de Boileau et de Voltaire ne ressemblaient au Paganisme. Aussi, pour apprécier les poètes chrétiens de notre temps, les plus sérieusement religieux comme les plus légers, M. de Lamartine comme Thomas Moore, il faut bien distinguer leur véritable inspiration, leur pensée lyrique, leurs tristesses ou leurs joies, sous ces voiles chrétiens dont se pare leur muse. Il en est pour qui la chose est sérieuse, pour qui c’est le tourment de leur âme de ne pas trouver appui et consolation dans ces débris fantastiques du passé ; pour les autres, c’est purement affaire d’art. La mythologie païenne était usée, Ronsard et Boileau l’avaient à deux fois inutilement restaurée ; que restait-il à faire ? À tenter la nouveauté du Christianisme. Pour tous, c’est bien plutôt la matière de l’art que l’art lui-même ; ce n’est pas leur vie franchement dévote qui s’exprime, c’est leur vie douteuse, incrédule, affligée, qui cherche confort, et qui trouve cet aliment.

Qu’on voie dans cette poésie chrétienne le bruit qui accompagne la chute de tout ce qui s’écroule, le dernier soupir d’un mourant, les vives clartés que jette une lumière qui s’éteint, ou, si l’on veut, le dernier chant du cygne, je le conçois : mais y voir la vie, c’est-à-dire à la fois la vie du Christianisme et la vie du poète, une foi véritable, une communion de l’un avec l’autre, comme le doux repos de l’enfant dans les bras et sous les baisers de sa mère, ou comme la conversation d’un ami avec son ami, voilà ce que je ne puis admettre. Je ne puis voir dans tous ces chants chrétiens qu’un deuil, une pompe funéraire et la plainte dernière sur un mort. Quand les sauvages pleurent un chef, les femmes chantent les louanges du mort, elles disent ses vertus et ses combats, et par moments, en présence du cadavre, elles rêvent le héros marchant encore dans sa force et dans sa beauté : ainsi font nos poètes avec leur fiction de Christianisme ; ils commencent par la plainte, la désolation, puis leur vient le regret de la dernière religion connue d’eux, et ils finissent quelquefois, en s’exaltant, par s’imaginer qu’elle vit encore. Que si un fantôme d’elle alors leur apparaît et pose devant eux, si une image du passé, se dérobant à la tombe, semble se relever et marcher, est-il étonnant que ces âmes poétiques prennent leur rêve pour une réalité ? Or c’est là précisément ce qui est arrivé à nos poètes chrétiens. La Restauration a été le fantôme qui les a inspirés et qui les a fait croire ; et eux, de leur côté, avec leur voix puissante et leur don créateur, ont communiqué à ce fantôme une sorte de vie galvanique, une vie qui n’était pas en lui, mais que son aspect seul a suffi pour éveiller dans le sein des poètes, et qui lui est revenue par eux.

Chez des politiques ou des théologiens comme De Maistre et M. de Lamennais, cette empreinte de Christianisme, une fois prise, est tenace, et s’attachera à toute leur existence. Ce sont avant tout des penseurs : ils n’ont pu se décider et se former que par de longues considérations, de profondes études de faits et de raisonnements ; changer, c’est une vie à refaire : aussi leur croyance survivra-t-elle même à la chute définitive du fantôme qui les avait illusionnés. D’ailleurs les grandes métamorphoses de l’Humanité ne se font pas si vite qu’il ne reste longtemps des masses d’hommes et des peuples entiers aux défenseurs des religions déchues : si la France leur échappe, il leur reste l’Espagne, la Belgique, l’Irlande : ainsi, quand les villes échappaient aux dieux du Paganisme, les habitants des bourgs devinrent les païens. Quant à ceux qui tiennent à la fois du penseur et du poète, comme M. de Chateaubriand et M. Ballanche, leur rêve de restauration du Christianisme ira s’affaiblissant ou se transfigurant : l’un laissera la religion pour la politique, et cherchera dans l’activité de chaque moment une continuelle distraction contre sa propre incrédulité ; l’autre conservera obstinément le nom de Christianisme à toute la série des initiations de l’Humanité. Mais les poètes purs sont plus changeants ou plus naïfs : comme ils avaient délaissé et les arguments théologiques et les grands ensembles d’idées, comme ils n’avaient pris de la religion déchue que des inspirations et des images, surtout comme ils sont hommes de sentiment et de vie lyrique, quand leur vie change, quand le doute les reprend, quand leur tristesse d’âme se prolonge malgré tous les remèdes dont ils avaient vanté l’efficacité, ils le disent ou le font entendre à tout le monde ; et ils ne pourraient faire autrement, ou ils seraient obligés de se taire ; car l’art c’est la vie du poète qui s’exprime telle qu’elle est au moment où il chante.

Il est aisé de remarquer en effet que le doute et l’incertitude sont devenus de plus en plus visibles chez Lamartine à mesure que les années s’écoulaient. Ses premières Méditations sont de tous ses ouvrages celui où les croyances chrétiennes se font le plus sentir. On dirait alors que le poète habite encore les frontières de ce monde à la fois social et religieux de Nicole et de Pascal, de Bossuet et de Fénelon, dont un siècle de philosophie et de révolution nous sépare désormais pour toujours.

Cette remarque s’applique également à l’autre grand poète dont la France est fière. On l’a déjà dit avant nous, il y a bien plus de calme religieux, de croyance arrêtée dans les odes de la première jeunesse de Victor Hugo, que dans ces Feuilles d’automne, où sa rêverie, si puissante et si triste, creuse si profondément.

C’est d’abord que leur pensée est devenue plus forte avec l’âge ; c’est ensuite que tout a chancelé autour d’eux ; c’est qu’ils ont vu cette société qu’ils croyaient rentrée dans la voie de la tradition s’en écarter de nouveau ; c’est que cette tentative si bien nommée restauration, qui prétendait rendre à la France son ancien ordre social et religieux, a déçu toutes leurs espérances, partagés qu’ils étaient entre les sentiments de gloire et de liberté de notre âge, et cette gloire du passé qui avait bien de quoi les séduire.

Eux et M. de Chateaubriand, trois poètes, ont été non seulement les chantres, les bardes inspirés, mais aussi les hommes d’action et de courage de cette résurrection du passé qu’ils auraient voulu grande, glorieuse et populaire.

M. de Chateaubriand s’est chargé de la Restauration de toute manière, comme religion et comme société ; il l’a précédée, introduite dans le monde, exaltée tour à tour et abaissée : il l’a corrigée comme une mère corrige son enfant, abandonnée comme on abandonne un fils ingrat ; et l’enfant s’étant tué à force de folies, il en porte encore le deuil.

Lamartine fut plus spécialement le poète religieux de la Restauration, c’est-à-dire qu’il essaya de refaire le ciel religieux du passé. Victor Hugo fit principalement la terre de ce ciel ; et comme la monarchie qu’il avait sous les yeux ne répondait pas à la grandeur de son génie, ni à son âme forte et indépendante, il remonta plus haut dans les siècles, et sa lyre se passionna pour ce Moyen-Âge dont elle voyait le reflet dans notre temps : c’était naïvement qu’elle se passionnait ainsi ; mais on aurait dit que c’était pour dorer ce reflet, ces derniers rayons presque éteints, que sa poésie essayait de rallumer le soleil du Moyen-Âge.

À la suite de ces deux grands maîtres, une foule de disciples et d’imitateurs se lancèrent dans la voie qu’ils ouvraient. De là toute cette poésie de la Restauration, dont le caractère général est un retour vers le passé, une exploration du passé, un enthousiasme vrai ou faux pour le passé, sans élan, sans impulsion en avant : comme si, après la philosophie novatrice et enthousiaste du Dix-Huitième Siècle, une réaction d’immobilité et de rétrogradation fût nécessaire, afin que l’esprit humain, après avoir reconquis son passé, revu son héritage et sa vie antérieure, pût, riche d’expérience et de savoir, se lancer de nouveau, avec plus d’assurance et d’espoir, dans la voie de l’avenir. Semblables donc à ces Doctrinaires qui prirent la Restauration pour les bornes du monde, et qui arrangèrent la philosophie exprès pour elle, les poètes semblèrent pendant longtemps faire de la poésie, non pour le Peuple, non pour l’Humanité, mais pour la Restauration.

Oui, Lamartine et Hugo furent aussi, eux, les soutiens de la Restauration ; et ils n’ont pas à en rougir. Ils en furent les soutiens comme des artistes, amants de la gloire et du beau, et par ce côté-là aimant déjà le Peuple ; reliant d’ailleurs, dans leurs idées religieuses, le pouvoir temporel à la bonté céleste, soumettant le devoir et la grandeur des rois à la charité du Christianisme. C’était un rêve, un idéal qu’ils poursuivaient, ne voyant pas, dans leur exaltation de poètes, combien les temps étaient changés et combien ce rêve était absurde.

Mais à mesure que les années s’écoulaient, le rêve s’évanouissait. L’un s’éleva de plus en plus vers les pensées infinies, à une hauteur qui ne lui permettait plus d’apercevoir la terre. L’autre fit comme Goethe avait fait après Werther et Faust, il prit l’art au point de vue absolu. Plus jeune, d’ailleurs, élevé au bruit des batailles, admirateur de Napoléon, amant de la liberté, il sentit un nouveau culte s’élever dans son cœur ; et, dans son indépendance, il porta de rudes coups à ce fantôme du passé qu’il avait d’abord encensé. Et quand le fantôme a disparu, ils n’ont fait, ni l’un ni l’autre, comme ceux dont nous parlions tout à l’heure, ils ne se sont pas attachés à un autre fantôme, essayant de donner à celui-ci la ressemblance du premier. Ils sont restés avec le doute, qui n’avait jamais entièrement abandonné leur cœur.

C’est ainsi que l’Humanité de notre temps ayant dépouillé définitivement la pensée sociale et religieuse du Moyen-Âge, eux, qui ont voulu vivre de cette pensée et en faire l’âme de leur poésie, n’ont pu y réussir, malgré l’illusion de la Restauration, qui les a séduits comme un mirage trompe les matelots à la mer. Ils n’ont pu trouver un sol où leur Christianisme prît racine, et d’où il tirât des sucs assez nourriciers pour couvrir ensuite la terre de son ombrage. Il n’y avait point de ruche où l’abeille fît son miel ; point de rocher solide où l’aigle déposât son nid : l’abeille a été entraînée par les torrents de l’air, tenant dans ses pattes le suc odorant des fleurs, qui ne s’est pas transformé en miel ; l’aigle a vécu solitaire, contemplant le soleil, sans compagne et sans nid.

Que leur pensée religieuse puisse subir une métamorphose et revêtir une nouvelle forme, c’est ce que nous croyons ; et nous pourrions dire sur quels signes, faibles encore, nous nous fondons pour le croire. Mais c’est de leur œuvre passée que nous nous occupons aujourd’hui ; c’est elle que nous voulons caractériser.

Laissez donc de côté, pour un moment, toute cette couleur de Christianisme qui est comme le fard dont une femme malade voilerait sa pâleur ; entrez dans le fond de leur pensée, et voyez ce qu’ils sont.

L’un ne sait chanter que la vie diffuse dans l’espace et le temps, coulant de forme en forme dans le vaste océan de l’Être. Toujours abîmé dans la contemplation de la force divine, les êtres finis ne lui apparaissent que sous des traits peu arrêtés, comme des ondulations de la Vie générale. Ou il ne voit dans toutes ces formes que des chaînes qui emprisonnent la vie, en empêchant chaque partie de se réunir à l’Être universel ; ou bien, quand son cœur d’homme recommence à battre, quand la vie s’individualise un instant pour lui, il les contemple avec effroi, comme des enveloppes trop faibles pour préserver la vie qu’elles renferment contre l’océan de vie qui les bat et qui va les briser, comme des digues impuissantes que le flot universel du temps et de l’espace emporte. Voilà les deux seuls mouvements de sa poésie : semblable à la mer qui monte et redescend, qui apporte un instant quelques corps sur le rivage, et bientôt les replonge dans l’obscurité de son sein.

L’autre, au contraire, saisit la vie dans tous les moules qu’elle revêt ; il se place dans un point de l’espace et du temps, et s’y enracine profondément ; il sépare, il anime chaque objet qu’il touche ; il en projette au loin les reflets et les ombres ; il en décrit tous les rapports, toutes les harmonies et tous les contrastes. Sa poésie est comme l’univers, dont Pascal a dit : Centre partout, circonférence nulle part ; la vie, qui pour Lamartine est un tout, une unité, un océan, paraît dans Victor Hugo comme la lumière qui inonde tous les corps, mais qui, tout en les éclairant, en les baignant de ses flots, disparaît elle-même devant eux, et ne se manifeste qu’en dessinant leurs contours et en peignant leurs couleurs.

Lui aussi, quand il le veut, il peut, comme Lamartine, briser tous les moules et généraliser la vie ; en vingt vers il peint l’extase devant la vie universelle : mais le sentiment des êtres finis ne l’abandonne jamais, même quand il a le sentiment le plus profond de l’infini. D’ailleurs il se livre rarement à cette contemplation ; son génie le porte à individualiser la vie, c’est-à-dire à peindre toutes les formes de ce qu’on appelle la matière et de ce qu’on appelle l’esprit ; à peindre des portraits, des caractères et des passions.

En d’autres termes, l’un n’est que lyrique, et encore n’est lyrique que d’une seule manière ; l’autre est à la fois lyrique et dramatique.

Par une conséquence nécessaire, la poésie de l’un se rapproche plus de la musique ; celle de l’autre, de la sculpture et de l’architecture : ce qui ne veut pas dire que l’un spiritualise la matière, et que l’autre matérialise l’esprit. Cette distinction, qu’une critique superficielle a faite quelquefois entre eux, n’a aucun fondement. La poésie de Victor Hugo n’est pas plus matérialiste ou matérielle que colle de Lamartine. Je le répète, l’un généralise la vie, et l’autre l’individualise : voilà leur vraie et fondamentale distinction. Et quant au procédé artistique, il est le même pour tous deux, en ce sens que le symbole et le rythme étant les formes essentielles et uniques de l’art, ces deux grands poètes ne diffèrent que dans l’emploi qu’ils en font.

Il est évident, en effet, que celui qui contemple toujours la vie universelle symbolisera ses idées et les rythmes tout autrement que celui qui contemple la vie dans ses formes particulières. L’un recherchera dans l’Univers tout ce qui, pour ainsi dire, n’a pas de parties, c’est-à-dire les fluides impalpables ou tangibles dans lesquels les parties tendent sans cesse à se rejoindre et à se réunir en un tout : l’air, les eaux, les sons, les nuages. Et par une conséquence également nécessaire, son rythme sera abondant, doux et fluide, mais souvent sans relief, traînant et vaporeux, comme les objets qui lui fournissent ses images.

L’autre prendra surtout ses symboles dans l’univers visible. C’est de l’œil qu’il lui faut. Les êtres que nous appelons vivants et ceux que nous regardons comme inanimés, les édifices naturels que la terre présente à nos regards et les édifices que l’homme y a ajoutés, seront les miroirs où il lira et fera lire sa pensée. Sa vue perçante saisit les lignes des montagnes et l’harmonie compliquée d’une cathédrale du Moyen-Âge. Il regarde la Corse et Sainte-Hélène, et y lit la destinée de Napoléon ; il voit cette destinée dans la bombe qui, partie de la terre, y revient après avoir touché le ciel ; il la voit dans le Vésuve, que l’œil découvre toujours au milieu de tous les sites et de toutes les merveilles de l’Italie ; et il rendra un culte d’artiste aux pyramides et à la colonne où Napoléon lui-même, ce grand artiste, a imprimé son sceau. Et non seulement son style peindra toujours, mais son rythme même peindra, parce qu’il sera toujours l’enveloppe de son idée ou de son image, pareil à l’argile qui dans les mains du mouleur prend toutes les formes. Aussi rejettera-t-il avec dédain la mélopée insignifiante, et son rythme sera plein de relief et d’éclat, mais brisant la lumière quand il le faudra, d’une science et d’une perfection que le vulgaire ne comprendra pas.

Voilà, nous le répétons, le rapport fondamental et la distinction également fondamentale de Victor Hugo et de Lamartine. La même inspiration panthéistique, le sentiment le plus exalté et le plus profond de la vie universelle, la foi que dans le monde tout est lié, tout est uni, accordé, qu’un anneau qui s’ébranle ébranle la chaîne, qu’une corde qui vibre fait vibrer toutes les cordes de cette harpe infinie qui est l’Univers ; voilà la grande pensée lyrique dans laquelle ils sont unis, et j’ose dire que c’est la toute leur religion ; voilà aussi la partie vivante de leur œuvre ; voilà ce qu’on découvre toujours sous l’enveloppe de leur poésie ; voilà le fond de leur âme sous toutes les formes transitoires qu’ils ont pu ou qu’ils pourront revêtir. Et remarquez que ces deux grands poètes, mis en parallèle sous le rapport de leurs ressemblances comme sous celui de leurs contrastes, s’harmonisent admirablement, et forment entre eux un parfait accord : car ils ont tous deux, au plus haut degré, le même sentiment de la vie universelle, et, d’un autre côté, leurs génies sont tellement opposés qu’ils expriment cette Vie par les deux faces, l’un de l’unité, et l’autre de la variété.

Mais non seulement ils sont harmoniques par ce que je regarde comme le fond de leur nature et l’essence même de leur poesie ; ils s’harmonisent encore en ce que jusqu’ici ils ont adopté tous deux le même monde de convention, le même système social et religieux, la même révélation. En effet, sauf les différences de leur génie et du point de vue où ils se placent, la terre est pour tous deux une vallée de larmes, et la vie de la terre, prise même dans son ensemble et dans la succession des générations, une chose transitoire et misérable, tandis qu’à ce monde réel répond pour eux je ne sais quel monde mystérieux, qui est le monde divin. En cela ils sont l’un et l’autre en complet désaccord avec eux-mêmes, avec leur conception de la vie universelle et de Dieu. Ils oublient le in Deo sumus, in Deo vivimus , de S. Paul, le Jupiter est quodcumque vides de Lucain ; ils s’oublient et se nient eux-mêmes, ils publient le Dieu véritable, pour refaire un horizon à jamais dépassé par l’Humanité, comme Lucain aurait pu s’oublier pour refaire, par besoin de forme religieuse, le Styx et l’Achéron des poètes ses devanciers. Cependant, comme ils présentent l’un et l’autre ce désaccord, leur rapport mutuel en devient plus frappant.

Mais c’est aussi par là qu’ils diffèrent profondément de Byron et de tous les poètes que j’appellerais volontiers Byroniens, qui, n’ayant pas admis ce monde de convention, ce monde du passé, dont les deux termes étaient inégalité et malheur sur la terre, égalité et bonheur dans le ciel, ne peuvent pas se reposer dans une froide contemplation des misères de la terre, les étudier seulement pour les peindre, ou les fuir pour se réfugier dans une sorte de stoïcisme divin.

Voyez, en effet ! le résultat est le même pour Hugo et pour Lamartine. L’un, dans sa terreur de Dieu la plus vive, ou dans sa contemplation la plus calme, n’attache pas son regard sur cette Humanité qu’il méprise. L’autre prend l’Humanité comme un spectacle varié et infini, comme un théâtre pour faire briller la force de son génie. Il en peindra hardiment toutes les misères, et les couleurs ne lui paraîtront jamais trop fortes, les lignes trop arrêtées. De l’art, de l’art, toujours de l’art !

Ainsi ils arrivent tous deux au même vide et au même néant, par des routes diverses : : l’un par la contemplation de la vie universelle, l’autre par la contemplation de la vie dans ses formes particulières : l’un ne voyant que la vie générale, l’infini, l’absolu, l’éternel, Dieu enfin, sans l’Humanité, et en Dieu même une œuvre de génération et de destruction perpétuelle, sans but et sans résultat ; l’autre ne voyant que des êtres jetés dans l’espace et le temps, sans lien, l’Humanité sans Dieu, et dans l’Humanité même des forces isolées, des phénomènes transitoires, des générations sans succession, des hommes enfin sans vie humanitaire, une Humanité sans but et sans résultat.

Si donc notre voix devait être entendue de ces deux grands poètes, nous dirions à l’un :

« Le mystique lui-même, dans le Christianisme, ne concevait le cloître et le mysticisme qu’unis au monde. L’Église était sur la terre la compagne mystique de Jésus ; par Jésus et par l’Église la terre était unie au ciel. Le mysticisme du cloître avait sa place dans l’Église, comme la prière dans la journée du chrétien. Mais qu’est-ce que le mysticisme seul, le cloître seul, ou plutôt l’écho vaporeux du cloître, quand le cloître même n’existe plus ?

 » Ta poésie, en s’élevant de plus en plus à la contemplation de l’Être universel, n’est pas pour cela devenue plus religieuse ; bien au contraire, en devenant plus divine, si l’on peut parler ainsi, elle a de plus en plus perdu la foi, l’espérance et la charité. Quittant la terre, et n’ayant qu’un Christianisme incertain, sans dogmes, sans tradition, sans but providentiel pour l’Humanité, elle ne jette pas le pont entre l’homme et l’homme, l’Humanité et Dieu ; elle ne console pas, et n’excite pas à l’activité ; elle ne fait pas couler la vie du petit monde en harmonie avec celle du grand monde : au contraire, elle la refoule dans son cours, et ne l’agite si profondément que pour accumuler ses vagues sur notre cœur, qui s’v noie. »

Et nous dirions à l’autre :

« Pourquoi cette apparence de calme religieux avec une pensée sceptique et incrédule, ce culte idolâtre du passé avec un cœur bouillant d’avenir ? J’aime mieux la chrysalide se développant dans le tombeau qu’elle s’est filé elle-même, préparant ses ailes brillantes dans sa vieille peau, et paraissant cadavre au moment où elle va s’élancer dans les airs, éclatante merveille de sa propre création ; j’aime mieux cela qu’une pensée mélancolique, une pensée de mort et de renaissance, une pensée de ruine et de construction nouvelle, qui va se loger dans les vieux débris du passé, dans les tours des seigneurs du Moyen-Âge ou dans les églises gothiques, et qui dit : — Voilà mes palais, j’ai retrouvé mon héritage ; — et qui ment en disant cela, puisqu’elle se lamente en elle-même amèrement, et qu’elle désire autre chose d’un désir brûlant qui la dévore.

 » Veux-tu que le peuple aille habiter avec toi dans des tombeaux ? se plaira-t-il à toute cette grandeur contre laquelle ses pères, vassaux révoltés, luttèrent pendant tant de siècles, et qu’ils ont fini par traîner dans la poussière et dans le sang, contre laquelle ses maîtres les philosophes ont prononcé un anathème et un arrêt de mort ?

 » Ô malheur à l’artiste d’être ainsi en dehors de son temps ! ou plutôt malheur à l’artiste qui, voyant son époque indécise flotter entre le passé et l’avenir, sans destinée, se déchire ainsi lui-même, et finit par n’avoir pas d’autre religion sociale que le culte de l’art, la religion de l’art !

 » Oui, grand poète, tu sais dire la superstition de l’Arabe, qui croit voir, à travers la vapeur de sable que soulève le simoun, l’ombre de Buonaberdi debout sur le sommet d’une pyramide, ou l’illusion du matelot qui voit planer cette ombre, entourée de nuages, sur le pic de Sainte-Hélène ; tu sais chanter la fée et la péri se disputant une jeune âme au milieu du ciel, entre l’orient et l’occident, entre le merveilleux de la matière et le merveilleux de l’esprit, entre le paradis des houris et le paradis mystique des Chrétiens ; et quand les djinns funèbres passent en sifflant dans les airs, ton vers, comme une onde sonore, associe tous les degrés du sentiment, depuis le calme le plus profond jusqu’à la terreur la plus vive, à tous les degrés du son, depuis le souffle le plus léger jusqu’à la plus horrible tempête, par une admirable combinaison d’harmonie que l’art n’avait pas su encore atteindre. Mais quand tu laisses les superstitions du passé, quand tu ne fais plus de la poésie sur l’histoire, quand tu parles en ton nom, tu es comme tous les hommes de ton époque, tu ne sais rien dire sur le berceau ni sur la tombe. Pourquoi fais-tu réveiller ta jeune Espagnole dans son tombeau par un affreux squelette, que tu nommes la Mort, et qui vient convier ce fantôme à la danse des fantômes, en lui passant dans les cheveux ses doigts longs et noueux de squelette ? Ainsi, suivant ton caprice, tantôt tu vois les âmes sortir des corps avec des ailes d’or comme les séraphins ; tantôt, comme les mânes des anciens, ce sont de tristes fantômes, des ombres du corps attachées comme lui à la terre ; et, devant l’ombre silencieuse de ton Napoléon, passent et repassent sans cesse les ombres silencieuses de ses capitaines. Mythologie usée, à laquelle le poète ne croit pas, à laquelle personne ne saurait plus croire ; bonne dans les poèmes d’Homère ou dans ceux d’Ossian, ou dans les légendes des moines du Moyen-Âge ; aujourd’hui froides fictions, vain jeu de l’esprit, sorte de demi-rêve fantastique, qui n’a pas même l’illusion que le sommeil prête à nos rêves !

 » Voilà ce qui fait que ta poésie, quand on s’en approche intimement et qu’on la recueille dans son cœur, est sombre et glaciale. Elle n’a pas de ciel et elle ne se lie pas à la terre ; la foi, l’espérance et la charité lui manquent, comme à celle de Lamartine. Poète, d’où vient l’Humanité, et où va-t-elle ? Voilà ce que tu ne sais pas ; voilà ce que croyaient savoir, et ce que savaient en effet sous un voile prophétique, tous les grands artistes du Moyen-Âge ; voilà ce que savaient ceux qui ont bâti les cathédrales ; voilà ce que savaient Dante, Raphaël et Michel-Ange. »

V. Conclusion

Résumons-nous. Puisque tout est doute aujourd’hui dans l’âme de l’homme, les poètes qui expriment ce doute sont les vrais représentants de leur époque ; et ceux qui font de l’art uniquement pour faire de l’art sont comme des étrangers qui, venus on ne sait d’où, feraient entendre des instruments bizarres au milieu d’un peuple étonné, ou qui chanteraient dans une langue inconnue à des funérailles. Leurs chants ont beau être délicieux à mon oreille, le fond, le fond éternel de mon cœur est le doute et la tristesse. Ce qu’il y a de réel pour moi, la poésie de Byron, poésie ironique et désolante, qui soulève des abîmes où notre esprit se perd, et qui, comme les harpies, salit, à l’instant même, tous les mets qui couvrent la table du festin. C’est là le glas funèbre que ne me font pas oublier toutes ces harmonies qui s’élèvent des Arabes ou des Persans, ou des châteaux du Moyen-Âge, ou des cathédrales gothiques. La poésie que je sens encore dans sa réalité, c’est la poésie intime, la grande élégie de Joseph Delorme : un enfant de génie, qui a cru à cette égalité dont on a assourdi ses oreilles dès le berceau ; un homme qui se sent le cœur grand, les passions énergiques et la tête puissante ; qui rêve, dans une société équitable, la gloire et les plaisirs qui lui sont dus, et qui se trouve, lui poète, dans un hôpital, occupé à disséquer des cadavres ; qui se plonge dans l’athéisme obscur de Bichat et de Cabanis, se dessèche avec Locke et Condillac, jette un regard sur leurs successeurs parlant de liberté, de devoir et de vertu, et ne trouve en eux que des sophistes ; homme du peuple, plein de sympathie pour ce peuple qu’il voit traité comme un vil troupeau, plein de dégoût pour toutes ces distinctions de rangs fondées sur une absurdité et sur une iniquité ; cherchant avec enthousiasme la vertu pour l’honorer, et ne sachant à quel signe la découvrir ; à la fois emblème de la souffrance de l’artiste et de celle du peuple ; et qui finit par prendre en mépris le monde et l’Humanité, ne voit dans l’univers qu’un destin aveugle, et, relevant sa tête hors du tombeau où il est déjà couché, et où, brisé par la souffrance, il hésite devant le suicide, exhale ses derniers moments en sanglots étouffés, en plaintes arides, en ironie amère, entremêlés de chants sublimes et d’efforts qui touchent à la folie.

Byron dans tous ses ouvrages et dans toute sa vie, Goethe dans Werther et Faust, Schiller dans les drames de sa jeunesse, Chateaubriand dans René, Benjamin Constant dans Adolphe, Senancourf dans Oberman, Sainte-Beuve dans le livre que nous venons de caractériser, une innombrable foule d’écrivains anglais et allemands, et toute cette littérature de verve délirante, d’audacieuse impiété et d’affreux désespoir qui remplit aujourd’hui nos romans, nos drames et tous nos livres, voilà l’école ou plutôt la famille de poètes que nous appelons Byronienne : poésie inspirée par le sentiment vif et profond de la réalité actuelle, c’est-à-dire de l’état d’anarchie, de doute et de désordre où l’esprit humain est aujourd’hui plongé par suite de la destruction de l’ancien ordre social et religieux (l’ordre théologique-féodal) et de la proclamation du principe de l’Égalité, qui doit engendrer une société nouvelle. Et nous venons de voir comment, en face de cette école, fille directe de la Philosophie du Dix-Huitième Siècle, est venue se placer une autre famille poétique, dont Lamartine et Hugo sont les représentants et les chefs en France ; école qui, au fond, est aussi sceptique, aussi incrédule, aussi dépourvue de religion que l’école Byronienne, mais qui, adoptant le monde du passé, ciel, terre et enfer, comme un datum, une convention, un axiome poétique, a pu paraître aussi religieuse que la poésie de Byron paraissait impie, s’est faite ange par opposition à l’autre qu’elle a traitée de démon, et cependant a fait route de conserve avec elle pendant plus de quinze ans, à tel point que l’on a vu les mêmes poètes passer alternativement de l’une à l’autre, sans même se rendre compte de leurs variations ; tantôt incrédules et sataniques comme Byron, tantôt Chrétiens résignés comme l’auteur de l’Imitation.

Ces deux poésies, qui se sont montrées simultanément en France, en Angleterre, en Allemagne, rentrent tout à fait dans le principe que nous avons émis sur la loi du développement de l’art ; car toutes deux sont l’expression de l’époque, toutes deux ont été engendrées par la réalité actuelle, par la nature du temps où nous vivons. Seulement l’une, la poésie que nous appelons Byronienne, sort des entrailles mêmes de la société actuelle, si je puis m’exprimer ainsi ; elle découle naturellement de la Philosophie du Dix-Huitième Siècle et de la Révolution Française ; elle est le produit le plus vivant d’une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute, parce que, sur les ruines du passé, l’Humanité va commencer l’édification d’un monde nouveau ; tandis que l’autre, bien que progressive en ce qu’elle révèle le même besoin par son retour au Christianisme, est pour ainsi dire l’inspiration du passé voulant vivre dans le présent, le résultat d’une reprise momentanée de l’ancien ordre social et religieux dont l’Humanité, inquiète et reculant d’effroi devant l’enfantement de ses destinées nouvelles, s’est donné à elle-même une représentation avant de le délaisser à jamais : ainsi les Juifs dans le désert, marchant vers la terre promise, recommencèrent un jour à adorer les dieux d’Égypte.

La distinction de ces deux poésies est aussi importante que facile à faire ; et avec elle on se rend compte de toutes les oppositions, de tous les contrastes que présente la littérature actuelle.

L’une répond à l’état vrai de l’Humanité de notre temps ; c’est le fond noir et profond du cœur humain dans notre époque. L’autre est comme un nuage fantastique voltigeant sur cet abîme : quand on le considère d’un pic élevé de montagne qui le domine, on aperçoit, à travers sa légèreté transparente, l’abîme obscur par-dessous ; et ce nuage même, avec ses formes chimériques et ses teintes lumineuses qui décomposent tous les rayons du ciel, c’est encore l’abîme qui, chauffé par le soleil, lui a donné naissance, et s’en couvre comme d’un voile diaphane, jusqu’à ce que le voile retombe en pluie froide dans le sein qui l’a produit.