(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Préface de la première édition du quatrième volume »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Préface de la première édition du quatrième volume »

Préface de la première édition du quatrième volume

Dix années se sont écoulées entre le troisième volume de cet ouvrage et le quatrième et dernier.

Je dois aux lecteurs qui ont bien voulu témoigner quelque impatience de ce retard une courte explication.

Quand j’ai commencé à mettre la main à ce volume, la révolution de 1848 venait d’élever à la dignité de maximes d’État les plus dangereuses des doctrines du dix-huitième siècle. En remettant en honneur les erreurs de cette époque, elle avait ravivé les préventions contre ses écrivains.

Partisan très fervent des maximes opposées, si j’avais eu l’imprudence de juger ces écrivains dans le vif de ce retour de faveur et de disgrâce, j’aurais fait de la polémique au lieu de faire de l’histoire. Vainement me serais-je efforcé de ne regarder leurs œuvres que par le côté de l’art ; le philosophe invoqué par l’esprit d’anarchie m’aurait caché l’écrivain supérieur.

Je me suis donc abstenu, attendant que l’ordre, rétabli dans la société et dans les esprits, me permît de les juger, non comme des auxiliaires appelés en de mauvais jours pour des œuvres de destruction, mais comme des maîtres de l’art et comme les guides de l’esprit humain au dix-huitième siècle.

J’ignore si je les ai bien jugés ; du moins j’ai la conscience qu’au moment où ces pages ont reçu leur dernière forme, il ne m’était resté aucun ressentiment de l’usage qu’on avait fait des erreurs de ces écrivains contre les vérités conservatrices de la société humaine.

Cependant, pour J.-J. Rousseau en particulier, je sens que l’apaisement qui s’est fait en moi n’a guère modifié mes sentiments, et j’ai eu fort peu à changer, quant au fond, au chapitre qui lui est consacré, le plus anciennement écrit de ce volume. Rousseau a deux défauts pour lesquels je ne suis pas près de devenir endurant : c’est l’esprit de chimère et la déclamation. Fénelon lui-même n’a pas pu me faire aimer l’esprit de chimère, quoique chez lui le rêve de la perfection vienne du cœur plutôt que de la tête, et que sa vie ait été aussi pure que son idéal. Combien dois-je en être plus choqué dans J.-J. Rousseau, chez qui l’esprit de chimère vient d’une tête par moment troublée, et dont la vie a si violemment contredit les maximes !

La déclamation ne m’est guère moins antipathique que l’esprit de chimère dont elle est la sœur. Elle est le tour d’esprit de Rousseau, et c’est en cherchant la déclamation qu’il rencontre la grande éloquence.

J’ai dit la principale causé qui a retardé l’achèvement de cet ouvrage. S’il y en a eu d’autres, le lecteur n’a pas à s’en soucier. Qu’un livre ait été écrit dans le contentement ou dans la peine, qu’il soit sorti d’un esprit tranquille, ou que chaque page en ait été disputée à des préoccupations douloureuses, peu lui importe. C’est à l’écrivain à se rendre assez maître de sa vie pour remplir son devoir envers le public et la vérité.