(1911) La morale de l’ironie « Chapitre premier. La contradiction de l’homme » pp. 1-27
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(1911) La morale de l’ironie « Chapitre premier. La contradiction de l’homme » pp. 1-27

Chapitre premier.
La contradiction de l’homme

§ 1

Une large contradiction soulève l’humanité contre elle-même, et j’y vois la raison d’être de toute notre morale. C’est l’opposition que crée visiblement en chacun de nous la dualité de l’homme, animal social, et de l’homme, individu égoïste. Notre vie entière, nos sentiments, nos idées, notre conduite font saillir continuellement cette discorde, révèlent cette incohérence, cette scission de notre moi. C’est d’elle que sort toute notre vie morale, avec ses joies et ses remords. Elle est la cause non point unique, mais prépondérante sans doute, de nos luttes intérieures et de nos hésitations. Elle produit les plus fortes, les plus vives, les plus dramatiques et les plus angoissantes. Partout elle agit, non seulement sur notre vie personnelle, mais sur la naissance, le développement, l’expression de nos idées sur le monde et de nos conceptions politiques et sociales. L’individualisme, l’anarchisme, le collectivisme sont là pour en témoigner, ainsi que bien des tentatives diverses de synthèse et de conciliation entre différentes doctrines.

La lutte du moi individuel et du moi social fut bien souvent remarquée. Comment ne l’eût-elle pas été ? Je crains qu’on n’en ait pas assez reconnu l’importance.

On a certainement voulu ne pas la voir tout en la voyant. On a voulu aussi en dissimuler la force et la nécessité. C’est un des mensonges primordiaux de la morale que de nous voiler l’antagonisme irréductible et perpétuel qui fait de chaque individu l’ennemi de tous les autres, pour déployer à nos yeux la solidarité tout aussi réelle, qui les relie et les contraint à se rendre, même sans le vouloir et sans le savoir, même contre leur gré, des services réciproques. Un autre mensonge primordial, c’est d’avoir, en reconnaissant l’opposition intime des deux moi, tâché de la compenser par une immense quantité d’idées suspectes et de sentiments factices. Et souvent les formes récentes de l’éthique, celles mêmes qui repousseraient, comme trop discrédité, le titre de « morale », ne font que donner inconsciemment une forme nouvelle à ces mensonges éternels.

§ 2

Ces conflits entre la vie individuelle et la vie sociale ne désorganisent pas aussi profondément tous les êtres. Pour autant que nous en pouvons juger, c’est surtout chez l’homme qu’ils éclatent. Et c’est à cette imperfection, à cette incohérence de sa nature, jointe à son plus grand développement intellectuel (qu’elle a dû, à certains égards, favoriser), que l’homme doit d’être, par excellence, l’animal moral.

Dans les autres espèces il semble que le lien social soit plus serré parfois, et, en général, beaucoup plus lâche que chez l’homme. Chez les abeilles, chez les fourmis, la vie sociale paraît l’emporter sur la vie individuelle. La personnalité d’une abeille ou d’une fourmi, en tant qu’ayant une vie distincte, opposée à celle de son groupe social, ne frappe point par son importance. Au contraire chez bien des animaux sauvages comme le lapin, le lièvre, la caille, le perdreau même, la vie sociale est peu développée et la vie individuelle ne s’y soumet guère. Sans doute une ébauche de vie sociale se dessine, et l’individu se soumet à un intérêt collectif lorsque la famille se forme et durant le temps où les petits ont besoin des soins de leur mère. Mais ici même les conflits ne s’accusent pas. On jugerait plutôt l’individu pleinement adapté à cette vie sociale passagère, et l’on ne constate pas de lutte vive, d’antagonisme durable entre les désirs de l’individu et les exigences de la famille et de la race. La vie sociale, en ces cas, s’impose sans trouble apparent, sans intervention d’une volonté réfléchie. Je ne dis pas qu’il en soit toujours ainsi, et même j’affirmerais plus volontiers le contraire. Mais, d’une manière générale, l’harmonie de la vie individuelle et de la vie sociale paraît à peu près faite chez l’animal. Elle le paraît surtout dans les cas limites, où les individus, encore plus étroitement unis ou complètement soudés les uns aux autres, voient diminuer ou se perdre leur existence distincte, dans des cas comme celui du tænia par exemple. C’est ici le triomphe de la « moralité organique », c’est-à-dire l’absence complète de ce que nous entendons en général par « morale ».

Il est au moins une espèce animale, pourtant, où s’ébauchent les rudiments d’une moralité analogue à la nôtre, et c’est l’espèce canine. Chez le chien, on l’a souvent fait remarquer, vivent, au moins sous des formes rudimentaires, les sentiments religieux et les sentiments moraux. C’est qu’ici nous avons changé les conditions d’existence de l’espèce et altéré son harmonie mentale. Nous avons imposé à l’animal des rapports sociaux, auxquels il n’était pas adapté, en nous l’attachant, en l’introduisant dans notre existence, et surtout en nous annexant la sienne. La systématisation de sa vie personnelle et de sa vie sociale en compagnie de l’homme n’a pas pu s’accomplir si parfaitement que tout trouble en ait disparu. C’est cependant un résultat singulier que la création de l’instinct du chien d’arrêt. La tendance primitive y fut fort bien enrayée et remplacée par une autre qui s’y trouve, sur certains points, directement opposée. Mais dans bien des circonstances, l’opposition s’élève entre l’intérêt, les désirs personnels du chien, et nos désirs à nous, le dieu qui lui dicte sa morale. De là des hésitations, des luttes, un sentiment naissant du devoir, et, selon les cas, des remords. Je me rappelle une chienne qui m’accompagnait à la chasse avec de vives démonstrations de joie. Quand elle avait des petits à nourrir, elle venait encore avec moi, mais à un moment donné, elle m’abandonnait, s’enfuyait en courant, la tête basse, en évitant autant que possible mon regard et ma voix. Le sentiment et la lutte d’obligations distinctes, de tendances opposées était assez visible. Le cas du chien est vraiment significatif.

§ 3

Mais je n’effleure la psychologie animale, encore assez obscure, que pour mieux faire comprendre, par la comparaison, ce que c’est que la morale humaine, quelle nature elle révèle, et aussi quel degré, quel état de développement. Des êtres n’ont nul besoin de morale réfléchie qui sont par nature adaptés à la vie sociale. Et ils n’en ont que faire non plus ceux qui n’ont pas à s’y adapter parce qu’ils ne vivent pas en société. Sans doute leur en faudrait-il une encore si leur vie individuelle était incohérente, troublée et que leur intelligence fût assez développée cependant. Ou, sinon précisément une « morale », quelque chose du moins qui ressemblât à cela. Mais la vie individuelle peut en général se poursuivre assez heureusement sans intervention bien nette de l’effort volontaire et de l’intention morale, à moins qu’elle ne soit viciée par l’influence de la vie en société. L’opium et l’alcool sont des produits sociaux, et, par notre intermédiaire, ils arrivent parfois à gâter même la vie des bêtes.

L’homme à peu près seul, ou tout à fait seul parmi les êtres que nous connaissons, reste assez éloigné de ces deux situations extrêmes et nettes. Il vit en société, mais il est resté un individu vivant d’une vie propre et dont les intérêts s’opposent toujours plus ou moins aux intérêts de l’ensemble dont il est un élément. On a imaginé qu’un être supérieur, sur notre planète, au lieu de sortir de la famille des singes, aurait pu prolonger, par exemple, la race de l’éléphant ou quelque autre espèce analogue et voisine. Il serait plus intéressant, peut-être, de se demander ce qui serait advenu si un être supérieur avait surgi par le développement d’une espèce très socialisée, des abeilles, par exemple, ou des fourmis. Cela permettrait des considérations curieuses, et bien incertaines, que la fantaisie de chacun peut greffer assez librement sur la réalité.

Mais l’homme paraît issu d’une espèce animale où la sociabilité, sans être nulle, n’était pas très avancée. Des circonstances qu’on peut imaginer, et tout au plus entrevoir, mais sur lesquelles des données précises et suffisantes font défaut, l’ont engagé dans le tourbillon social. Maintenant il y est pris et entraîné de manière à ne pouvoir même rêver sérieusement qu’il s’en dégage. La société fait et défait, ou du moins contribue continuellement et pour une part très importante, à faire et à défaire nos sentiments et nos croyances, à diriger notre conduite. Nous ne sommes plus tout à fait nous-mêmes. Chacun de nous est en même temps, et à des degrés divers, tous les autres. Il est ses ancêtres, et il est aussi ses contemporains, et même il représente en quelque sorte les gens de l’avenir. Cela est si vrai que le subjectivisme de la métaphysique, au lieu de ne s’appliquer qu’à un individu abstrait, peut parfaitement s’entendre comme conditionnant l’activité d’un ensemble systématisé d’esprits, d’une société, d’une race, de l’humanité même. Et c’est une partie, une grande partie de l’œuvre de Comte que d’avoir tenté de réaliser, au moins en théorie, ce subjectivisme de groupe. Il n’est rien en nous qui ne soit, à quelque degré, social, qui n’ait été influencé, produit, transformé par l’ensemble auquel nous appartenons, par la société qui nous a précédés, qui nous entoure, et qui nous survivra, sur laquelle nous avons poussé comme une feuille caduque sur un chêne centenaire. Rien, pas une de nos idées, pas une de nos impressions, pas un de nos désirs, et pas un de nos actes. Et j’ai tâché ailleurs de montrer comment l’esprit était, de ce point de vue, une synthèse de produits sociaux1.

C’est même à la société qu’on a voulu rattacher l’esprit humain comme à sa cause et à sa substance. Notre âme ne serait point l’expression de notre organisme, mais de notre société. C’est la cité qui la crée. Ces théories qu’entrevit Comte, que développèrent M. de Roberty et plus tard M. Izoulet, que reprenait récemment M. Draghicesco, ces théories sont bonnes. Seulement il faut les compléter, en disant, à la manière de Leibniz si l’on veut, que tout est social dans l’âme individuelle, excepté son individualité même qui subsiste, qu’il ne faut pas oublier, et qui, dans la pratique, ne permet pas qu’on l’oublie.

Si toute une société se réfléchit ou s’insinue en nous, notre moi n’en reste pas moins une chose originale, isolée, seule de son espèce. C’est un miroir qui reflète ce qui l’environne, et qui existe par lui-même. De plus, c’est un miroir dont la courbure ne ressemble exactement à celle d’aucun autre, et qui déforme les objets d’une manière inimitable. Toutes les influences qui assaillent notre moi et qui le pénètrent, y luttent, s’y contrarient et s’y transforment ; elles s’y exaltent ou s’y atténuent l’une l’autre, elles y changent de nature ou s’y combinent on des modes nouveaux. Et l’individu, cet appareil de synthèse unique, comparable sur certains points à tous les êtres, et sur plus de points aux êtres de son espèce, de sa race, de sa nation, de son temps et de sa famille, reste absolument original dans son existence propre, dans son ensemble concret. Cette irréductible originalité, issue, pour une part au moins, de la diversité des influences qui s’exercèrent sur chacun de nous, des conditions qui ont préparé dans l’infini du temps le germe d’où nous devions sortir et qui ont agi sur son développement, cette originalité se traduit partout et constamment en nous. Elle se révèle dans l’enchaînement de nos idées, dans la forme que prennent chez nous les impressions et les désirs, dans le moindre de nos actes, dans les mille détails de notre vie psychique, dans le timbre irréductible que revêt en passant par chacun de nous la grande voix de l’humanité. Nous ressemblons plus ou moins à tout le monde, nous ne ressemblons entièrement à personne. L’originalité varie beaucoup d’un esprit à l’autre, mais elle existe chez tous et partout. S’il n’est rien en nous qui ne soit social et que nous ne devions aux autres, il n’est rien en nous qui ne soit proprement nôtre et que nous n’ayons marqué d’un sceau, plus ou moins net, mais unique.

De la diversité naît le conflit. Je suis les autres, mais je suis moi. Je suis uni aux autres pour toujours, et, pour toujours aussi, je leur suis opposé. La douleur de mon voisin est toujours, peut-être imperceptiblement, ma douleur, et son bien est mon bien. Cependant, s’il se casse la jambe, je puis marcher encore, et il est possible que je meure de faim quoiqu’il soit riche. Si tous les autres hommes mouraient, la vie me serait difficile, impossible peut-être, mais si je sacrifie ma vie à un autre, cet autre continuera de vivre quand je ne serai plus, et déjà, en vivant près de moi, il me prend une partie de ma vie. Chacun est à la fois les autres et l’ennemi des autres. Il se pose par eux, il existe par eux, mais il s’oppose à eux, il ne jouit guère qu’en leur causant quelque dommage, il profite de leurs souffrances, il ne vit que de leur mort. Nos ancêtres revivent en nous, mais s’ils vivaient encore par eux-mêmes il n’y aurait point de place pour nous sur la terre. Chacun est à la fois l’autre et le non-autre, un homme ne peut vivre que par autrui, il ne peut vivre que contre autrui, comme les autres ne peuvent subsister que par lui et contre lui.

C’est le conflit tragique de l’existence, et c’est de lui que sort la morale. Pour comprendre celle-ci, considérons ceux de ses préceptes qui ne regardent que nous, ou plutôt supposons que les prescriptions de la morale individuelle ne concernent que l’individu.

Ceci est manifestement faux. Si nous devons ne pas devenir alcooliques, ce n’est pas seulement pour notre agrément, mais aussi et surtout pour les maux sociaux qui sortiraient de notre vice. Et que le suicide même soit si souvent blâmé, cela est fort significatif.

Mais supposons un moment que les règles de la morale individuelle ne se rapportent qu’au bien de l’individu. Elles deviennent alors une sorte de corps de préceptes d’hygiène physiologique et d’hygiène mentale. Par exemple il sera recommandé à l’homme de résister à certains désirs excessifs pour conserver sa santé, de ne pas céder aux tentations de la colère pour en éviter les suites fâcheuses, de prendre certaines habitudes de régime, de propreté, etc., en dépit des goûts différents, ou de la paresse, qui le pousseraient à agir autrement ou à ne pas agir.

En tout cela il s’agit de sacrifier quelques désirs, quelques éléments psychiques, d’en fortifier d’autres, pour arriver à une meilleure santé, à une plus grande vigueur du corps et de l’esprit. Cela suppose quelques sacrifices, sans quoi nous vivrions naturellement pour le mieux, et tout précepte serait superflu. Mais quoique les éléments psychiques, les idées, les désirs, les émotions et l’immense foule obscure d’états inconscients ou presque inconscients qui les soutient soient mieux harmonisés dans l’individu que les hommes dans la société, cependant les conflits sont continuels parmi eux. La société d’éléments organiques et psychiques qui compose l’individu a aussi ses troubles, ses insurrections, ses coalitions, ses incohérences. C’est pour cela qu’elle s’est donné des préceptes d’hygiène physique et morale, de morale individuelle.

§ 4

C’est pour le même motif qu’est née et que s’est développée la morale, au sens ordinaire du mot. Et, comme dans le monde social le trouble était plus grand, l’appareil qui devait y remédier s’est aussi bien plus largement développé. Quand une plaie déchire nos tissus et que des microbes dangereux menacent de les envahir, le sang s’y porte pour prévenir ou pour réparer les désordres organiques, les globules sanguins accourent défendre l’organisme, de même un désordre social attire les idées, multiplie les impressions, provoque la formation de théories nouvelles et fait inaugurer bien des pratiques diverses. Il s’épanouit toute une floraison de pensées, de doctrines, de sentiments, d’actes qui naissent à l’occasion de ce désordre et tendent, spontanément ou volontairement, à le réprimer. Et si j’ai, pour fixer les idées, rapproché la vie individuelle et la vie sociale, on entrevoit, je pense, combien celle-ci est plus claire, plus nette, plus visible en ses détails, et comment c’est elle surtout qui peut éclairer la vie physiologique et la vie mentale et nous les faire comprendre.

La situation était évidemment très grave. L’homme, par le hasard, si je puis dire, de ses origines animales, se trouvait assez bien organisé pour la vie individuelle, assez mal adapté à une vie sociale développée. Les circonstances qui l’ont amené à s’engager dans celle-ci ne l’ont pas tellement transformé qu’il ait pu, d’emblée, s’y trouver à l’aise. En devenant « les autres », il est cependant resté « lui-même ». Et, en le formant, la société l’a déformé, car elle ne l’a pas assez profondément modifié pour que sa nouvelle forme ait pu remplacer tout à fait l’ancienne.

La déformation saute aux yeux. Si l’incohérence des sociétés humaines a rendu nécessaire la morale sociale, comme nous le verrons mieux tout à l’heure, c’est d’elle aussi que dérive la morale individuelle avec tout ce qui s’y rattache. Elle a perverti nos instincts naturels. Je veux dire qu’elle les a amenés à s’exercer dans des conditions auxquelles ils ne s’étaient point formés et qu’ils ont alors hésité, tâtonné, ou pris résolument des voies dangereuses. On a souvent remarqué que l’animal aime et recherche naturellement ce qui lui est utile ou nécessaire. Il s’écarte en général, instinctivement, de ce qui peut lui nuire. C’est la condition nécessaire de la survie d’une espèce. Les ancêtres de l’homme n’ont pas pu ne pas la présenter. L’homme lui-même garde des instincts utiles, la finalité spontanée, organique et psychique, domine encore en lui, mais la société, la civilisation, en ont troublé l’exercice. Le goût pour l’alcool, l’habitation dans des logements malsains, l’activité physique et mentale prolongée à travers la nuit, l’entassement dans les théâtres et les lieux de réunions, la gourmandise exagérée, tant de pratiques qui flattent nos goûts et nuisent à l’équilibre du corps et de l’esprit, montrent assez que nos instincts n’ont pu se plier à notre situation nouvelle. Troublés par le changement d’existence, ils n’ont pas su reprendre leur harmonie. Nous sommes constamment obligés de chercher à les conformer à notre vie nouvelle. Les instincts de l’animal, soumis à de semblables causes d’erreur, se montrent insuffisants aussi. L’animal se laisser aller à l’alcoolisme quand l’homme lui en donne l’occasion.

Ainsi, les instincts de l’homme mis en désarroi par la transformation de la vie, il a fallu subvenir à leur insuffisance. Notre intelligence, notre sensibilité, notre volonté, nos théories et nos doctrines morales, tout ce que l’on considère comme faisant « la grandeur de l’homme » vient de là. En ce sens il est juste de dire que c’est la Cité qui a fait l’âme. Mais c’est qu’elle avait commencé par la défaire.

§ 5

Nous surprenons aisément dans la vie des sociétés la nature de la morale et ses mensonges singuliers.

La société me sert et me nuit à la fois. Quel est, en tant qu’individu, mon intérêt, et ma tendance naturelle ? C’est, bien évidemment, de profiter des bénéfices que j’en puis tirer, et de repousser de mon mieux les charges qu’elle prétend m’imposer en échange. J’accepterai volontiers tous les services que mes compagnons voudront bien me rendre ; je leur en rendrai volontiers moi-même quand cela me sera agréable ou quand j’y trouverai mon profit. Il m’arrivera aussi de faire quelques sacrifices, soit par affection naturelle, soit pour acheter un plaisir au prix d’un plaisir moindre. Il serait étrange que, du point de vue de l’individu, on me demandât davantage. Agir autrement serait pure folie. L’hygiène personnelle la plus élémentaire interdit sévèrement de tels écarts. Si j’aime mieux rester à sec sur le rivage que prendre le plaisir de plonger pour repêcher un enfant qui m’est indifférent, rien ne peut faire — à ne considérer en moi que moi — qu’il soit raisonnable de risquer ma vie ou même de compromettre ma digestion pour tenter un sauvetage.

Ce sont là des vérités évidentes et que tout le monde connaît. Mais il est convenu qu’on n’en doit pas convenir. Et c’est là un des mensonges de la morale et qui se rattache à l’illusoire construction dont nous verrons le mécanisme.

§ 6

En nous, il n’y a pas que nous, il y a aussi les autres. Tous les autres : nos ancêtres et nos contemporains, et nos descendants, ceux que nous aimons, ceux que nous croyons indifférents, et ceux que nous haïssons, notre patrie et toutes les patries, tous les groupes sociaux, et l’humanité entière, ou du moins le germe de l’humanité. Il y a même le monde en raccourci.

Il arrive ainsi que nous préférons tout naturellement le bien des autres. Disons mieux : les autres qui sont en nous, et, sur quelques points plus forts que nous, nous font agir dans le sens de leurs désirs, et contrairement aux nôtres, contrairement, au moins, à ce que seraient les nôtres si les autres n’étaient pas en nous. Toute société est une combinaison et un mélange. Celui avec qui nous entrons en rapports sociaux s’insinue en nous, fait partie de nous. Plus les relations se multiplient, plus le lien social se serre, plus les nœuds se compliquent, et plus aussi nous sommes envahis en même temps que nous envahissons, plus nous devenons autrui. Ainsi abandonnons-nous un plaisir à un ami, même, par politesse, à un indifférent, et parfois à un adversaire déclaré, sans autre compensation que la joie de celui qui en profite à notre place. Une mère sacrifie son bien-être à ses enfants, un amoureux à son amie. Parfois un homme renonce à la vie plutôt que de laisser périr d’autres hommes, ou plutôt que de ne pas obéir à des commandements moraux ou religieux que la société lui a inculqués, et qui représentent, en lui et pour lui, soit les désirs d’autrui, soit la société, soit la volonté de Dieu, ou quelque rêve d’idéal, quelque obscure loi d’un monde meilleur vaguement entrevu.

En agissant ainsi l’homme poursuit son propre bien, parce que le bien des autres est devenu le sien, parce que l’altruisme s’est ainsi partiellement confondu avec l’égoïsme, parce que les autres, en lui, sont devenus lui, et que le monde extérieur, en tant qu’il agit sur notre esprit et par notre esprit sur notre conduite, devient une partie de nos idées et de nos sentiments. Ce n’est qu’en pénétrant en nous, en s’assimilant à nous, en nous assimilant à eux, en devenant réellement nous-mêmes, que les autres peuvent nous influencer et nous déterminer à l’action. Qui me ferait agir — hors, peut-être, les cas de violence mécanique — si ce n’est moi-même, mes sentiments et mes idées, mes impressions, mes images et mes perceptions ? Et comment les autres interviendraient-ils dans notre vie, si ce n’est en devenant notre propre substance ?

Ils sont parfois très forts en nous. Des idées et des sentiments qui les représentent deviennent instinctifs et comme inconscients. Ils nous dominent sans que nous le voulions et sans que nous le sachions. Et le dévouement de l’homme, en un tel cas, est pareil à celui dont l’oiseau protège ses petits tant que ceux-ci ont besoin de soins. L’homme en qui dominent les autres, celui qui aime passionnément une personne, un peuple, ou même une abstraction représentative sera malheureux s’il ne peut se dévouer. L’égoïsme lui est exécrable et antinaturel ou plutôt, en tant qu’il se confond avec les autres, l’égoïsme et l’altruisme se confondent en lui et ne se peuvent discerner. Le moi indépendant s’est affaibli au point que le sacrifice en soit une nécessité, et que l’entretien et la conservation puissent en devenir un fardeau. L’acte altruiste et désintéressé trouve alors en lui-même sa récompense. Il apaise l’instinct puissant où l’égoïsme et l’altruisme se sont amalgamés, il correspond au désir le plus fort, il contente l’individu qui l’accomplit parce qu’il satisfait ce qu’il y a de plus fort en lui, une personne aimée, une race entière, en un mot : les autres.

Mais ce n’est point là le cas universel. Si les instincts qui nous adaptent au milieu social et au milieu cosmique étaient toujours les plus forts, nous agirions moralement comme nous digérons et comme nous respirons, avec la même spontanéité. C’est dire que nous n’aurions pas besoin de ce qu’on entend en général par une « morale ». Si quelque trouble survenait, il suffirait de nous montrer les conséquences de nos actes, de donner quelques conseils pratiques analogues aux conseils d’hygiène que provoque ce qui reste de volontaire dans l’exercice de la respiration ou de la digestion. C’est pourquoi les animaux, relativement moins incohérents que nous et mieux adaptés à leur vie plus simple, se passent d’une « morale » et c’est pourquoi aussi les rudiments en apparaissent chez eux quand nous voulons les adapter, comme nous avons faits pour le chien, à des rapports sociaux auxquels leur nature n’était point accommodée, pourvu que leur vie mentale soit assez riche et assez forte.

Je simplifie ici la réalité en opposant dans l’homme le « moi » et les « autres ». D’une part le « moi » est souvent mal unifié, d’autre part les « autres » ne sont pas toujours d’accord entre eux et ils se battent en nous. Il se pourrait que l’homme fût altruiste ? bien plus qu’il ne l’est, complètement altruiste même, si ces mots ont un sens, et qu’il eût cependant besoin d’une morale, si son altruisme restait étroit et trop spécialisé. Ce que veut la société, ce n’est pas que telle ni telle personne, mais que la société entière se réalise en nous et par nous. On sait assez que cela ne se voit guère. Chez les plus désintéressés, chez les plus affectueux, chez ceux qui sont le plus les autres, ces autres ne sont pas toujours ceux que voudrait voir en eux. si je puis dire, le génie social. Le dévouement d’une mère à son enfant, l’amour passionné d’un amant pour sa maîtresse peuvent leur faire sacrifier à « l’autre » qui est en eux, bien d’autres êtres, des individus, des groupes, des peuples. L’instinct altruiste et grégaire se forme mal. L’homme s’y est peut-être pris trop tard pour devenir un être social. Il y était mal préparé par son hérédité peut-être, ou les circonstances ont peu favorisé sa transformation. Le « péché originel », l’individualisme primitif le tient encore. Pour qu’il s’en débarrasse, la tâche est immense, impossible peut-être. Il ne sait comment s’y prendre, et ses nouveaux instincts, grossiers, confus, aveugles, le font errer en bien des voies douloureuses. Pour ne pas trop compliquer l’exposition et la discussion du problème, je ne m’occuperai guère de ce côté de la question.

§ 7

L’action individuelle des autres hommes et l’action sociale qui résulte de leur combinaison ont construit dans l’âme humaine, avec la complicité de certains penchants égoïstes qui y trouvaient leur profit, un édifice de sentiments et d’idées qui viennent fortifier et seconder la partie sociale, altruiste, désintéressée de l’âme humaine et nous fondre de plus en plus, les uns et les autres, en un seul être.

C’est un étai nécessaire. Comme les murs des églises gothiques sous la poussée de la voûte, les instincts altruistes et désintéressés incarnés dans l’homme, menacent constamment de céder sous le poids des désirs égoïstement personnels. Il était nécessaire que des contreforts extérieurs vinssent s’accoler à l’édifice pour le consolider et lui donner la durée. Ces contreforts, si ce n’est pas précisément la morale qui les a tous fournis, c’est, elle au moins qui veut en apprécier la valeur, les choisir et les imposer.

En dehors de cas exceptionnels, l’homme n’est guère porté au sacrifice de lui-même. Certains instincts, hérités en partie de ses ancêtres animaux, la passion amoureuse, la tendresse filiale ou maternelle, l’amitié même l’y poussent parfois. Mais qu’il doive y avoir un « sacrifice », c’est ce qui prouve la persistance du moi égoïste à côté des autres. Et d’autre part on entrevoit bien chez l’homme la formation d’un instinct plus proprement social, qui naît sans doute par la contrainte d’abord et sous la pression de l’intérêt personnel, par l’attraction aussi, qui se développe par l’habitude, par le jeu normal des institutions, par le fait que nous sommes continuellement emboîtés dans un ensemble social organisé, poussés, contenus, surveillés et dirigés par lui. Ainsi, grâce à l’école, aux tribunaux, aux gendarmes, nous arrivons à payer régulièrement nos impôts, à faire notre service militaire, à nous priver de tuer, de blesser autrui, de prendre ostensiblement son bien. Mais la nature précaire de cet instinct est trop évidente. Lorsque l’homme est délivré du joug social habituel, livré à lui-même sans contrôle et sans règle imposée, il se débarrasse de bien des pratiques morales qu’il suivait assez naïvement et sans bien s’en rendre compte. Il suffit, pour reconnaître la fragilité de l’« humanité » dans l’homme, de se rappeler les excès où le pouvoir absolu conduisit jadis ceux qui l’ont exercé, ou les faits qui se passent de nos jours encore en temps de guerre, surtout quand les adversaires ne sont pas de même race et de même couleur, les massacres désintéressés, les pillages, les viols, ou bien les exactions, les violences exercées dans de lointaines colonies où la pression sociale n’arrive que bien atténuée.

§ 8

Le moi et les autres ne s’entendent guère. Leurs intérêts diffèrent, et les conflits abondent.

Il est clair que si leurs intérêts s’harmonisaient naturellement, le problème de la conduite serait bien simplifié, et, à supposer qu’il ne disparût pas, se transformerait singulièrement.

C’est ce que l’on a tâché de réaliser. Établir le maximum d’harmonie et de solidarité entre les individus, entre les groupes, entre les peuples, c’est un idéal qui s’impose et que chacun, du reste, se représente à sa manière. En politique, l’absolutisme, le libéralisme, le socialisme et l’anarchisme même, tels que le conçoivent au moins quelques-uns de ses partisans, sont des tentatives variées et contradictoires pour réaliser l’harmonie des intérêts et des désirs, comme aussi pour fortifier les divers sentiments, — respect, soumission, crainte, sens de l’indépendance, initiative individuelle, esprit de concurrence, désir d’égalité, — par qui chacun s’imagine que la société va se fortifier ou s’épurer. Ainsi Joseph de Maistre trouvait dans le bourreau le fondement de l’ordre social que d’autres croient reconnaître dans la justice, dans l’amour ou dans la concurrence.

Il ne faut pas nier qu’on puisse arriver ainsi à quelques résultats. Les « autres » étant trop faibles, on détourne à leur profit une partie des forces du « moi ». Telle habitude sociale, telle loi, la crainte d’un dommage ou d’un châtiment, l’espoir d’une récompense ou d’un gain, une organisation nouvelle des relations mettent mon intérêt en harmonie avec celui des autres. Celui-ci va donc profiter de l’ardeur et de la conviction qui s’attachent au premier. L’employé qui participe aux bénéfices de son patron peut montrer plus de zèle pour augmenter ces bénéfices. Et la crainte du gendarme met l’intérêt du possesseur d’accord avec celui du voleur possible, mais intimidé.

§ 9

Seulement, tout cela reste ridiculement insuffisant. La solidarité sociale a des mailles fort lâches par endroit et d’autre part elle est trop étroite et nous blesse. L’homme adroit peut tricher au jeu, il s’arrangera pour profiter des avantages sans en rendre l’équivalent. Il comptera sur la police et les tribunaux pour se préserver du vol et tâchera lui-même de voler sans attirer leur attention. De même pour tout.

Si ces tricheries sont inévitables, il était inévitable aussi qu’elles fussent poursuivies ou prévenues. Puisque l’homme s’est habitué à ne pouvoir vivre qu’en société, il devait naître en lui, et dans les groupes qu’il compose, une sorte d’instinct social, d’âme collective, trop faible pour lutter avec un succès continu contre les désirs égoïstes, mais qui pourrait compenser sa faiblesse par la ruse. Cet instinct social, c’est l’ensemble ou la résultante de tous les sentiments, de toutes les idées, de toutes les impressions, de toutes les tendances, des perceptions mêmes et des faits inconscients ou subconscients qui, en nous, représentent les autres, qui introduisent les autres dans l’intimité de notre esprit, qui les font participer à notre vie mentale ; c’est la partie de nous qui ne nous appartient plus mais veut nous conquérir, qui lutte contre nous et qui nous trompe lorsqu’elle ne peut nous vaincre. Et c’est aussi la combinaison qui résulte de tous ces « nous » installés dans tous les « moi » de leurs actions et de leurs réactions continues, de leur synthèse, qui constitue une sorte d’âme sociale, exprimant la société comme l’âme de chacun exprime l’individu.

Et en effet l’esprit social, l’âme collective s’est ingéniée. Sans que l’homme en eût conscience, et parfois même tandis que l’homme croyait agir sans elle ou contre elle, elle l’a influencé pourtant, elle l’a dirigé et conduit. Parfois elle a su profiler de ce que l’homme inventait, elle a organisé la sélection des produits de l’esprit humain, elle a trié, éliminé, écarté, favorisé ou repoussé, parfois ouvertement, parfois d’une manière sournoise, les sentiments et les idées qui naissent continuellement, en même temps qu’elle rectifiait, transformait et parfois tuait ou pervertissait les anciens. Peu à peu, elle-même suggérait à l’esprit, plus directement, les impressions et les idées dont elle pouvait se fortifier. Et c’est ainsi que peu à peu, par des procédés inaperçus souvent et encore méconnus, elle a créé dans l’homme un ensemble artificiel et factice, illusoire et nécessaire peut-être, de doctrines, de croyances, de sentiments, de passions qui devaient adapter l’homme à la vie sociale, et qui l’ont fait réellement dans une certaine mesure. Ils faisaient pénétrer de plus en plus les autres en chacun de nous, ou tendaient au moins à faire agir chacun comme s’il participait de plus en plus de la nature des autres.

Mais cet esprit social, mal formé et mal apprécié, a produit et a subi lui-même d’étranges déviations. Il est souvent resté impuissant. Le monde d’illusions et de mensonges qu’il a suscité en nous et bâti sur un mensonge primordial se brise souvent, s’altère, se dissipe sous les chocs de la réalité.

Bien souvent il n’arrive qu’à une transformation apparente, il a fait de l’humanité une sorte de théâtre aux décors conventionnels, qu’on rafraîchit de temps en temps ou que l’on change, mais qui restent toujours des décors, incapable de vaincre l’individu, il l’a déguisé plus qu’il ne l’a transformé en être social. Il a fait une sorte d’œuvre d’art qu’il tâche de faire prendre au sérieux, plutôt qu’une œuvre réellement morale. Il se peut que ce soit là un commencement, une ébauche d’une réalité future plus solide, mais le résultat final est bien douteux et un succès suffisant reste assez invraisemblable.

Parfois encore l’esprit social égare ceux qui se laissent diriger par lui. Il les entraîne à l’opposé du but où il pourrait trouver sa justification. Et trop souvent aussi, comme partout et comme toujours, ce qui n’est qu’un moyen veut se faire prendre pour une fin. L’ensemble des illusions et des mensonges de la morale, dont le bon emploi serait de préparer une meilleure systématisation de l’homme et du monde et de s’évanouir en elle, au lieu de tendre à se supprimer progressivement, en vient à se considérer comme l’essence et la raison d’être de l’univers, à ne voir dans le monde qu’une occasion de sa propre existence, à s’hypertrophier maladivement, à nuire à sa propre évolution, et à démentir ainsi son propre mensonge.