(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Stendhal et Balzac » pp. 1-16
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Stendhal et Balzac » pp. 1-16

Stendhal et Balzac

De l’Amour. — Contes drolatiques.

Depuis longtemps la librairie méconnaît les plus nobles conditions de son existence. Intermédiaire entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, mais avant tout marchande comme son époque, elle ne tient compte que des profits à faire et elle ne se préoccupe plus du côté élevé de sa fonction et de l’influence très légitime qu’elle pourrait exercer sur l’esprit de son temps et sur son expression, la littérature. Écouler des livres mauvais parce que le goût dépravé du public les demande, travailler, par-là, en sous-œuvre, à la corruption de la pensée, sans autre souci que de tirer monnaie de son commerce, voilà tout pour ces marchands d’opium en ballots, qui ont — à peu d’exceptions près — remplacé les grands libraires d’autrefois. Autrefois, en effet, il y avait des libraires qui regardaient leur fonction comme une magistrature. Mais, pour ne pas parler de ces hommes trop rares dont nous avons le souvenir et dont nous n’avons plus la race, les Estienne, les Alde Manuce, les Elzévir, etc., il y en eut, au-dessous de ceux-là, beaucoup d’autres, qui avaient au moins l’art de leur industrie, et pour qui l’unique et suprême question n’était pas de vendre et de gagner, n’importe à quel prix ! Et, voyez ! justement parce qu’ils n’étaient pas si étroitement attachés à l’intérêt le plus grossier de leur négoce, parce qu’ils n’étaient pas si marchands au pied raccourci de la lettre, ils faisaient naturellement de plus grandes affaires dans un commerce où l’appréciation de la chose mise en circulation exige presque l’intelligence du critique, qui voit les deux bouts de la chaîne : le mérite d’un livre et son effet probable sur le public. Oui ! précisément parce qu’ils ne jouaient pas en aveugles obstinés à cette stupide et éternelle martingale des mêmes noms et des mêmes œuvres, aimés de la foule, et qu’on use, sous le nombre des éditions, comme on crève les meilleurs chevaux de poste sous les aiguillons et sous le fouet, ils gagnaient davantage, — disons le mot, puisque c’est gagner qui est l’important ! — et ils finissaient par trouver que c’était bien jouer, même au point de vue du comptoir, que d’avoir de l’initiative, que d’oser mettre en avant des noms nouveaux ou ressusciter des noms anciens trop oubliés, que de publier enfin, à ses risques et périls, des livres vierges, ou de refaire sans peur une édition de quelque vieux livre épuisé. Franklin qui, par parenthèse, était un libraire, disait souvent que « si les fripons savaient le profit qu’il y a à être honnête homme, ils seraient tous honnêtes gens par friponnerie ». Ne peut-on pas modifier le mot de Franklin, et dire aussi qu’en matière de librairie, si on savait ce que doivent rapporter le sens et la préoccupation littéraires, chaque libraire s’efforcerait d’être littéraire, par intérêt bien entendu de commerçant ?

Et qu’on ne traite pas ce que nous disons là de paradoxe ! Paradoxe est le mot que les préjugés, qui ne sont pas si bêtes qu’ils sont faux, ont donné à beaucoup d’idées vraies. D’ailleurs, que nous importerait ! Nous n’en continuerions pas moins de penser que le libraire qui ne sait que vendre servilement au goût du public n’est qu’une moitié de libraire, et n’a pas l’esprit de son état. Nous continuerions de penser qu’il doit, comme l’auteur, mais dans sa mesure de libraire, prévenir ce goût, l’éveiller, le modifier, et l’empêcher de se blaser ou de se dégrader, par des publications audacieusement intelligentes. Certes ! il n’y a pas trop de mépris en littérature pour ceux-là qui, plus épris du succès que fermes dans leur conscience d’artistes, renoncent à leur originalité, courbent leur talent jusqu’à des compositions infimes, et détrempent les brillantes couleurs de leur palette dans l’eau des lavoirs où la Vulgarité s’abreuve. Eh bien, le libraire qui, comme l’écrivain, se fait la courtisane des fantaisies de son époque et n’ose prendre aucune initiative en dehors de ce que ces fantaisies lui imposent, encourt un peu de ce mépris qui revient aux hommes littéraires, profanateurs de leur génie, qui ont mis en petits morceaux, dans des compositions proportionnées à la taille de leur époque, cet arbre merveilleux que Dieu leur avait planté dans la tête et qui devait s’épanouir et fleurir dans quelque beau livre, orgueil de la patrie et de la postérité !… Ici, le rapport entre l’écrivain et le libraire va beaucoup plus loin qu’on ne croit. Leur action est différente et on peut la hiérarchiser. Mais une fois hiérarchisée, elle comporte cependant une espèce de solidarité sociale. Et voilà pourquoi la Critique qui s’occupe de l’un a aussi droit de regard sur l’autre. Voilà pourquoi la littérature et la librairie étant jointes par la nature des choses, la Critique, pour être complète, doit les embrasser toutes les deux.

Or, si l’état de la littérature, c’est-à-dire la force intellectuelle d’une époque, se juge par le nombre et la distinction des livres qui sortent de la plume de ses écrivains, la librairie, qui est l’instrument et le véhicule plus ou moins intelligent de la littérature, se juge d’abord par l’état de cette dernière ; mais elle se juge surtout par ce qui est bien davantage son action directe, positive, réfléchie, personnelle, et nous n’entendons plus ici les livres nouveaux qu’elle édite, mais les livres anciens qu’elle réimprime. À nos yeux, c’est la réimpression qui prouve la capacité du libraire. Mille motifs autres que son propre jugement peuvent influer sur lui quand il s’agit d’un livre nouveau qu’il publie : ainsi la nouveauté, les coteries, l’entourage, l’action plus ou moins éloquente de l’auteur, que sais-je encore ?… Mais, pour un livre qui a déjà produit son effet, qui n’a plus sa fleur, qui est tombé peut-être sous le coup de cette indifférence du public dont furent frappés pendant longtemps un si grand nombre de chefs-d’œuvre, pour un pareil livre à reprendre et à relancer, le libraire n’a plus que son appréciation, son sentiment de la valeur de l’ouvrage, sa propre perspicacité. Si le livre n’a pas réussi une première fois, réussira-t-il une seconde ?… Est-il assez supérieur pour pouvoir attendre son succès, et son succès certain, dans un temps donné, — inévitable ?… Toutes choses aléatoires sur lesquelles il y a une décision à prendre avec ce coup d’œil qui est le génie de toute affaire, et qui implique, dans l’intérêt du libraire, la double force de la sagacité littéraire et de la sagacité du commerçant.

C’est cette double force, trop rare, il faut bien le dire, parmi les libraires de ce temps, que Didier a montrée en réimprimant le livre de Stendhal sur l’amour. Et, en effet, le Traité de l’Amour 1 est peut-être, de tous les livres de cet homme singulier qui s’appelait et qui ne s’appelait pas Stendhal, celui-là qui doit le moins convenir à la pensée contemporaine, malgré le magnétisme d’un titre dont chaque lettre semble une puissance. La pensée contemporaine, qui n’est point une reine pour qu’on la flatte, se soucie médiocrement des livres didactiques où la réflexion a remplacé l’action, et dans lesquels l’originalité de la forme heurte ce besoin d’égalité qui est aussi bien dans nos mœurs intellectuelles que dans nos autres mœurs. Or, tel est le livre de Stendhal : il est didactique ; il est réfléchi, profond, analysé jusque dans les dernières fibrilles du cœur ; et il a cette originalité hautaine et charmante qui choque les vanités vulgaires, dont elles se vengent en l’appelant souvent prétention. Nonobstant ces causes d’insuccès actuel, Didier n’a pas hésité à réimprimer un livre qui n’a pas eu son jour encore et qui n’a réussi que parmi les esprits fins, choisis, connaisseurs, antidatés, mais qui sont les véritables précurseurs des succès durables. En publiant le Traité de l’Amour, c’est à ces esprits qu’il s’est associé, et il s’y est associé davantage en confiant à Paulin Limayrac le soin d’apprécier le livre de Stendhal et de nous parler de la vie de l’homme, pour le caractériser et nous faire mieux connaître le talent de l’observateur.

Car, nous le répétons, ce talent n’est pas connu encore dans ce qu’on appelle le public, quoique depuis la mort de l’auteur il en ait été question davantage. Rien d’étonnant, du reste. La meilleure pierre de touche du génie est la pierre de son tombeau. Tout le temps qu’un homme est vivant, il peut y avoir un hasard ou une illusion dans sa gloire, un malheur dans son obscurité. Mais une fois mort, la Justice, qui est encore, je crois, plus boiteuse que la Prière, atteint enfin ce mausolée immobile, et le douloureux logogriphe de la vie qui n’avait pas de sens trouve enfin son mot quand la vie n’est plus ! Stendhal, ou, pour l’appeler par son vrai nom, Henri Beyle, a, comme tous les hommes d’un talent réel, gagné à mourir. Il y a gagné son commencement de renommée, qui va s’étendre en se fixant. Quoiqu’il n’ait pas eu à se plaindre de la destinée autant que bien d’autres, plus grands que leur vie, qui passent lentement, qui passent longtemps, qui vieillissent, leur chef-d’œuvre à la main, sans que les hommes, ces atroces distraits, ces Ménalques de l’égoïsme et de la sottise, daignent leur aumôner un regard ; quoique son sort, matériellement heureux, n’ait ressemblé en rien à celui, par exemple, du plus pur artiste qu’on ait vu depuis André Chénier, de cet Hégésippe Moreau qui a tendu à toute son époque cette divine corbeille de myosotis entrelacés par ses mains athéniennes, comme une sébile de fleurs mouillées de larmes, sans qu’il y soit jamais rien tombé que les siennes et les gouttes du sang de son cœur, Beyle, de son vivant, n’eut pas non plus la part qui revenait aux mérites de sa pensée. Amoureux fou qui faisait le dégoûté de la Gloire, il la traita en vain comme les séducteurs traitent les femmes : il la fuyait pour l’attirer. En vain se cachait-il d’elle pour lui donner l’envie de le découvrir, et croyait-il faire étinceler, en rondes bosses d’or, toutes les lettres de son nom à travers les ternes pseudonymes qu’il écrivait au front de ses œuvres : la Gloire lui répondit en vraie femme qui a le caprice de ne plus faire de contradiction. Elle le laissa dans ce manteau couleur de muraille qu’on prend la nuit et qu’il avait pris de jour pour être remarqué, et il eût passé dans un incognito de prince… qu’il était (un vrai prince de la pensée !), si Balzac n’avait trahi son incognito, et l’on sait avec quel éclat. La critique de La Chartreuse de Parme, l’un des plus grands morceaux de critique qui aient jamais été écrits dans la langue consommée d’une vieille civilisation, fut la flamme d’une torchère portée tout à coup au visage de ce porteur de masque pris dans son masque, et nous montra ce qu’il était. Mais à cela près de cette nappe de lumière qu’un homme de génie versa, comme un Dieu bienfaisant, sur la tête d’un homme de talent trop obscur, Henri Beyle n’aurait été, aux yeux des hommes de son temps, qu’un dilettante supérieur d’art et de style, et non l’homme qui, dans cette première moitié du xixe  siècle, devait, après Balzac, marcher à la tête des artistes, des observateurs et des écrivains.

S’il y eut jamais un homme d’esprit tourné pour comprendre Henri Beyle, c’est à coup sûr Paulin Limayrac. Critique fin comme un lynx, — trop fin peut-être, — ayant ce ton détaché qui est à cent lieues en l’air du pédantisme et que Beyle aurait aimé plus que personne, spirituel, incisif, pénétrant, mais pénétrant comme une pointe, ayant sous chaque mot dont il se sert une aiguille d’or qu’il enfonce délicatement dans la tête des sots, Paulin Limayrac devait comprendre ce mélange de dandy, d’officier, d’artiste, d’homme du monde, de penseur original, d’humoriste, de touriste, d’excentrique et d’ironique que fut cette Chimère fabuleuse qui répondait au nom de Beyle… ou plutôt qui n’y répondait pas.

Limayrac est une imagination vive et nuancée, c’est un esprit de perçant sourire, une plume qui n’appuie pas, comme le diamant qui fend la vitre, et qui, comme ce diamant qui coupe, étincelle ; il promettait donc, par quelques-unes de ses analogies avec Beyle, une notice piquante et profonde sous des airs légers, — la plus jolie manière d’être profond. Limayrac cesserait d’être lui-même s’il n’était pas toujours piquant, et dès la dixième ligne de sa notice on reconnaît son élégante et pimpante manière ; mais on y souhaiterait quelque chose de plus creusé. Assurément, l’auteur de la notice est trop exercé et trop compréhensif pour ne pas voir, du premier regard, ce qu’il y avait de véritablement grand dans Beyle : aussi marque-t-il bien la descendance de son génie, qu’il fait venir de La Bruyère et de Saint-Simon ; mais après ce large classement, après le rapport de famille spirituelle saisi avec la justesse d’un naturaliste de la pensée, on voudrait de Beyle, d’un si sérieux artiste, un portrait plus étudié et plus sévère. Il valait le coup de burin de la médaille ou du moins le mordant de l’eau-forte, cet esprit à la Machiavel qui nous donna le Traité du Prince en action dans La Chartreuse, a dit Balzac, et la création de cette figure borgienne de Julien Sorel, le séminariste-officier de Rouge et Noir, aussi fort d’hypocrisie que le frère Timothée de La Mandragore. Henri Beyle n’était pas seulement le Tulou de la flûte de l’ironie, dont il jouait avec une perfection d’ange un peu démon, c’était de plus un homme aussi capable d’enthousiasme qu’il était profond, et, qu’on nous passe le mot ! qu’il était roué de combinaisons intellectuelles. Qui donc parla jamais comme lui de Raphaël ? Dans l’appréciation des beaux-arts, Beyle, l’auteur de l’Histoire de la peinture en Italie, a une grandeur de sensation et une émotion simple et sincère d’un diagnostic bien autrement sûr que les troubles nerveux et les bouillonnements de feu et de larmes de Diderot. Voilà ce que Limayrac a trop oublié. Après lui, l’étude reste trop à faire de cet homme dont le caractère étrange double l’étrange talent, et qui n’eut que deux bornes à l’étendue de sa supériorité : n’être pas chrétien, et penser en politique comme Le Constitutionnel de son temps. Prodigieuses contradictions, du reste, dans un esprit qui comprenait si bien la peinture, cet art exclusivement chrétien, et qui était devenu si féroce d’aristocratie, quand il s’agissait du talent, qu’il demandait des décorations et des crachats pour les artistes afin de les isoler de la foule et de préserver leurs célestes rêveries de l’importunité des sots.

Tel était Beyle. Limayrac, qu’on voudrait retenir quand il est là et qui a dardé plusieurs mots charmants sur cet homme unique et difficile à pénétrer, a fermé trop vite son carquois. Il s’est trop fié à ce qu’il dit sur son caractère, qui restera indéchiffrable. Mais les hiéroglyphes ont des Champollions. Limayrac s’est contenté d’être, en quelques lignes comme il sait les écrire, l’introducteur au public de l’auteur du livre de l’Amour : « Le livre de l’Amour — dit-il — est la physiologie complète de cette divine et infernale passion. Comment une œuvre pareille a-t-elle pu rester si longtemps (trente ans) dans l’obscurité, pendant que la Physiologie du goût marchait de succès en succès était traduite dans toutes les langues, et se pavanait à la place choisie dans toutes les bibliothèques ? Non que je n’estime Brillat-Savarin à sa valeur : il a de l’esprit, de l’agrément, du sel ; mais Stendhal (Beyle) a bien mieux que cela, et l’on peut dire que Brillat est à Beyle ce qu’un chef ordinaire eût été à Carême. Pourquoi donc cette différence entre la fortune de ces deux livres ? » Limayrac se fait une réponse beaucoup trop aimable pour Brillat-Savarin, qui est le dieu de l’esprit aux yeux des gens vulgaires, et dont la réputation s’en ira du même côté que celle de Berchoux, qui est partie. Berchoux, l’auteur du poème de La Gastronomie et de La Danse ou les dieux de l’Opéra, était aussi un homme d’esprit et gai. Il avait cette gaîté qu’a Brillat-Savarin, cette gaîté que madame Necker de Saussure a si bien caractérisée en disant que « c’est un terrain où toutes les portées se rencontrent ! » Voilà pourquoi elle décidera partout du succès instantané, immédiat et universel. Puis, Brillat-Savarin n’était pas original. Il ne donnait jamais à la pensée cet étonnement dont parle Rivarol, qui le donnait, lui, toujours. Nous le répétons, n’être pas original est un moyen sûr de réussir vite en France, où c’est presque une impertinence pour chacun que de ne pas ressembler à tout le monde. Or, Beyle était original… comme Figaro est paresseux : avec délices. Il en a été puni par l’indifférence de la foule, qui s’est détournée de son œuvre exquise et nouvelle, et est allée buter et ruminer ailleurs.

« Après tout, — reprend Limayrac, — cette mauvaise fortune du livre de l’Amour n’est qu’apparente ; car, lorsqu’il aura conquis la popularité qui ne peut lui faire défaut et qui aura été longue à venir seulement, il ne l’aura pas achetée par des concessions, et il sera populaire en conservant sa qualité superfine. » Pour notre compte, nous ne savons pas si un esprit superfin comme Stendhal-Beyle, de cette saveur et de ce haut goût, sera jamais populaire, mais ce que nous savons, c’est qu’il a résolu le problème le plus difficile dans les lettres, comme dans les arts, comme dans la politique, et qui consiste à exercer une grande puissance sans avoir une grande popularité.

Du reste, pour qu’on ait bien toute notre pensée sur cette notice critique et biographique de Paulin Limayrac, à laquelle nous ne retrancherions rien, mais à laquelle nous aurions voulu qu’il eût ajouté quelque chose, nous ferons pourtant une seule réserve. Le livre de l’Amour, — ce chef-d’œuvre de pointillé dans l’observation et de grâce inattendue dans le bien dire, que Sterne aurait admiré, et où les nuances, qui ondoient, chatoient, se fondent et s’évanouissent comme des lueurs d’opale dans le merveilleux observateur du Sentimental Journey, sont nettement fixées sous le regard par un procédé supérieur d’analyse sans rien perdre de leur ténuité et de leurs qualités presque immatérielles, — ce livre d’un agrafeur de nuances (ces mots-là sont faits pour lui seul), ce livre qui a tout dit et fait le tour du cœur, de ce muscle qui renferme l’infini, comme on fait le tour de la terre, de cette misérable petite chose que Voltaire appelait « un globule terraqué », nous ne croyons pas que Paulin Limayrac l’admire et l’aime mieux que nous. Cependant nous n’aurions point écrit : « Il y a tout un côté de Balzac qui procède de Beyle. D’abord, la Physiologie du mariage vient du livre de l’Amour en droite ligne. Le large tribut d’admiration que Balzac a payé à Beyle n’est que la reconnaissance légitime d’un légataire pour son bienfaiteur. » À notre sens, le spirituel passionne de l’Amour manque profondément de justice. Balzac, qui a monté le diamant de Beyle, ramassé sous les pieds du public trop myope pour l’apercevoir, n’avait point de reconnaissance et n’en devait nullement à Beyle. Il avait l’impartialité sereine d’un homme de génie qui en comprend un autre, et qui le dit simplement et grandement, en ajoutant pourquoi il l’admire.

Sa Physiologie du mariage — une gaîté et presque une fredaine de sa forte et sanguine jeunesse, une corde agacée de cette lyre aux sept cordes qu’il devait briser sous sa main, — ne descend point en ligne droite de l’Amour de Beyle-Stendhal, mais en spirale, comme un vol d’aigle, de cette Fantaisie que Balzac portait dans sa tête, à côté des plus augustes, des plus calmes, des plus impériales facultés. Balzac ne procède de personne. Il procède de lui-même et de l’esprit universel. Une fois dans sa vie, dans sa jeunesse encore, quand les hommes de génie se grisent d’eux-mêmes et sont comme les Bacchantes de leurs propres facultés, il voulut procéder de Rabelais qu’il appelait son maître, et il fit un livre dans lequel il l’égala, ces Contes drolatiques 2 qui n’eurent aucun succès, comme l’Amour de Beyle, et qu’un éditeur courageux, Giraud, vient aussi de rééditer.

Ces Contes drolatiques, écrits dans cette merveilleuse langue du xve  siècle, touffue, feuillue, verdissante et rayonnante dans ses obscurités, — aurore du Corrège se levant à travers les riches épaisseurs d’un bois sacré, — Balzac les choyait et les regardait comme son chef-d’œuvre.

Ce grand linguiste, qui aimait la langue française comme on aime une personne, et qui, dans les moules vidés de Rabelais, de Montaigne, de Régnier, versait son jeune sang tout bouillant de génie et transfusait sa sève inspirée ; cet artiste désintéressé de tout, excepté de la Beauté possible, de la Beauté cherchée, après laquelle il courait, un flambeau dans la main, comme le Coureur antique, eut la douleur de voir sa perle roulée dans un oubli qui est la fange pour les œuvres de l’esprit humain, sous l’ignoble groin des pourceaux. Un éditeur qui se dévoue la tire de cet oubli et la replace sous les yeux du public, comme un homme qui compte sur la justesse de son jugement et sur sa justice. Giraud, comme Didier, mérite qu’on tienne compte de son courage, ainsi que tout éditeur qui n’aura pas peur de relever un livre de talent tombé ou de soutenir un talent nouveau. La dignité des Lettres et de la librairie — ces deux sœurs qui devraient être plus unies qu’elles ne le sont — est à ce prix.