(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

I. (Dialogues inédits.)

Une étude du xviiie  siècle où manqueraient Rousseau et Voltaire ne serait pas plus incomplète que cette même étude d’où serait absent Mirabeau. Il est la première grande figure qui ouvre l’ère des révolutions, qui traduit en discours et en actes publics ce qu’avaient dit les livres ; la première qui se dessine, en la dominant encore, dans la tempête. Aborder Mirabeau en plein serait une rude tâche, et il n’est pas de ceux qui se laissent prendre de biais et qu’on effleure. Aujourd’hui pourtant, grâce à un secours bienveillant, l’idée m’est venue de le ressaisir dans l’épisode le plus saillant de sa jeunesse, dans cet épisode trop célèbre, sa liaison avec Sophie, et de m’en faire une occasion pour rassembler et rappeler quelques idées qui ne peuvent manquer de naître toutes les fois qu’on s’approche de cet extraordinaire et prodigieux personnage.

Il y a seize ou dix-sept ans que le fils adoptif de Mirabeau, M. Lucas-Montigny, a publié huit volumes de mémoires qu’il a eu le droit d’intituler Mémoires de Mirabeau, tant les sources en sont de première main, continuellement authentiques et domestiques. Les Correspondances du père et de l’oncle du grand tribun, la Notice sur son grand-père, et en général toutes les pièces qui font le tissu de ces huit volumes, ont révélé une race à part, des caractères d’une originalité grandiose et haute, d’où notre Mirabeau n’a eu qu’à descendre pour se répandre ensuite, pour se précipiter comme il l’a fait et se distribuer à tous, tellement qu’on peut dire qu’il n’a été que l’enfant perdu, l’enfant prodigue et sublime de sa race. Depuis la publication des Mémoires de Saint-Simon, vers lesquels l’air et le ton des ancêtres de Mirabeau reportent naturellement la pensée, il ne s’est rien publié d’aussi marquant dans ce genre de mémoires historiques. L’épisode des amours avec Sophie, qui ont été le grand éclat et le grand scandale de la jeunesse de Mirabeau, est traité dans ces Mémoires avec des détails nouveaux et une extrême précision. Mais l’espèce de réserve que commandait pourtant la piété domestique, a quelquefois resserré M. Lucas-Montigny, et aujourd’hui c’est grâce à lui-même et à ses obligeantes communications que nous venons nous servir de quelques pièces dont il n’avait fait dans le temps qu’un usage plus restreint. Ces pièces, bien entendu, sont de celles qui n’ajoutent rien au scandale d’autrefois, qui peuvent se présenter à tous, et qui prêtent à des considérations littéraires ou morales ; c’est pour cela que l’honorable possesseur nous les a confiées et que nous nous en servons.

Lorsque Mirabeau arriva, le 25 mai 1775, pour être détenu au fort de Joux, sur la demande de son père qui l’y faisait transférer du château d’If où il avait été enfermé dix mois, il était âgé de vingt-six ans, et en butte, depuis plus de dix ans déjà, aux sévérités et aux persécutions paternelles. Né le 9 mars 1749 d’une race florentine établie depuis cinq siècles en Provence, le cinquième de onze enfants et l’aîné des garçons, Gabriel-Honoré de Mirabeau avait, en naissant, apporté plusieurs des traits essentiels de la famille paternelle, mais en les combinant avec d’autres qui tenaient de sa mère. Il fut énorme dès l’enfance : « Ce n’était suivant la définition de son père, qu’un mâle monstrueux au physique et au moral. » Défiguré, à l’âge de trois ans, par une petite vérole maligne et confluente, sur laquelle sa mère, pour l’achever, s’avisa d’appliquer je ne sais quel onguent, il acquit ce masque qu’on sait, mais où la physionomie, qui exprimait tout, triomphait de la laideur. À le bien voir, et la première impression passée, derrière ces coutures de petite vérole et cette bouffissure, on distinguait du fin, du noble, du gracieux, les lignes primitives de ses pères. Il avait une main des plus belles. Il avait les gros yeux de la race, et qui, charmants dans les portraits de ses père, oncle et aïeul, le devenaient aussi chez lui toutes les fois qu’une femme s’oubliait à le regarder : « Ce sont ces certains yeux couchés, disait-il, que, sur mon honneur, je ne saurais appeler beaux, dusses-tu me battre (c’est à Sophie qu’il écrivait cela), mais qui enfin disent assez bien, et quelquefois trop bien, tout ce que sent l’âme qu’ils peignent. » Il tenait pourtant de sa mère (Mlle de Vassan) des caractères qui gâtaient fort et qui ravalaient même, disait son père, la hauteur originelle du type, qui en altéraient certainement la noblesse, mais qui en corrigèrent aussi la dureté. Il tenait de sa mère la largeur du visage, les instincts, les appétits prodigues et sensuels, mais probablement aussi ce certain fonds gaillard et gaulois, cette faculté de se familiariser et de s’humaniser que les Riquetti n’avaient pas, et qui deviendra un des moyens de sa puissance. Partout où il était de sa personne, ce jeune homme, d’une atroce laideur, n’imposait pas seulement, il séduisait. Quand on parle de Mirabeau, on ne saurait assez insister sur cette organisation physique si singulière, si déterminante en lui. Son père, jusque dans ses plus grandes rigueurs, ne pouvait s’empêcher de le reconnaître : « Il y a bien du physique dans ses écarts. » Que ne pouvait-on pas attendre, en fait de fougue et d’exubérance, de celui qui, en venant au monde, avait dans la bouche deux dents molaires déjà formées ; qui, sortant de Vincennes après quarante-deux mois de réclusion, à l’âge de plus de trente ans, se trouvait non seulement grossi, mais grandi au physique, et dont la chevelure immense était douée d’une telle vitalité, que vers la fin, dans ses maladies, le médecin, avant de lui tâter le pouls, demandait en entrant au valet de chambre comment était ce jour-là la chevelure de son maître, si elle se tenait et frisait d’elle-même, ou si elle était molle et rabattue ?

Ce n’est là qu’un aperçu du monstre, comme Eschine disait de Démosthène ; mais il ne faut rien s’exagérer et ne pas faire comme les enfants qui se prennent au masque et s’y tiennent. Le dessous, encore une fois, était d’une nature moins effrayante, d’une nature riche, ample, copieuse, généreuse, souvent grossière et viciée, souvent fine aussi, noble, même élégante, et, en somme, pas du tout monstrueuse, mais des plus humaines. Je reviendrai fort dans la suite sur ce dernier point.

Il serait trop long d’essayer à faire comprendre pourquoi son père, le marquis de Mirabeau, envoyait ainsi, de château fort en château fort, son fils déjà marié, père de famille lui-même, capitaine de dragons, et qui s’était distingué dans la guerre de Corse. Les causes alléguées (quelques dettes, une affaire d’honneur), si graves qu’on les fasse au point de vue de la morale domestique, étaient tout à fait disproportionnées au châtiment, et n’avaient rien encore qui pût déshonorer une jeunesse ni flétrir un avenir. Le marquis, homme supérieur, mais orgueilleux, féodal, antique à la fois et au coup d’œil prophétique, d’une de ces races sans mélange dont l’heure finale avait sonné, éprouvait pour ce fils, qui penchait vers les courants du siècle, vers ce qu’il appelait la canaille philosophique, encyclopédique, plumière, écrivassière et littéraire, une sorte d’étonnement, d’admiration même, antipathique et répulsive, et qui, par moments, ressemblait fort à de l’effroi et à du dégoût. Une des grosses injures qu’il lui disait dans sa jeunesse, c’est « qu’il ne serait jamais qu’un cardinal de Retz » ; et il disait encore que, « depuis feu César, l’audace et la témérité ne furent nulle part comme chez lui ». Voilà des injures, et, sous toutes les raisons de famille qui seraient inextricables à débrouiller, il entrait dans sa persécution contre son fils quelque chose de ce sentiment de haute précaution publique et sociale qui lui aurait fait enfermer et coffrer en leur temps, s’il en avait eu le pouvoir, ces mauvais sujets qui s’appelaient Retz ou César.

Quoi qu’il en soit, Mirabeau arrivait au fort de Joux près Pontarlier dans le Jura, pour y être gardé sévèrement et pour s’y morigéner dans la solitude. Le commandant du fort, M. de Saint-Mauris, homme déjà vieux, vaniteux et capable de passions chétives, ne se démasqua que par degrés, et accorda d’abord à son prisonnier bien des facilités voisines de l’indulgence. Mirabeau n’en profita dans les premiers temps, et aux heures qu’il n’employait pas à l’étude, que pour chercher quelques distractions auprès d’une personne assez vulgaire, appartenant à la classe moyenne, et qui ne nous est connue que sous le nom de Belinde. Cette Belinde, qui était de Pontarlier, venait souvent au Franc-Bourg, village situé au pied du château de Joux et où demeurait son beau-père. C’est par suite de ce voisinage qu’elle avait connu Mirabeau, qui n’attachait à ce commerce que peu d’importance. Il n’en fut pas ainsi d’une autre liaison qui était d’un ordre tout différent. Un jour que Mme de Monnier était venue dîner au château de Joux, chez M. de Saint-Mauris, Mirabeau vit pour la première fois cette jeune dame qui n’avait pas de peine à être la première de Pontarlier par la beauté et les manières comme par la condition. Qu’était-ce alors que Mme de Monnier ?

Mlle Marie-Thérèse Richard de Ruffey, si connue sous le nom de Sophie, fille d’un président à la chambre des comptes de Bourgogne, née le 9 janvier 17541, avait été sacrifiée à dix-sept ans au marquis de Monnier, premier président de la chambre des comptes de Dole, déjà veuf, et père d’une fille mariée malgré lui ; c’était pour s’en venger qu’il se remariait lui-même. Mlle de Ruffey avait dû épouser Buffon, dont la gloire du moins couronnait la mâle et verte vieillesse. En épousant le marquis de Monnier, elle ne trouvait qu’un vieillard triste et renfermé, qui paraissait plus près de soixante-dix ans que de soixante, et quand elle rencontra Mirabeau, âgé de vingt-six ans, elle en avait vingt et un. Au dîner où il la vit d’abord, Mirabeau, déjà tenté, après avoir causé avec Mme de Monnier, la pria de demander au commandant la permission pour lui de venir le lendemain à Pontarlier : « Je n’imaginais pas, écrivait-il plus tard à Sophie elle-même, qu’il fût possible de vous refuser, et je le craignais d’autant moins dans cette occasion que, peu de jours auparavant, Belinde avait obtenu cette grâce légère… M. de Saint-Mauris ne se rendit point aux instances que vous voulûtes bien lui faire, et cette espèce de brusquerie ne vous étonna pas ; pour moi, j’en fus offensé et surpris. »

À quelques jours de là, Mirabeau ayant rencontré par hasard Mme de Monnier à la promenade, elle lui demanda s’il n’irait point à un bal, à une fête champêtre qui avait lieu à Montpetot, à une lieue de Pontarlier. Il y alla ; « toutes les danseuses furent enchantées de lui », et il ne perdit pas l’occasion, à travers toutes ces gaietés, de s’entretenir plus particulièrement et plus sérieusement avec Mme de Monnier. Ils s’ouvrirent avec liberté sur M. de Saint-Mauris :

« Vous me le dépeignîtes, disait dans la suite Mirabeau à Sophie en lui rappelant cette journée, tel que je le pressentais alors et que je l’ai connu depuis. Vous me montrâtes une sorte d’esprit et une manière de sentir et d’observer que je ne m’attendais point à trouver au pied du Mont-Jura. » — « J’avoue, lui répond Mme de Monnier, que vous m’inspirâtes cette prévention qui donne de la confiance. Vous me parlâtes de M. de Saint-Mauris avec une franchise qui excita la mienne. Je connaissais le personnage, et je savais mieux que vous combien il pouvait vous nuire. En un mot, nous fûmes très raisonnables à la fin d’une journée où nous avions joué à colin-maillard. »

Pour tranquilliser le lecteur sur la source d’où je tire ces paroles de Sophie, je dirai que c’est du cahier manuscrit des Dialogues, dans lesquels Mirabeau, enfermé deux ans après à Vincennes, se plaisait à revenir sur les origines de leur liaison et à se repaître des moindres souvenirs de ces premiers temps heureux. Il lui demandait à elle-même de lui envoyer là-dessus des notes, des mémoires, dont il ferait ses délices : « Écris-les avec détail, tendresse et naïveté, disait-il ; fais pour mon usage une petite récapitulation des dates, des principaux événements de nos amours (à la fois si heureux et si infortunés), depuis que je te connais. » Il rédigea et ordonna ensuite tout cela en quelques Dialogues qu’on a jusqu’au sixième, lequel est resté interrompu. Ces Dialogues, qui se passent tantôt entre lui et Sophie, tantôt entre Sophie et une amie (Mme de Saint-Belin), sont écrits avec pureté et fermeté, dans ce que j’appellerai le bon style de Rousseau, le style des lettres et des conversations de La Nouvelle Héloïse. Cette forme nous deviendra plus sensible à mesure que j’en citerai davantage. On a déjà pu remarquer l’usage fréquent de ces temps de verbe trop prononcés (prétérits définis, à la seconde personne du pluriel), que n’évitait pas non plus Rousseau. Je continue.

Après le bal de Montpetot, qui faisait la troisième rencontre de Mirabeau avec Mme de Monnier, il y eut un temps d’arrêt dans leur commencement de liaison. M. de Saint-Mauris, qui avait eu ses prétentions sur cette jeune dame, prit de l’ombrage et fit en sorte que son prisonnier n’allât que le moins possible à Pontarlier. Cependant les fêtes du sacre arrivèrent, le sacre de Louis XVI. « M. de Saint-Mauris, dit Mirabeau, me voulut pour témoin de sa gloire, et je dus à sa vanité la permission de venir à Pontarlier. » Mirabeau fit plus, il fut l’historiographe de la fête (25 juin 1775). On a une brochure, alors imprimée, de lui, où il raconte par le menu et où il décrit les pompes et solennités touchantes dont la ville de Pontarlier fut le théâtre en cette occasion, et le repas donné aux notables du lieu par M. de Saint-Mauris, et les courses, de bague, vieil usage légué par les Espagnols, et les soixante bourgeois qui s’étaient formés en un corps de dragons volontaires, et les devises et les illuminations, enfin tout un bulletin naïf et sentimental. On sourit quand on pense que ce récit est de l’homme même dont les funérailles, quinze ans plus tard, égaleront en pompe et en majesté celles des plus grands rois.

M. de Saint-Mauris, pourtant, n’avait cessé d’avoir l’œil sur l’étrange historiographe qu’il s’était donné, et la manière dont il l’avait vu accueilli chez Mme de Monnier pendant la fête ne l’avait pas du tout rassuré. Il fit tout pour que de pareilles visites ne se renouvelassent point :

Chaque jour l’atrabilaire Saint-Mauris et son officieux chevalier (un M. de Lalleu) me parlaient du danger que je courais dans les sociétés où je me répandais. Cet acharnement était tout à fait bizarre et déraisonnable. Quelque intérêt que j’eusse à les ménager, je leur fis sentir plus d’une fois que je commençais à être bien vieux pour avoir tant de Mentors, et qu’un homme de mon âge, qui a toujours vécu dans les grandes villes, pouvait supporter, sans en être étourdi, le tumulte de Pontarlier.

Pour tempérer leur zèle, Mirabeau fit de plus en plus l’empressé auprès de l’insignifiante Belinde, jusqu’à s’en rendre, dit-il, ridicule. Cette affectation ne les rassurait point. Ils supposèrent encore de la part de Mme de Monnier des plaisanteries à ce sujet. Mirabeau, entouré de ces tracasseries chétives, courba la tête et subit la nécessité ; il ne bougea plus du Franc-Bourg où s’était établie Belinde, et il ne parut plus à Pontarlier, chez Mme de Monnier. Celle-ci était partie pour ses terres. Mirabeau fit lui-même des courses en Suisse. Pourtant Mme de Monnier, de retour de la campagne, désira avoir un catalogue du libraire Fauche de Neuchâtel, et Mirabeau saisit ce prétexte pour le lui porter lui-même. Ils se revirent, ils s’expliquèrent, et le temps perdu fut réparé.

Cette explication est le sujet du premier des Dialogues dont j’ai parlé : c’est une conversation entre la marquise de M. (Monnier) et le comte de M. (Mirabeau). La conversation est menée régulièrement, en style net, ferme, très correct, assez semblable à celui d’un bon livre, en un style qui rappelle beaucoup plus Jean-Jacques que Platon. Quant au fond, on vient d’en voir quelque chose. Mirabeau croit devoir se justifier de cette apparente sauvagerie d’être resté près de six mois sans paraître chez la marquise. La marquise trouve moyen d’attaquer Mirabeau sur le chapitre de la Belinde, et celui-ci se défend, en homme de bonne compagnie, de l’avoir jamais aimée :

Veuillez m’en croire, Madame la marquise, si vous en exceptez un petit nombre de moments qui sont bien courts quand aucun intérêt ne les précède et ne les suit, j’y ai trouvé beaucoup d’ennui ; mais je n’y restais pas autant que vous l’avez pu penser. Le frère de Belinde a des livres, et je conversais avec eux tandis que vous me croyiez égaré avec sa sœur.

Et il continue de dire des choses assez vives2, mais qui se peuvent dire pourtant, et qui étaient loin de déplaire dans la circonstance. Enfin la marquise, après cette explication, se dit convaincue, mais non pas persuadée encore ; elle n’est pas fâchée d’avoir à entendre une autre fois de nouvelles raisons :

Mais six heures sonnent, et la foule des beaux esprits et des élégantes de Pontarlier va vous assaillir, lui dit Mirabeau. Les détails de ce qui me reste à vous dire pourraient m’entraîner loin. Nous remettrons donc, s’il vous plaît, madame, à un autre jour cet entretien.

À dater de cette première conversation, les petites intrigues qui s’étaient ourdies pour empêcher Mirabeau de voir ce qu’il y avait de mieux en femmes à Pontarlier, furent complètement déjouées, et, une fois accueilli, il n’était pas homme à s’embarrasser du reste.

Le second entretien ou Dialogue, sous prétexte de reprendre la suite des explications de Mirabeau, va nous présenter celles de Mme de Monnier elle-même, et son récit. Dès le début, elle paraît s’inquiéter de l’idée qu’on a pu donner d’elle à Mirabeau, et elle se peint naturellement à son tour dans cette existence monotone à laquelle elle est condamnée :

Je sais tous les ridicules que l’on m’a donnés dans cette ville, mais il y a des gens qui ne mettent point en colère. Je n’ai pas une amie à Pontarlier : j’y ai vingt espions et cent critiques. Je les entends de sang-froid ; je ne les vois que pour n’être pas toujours seule. Je reste des journées entières chez moi : je lis, j’écris pour les affaires de M. de Monnier. Je m’occupe sérieusement à des chiffons ; je fais un reversi le soir ; j’écoute des médisances, je les oublie bien vite ; je dors et je recommence. En un mot, je tue le temps. Avec cela on n’est pas bien heureuse, mais on est assez tranquille. Les plaisirs vifs donnent des secousses ; et plus on les ressent, moins les intervalles où ils nous échappent sont supportables. On dit que l’ennui naquit un jour de l’uniformité : l’uniformité me sauve au contraire de l’ennui… Mais c’est trop parler de moi. Je me souviens que vous m’avez promis de nouvelles preuves de votre indifférence pour Belinde, et j’ai quelque envie de vous sommer de votre parole.

Mirabeau profite de cette insistance de la marquise au sujet de Belinde pour lui fournir la preuve la plus satisfaisante qu’il n’est point amoureux de celle-ci : « C’est, dit-il, que je le suis d’une autre. » Là-dessus questions, raillerie, curiosité coquette et imprudente, déclaration moins qu’à demi voilée, impatience et curiosité nouvelle, puis l’entière déclaration au bout, telle qu’on la prévoit :

Il faut vous contenter, dit enfin Mirabeau qu’on a amené où il a voulu. Vous désirez que je m’explique plus clairement, c’est me le permettre. J’ai cru qu’il était facile de me deviner et de lire dans mes regards que celui qui vous voit et vous entend n’est point amoureux d’une autre. Vous ne l’avez pas compris, Madame la marquise. Eh bien ! écoutez-moi. Ce que je connais de votre esprit ce que j’ai pénétré de votre âme, a fait naître en moi des sentiments que vos yeux, tout beaux qu’ils sont, n’auraient jamais produits.

La marquise alors devient sérieuse, dès qu’elle s’est assurée qu’on ne persifle pas. Puisqu’on est franc, elle va répondre avec franchise à son tour, et elle raconte sa vie, comment elle fut sacrifiée à dix-sept ans à des arrangements de famille, quels furent les premiers pièges qu’on lui tendit dans une société médisante et rétrécie, quelles fausses amies essayèrent de s’insinuer près d’elle, quels adorateurs elle eut d’abord à évincer. Saint-Mauris fut le premier :

Il était le seul, dit la marquise, qui pouvait pénétrer dans ma maison. Il entreprit d’égayer ma solitude : il m’assura qu’il était amoureux de moi, et qu’il me convenait d’autant mieux qu’étant ami de M. de Monnier, ma réputation et mon repos domestique n’avaient rien à craindre de ses empressements. Je vous répète ses propres expressions. Sa déclaration me parut très ridicule, et les motifs dont il l’appuyait fort odieux. M. de Monnier, aussi jeune que M. de Saint-Mauris, quoi qu’en dise celui-ci, est certainement plus aimable. Dans toute la personne de M. de Saint-Mauris, je ne voyais rien que de très repoussant ; jamais il n’est si laid que lorsqu’il s’attendrit. Ses airs de commandant m’ennuyaient autant que son ton de caporal bel esprit. En un mot, son amour me donna une si grande envie de me moquer de lui que je ne l’épargnai pas. Je l’assurai de plus qu’il était indigne d’un honnête homme de regarder la confiance de son ami comme une facilité pour le tromper, et que cette façon de penser suffirait pour m’éloigner de celui qui était capable de l’avouer, fût-il à mes yeux le plus beau et le plus aimable des mortels.

Après avoir fait ainsi les honneurs de son premier prétendant, la marquise poursuit sa confidence. C’est pour une femme la moins embarrassante manière de répondre à quelqu’un qui vient de lui dire : Je vous aime. On ajourne la réponse, et, en attendant, on se met à ouvrir son cœur. Après Saint-Mauris, il y a un M. de Sandone, qui aurait bien pu devenir pour elle dangereux : il jouait avec elle Zaïre et faisait Orosmane :

C’était un jeune homme de mon âge, beau, bien fait, et d’une modestie plus touchante que toutes les grâces d’un petit-maître. On sait gré de la timidité ; elle donne à deviner et n’inspire point de méfiance. M. de Sandone crut devoir se rendre propre le sentiment qu’il avait à feindre, et devint amoureux de moi pour mieux exprimer son rôle. Il intéressait, car il était malheureux…

M. de Sandone ne déplaisait pas. Une correspondance même s’engagea indirectement ; il risqua une lettre : « Je la refusai d’abord ; je la reçus ensuite ; j’eus la faiblesse de répondre ; cela fut répété quelquefois : je n’écrivais que des choses très indifférentes, mais écrire ne l’était pas. » Heureusement ce M. de Sandone se retira à temps ; son service l’appela loin de Pontarlier avant que sa timidité eût tiré parti de la faiblesse de la marquise : « Je m’en suis consolée aisément, parce qu’il n’avait que bien légèrement effleuré mon cœur. La meilleure preuve en est que je fus peu piquée de son silence ; je recouvrai donc ma liberté avant de l’avoir absolument aliénée. »

Il n’en est pas ainsi d’un troisième personnage que la marquise ne peut se dispenser de nommer, car le public le nommait déjà, et d’ailleurs elle est franche et sincère : du moment qu’on se confesse, il faut tout dire, et les demi-confidences lui paraissent ridicules autant que malhonnêtes. M. de Montperreux, jeune militaire, plus avantageux et plus hardi que M. de Sandone, a dirigé ses attentions du côté de la marquise, et il a mieux réussi à s’attirer d’elle un retour. Qu’avait-il donc pour séduire ou pour agréer ? La marquise serait assez embarrassée de se le dire : « Ce jeune homme, qui n’a rien de très séduisant dans l’extérieur, n’est remarquable ni par son esprit ni par sa stupidité… Son étourderie est fatigante, son ton tranchant et présomptueux, ses manières évaporées. Souvent il se contenait devant moi ; mais quelquefois il s’échappait. Je lui disais sèchement ma façon de penser, qui rarement se rencontrait avec la sienne. En un mot, jamais on n’est parti de plus loin pour aimer un homme. » Mme de Monnier finit pourtant par trouver la vraie raison de la faiblesse avec laquelle elle en vint à écouter M. de Montperreux : « Il est difficile peut-être à une femme aussi jeune, aussi ennuyée, aussi obsédée que je l’étais, de s’entendre dire longtemps qu’elle est aimée sans en être émue. Chaque jour je le paraissais davantage, et M. de Montperreux se crut payé de retour longtemps avant que je le lui eusse appris. » Tout ce récit que Mirabeau met dans la bouche de Sophie, et qui fait le milieu du second Dialogue, est plein de noblesse, de raison, de dignité dans l’aveu d’une faute, d’une demi-faute. Sophie parle comme parlerait en pareil cas une des femmes de Rousseau, ou la Claire ou la Julie, ou la Sophie de l’Émile, ou cette Mme de La Tour-Franqueville que nous connaissons. Je ne sais si Mme de Monnier causait aussi bien en réalité, avec cette suite et cette tenue ; les lettres qu’on a d’elle ne sont pas tout à fait à ce ton.

Le résumé de la confidence au sujet de ce Montperreux, c’est qu’elle s’est aveuglée sur lui, sur sa fatuité, sur ses défauts, c’est qu’il a abusé de l’ascendant qu’il se sentait sur elle. Cet homme, « qui n’a d’autre passion que la fatuité », s’est conduit en malhonnête homme. Il s’est plu à afficher en tout lieu Mme de Monnier. À l’heure où elle parle, il est à son régiment, et il continue de montrer un portrait qu’il a d’elle et des lettres :

Jugez de mon indignation et de ma douleur. J’ai écrit à M. de Montperreux qu’il m’avait trompée pour la dernière fois, et je lui ai redemandé les monuments de mon fol attachement : il n’a pas même daigné me répondre. Dans toutes mes lettres qu’il affiche peut-être, l’adresse seule peut me faire rougir. On y verra ses vérités les plus humiliantes et mon imbécile bonté, qui tempérait toujours des reproches amers par l’assurance du pardon sous la condition d’une conduite plus honnête. Mais ce portrait, que je n’ai pas craint de confier à des mains si perfides, peut me perdre et me perdra. Je connais M. de Monnier : dissimulé par nature, il affecte de la sécurité par amour-propre. Si la moindre circonstance de cette liaison, ou même un soupçon bien motivé parvient jusqu’à lui, il éclatera par un coup de tonnerre.

Et déjà la marquise a pris son parti, déjà elle est résignée à tout. La coutume du pays lui permet de disposer de son bien, toute jeune qu’elle est ; elle a donc fait son testament en faveur d’une amie (Mme de Saint-Belin), et, au premier éclat qu’elle attend, elle est résolue de s’ensevelir dans un cloître. Ici Mirabeau se lève et l’interrompt :

Madame, je ne puis plus respirer… vos alarmes sont trop vives… M. de Monnier ne saura rien : votre portrait, vos lettres vous seront rendus ; elles ne resteront point dans des mains infâmes qui les souillent.

La marquise.

Et qui les en retirera, monsieur ?

Le comte.

Moi, madame.

La marquise.

Vous ! juste ciel ! et de quel droit ?

Le comte.

Un droit que tout honnête homme a d’empêcher le crime et de défendre l’innocence. Je vais en Suisse, madame : il faut que j’y finisse une affaire qui me lie les mains. Avant huit jours, je suis ici, et je vole à Metz.

À Metz, où Montperreux est en garnison. — Un combat de générosité s’engage. La marquise se récrie à une telle idée :

La marquise.

Monsieur le comte, votre générosité vous aveugle. Pour empêcher un mal, vous en faites un plus grand. Vous êtes prisonnier d’État, vous vous perdriez si vous alliez chercher une affaire loin des lieux où vous êtes relégué ; vous me perdriez moi-même ; on croirait que vous avez reçu le prix de ce service dangereux, et que j’ai été assez vire pour l’exiger.

Mirabeau réfute la marquise, il la rassure, lui montre qu’il n’y a aucun éclat à craindre, que le Montperreux rendra tout sans tant de façons.

La marquise.

M. de Montperreux est un brétailleur qui passe sa vie dans les salles et sait se battre, tout coquin qu’il est.

Le comte.

Je n’en crois rien, madame ; j’ai peu vu d’hommes si insolents avec les femmes n’être pas très humbles avec nous. Quoi qu’il en soit, je ne vais point à Metz pour me battre, je ne me battrai point : je ne me mesure qu’avec mes égaux : un coquin n’est pas mon égal. S’il m’attaque, je sais me défendre, et son crime retombera sur sa tête ; mais il ne m’attaquera point, et j’aurai vos lettres.

Elle a beau réclamer, elle n’est plus libre. Son plan, à lui, est déjà tout formé dans sa tête ; il l’exécutera. C’est le gentilhomme, c’est le chevalier redresseur de torts, qui reparaît et se dessine ici de toute sa hauteur.

Il est respectueux, il est familier, il est fraternel ; c’est par moments l’ami et presque le camarade, qui veut obliger le camarade et l’ami :

Ce n’est point mon amour que je veux vous faire valoir : regardez-moi comme votre frère ; ne me croyez pas capable de vous rendre un service intéressé… Ne soyez point femme en cet instant. Supposez que vous êtes mon ami ; que vous ne pouvez vous absenter d’ici ; qu’il vous importe que j’aille à Metz à votre place, Balancerai-je ? Puis-je balancer ? Non, sans doute. Eh bien ! quelle différence met votre sexe à ce devoir ? Parce que vous ne portez point une épaulette comme moi, je ne vous obligerai pas ?…

Puis tout aussitôt le galant homme, l’homme amoureux se retrouve :

Permettez que je baise cette belle main : je fais serment d’y remettre le portrait et les lettres qu’elle a trop légèrement confiés. Ne me faites donc plus de défense ; car vous ne voudriez pas me rendre parjure, et, quand vous le voudriez, vous ne le pourriez pas.

Il est pressant, irrésistible, il ne veut entendre à aucune objection, à aucun ajournement :

Quoi ! vous voulez que je remette à quatre mois ce que je puis aujourd’hui, tandis que quatre jours peuvent vous perdre ! N’en parlons plus. Madame, je vous le demande à genoux. Je pars après-demain pour Berne ; je serai ici à la fin de la semaine. Vous voudrez bien me donner un billet qui enjoindra simplement à M. de Montperreux de remettre au porteur votre portrait et vos lettres. Je vous dirai ensuite les mesures que je compte prendre : vous les approuverez. Je serai en vingt heures à Metz ; j’y resterai à peine un jour, et, vingt heures après, vous serez tranquille, et moi heureux, très heureux d’avoir pu vous être utile. Je ne veux point désirer en ce moment aucune autre félicité ; je suis votre ami ; je veux l’être : j’en remplirai les devoirs avant de prononcer un nom plus doux.

Le Dialogue se termine ici : la marquise demande encore à en reparler ; elle essaie de ne pas consentir au projet aventureux qui la charme ; elle lance d’une voix touchée une dernière et faible défense : « Songez que je ne vous permets rien, que je veux vous parler, que, si vous faites la moindre démarche sans mon aveu, je ne vous reverrai de ma vie. » Mais que de chemin en un jour ! Mirabeau ne lui a pas demandé de répondre à sa déclaration d’amour du commencement : au milieu de tout ce détour et de cet apparent oubli, n’y a-t-elle pas déjà répondu ?

Il est un point pourtant sur lequel je voudrais ne pas laisser d’incertitude. Si loin que Mme de Monnier eût poussé la faiblesse avec M. de Montperreux, il n’y avait point eu de sa part faute entière et irréparable. Mirabeau la trouvait très engagée, très compromise, et rien de plus.

Le troisième Dialogue revient sur le hardi projet de réparation, sur les moyens : la marquise sent bien que, si elle charge Mirabeau de cet office d’aller redemander ses lettres, elle lui donne des gages, le gage le plus délicat qu’une femme puisse donner, et lui il sent aussi, malgré toutes les belles protestations d’amitié pure, que, s’il obtient un billet de la marquise qui dise : Remettez mes lettres et mon portrait au porteur, il a tout obtenu. La marquise ne se défend plus que pour s’assurer de la résolution de celui qui la combat en la servant ; elle ne fait des objections que dans le désir d’être réfutée. Elle ne se dissimule pas que tout cela mène à l’amour, et elle en craint les suites. Mirabeau lui dit : « Vous ai-je demandé de la reconnaissance, madame ? » Elle lui répond bien sensément :

Vraiment non, mais moins vous m’en demanderez et plus je vous en devrai. Cela est trop évident pour que je me le déguise. En vain me répéteriez-vous que vous ne voulez être que mon ami, vous m’avez déjà parlé comme un amant. Je ne vous en deviendrai que plus chère quand vous vous serez exposé pour moi. À votre âge on n’est pas l’ami d’une jeune femme, et je ne veux point être votre maîtresse. Quand l’expérience du passé et la crainte de l’avenir ne m’éloigneraient pas de tout attachement, j’aurais mille objections contre vous. Vous n’êtes que pour un moment à Pontarlier, et je ne sais point aimer pour un moment. Une absence peut-être éternelle m’affligerait cruellement et me rendrait fort malheureuse. Je n’ai point assez de vanité pour douter que les femmes des grandes villes ne m’eussent dans peu d’instants chassée de votre cœur. Vous avez vingt-six ans, bientôt l’amour ne sera plus l’occupation essentielle de votre vie. L’ambition vous appelle et vous séduira…

Objections éternelles, et que la raison d’une femme (pour peu qu’elle en ait) fait aisément à son cœur, mais que celui-ci toujours réfute ou étouffe non moins aisément ! Mirabeau répond à cette crainte, et il le fait avec une sincérité incontestable dont il a donné assez de preuves dans ce qui a suivi. Selon lui, son séjour dans ce pays du Jura ne doit pas être aussi court qu’on le suppose ; le dessein de son père n’est pas d’abréger cet exil ; et lui-même il en est venu à renoncer à toute carrière d’ambition :

Depuis que j’ai été à même et en état d’observer, les temps-ont été si difficiles, les circonstances si fâcheuses, l’esprit du gouvernement si bizarre, son despotisme à la fois si odieux et si insensé, que je me suis accoutumé à regarder la vie privée comme la place d’honneur3.

Il le disait et il le pensait alors. Cinq années de passion, d’erreur, d’entraînement et de délire, mais aussi de dévouement, de souffrance et de persécution vaillamment endurée, en seront la preuve. La singulière place d’honneur, pourtant, qu’il s’était choisie, en entendant de la sorte la vie privée, et en ne l’embrassant ainsi que pour la consumer tout entière et la ravager !

Enfin, de raison en raison, la marquise, forcée dans tous ses retranchements, cède et ne sait plus qu’opposer. Il lui présente la plume pour qu’elle écrive les deux lignes à Montperreux : elle la prend de guerre lasse :

Ah ! que vous êtes pressant !

Le comte.

Pressant, pressé, importun… tout ce que vous voudrez… Madame la marquise voudrait-elle écrire ?… (Pendant qu’elle écrit.) Ah ! si vous saviez comme la complaisance vous embellit, vous ne me résisteriez jamais.

La marquise.

Peut-être me préparé-je de longs et cruels repentirs.

Le comte.

Madame, je n’ai plus rien à répondre, c’est à l’événement à me justifier.

Et il emporte le billet qui le constitue le fondé de pouvoir et le chevalier de l’offensée.

Que se passa-t-il alors ? Mirabeau fit le voyage de Suisse. Fit-il également le voyage de Metz ? Alla-t-il chercher Montperreux, ou employa-t-il quelque autre moyen ? Dans une lettre de Sophie, de décembre 1775, c’est-à-dire du mois suivant, et qu’elle adressait à un ami, magistrat à Pontarlier, on lit simplement ces mots :

M. de Montperreux a rendu le portrait et trois lettres, mais on sait qu’il en a davantage.

L’essentiel était le portrait, et Mirabeau avait droit à la reconnaissance. Le quatrième Dialogue nous montre qu’il n’était pas homme à demeurer en chemin, ici notre analyse s’arrête. Ce Dialogue se passe tout entier à combattre les scrupules de Sophie, à réfuter philosophiquement ses idées sur le devoir, sur la pudeur. Sophie, comme la plupart des femmes qui, encore innocentes et pures, ont donné leur cœur, voudrait en rester là ; elle voudrait concilier les garanties et les charmes de deux situations incompatibles. Elle dirait volontiers avec un poète :

Si l’austère Pudeur voile un moment sa joue,
Que sa ceinture d’or jamais ne se dénoue !

Illusion et faux espoir ! J’ai sous les yeux une espèce de lettre d’elle à Mirabeau, écrite à ce moment, et de sa meilleure écriture, d’une écriture d’enfant, sans orthographe, mais avec un caractère visible d’ingénuité. La voici :

Ah ! mon ami, que ne puis-je faire passer dans votre âme le sentiment de bonheur et de paix qui règne au fond de la mienne ! que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus délicieux état de la vie ! Les charmes de l’union des cœurs s’y joignent pour nous à ceux de l’innocence. Nulle crainte, nulle honte ne troublera notre félicité : au sein des vrais plaisirs de l’amitié, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

On me fait remarquer que ceci n’est autre chose qu’un passage textuellement copié de La Nouvelle Héloïse, d’une lettre de Julie à Saint-Preux (première partie, lettre ix), à l’exception du mot amour que Sophie a remplacé par amitié. On en doit seulement conclure qu’elle empruntait à Julie l’expression de ses propres sentiments, et qu’elle proposait ce vœu à Mirabeau comme modèle.

C’est précisément pour réfuter cette disposition platonique, qui lui était, il faut en convenir, la moins supportable de toutes, que l’ardent et fougueux jeune homme entreprend de réfuter Sophie. Il le fait de cette façon directe, didactique, indélicate, qui est proprement le caractère et l’affiche de la passion au xviiie  siècle. Le plaisant est que cette conversation, telle qu’elle est consignée dans le quatrième Dialogue, eut lieu, en effet, entre eux, à très peu près la même, mais qu’ils l’eurent dans une soirée devant trente personnes, et tout en causant (à voix basse, il est vrai) dans un coin du salon. Mirabeau aimait beaucoup ce quatrième Dialogue, et le trouvait très joli ; il est, du moins, tout à fait dans le goût du siècle, dans celui de Diderot cette fois bien plus que de Rousseau ; et, tel quel, il fut d’un effet victorieux auprès de Sophie. C’est à ce propos que Mirabeau écrivait encore, et il n’y a pas lieu de le démentir : « Ô mon amie, d’un bout à l’autre, ils sont bien uniques, nos amours ! »

À partir de ce jour, de ce 13 décembre 1775 dont Sophie et lui nous ont conservé la date, Mirabeau entra pour l’amour d’elle dans une carrière d’aventures et d’entreprises romanesques plus osées les unes que les autres. Nous ne l’y suivrons que bien rapidement. L’intelligence établie entre la marquise et lui n’avait pas échappé au commandant Saint-Mauris, qui avait hâte de ressaisir et de confiner celui qu’il avait trop laissé s’émanciper. Il fallait un prétexte ; on le trouva dans un billet à ordre souscrit par Mirabeau lors d’une de ses courses en Suisse. Ce billet n’était que pour une somme modique, et la date du paiement n’était pas même arrivée. Ainsi on ne pouvait dire que Mirabeau avait fait de nouvelles dettes. Le voyage en Suisse avait d’ailleurs été autorisé par le commandant. Qu’importe ! ordre fut donné par lui au prisonnier de rentrer dans son fort. Ici Mirabeau lutta de ruse. À un dîner du jour des Rois (janvier 1776) chez M. de Monnier, la fève lui était échue, et il avait naturellement choisi Mme de Monnier pour reine. Celle-ci allait donner un bal en son honneur ; c’était le marquis de Monnier qui l’avait voulu, car, lui aussi, Mirabeau l’avait complètement séduit, comme il faisait aisément de tous ceux qu’il approchait. Mirabeau demanda à Saint-Mauris d’éviter un éclat, et de vouloir bien différer l’exécution de ses rigueurs jusqu’au lendemain du bal. Saint-Mauris y consentit, et, durant cette soirée à laquelle il assistait, il ne cessa de regarder Mirabeau et la marquise avec une joie maligne. Mais, un peu avant la fin, Mirabeau s’éclipse, et le lendemain on ne le retrouve plus. A-t-il passé en Suisse comme on le dit, et comme cela lui était si facile à cette frontière ? Non ; il est et il reste caché pendant plusieurs jours dans un cabinet noir de l’appartement même de la marquise. La témérité du fait était précisément ce qui devait éloigner tout soupçon.

Une seule femme de chambre sûre est dans la confidence. Pourtant des bruits vagues commencent à se répandre parmi les gens de la maison, et il devient urgent de lui chercher un autre asile. On lui en trouve un chez une demoiselle Barbaud, qui était toute dévouée à la marquise ; la prudence ne l’y retient pas longtemps. Un jour, un soir d’hiver, Mirabeau devait pénétrer chez la marquise et y arriver juste pendant le souper des gens. La femme de chambre affidée devait seule l’attendre et l’introduire ; elle manque le moment : dans la cour il rencontre et accoste brusquement une autre domestique, qui donne l’alarme et rentre à l’office en criant qu’un voleur est dans la maison. Tous les laquais s’arment de pieux et de fourches. La marquise, au bruit, accourt et veut les arrêter ; elle ne peut modérer leur zèle, et, dans son angoisse, elle prend le parti de les suivre. Ils se dirigent du côté du jardin où Mirabeau s’était jeté. Ou plus loin qu’ils le virent, le cocher, chef de la bande, dit à la marquise : « Vous voyez bien, madame, qu’il y avait quelqu’un. » Mais Mirabeau vient à leur rencontre d’un air à les faire repentir de leur obstination ; et voilà que commence une de ces scènes de haute comédie et de théâtre où il était passé maître : « Que venez-vous chercher ici ? » leur dit-il. — « Monsieur, répondit le cocher, nous n’imaginions pas que ce fût vous. » —  « Et que ce soit moi ou un autre, pourquoi avez-vous l’insolence de désobéir à votre maîtresse ? Retirez-vous. Et vous, Sage (c’était un laquais de la marquise), menez moi chez M. de Monnier. » Tous obéirent. Chemin faisant, Mirabeau avertit en deux mots la marquise de se contenir et de se régler sur ce qu’elle entendra. Mais laissons parler Sophie elle-même dans le cinquième Dialogue, où elle est censée s’entretenir avec une amie :

Le comte, au milieu d’une crise si imprévue, si inquiétante, se remet dans le peu d’instants qu’il fallait pour franchir l’escalier, entre chez M. de Monnier de l’air le plus libre, l’embrasse et lui fait une histoire détaillée et vraisemblable. Il arrivait de Berne, il allait droit à Paris se présenter au ministre ; il avait arrangé sa course de manière à entrer le soir à Pontarlier, ne voulant point y passer sans nous voir et nous remercier de nos bontés. Il avait pris l’heure du souper de nos gens pour s’introduire dans la maison, afin de n’avoir aucun domestique dans sa confidence. Le hasard lui avait fait rencontrer Marie dans la cour. Elle ne l’avait point reconnu ; l’alarme avait été donnée, et il s’était vu poursuivi et découvert par tous nos gens. Il pria le marquis de les sonner pour leur ordonner le silence. Cette précaution était absolument nécessaire, disait-il, pour lui assurer un retour et fermer la bouche à ceux qui auraient pu débiter cette nouvelle assez tôt pour qu’on eût le temps de l’arrêter. Remarquez avec quel art il saisissait le seul moyen de mettre les apparences de mon côté et de légitimer aux yeux de tant de témoins son entrée nocturne dans ma maison. Le marquis sonna avec empressement. Les domestiques, qui n’auraient jamais imaginé que le comte eût osé se présenter à M. de Monnier, furent stupéfaits de nous voir tous trois ensemble. M. de Monnier donna ses ordres d’un ton très ferme, et ils se retirèrent. Le comte reprit et continua son discours avec la même tranquillité. Il tira de sa poche une lettre de son père, qu’il composa sur-le-champ conformément à ses vues, la commenta, et conversa avec la même netteté que s’il eut fait une visite ordinaire. M. de Monnier lui offrit de l’argent, qu’il refusa ; et, prenant le prétexte de la rumeur qu’avait excitée son arrivée, il se retira une demi-heure après, annonçant qu’il partirait à la pointe du jour. Je le conduisis jusqu’à la porte du salon, et il me dit qu’il retournerait chez son ami. Le marquis n’eut pas l’ombre d’un soupçon : il le plaignit, il discuta tous les détails de son récit, et me laissa dans l’admiration, etc., etc., etc.

Est-ce donc ainsi qu’il est utile de savoir de bonne heure jouer la comédie et se faire un front, quand on est destiné à devenir le premier des orateurs ?

Ce même homme, qui trompait ainsi le marquis et le retournait à son gré, aurait pu s’adresser à lui-même pour lui demander asile dans sa maison, et le marquis, dans les commencements, le lui eût, sans nul doute, accordé ; mais Mirabeau avait repoussé bien loin de lui une pareille idée. Toutes les adresses, toutes les audaces, il se les permettait : « Ce sont, disait-il, des ruses de bonne guerre ; mais trahir l’hospitalité, demander une grâce pour tromper son bienfaiteur, ce seraient d’horribles perfidies, et ce remords aurait empoisonné jusqu’à ses plaisirs. » Je donne ce sophisme de la passion pour ce qu’il vaut. Notons seulement ce reste de générosité jusque dans le faux honneur.

Les soupçons de M. de Monnier ayant fini pourtant par éclater, d’autant plus amers qu’ils avaient été plus en retard et plus en défaut, et la position devenant insoutenable à Pontarlier, Mme de Monnier demanda à se retirer dans sa famille et s’en retourna à Dijon. Elle n’y était pas plutôt arrivée que Mirabeau l’y suivit. Mais-il n’y était que depuis peu de jours, quand la mère de Sophie, Mme de Ruffey, l’y découvrit, et elle n’eut pas besoin pour cela de beaucoup de ruse.

Mme de Ruffey était à un bal chez M. de Montherot (grand prévôt) avec ses deux filles et Mlle de Saint-Belin, leur amie. On annonça le marquis de Lancefoudras, et, sous ce nom formidable, parut hardiment Mirabeau, dont la vue causa une telle émotion à Sophie, que sa mère en devina tout de suite le sujet. Elle sortit brusquement après la première contredanse que Mirabeau dansa avec Mme de Saint-Belin : elle emmena les trois jeunes personnes, et cette sortie eut précisément pour effet de rendre manifeste à tous les témoins ce que Mme de Ruffey voulait cacher.

Ici le trop d’audace avait dépassé le but, et la scène, qui supposait le parfait sang-froid des deux acteurs, avait manqué.

La famille de Mme de Monnier la renvoya à Pontarlier, et Mirabeau devint prisonnier au château de Dijon. Il y intéressa le commandant, le grand prévôt, tous ceux qui le virent. Il avait écrit à M. de Malesherbes encore ministre, et qui allait cesser de l’être ; Malesherbes lui fit répondre qu’il n’avait qu’un dernier conseil à lui donner, c’était de passer en pays étranger, et de s’y faire une carrière. Chacun se prêtait à cette évasion. Mirabeau sortit donc de France, au mois de juin 1776. Mais la passion continuait de l’en rapprocher.

Mme de Monnier, poussée à bout par les rigueurs de sa famille et surtout par le sentiment passionné qui s’était exalté en elle, brûlait de l’aller retrouver. Ils n’avaient pas cessé de correspondre. Elle finit par le rejoindre en Suisse, aux Verrières, le 24 août 1776, et ils partirent de là pour la Hollande. Pendant neuf mois Mirabeau, caché à Amsterdam avec Sophie, mena une vie de labeur, une vie d’homme de lettres à la solde des libraires, et qu’il a appelée à la fois disetteuse et heureuse, la plus heureuse, disait-il, qu’il eût jamais connue. C’est là qu’ils furent arrêtés l’un et l’autre, le 14 mai 1777, par ordre de leurs familles qui avaient fait agir les puissances. Mme de Monnier, arrivée à Paris, fut mise dans une espèce de pension rue de Charonne, puis envoyée dans un couvent à Gien. Mirabeau fut enfermé au donjon de Vincennes, où il resta prisonnier quarante-deux mois, pour n’en sortir que le 13 décembre 1780. Ce donjon de Vincennes fut le dur cabinet d’études où il acheva de se former. On a en masse et surabondamment les témoignages, tant imprimés que manuscrits, de ses travaux pendant cet intervalle, de ses pensées, de ses sentiments, de ses tortures, et aussi de ses égarements, hélas ! et de son délire. La publication des Lettres écrites du donjon de Vincennes en a trop appris. J’ai là (ce qui vaut mieux) sur ma table ses grandes feuilles-manuscrites, toutes chargées de notes gracieuses ou sévères, d’extraits d’auteurs latins, grecs, anglais, italiens, provisions de toute sorte et pierres d’attente qu’il amassait pour des temps meilleurs et pour l’avenir. J’ai à en tirer plus d’une réflexion sur sa méthode, sur la formation de son talent. Des sujets tels que Mirabeau ne sont pas de ceux qui s’étranglent. Je n’ai voulu aujourd’hui que le poser.

Au milieu de tout cela, je m’aperçois que j’ai oublié de dire comment était Sophie, et de donner son portrait. On ne l’a que d’après les descriptions de Mirabeau. Elle était grande et d’une belle taille ; elle avait un beau front. « Si je n’avais trouvé en elle Vénus, j’aurais cru voir une Junon. O dea certe ! comme dit Virgile. Elle avait de la déesse. » Son nez pourtant était celui de Roxelane, un peu retroussé par conséquent, mais sans être malin ; ses yeux étaient doux et traînants et modestes. Elle avait les cheveux noirs. En tout, la tendresse respirait en elle et la douceur, avec un air d’ingénuité. Elle avait l’esprit naïf quoique fin, solide et gai tout ensemble, des saillies d’enfant, et quand la passion l’eut touchée une fois, cette âme douce devint forte, résolue, courageuse. La voilà dans son beau. Pourtant, quand on suit Sophie dans ses lettres manuscrites, on croit apercevoir qu’elle n’était guère au moral que ce que Mirabeau l’avait faite ; il l’avait élevée, il l’avait exaltée : lui s’éloignant, elle baisse, elle se rapetisse, elle tombe dans les misères et les mesquineries de ses alentours. Ajoutez qu’elle garde de lui et qu’elle emporte une tache morale, une crudité sensuelle qu’il lui a inoculée, qui est la plaie de tout le siècle, et qui dépare, qui dégrade par moments cet amour, à le voir même du seul côté romanesque. J’y reviendrai, et les leçons sérieuses ne manqueront pas.