(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’Âge héroïque du Symbolisme » pp. 5-17
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’Âge héroïque du Symbolisme » pp. 5-17

L’Âge héroïque du Symbolisme

1891, c’est la date heureuse du Symbolisme. C’est sa phase héroïque. L’École a mené contre ses ennemis une offensive si vigoureuse qu’elle a culbutée les obstacles et déblayée les voies. Elle a ses organes à Paris : la Plume, le Mercure de France, la Revue Wagnérienne, la Cravache. En province même, des revues bataillent pour elle, telle la Revue de la littérature moderne de Chauvigné à Tours et le Faune de Marius André à Avignon. À l’étranger on s’en occupe. M. Byvanck publie chez Perrin les résultats de son enquête : Un Hollandais à Paris en 1891. Un horizon illimité s’ouvre à ses espoirs. Au bruit qu’elle fait, il est permis de se méprendre. On a l’illusion qu’une révolution immense se prépare et qu’on assiste à l’enfantement d’un ordre nouveau. L’air est chargé d’une odeur de poudre et d’une rumeur de bataille comme à la veille d’Hernani. Les adversaires les plus tenaces se voient astreints à la prudence. Zola, qui était intervenu pour défendre le naturalisme menacé, avec sa brutalité coutumière, entre en composition et accepté de présider l’un des banquets de la Plume. Ainsi feront François Coppée et Heredia. Ce n’est pas seulement que les Parnassiens aient peur de cette jeunesse dont les manifestes violents respirent, comme ils disent, des mœurs de Caraïbes et qu’ils l’estiment capable de les étrangler, mais c’est qu’ils cèdent à un retour de conscience. L’aventure de Verlaine et de Stéphane Mallarmé est unique dans l’histoire littéraire. Ce n’étaient pas des poètes méconnus qu’une gloire soudaine sortait de l’ombre. C’étaient des poètes oubliés. Ils avaient eu, jadis, leur heure de notoriété et les Parnassiens qui les avaient enterrés prenaient, de ce fait, figure d’accusés devant le tribunal de l’opinion. Ils avaient à se défendre et, si porté que l’on fût à leur accorder des circonstances atténuantes, cette erreur judiciaire était de nature à les discréditer.

Jules Lemaître avouait qu’il avait forcé la note en parlant dans son étude sur Verlaine, des « ahuris » du symbolisme et Brunetière se mettait à les discuter dans la Revue des Deux Mondes avec une doctorale gravité. Il y a bien encore, çà et là, des explosions d’animosité, mais qui proviennent d’un caprice des nerfs plutôt que d’une conviction réfléchie. Chez Heredia, toujours très entouré d’une société élégante et choisie, M. Jules Huret se présente, rassemblant les éléments de sa grande enquête1. Il se voit pris à partie par une belle assistante qui s’indigne de son entreprise comme d’un hommage au Symbolisme et qui, brandissant, contre lui, un éventail menaçant, le poursuit à son départ jusque dans l’antichambre et lui jette avec un frémissement colère : « Vos symbolistes… je les déteste ! » Incident piquant si l’on songe que le Symbolisme est déjà en route pour s’installer triomphalement au foyer de Heredia et plus piquant encore s’il était permis de supposer que la belle ennemie éphémère des symbolistes ne fût autre que la future Madame Henri de Régnier, elle-même écrivain de grand talent et qui s’est fait une place enviée dans les lettres sous le nom de Gérard d’Houville.

Catulle Mendès soupire avec amertume : « À quoi bon discuter ? La jeunesse a toujours raison ! » et il est de fait que le Symbolisme a, pour lui, la jeunesse. Il est, lui-même, l’expression de la génération qui s’est levée depuis 1870, génération de vaincus, génération inquiète et désabusée, aux nerfs aigus et subtils, à l’impressionnabilité maladive. Le Symbolisme profite du désarroi créé dans les esprits par la vénalité des pouvoirs publics, le Wilsonisme et la série des scandales qui fait que l’on éprouve le besoin de changer d’air. Tant de gens n’espèrent plus rien que d’un chambardement général ! Il a, pour lui, la foule boulangiste et la bourgeoisie libertaire. C’est pourquoi l’on assiste à la collusion des esthètes et des compagnons anarchistes. Les uns et les autres se relayent dans les réunions publiques pour exposer leur programme à l’assemblée qui ne retient de tous ces discours mêlés qu’un seul point, c’est qu’il est question de démolir quelque chose. Édouard Dubus place sous le patronage de Louise Michel ses conférences sur l’esthétique nouvelle. On voit, à travers le nuage des pipes, se succéder sur l’estrade Rachilde et Sébastien Faure, Paule Minck et Paul Adam, Séverine et Roinard, Ibels et le compagnon Martinet. On fulmine à la fois contre l’Académie et le Patronat, contre Sarcey et Constans2. On proteste contre les fusillades de Fourmies et l’interdiction de Lohengrin à l’Opéra et l’assemblée se sépare aux cris alternés de « Vive le vers libre ! » et « Vive l’anarchie ! ». Cette incursion dans la politique est loin de desservir le Symbolisme dans l’esprit des foules, mais heureusement pour elle, la doctrine a des motifs plus sérieux de retenir l’attention des gens éclairés. Il n’y a pas que des démolisseurs parmi les poètes nouveaux et si la phalange sacrée compte des fumistes et des plaisantins, il y a aussi des apôtres et des missionnaires d’une foi haute. Il y a ceux qu’excèdent les théories du matérialisme officiel et les excès d’une littérature terre à terre qui s’en réclame. Il y a les fervents de l’idéal que la réalité écœure. Il y a ceux qui ne mettent pas tout leur espoir dans la Science. Il y a ceux qu’inquiète le problème redoutable de la Destinée ; ceux qui, méprisant les succès faciles, les satisfactions grossières et les lauriers monnayés, tentent l’escalade des sommets inaccessibles et cherchent seulement, en s’élevant, à s’abstraire

Du vacarme que font les fantômes entre eux.

tant il est vrai que la qualité essentielle du Symbolisme fut la diversité et la variété. Et, partout, un bouillonnement inouï de sève neuve circule et tend à s’épanouir en multiples floraisons. Oui, dans ce Paris de 1891, au ciel inclément, dans ce Paris, dévasté de cyclones, où l’on gèle en mai ; et où l’excès de la sécheresse, en juin, force la municipalité à substituer, dans plusieurs arrondissements, l’eau de Seine à l’eau potable ; dans ce Paris, où les troubles atmosphériques semblent expliquer l’effervescence des esprits ; dans ce Paris, désemparé, en proie à la fièvre et aux orages politiques, aux rues barrées d’agents et encombrées de tumultueuses manifestations démagogiques ou chauvines, de cortèges de grèves incessants (garçons de cafés, employés d’omnibus et de chemin de fer) ; dans ce Paris, où l’année a commencé par l’exécution de Michel Eyraud et où chaque soir des camelots hurlent un crime retentissant (Assassinats de Cholet et de la petite Neut, affaires Bemicat, Souffrain, Doré et Berlant, Pezon, Sorré, de Moor. Balmadier, Anastay) une catastrophe (collisions effroyables de trains à la Chapelle et à Saint-Mandé), une mort sensationnelle (amiral Aube, Millet, Henri Chapu, Léo Delibes, Meissonier, Théodore de Banville, prince Jérôme Napoléon, feld-maréchal de Moltke, J.-J. Weiss, Henri Littolff, Jules Grévy, général Boulanger, Alphand), les Muses règnent et une fièvre cérébrale intense se propage comme si elle recevait un surcroît d’activité de tant de secousses nerveuses.

La Revue Blanche, important organe de diffusion des idées nouvelles, fait son apparition.

La Plume s’annexe au grand complet la rédaction d’Art et critique qui cesse de paraître et, sortie de l’inévitable chaos primitif, organise une série de rubriques dont elle énumère avec satisfaction les titulaires, savoir :

Critique littéraire. — Anatole France, Maurice Barrès, Charles Morice, Georges Lecomte, Camille Mauclair.

Critique dramatique. — Jean Jullien, Marcel Baillot, Georges Roussel.

Critique artistique. — Jules Antoine, Charles Saunier.

Et elle ajoute : « Faut-il rappeler que Léon Bloy et Léon Cladel restent nos fidèles collaborateurs, que Paul Verlaine, Stéphane, Mallarmé, Jean Moréas, Stuart Merrill, Jean Richepin, Maurice Boucher, Ernest Raynaud, René Ghil et Gabriel Vicaire ne négligeront rien pour charmer les âmes impressionnables ; qu’enfin, Lucien Descaves, Georges Darien, Louis Dumur, Oscar Méténier, J.-H. Rosny, Maurice Maeterlinck et Achille Delaroche aiguisent leur plume et fixent leur loupe ? Que tous les jeunes enfin, nos amis, sont avec nous ? Si oui, Voilà qui est fait et maintenant à l’œuvre. »

Et l’on se met à l’œuvre. À vrai dire, on s’y était mis depuis quelque temps déjà. La moisson lève.

1891 voit les débuts en librairie de Francis Jammes (six sonnets) et de Pierre Louÿs (Astarté). C’est l’année où, tandis que Th. de Banville jette en suprême adieu Les Occidentales et Rimes dorées, Verlaine donne Bonheur ; Stéphane Mallarmé, Pages ; Henri de Régnier, Épisodes, Sites et Sonnets ; Jean Moréas, le Pèlerin passionné ; Maurice du Plessys ; la Dédicace à Apollodore ; Laurent Tailhade, Vitraux et le Pays du Muffle ; Rodenbach, le Règne du Silence ; Stuart Merrill, Les Fastes ; Gustave Kahn, Chansons d’amant ; Emmanuel Signoret, le Livre de l’Amitié ; René Ghil, le Vœu de Vivre ; Louis Dumur, Lassitudes ; Gabriel Vicaire, À la Bonne Franquette ; Ajalbert, Femmes et Paysages ; Ernest Raynaud, Les Cornes du Faune 3, et si je ne devais m’en tenir aux poètes, je mentionnerais que c’est l’année où Maurice Barrès donne Sous l’œil des barbares et Trois stations de psychothérapie ; Léon Bloy, la Chevalière de la mort ; Huysmans, Là-Bas ; Péladan, l’Androgyne ; Rachilde, La Sanglante ironie ; Albert Autier, Vieux

1891 ! c’est l’année où Gabriel Mourey publie, pour la première fois, une traduction si réclamée de Swinburne. C’est l’année où l’on réédite les Chants de Maldoror, Les Amours jaunes de Corbière et où paraissent, sous ce titre Le Reliquaire, les poésies d’Arthur Rimbaud, jusque-là dispersées.

Mais il n’y a pas que le livre qui entende ouvrir des voies nouvelles, il y a aussi les Arts plastiques et le Théâtre.

Dans cette même année, Antoine, qui n’a pas encore trouvé de scène fixe pour son Théâtre libre, fait applaudir à la Porte Saint-Martin La mort du Duc d’Enghien de Hennique et, çà et là, l’École des Veufs de Georges Ancey, La Meule de Lecomte, Le Canard Sauvage d’Ibsen et le Père Goriot, tandis que Paul Fort crée le Théâtre d’Art et annonce qu’à partir du mois de mars « les soirées seront terminées par la mise en scène d’un tableau des peintres de la jeune école. Des acteurs et des modèles feront les personnages immobiles et muets. Une musique de scène et des parfums combinés s’adaptant au sujet du tableau, viendront parfaire l’impression »… Je copie le programme du spectacle du 27 janvier :

I. Dans les Vignes, saynète par Ch. Maurrer. — II. Les Veilleuses, un acte en prose de Paul Gabillard. — III. L’Après-midi d’un Faune, de Stéphane Mallarmé. — IV. La Fille aux mains coupées, mystère en deux tableaux de Pierre Quillard, musique de Sylvio Lazzari. — V. Madame la Mort, drame cérébral en trois tableaux en prose de Rachilde. — VI. Prostituée, scène populaire de M. de Chirac. Programme mêlé comme l’on voit. En même temps le théâtre d’application représente Antonia, d’Édouard Dujardin.

Tout cela n’empêchait pas Renan de demeurer indifférent et de déclarer : « Les Décadents et les Symbolistes sont des enfants qui se sucent le pouce. » Il est vrai qu’il ajoutait : « Je n’ai jamais rien lu d’eux », ce qui pouvait passer pour une excuse aux yeux des profanes, ignorant que le philosophe contemplait toutes nos agitations du haut de Sirius.

C’est le 3 février de l’année 1891 qu’eut lieu à l’Hôtel des Sociétés Savantes le banquet du Pèlerin passionné, manifestation grandiose où prirent part deux cents artistes et poètes et qui eut une répercussion mondiale. Par-là, se marquait l’apogée de l’âge d’or du Symbolisme et c’en fut comme l’apothéose. Moréas était alors l’un des chefs de file du mouvement symboliste et c’est le Symbolisme que l’on acclamait en lui. Stéphane Mallarmé présidait, avec autour de lui, Catulle Mendès, Anatole France, Octave Mirbeau, Clovis Hugues, Maurice Barrès, Henri Lavedan, Odilon Redon, Félicien Rops, Paul Gauguin, Édouard Schuré, Alidor Delzant, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Jules Tellier, Chabrier, R. de Bonnières, Alfred Valette, Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède, Raynaud, Tausserat-Radel et tout ce qui brûlait de se faire un nom dans les lettres et dans les arts.

Le lendemain même, les journaux rendaient compte de cette solennité en termes dithyrambiques et la commentaient en articles de tête. Des témoignages d’admiration et de sympathie arrivaient de l’étranger. L’opinion était si surexcitée qu’Anatole France, qui présidait alors aux destinées critiques du Temps, se voyait forcé de s’interrompre, soudain, des études archéologiques où il se confinait, au grand désespoir de Lucien Descaves, pour mettre ses lecteurs au courant. Il dressait des poètes nouveaux une série de médaillons avec une sympathie si évidente qu’il achevait d’exaspérer le dernier rempart irréductible du Parnasse, le génial mais hargneux et vindicatif Leconte de Lisle, qui s’oublie jusqu’à déclarer en public : « Après Victor Hugo et Moi je ne vois pas ce qui reste à faire avec les vers. » — « De la poésie », lui hurlent en chœur les symbolistes vexés, et le public applaudit.

Un tel succès ne pouvait manquer d’être consacré par une explosion de snobisme. Les chroniques très suivies de Jean Lorrain avaient acquis au rite nouveau le monde des boulevards, des coulisses et des palace-hôtels. L’Almanach de Paris Parisien, l’arbitre des élégances, enregistrera bientôt que le chic suprême consiste, pour une maîtresse de maison, à connaître un poète symboliste et à l’exhiber à ses invités. Les échos mondains n’oublient pas de mentionner les réceptions de Verlaine et de Stéphane Mallarmé. Ces poètes ont leur jour. Mallarmé, passe encore. Depuis longtemps ses mardis sont suivis dans son petit logement de la rue de Rome par une élite pieuse. Mallarmé, poète fonctionnaire, père de famille aux habitudes régulières, s’accommode parfaitement de la correction bourgeoise. Sa femme et sa fille font avec bonne grâce les honneurs du thé. Mais Verlaine !… l’orageux et le vagabond Verlaine !… l’isolé Verlaine !… On se le figure mal plié aux conventions mondaines, offrant, avec un sourire, l’assiette aux petits fours, entouré de papotages et de fanfreluches. Il s’y résigne pourtant. Ce n’est pas d’enthousiasme, encore qu’il fut égayé, un temps, à l’idée de se faire imprimer des cartes d’invitation à l’instar de M. de Choufleury « Monsieur Paul Verlaine restera chez lui le… » ; mais il est si harcelé ! Un flot de visiteurs frappe à sa porte à toute heure du jour. Il lui faut bien mettre un terme à ce dérangement incessant. Le seul moyen de reconquérir sa liberté, c’est de faire à sa célébrité le sacrifice d’une soirée.

Cela avait commencé vers 1887 à l’hôtel de la rue Royer-Collard, sorte de table d’hôte, « fréquentée de Moldo-Valaques ».

« Bien que mal fortuné déjà, j’avais mes mercredis, écrit Verlaine dans ses souvenirs. Et ces soirs-là, ma petite chambre qui n’avait pourtant rien de commun avec la maison de Socrate, contenait parfois jusqu’à quarante personnes des deux sexes. »

Cela continua rue Saint-Jacques. « Un escalier terrible : une rampe et ses supports d’arbres à peine équarris, peints rouge-sang. Un entresol, haut comme un second, plutôt par l’aspérité que par le nombre des marches. Peu de gaz pour éclairer les marches escarpées et la rampe trop large pour un corps * quelque peu abusif », mais le propriétaire « bon garçon »« plantait une bougie sur un rebord intérieur de fenêtre, les soirs de réception ». Les visiteurs étaient exposés à de fâcheuses rencontres. On se heurtait, dans la pénombre, à des couples suspects, à des dames trop peu farouches et à des messieurs « trop beaux pour rien faire », parés, sous leur casquette à pont, de rutilants accroche-cœurs, quand ce n’était pas quelque poivrot en difficulté de gravir les degrés. Et ü arrivait aussi que l’on eût à se garer d’une querelle de ménage continuée, la parte ouverte, sur le palier et d’en recevoir les éclaboussures.

Mais c’est rue de Vaugirard, dans un confortable hôtel tout proche de l’Odéon, où il avait été installé, dans la suite, sous les auspices de Maurice Barrès, que les mercredis de Verlaine battirent leur plein. « Des amis de plus en plus nombreux, flanqués aussi bien de simples connaissances, d’indifférents, voire de curieux, surabondaient dans mes salons… composés d’ailleurs d’une très sortable, mais seule et unique carrée. On disait peu de vers, le pater familias, qui était moi, objectant le plus souvent à ce mode de distraction, mais on riait et en somme la cordialité régnait. De la bière plus que du thé aux instants de richesse. Dans l’autre cas, de l’eau sucrée avec du rhum, fruit quelquefois d’une contribution des camarades. Du tabac et quelque gaîté toujours en commun. »

Cela se passait très bien le plus souvent, mais il advint aussi que Verlaine eût ses humeurs et bousculât ses invités. On le vit, un soir, se lever soudain, éclater en jurons, prendre sa canne et son chapeau et gagner la porte. L’assemblée affecta de ne s’en point scandaliser. On savait où il allait. Tout le monde le suivit au François Ier , son café d’élection. Avec son atmosphère habituelle, le Maître avait retrouvé sa bonne humeur et son entrain. Ce fut une fin de soirée délicieuse.

S’il n’y avait pas chez Verlaine d’épouse attentive pour accueillir les visiteurs, la première venue y suppléait. L’élément féminin ne laissait pas d’y luire d’un vif éclat. Il y avait la délicate Sophie Harlay et Rachilde, déjà célèbre par son génie et ses légendes et qui cachait un cœur d’or et une sensibilité exquise sous des allures cinglantes et cavalières. Les nouveaux venus, qu’elle intimidait, la considéraient de loin comme une fée redoutable, mais quels feux d’artifice d’esprit et quelle verve endiablée, lorsqu’elle croisait le fer en paroles avec Villiers de l’Isle-Adam aux paradoxes étincelants ou avec Laurent Tailhade, aux réparties féroces. Verlaine, qui maniait le crayon de verve, nous a laissé le croquis d’une de ces réceptions où l’on voit Cazals, debout en costume 1830, haranguant le cercle des assistants. On y reconnaît Sophie Harlay, Rachilde, Gabriel Vicaire, Henri d’Argis, Jean Moréas, Villiers de l’Isle-Adam, Tailhade, Jules Tellier, Paterne Berrichon, Ary Renan, Lefèvre, Fernand Clerget, Alain Desveaux… Le croquis est curieux parce qu’il nous rend le désordre, sur la table, des verres à liqueur, la détresse de la chambre d’hôtel, au mobilier fripé, que deux bougeoirs seuls éclairent, et son atmosphère de tabagie.

Si douées d’attrait que fussent ces soirées chez un Verlaine en possession de la vogue et promu à la bruyante célébrité, elles n’arrivaient pas, à cause de leur pêle-mêle et de leur tohu-bohu, à me faire oublier les bonnes et paisibles soirées d’antan passées chez un Verlaine abandonné et méconnu et qui consentait à recevoir à l’improviste, autour de son lit de malade, quelques intimes privilégiés.