(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. De Pontmartin. Causeries littéraires, causeries du samedi, les semaines littéraires, etc. »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. De Pontmartin. Causeries littéraires, causeries du samedi, les semaines littéraires, etc. »

M. De Pontmartin
Causeries littéraires, causeries du samedi, les semaines littéraires, etc.

Contes et nouvelles, etc1.

Délassons-nous un peu à parler de M. de Pontmartin ; ce n’est pas un sujet difficile. J’ai eu, il y a quelque temps, maille à partir avec lui ; je ne viens pas réveiller la querelle, mais il m’est difficile d’éviter de parler d’un écrivain qui se fait lire du public et que nous rencontrons à chaque moment. Mon désir serait de le faire dans un parfait esprit d’impartialité ; car cette impartialité, cette neutralité même que M. de Pontmartin m’a si souvent reprochée, devient, je l’avoue, un de mes derniers plaisirs intellectuels. Si c’est un dilettantisme, je confesse que j’en suis atteint. Ne rien dire sur les écrivains même qui nous sont opposés, rien que leurs amis judicieux ne pensent déjà et ne soient forcés d’avouer et d’admettre, ce serait mon ambition dernière.

M. de Pontmartin appartient à la génération littéraire qui a suivi immédiatement la nôtre, et qui a été la première à nous faire apercevoir que nous n’étions plus très jeunes. Il est du même âge, de la même année qu’Alfred de Musset (1811). Il avait dix-huit ans quand nous en avions vingt-cinq. Il est du Comtat ; il fit ou termina ses études à Paris, au collège Saint-Louis. Il était par sa mère cousin germain d’un jeune homme également distingué, Henri de Cambis, mort trop tôt avant son digne père, le marquis de Cambis, que nous

À tous, qui sous la Restauration suivions les cours de MM. Guizot, Cousin et Villemain, avions vu assis à côté de nous sur les bancs de la Sorbonne, et qui même (sa modestie avait peine à en convenir) avait autrefois, en compagnie de deux amis, traduit l’Iliade d’Homère. Après la révolution de 1830, M. de Pontmartin retourna passer quelques années dans son pays d’Avignon, avant de venir chercher la réputation littéraire à Paris.

À ceux qui en douteraient à voir la sévérité de sa doctrine, je dirai (ce qui n’est jamais une injure pour un galant homme) qu’il eut de la jeunesse. La ville d’Avignon s’en est longtemps souvenue, me dit-on, et les échos l’ont répété.

Quand je le vis arriver à Paris et s’adresser pour ses premiers essais critiques à la Revue des Deux Mondes où un compatriote de Castil Blaze avait naturellement accès, c’était un homme qui n’était plus de la première jeunesse, spirituel, aimable, liant, point du tout intolérant, quoique dans la nuance légitimiste. Il avait déjà écrit quelques contes ou nouvelles (Contes d’un Planteur de choux) ; il s’était essayé dans la presse de province, et il aspirait à faire des articles critiques plus en vue. J’avoue que mon premier pronostic lui fut aussitôt favorable. Il avait la plume facile, distinguée, élégante, de cette élégance courante, qui ne se donne pas le temps d’approfondir, mais qui sied et suffit au compte rendu de la plupart des œuvres contemporaines. Il avait pour ami particulier le plus sage et le plus doux des catholiques restés fidèles à Lamennais, Joseph d’Ortigue. M. de Pontmartin dut voir souvent là, à ce foyer hospitalier et intime, le Lamennais dès longtemps déchu et non pas moins intéressant à entendre ; et je suis étonné qu’il se soit plu depuis à nous représenter « la société polie, sans acception de culte ou de croyance, laissant M. de Lamennais tomber de chute en chute dans le trou à fumier de l’impiété démagogique.  » Cette société polie n’est pas polie du tout dans ses expressions. Le Lamennais que nous rencontrions chez M. d’Ortigue, et qui semblait m’avoir tout à fait pardonné, je dois le dire, certains articles polémiques sévères, causait à ravir, parlait art, musique, immortalité de l’âme, et ne sentait pas du tout le fumier.

I.

Ce fut la Révolution de Février qui donna à l’esprit et à ce qu’on peut appeler le talent de M. de Pontmartin une impulsion et une direction décidées. Elle lui conféra son baptême et le lança dans la littérature et la critique politiques. Il s’est étonné plus tard que, lorsqu’il fut possible et convenable de reparler en public de la littérature proprement dite, c’est-à-dire à la fin de 1849, quelques critiques et moi-même tout le premier, nous ayons paru oublier cette Révolution de Février si voisine, et que nous ne nous soyons pas mis à cheval sur les grands principes pour combattre à tout bout de champ, dès le lendemain, cette affreuse ennemie déjà en retraite, et presque en déroute. Il a cru que cela tenait à une absence de hautes croyances dont il s’est plu à s’attribuer l’honneur. D’abord, s’il y veut bien regarder, les critiques littéraires dont il parle ne se sont pas tenus si isolés des événements publics, et on pourrait en suivre le ressentiment et quelquefois le pressentiment jusque dans leurs études, publiées chaque semaine en ce temps-là. Mais, de plus, je ne crois pas que la bonne façon de juger des livres et des auteurs soit de les voir sous l’éclair des tempêtes publiques. Il est trop aisé de déclamer alors dans un sens ou dans un autre ; le thème est tout donné, on n’a qu’à le suivre ; mais l’appréciation véritable et distincte des œuvres de l’esprit demande plus de précaution et l’emploi d’un art tout différent, qui a ses principes aussi sans les afficher.

En présence des nombreux volumes de critique, publiés par M. de Pontmartin, et dans lesquels je désirerais, pour m’orienter, une date au bas de chaque article, je suis forcé de commencer mon examen par ce qui me paraît le plus défectueux ; s’il s’agissait d’attaque, je dirais que j’attaquerai la place par son côté le plus faible, c’est-à-dire par l’espèce de programme et de manifeste que le critique a mis en avant. Dans le chapitre intitulé la Critique et les Honnêtes Gens, titre qui rappelle à dessein l’épigraphe de l’ancien recueil périodique le Conservateur et sa célèbre devise : le Roi, la Charte et les Honnêtes Gens, M. de Pontmartin expose ses principes et plante son drapeau. Il se représente dès l’abord comme l’organe de la société polie, de ses dégoûts et de ses révoltes contre les œuvres du temps, où tout ce qu’elle aime et ce qu’elle honore est sacrifié et insulté : « Même dans la bourgeoisie, ajoute-t-il, dans ces milieux un peu inférieurs qui n’ont pas toujours montré autant de sagacité et de prévoyance, la littérature est suspecte et discréditée comme le contraire de ce raisonnable et substantiel esprit de conduite nécessaire à qui veut prendre la vie du côté positif et productif. » Comme si cela n’avait pas été de tout temps ! Les trois ordres de la société, selon lui, « la société chrétienne au nom de sa foi, le monde aristocratique au nom de son honneur et de son orgueil, la classe bourgeoise au nom de ses intérêts, tous s’accordent dans un sentiment de répulsion et d’alarme à l’endroit de la littérature. » Recherchant les causes de cet abaissement général, de ce désaccord de la littérature avec la société, il en demande compte à la critique ; il partage celle-ci en trois catégories, et toutes les trois également impuissantes ou stériles, sous lesquelles il ne tient qu’à nous de mettre des noms : la critique dogmatique et immobile (Gustave Planche, probablement) ; la critique qui se joue en de fantasques arabesques (apparemment Janin, ou Gautier, ou Saint-Victor) ; et celle qui se réfugie dans le passé pour n’avoir pas à se déjuger et à se contredire dans le présent (c’est moi-même, je le crois). Tout cela est dit en termes d’une fausse élégance, avec des tons demi-poétiques, des inversions d’adjectifs, « les délétères parfums, les monotones draperies… » Il ne lui reste plus, les autres mis ainsi de côté, qu’à inaugurer sa propre critique, à lui, la seule salutaire et la seule féconde, la seule propre à réconcilier l’art avec la religion, le monde et les honnêtes gens : « Telles sont, dit-il, après avoir posé quelques points, les questions que je veux effleurer ici, comme on plante un jalon à l’entrée d’une route. » Effleurer une question, de même qu’on plante un jalon, c’est drôle ; il n’y a guère de rapport naturel entre effleurer et planter ; qui fait l’un ne fait pas l’autre, et fait même le contraire de l’autre. Est-il donc besoin de rappeler ces choses à l’écrivain qui se présente en redresseur de tous ses confrères ; et est-ce au moment où le critique élève la voix pour parler de haut, qu’il lui est permis à ce point de détonner ? Le style agréable et naturellement élégant de M. de Pontmartin ne se reconnaît plus dans ces grands morceaux qui demanderaient, même le thème étant donné, une main plus sobre et plus ferme.

Il fait un tableau rapide et fort incomplet de la littérature en France depuis la Révolution. Il le simplifie beaucoup trop en n’y voyant que la lutte du bien et du mal, cette lutte éternelle, dit-il, qui est vieille comme le monde. Le mal, pour lui, est tout du côté du xviiie  siècle. Il le maudit en masse, ce malheureux siècle, sans le bien connaître et faute d’y avoir habité. Il faut l’entendre parler des Garat, des Ginguené, des Morellet, « consolateurs attardés de cette philosophie douairière » ; mais si la philosophie du xviiie  siècle n’était que douairière, ce ne serait pas, à un homme poli comme lui, une raison suffisante pour s’en moquer et la proscrire. Le mot est mal choisi ; et, en général, dès que M. de Pontmartin veut élever son style, il lui arrive de manquer de propriété dans les termes. C’est un amateur qui force ses moyens. Voyez un peu comment et dans quel jargon métaphorique il retrace l’état des esprits au sortir du régime de la Terreur, qu’il impute à la philosophie : « Cette philosophie à la fois si destructive et si stérile, cette révolution si radicale et si impuissante, avaient, dit-il, montré l’homme réduit à lui-même dans un état de misère, de crime et de nudité ; il ramenait sur sa poitrine les lambeaux de ces croyances, déchirées à tous les angles du chemin qui l’avait conduit des bosquets du paganisme-Pompadour aux marches de l’échafaud. » Non, que M. de Pontmartin renonce à ces grands morceaux philosophiques : son genre de talent, son agrément n’est pas là.

Enfin, après une vague et partiale peinture de l’état des Lettres sous les divers régimes qui se sont succédé depuis cinquante ans, et encore sous le coup de la Révolution de Février, qui le préoccupe extraordinairement, et qui n’a été, après tout, qu’une révolution plus ou moins comme une autre, il en vient à établir son principe et à proclamer son spécifique littéraire, — le mot peut paraître assez naïvement choisi : « Il fallait, s’écrie-t-il, il fallait (au lendemain de cette Révolution) proclamer le spiritualisme chrétien dans l’art, comme le seul spécifique assez puissant pour le guérir (pour guérir l’art, entendons-nous bien), comme la seule piscine assez profonde pour le laver de ses souillures. » Remarquez-vous comme ces esprits chastes, sitôt qu’ils se mêlent de critique, sont continuellement préoccupés et remplis d’immondices et de souillures ? Je rencontre, en effet, à tout instant, de ces vilains mots dans les pages que je suis en train de parcourir.

Au lieu de cette guérison réclamée et qu’assurait l’emploi du merveilleux spécifique, qu’a-t-on fait, au contraire ? Au surlendemain de la Révolution de Février, quand « tout ce qu’il y avait encore d’énergique, de viril, de passionné dans les cœurs, se réveillait, se réchauffait au feu de la lutte, et marchait au secours d’une société éperdue » ; quand « tout s’agitait, se heurtait, s’escrimait dans cette mêlée formidable d’où partait, de temps à autre, un cri de rage ou d’épouvante, où chaque vérité pouvait être le salut, chaque sophisme la perte, chaque blessure l’agonie », il y a eu des esprits modérés et de sang-froid qui se sont fait scrupule de déclamer à satiété contre M. Proudhon ou M. Louis Blanc, et qui se sont remis à l’étude comme si de rien n’était ; on a pratiqué et mis en lumière (chose horrible !) le principe de la neutralité : « La neutralité ! est-elle possible ? s’écrie M. de Pontmartin, et n’est-ce pas déjà y manquer que d’y prétendre ? Rien n’est neutre en ce monde, excepté vous ; le jour n’est pas neutre envers la nuit ; la vie n’est pas neutre envers la mort… » Et il continue sur ce ton déclamatoire.

Je ne mettrai pas d’insistance à me défendre, car c’est bien moi qui représente cette neutralité que j’aimerais aussi entendre appeler tantôt impartialité, et tantôt curiosité d’intelligence et d’observation. Mais laissant de côté ce qui me regarde, je demande si cette sorte d’exaltation dans laquelle se place tout d’abord M. de Pontmartin, cette sorte de ferveur guerroyante d’un chevalier armé et croisé pour la défense de la société, est une disposition favorable pour juger sainement de l’œuvre d’un artiste, d’un romancier, d’un auteur dramatique. Aristote, je le pense, était un grand critique, et Lessing, et Schlegel, et Gœthe et Schiller lui-même : dites-leur donc d’appliquer dans l’art pour règle et pour mesure le principe du spiritualisme chrétien, c’est-à-dire un principe ascétique et qui appartient à un ordre tout différent !

Essayez donc vous-mêmes d’appliquer ce principe à l’étude des deux poètes les plus grands qu’ait produits la nature humaine, Homère et Shakspeare !

Ce Shakspeare par lequel prophétise la nature, et dont un critique souverain a dit qu’il nous conduit à travers le monde tel qu’il est, bien et mal, lumière et ténèbres, grandeurs et abîmes, tous aspects différents et nécessaires : « Mais nous, hommes raffinés et sans expérience, nous nous écrions, à chaque sauterelle que nous rencontrons : Elle va nous dévorer ! »

Mon Dieu ! que M. de Pontmartin, si l’on en juge par le manifeste alarmiste que je viens de citer, a donc rencontré dans sa vie de ces sauterelles qui lui ont paru de formidables dragons !

Comme variante ou supplément au principe spiritualiste chrétien appliqué à la critique des livres, M. de Pontmartin fait usage d’un autre principe encore plus singulier, qui peut s’appeler purement monarchique. Ainsi, parlant de l’ouvrage de M. Mignet sur Charles-Quint, il dira : « Si l’on me demandait quel est, parmi les ouvrages de l’esprit, celui que je préfère à tous les autres, je répondrais hardiment : Un bon livre écrit en l’honneur d’un grand roi . » Singulière préférence à ériger ainsi en article de foi littéraire ! Pourquoi pas un livre en l’honneur d’un grand peuple, — ou en l’honneur d’un grand saint ? Ah ! Messieurs les hommes à principes, comme vous êtes de votre couvent !

Heureusement pour M. de Pontmartin, sa pratique vaut souvent mieux que sa théorie, et la préface n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans ses volumes. Il a de l’esprit de détail, du piquant et du naturel, quand il oublie son grand rôle.

Est-ce un critique pourtant dans la justesse et la sévérité du terme ? Je le nie. Être critique, c’est tout soumettre à l’examen, et les idées et les faits, et même les textes ; c’est ne procéder en rien par prévention et enthousiasme. Sur cette simple définition du critique, se demander si M. de Pontmartin en remplit les conditions, c’est déjà avoir répondu. Pour cela, il est trop à la merci de son courant général d’opinion ; ou, quand ce courant l’abandonne, il est trop à la merci de son auteur ; il ne réagit pas contre lui, il ne lui résiste pas. Sur la plupart des sujets qui s’éloignent de ce temps-ci, il n’a pas d’études antérieures, originales, personnelles, et il part des données que lui fournit le livre même qu’il a à juger : il ne les contrôle pas. Il en croira, par exemple, M. Oscar de Vallée sur Antoine Le Maître, et il supposera qu’on a dit à ce pieux solitaire des injures quand on ne lui a rendu que des hommages. Charmé de l’éloquence de M. Cousin, il lui accorde toutes les prétentions et presque toutes les conclusions de ses brillants ouvrages, et, après avoir proclamé le chef-d’œuvre, il n’apporte dans le compte rendu aucun de ces correctifs de détail qui seraient nécessaires à chaque instant pour remettre le lecteur dans le vrai ; car selon la parole d’un des hommes qui connaissent le mieux l’illustre auteur, « c’est un des esprits qui ont le plus besoin de garde-fou ; et quand ce n’est pas dans le fond, c’est dans la forme, il excède toujours. » Mais M. de Pontmartin, une fois qu’il a pris parti pour quelqu’un, n’est pas homme à mettre des garde-fous d’aucun côté ; il les ôterait plutôt ; il lui suffit qu’un courant général de spiritualisme élevé le rapproche de M. Cousin et qu’ils aient chanté ensemble en choeur un Sursum corda ! dès lors, l’alliance est faite, tout contrôle de détail sur les Scudéry, les Mme d’Hautefort, les Jacqueline Pascal, cesse de droit ; tout est accordé.

Il y a du chevalier chez M. de Pontmartin ; sa sensibilité, sa générosité parfois l’entraînent un peu loin quand il se réconcilie avec les gens. Ainsi, à l’égard de M. Cuvillier-Fleury, ancien adversaire orléaniste, il s’est laissé aller au-delà du juste depuis le rapprochement qui s’est opéré entre eux, ce qui a fait dire à quelqu’un : « Cuvillier-Fleury et Pontmartin sont deux politiques sous forme littéraire, qui, même quand ils ont l’air de se faire des chicanes, se font des avances et des minauderies, et qui tendent sans cesse à la fusion sans y arriver jamais. » Tous deux hommes d’ancien régime, c’est à qui désormais rivalisera de courtoisie avec l’autre, pour montrer qu’il n’est pas en reste et qu’il sait vivre. Or, cela est triste à dire, le critique est un juge, il n’est pas un homme de qualité ni un chevalier.

Le critique a des amis, je l’espère, mais il ne doit pas avoir d’amitiés littéraires quand même, et qui le déterminent ou l’enchaînent d’avance à un jugement trop favorable. M. de Pontmartin en est encore où nous en étions autrefois : il plaide. Il donne gain de cause à ses amis. Ainsi a-t-il fait pour Mme Swetchine qu’il a déclarée d’emblée un classique. Ainsi il admire comme éloquente chez M. Nettement une page sur Paul-Louis Courier assassiné, que je trouverais, moi, odieuse et empreinte d’un cachet de fanatisme, si je n’y voyais plutôt un cachet de rhétorique.

De tout critique, surtout de celui qui affiche des doctrines plus ou moins classiques, on a droit de se demander : Quelles sont ses études premières ? Quel est son fonds, son point d’appui du côté de l’Antiquité ? Je doute que, de ce côté, il y ait chez M. de Pontmartin solidité et profondeur. Il cite sobrement du latin, quelquefois de l’Horace ; mais aux moindres citations, pour peu qu’on en fasse, le bout de l’oreille s’aperçoit. Quand il cite le vers, Urit enim fulgore suo…, il oublie l’enim : par où je soupçonne qu’il ne scande pas très couramment les vers latins. Un jour, à une fin de chronique littéraire2, parlant de la Dame aux Camélias et lui opposant la vertu des bourgeoises et des chastes Lucrèce, il a dit : domum mansit, lanam fecit ; d’où je conclus qu’au collège il était plus fort en discours français qu’en thème3.

Un critique, qui est encore plus légitimiste que religieux, tel que M. de Pontmartin, devrait être, ce semble, plus courtois qu’un autre, et M. de Pontmartin, l’est en effet souvent ; il raconte lui-même agréablement qu’on lui a reproché trop de facilité et de complaisance de jugement, et de se montrer trop coulant à dire : « Beau livre, charmant livre, excellent livre ! » On l’aurait même appelé le Philinte de la littérature. Il n’en est pas moins vrai que d’autres fois (notamment contre les écrivains dits réalistes, et dont le seul tort est de chercher peut-être outre mesure la vérité), il a eu des invectives violentes, excessives, des qualifications personnelles, flétrissantes ou légères, et que le prétexte de la morale n’excuse pas. C’est une remarque que d’autres que moi ont faite depuis longtemps : comment se peut-il que ces gens du monde qui se piquent des politesses, ces gentilshommes qui se flattent de sortir de bon lieu, dès qu’ils se mettent à écrire et qu’ils font de la critique ou de la politique, enveniment si aisément leur plume et en viennent, dès les premiers mots, à dire des choses auxquelles les écrivains bourgeois ne descendent qu’à la dernière extrémité ? J’ai en ce moment sous les yeux un livre qui m’est envoyé par un des disciples de M. de Pontmartin en province4, et qui, au nom des mêmes principes aristocratiques, contient des amas d’invectives sur tous les écrivains du moment ; et l’auteur, assure-t-on, est un homme bien né, un marquis. M. de Pontmartin, qui s’est chargé plus d’une fois de venger marquis et marquises contre les railleries et les trivialités des auteurs modernes de romans et de comédies, serait fort embarrassé des grossièretés de style de ce marquis-là. Pour le coup, ce serait le cas ou jamais de s’écrier : la critique et les honnêtes gens ! M. de Pontmartin me dira qu’il ne répond pas de ces disciples mal appris. Mais, lui-même, ne lui arrive-t-il point, à tout moment, de nous rendre solidaires les uns des autres plus que nous ne le sommes en effet, dans une littérature si dispersée ?

Je n’ai jamais lu, sans en chercher l’application autour de moi, ce beau passage de l’Essai sur la Critique de Pope ; « But where the man… Où est-il l’homme qui peut donner un conseil sans autre attrait que le plaisir d’instruire, et sans être orgueilleux de son savoir ; bien élevé, quoique savant ; et quoique poli, sincère… ? » Lorsque Gustave Planche vivait, il m’était impossible de le lire sans me rappeler aussitôt le modèle du critique que rêvait Pope : je m’en souviens, et par contraste également, lorsque j’en lis d’autres aujourd’hui.

Je ne pouvais en dire moins sur les défauts et les lacunes de M. de Pontmartin comme critique sans me mentir à moi-même ; j’en viens avec plaisir aux qualités. Elles sont immédiates, sans rapport nécessaire avec ses grandes théories, et tiennent à la personne même de l’écrivain : il est ce qu’on appelle un homme d’esprit. La plupart de ses débuts d’articles sont heureux ; sa plume a de l’entrain. Sur maint sujet moderne, il reste dans une moyenne de jugement très-bonne, très-suffisante. Quand il parle de ce qu’il sait bien et de ce qu’il ne se croit pas tenu d’anathématiser au nom d’un principe, — des romans de Charles de Bernard, des nouvelles de M. Octave Feuillet, des vers de M. Autran, des poésies de Brizeux, du Constantinople de Théophile Gautier, des œuvres de Mme Émile de Girardin, etc., etc., — il est très-agréable ; il a, chemin faisant, quantité de choses fort bien dites : ce sont celles qui lui échappent et qui ressemblent à des saillies. Il a de la gaieté dans la moquerie. Son esprit très-prompt, très-délié, a une grande activité de lecture, une grande facilité d’assimilation. Je le suppose entrant dans un salon ; un livre nouveau vient de paraître, personne ne l’a lu encore ; on l’interroge : Qu’en pense-t-il ? qu’en dit-il ? Et il le raconte, il l’analyse avec vivacité, bonne grâce, une veine de malice ; il glisse et n’appuie pas. Ce n’est pas précisément un critique que M. de Pontmartin, et j’ai dit pourquoi ; mais c’est un aimable causeur et chroniqueur littéraire à l’usage du beau monde et des salons.

Dans les derniers temps, ses amis, en étant assez de l’avis que j’exprime, ont essayé de lui accorder davantage ; on a dit qu’il avait fait des progrès en sérieux, en solide, en fermeté. M. Veuillot le lui a dit ; mais c’était peut-être de sa part un conseil déguisé en éloge. Pour mon compte, je dois cependant convenir, sans prétendre faire le généreux, que sa plaidoirie en faveur de Chateaubriand, à l’occasion et à l’encontre d’un livre que j’ai publié, m’a frappé comme très-spirituelle, très bien menée, très-soutenue d’haleine, fort juste en bien des points ; et il me coûte d’autant moins de le reconnaître, qu’au fond ses conclusions à lui (sauf le ton de la chanson) ne sont pas si différentes des miennes, et qu’un abîme, quoi qu’il en dise, ne nous sépare pas.

Ce qui nous sépare, c’est l’idée différente que nous nous faisons de l’excellence d’un portrait. M. de Pontmartin veut le portrait embelli, ennobli, au point de vue du rôle public et des illusions de la perspective ; il appelle minutie et commérage tout ce qui y déroge. Je crois, au contraire, que, quand on le peut, et quand le modèle a posé suffisamment devant vous, il faut faire les portraits le plus ressemblants possible, le plus étudiés et réellement vivants, y mettre les verrues, les signes au visage, tout ce qui caractérise une physionomie au naturel, et faire partout sentir le nu et les chairs sous les draperies, sous le pli même et le faste du manteau. En cela je serais de l’école anglaise et hollandaise. Je crois que la vie y gagne et que la grandeur vraie n’y périt pas.

Il est toujours délicat de toucher aux convictions de quelqu’un. Si j’imitais pourtant M. de Pontmartin, qui tranche dans le vif quand il s’agit de nos admirations et de nos amours, je dirais hardiment qu’il a, en littérature, des opinions de position encore plus que de conviction : quand il écrit à la Revue des Deux Mondes, par exemple, ce n’est plus le même homme que quand il écrit dans l’Union ou dans le Correspondant. Lui aussi, il est plusieurs. Mais je le préfère et je le souhaite, dans son intérêt autant que dans le nôtre, écrivant à la Revue des Deux Mondes. Ce n’est pas mauvais pour lui d’être un peu dépaysé et de ne pas se sentir trop poussé du côté où il penche. Moins il sera tenté de se livrer aux thèmes tout faits de l’esprit de coterie et de parti plus il sera lui-même, jugeant des ouvrages de l’esprit par la pratique et le sentiment immédiat, et mieux il vaudra.

Sa réputation s’est faite par quelques-uns de ses excès mêmes : sa croisade contre Béranger et contre George Sand l’a désigné aux colères des uns et aux applaudissements des autres ; il a désormais à justifier tout ce bruit, en devenant plus équitable, s’il le peut, et en restant spirituel.

M. de Pontmartin n’est pas seulement une plume fertile en articles critiques ; il est auteur de nombreux romans, et de romans qui ont la prétention de reproduire les mœurs et le ton du monde, et de respecter la saine morale. Je ne puis le suivre en détail sur ce terrain, où il n’est pas le plus à son avantage ; je veux cependant le prendre dans une de ses productions les plus goûtées de ses amis, pour lui montrer que je l’ai lu.

II

Aurélie est une nouvelle qui débute d’une manière agréable et délicate. Il y a une première moitié qui est charmante. Cette jeune enfant de dix à onze ains, amenée un matin au pensionnat par une mère belle, superbe, au front de génie et à la démarche orageuse ; le peu d’empressement de la maîtresse de pension à la recevoir, la froide réserve de celle-ci envers la mère, son changement de ton et de sentiment quand elle a jeté les yeux sur le front candide de la jeune enfant, les conditions qu’elle impose ; puis les premières années de pension de la jeune fille, ses tendres amitiés avec ses compagnes, toujours commencées vivement, mais bientôt refroidies et abandonnées sans qu’il y ait de sa faute et sans qu’elle se rende compte du mystère ; l’amitié plus durable avec une seule plus âgée qu’elle et qui a dans le caractère et dans l’esprit plus d’indépendance que les autres ; tout cela est bien touché, pas trop appuyé, d’une grande finesse d’analyse. On devine bientôt le secret : la mère d’Aurélie, séparée de son mari par incompatibilité d’humeur et par ennui de se voir incomprise, est une personne célèbre, qui a fait le contraire de ce que Périclès recommandait aux veuves athéniennes, qui a fait beaucoup parler d’elle, qui a demandé à ses talents la renommée et l’éclat, à ses passions les émotions et l’enivrement à défaut de bonheur. La pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne voit que rarement cette mère capricieuse et inégale, pour laquelle, du plus loin qu’elle s’en souvienne, elle s’est pourtant autrefois prononcée dans le cabinet du magistrat, lorsqu’il lui fut demandé de choisir entre elle et son père, la pauvre Aurélie arrive à l’âge de dix-sept ans, sans s’être rendu compte des difficultés de sa destinée. Elle aime le frère de son intime amie Laurence, Jules Daruel, un gentil sujet, qui vient d’autant plus régulièrement visiter sa sœur qu’il ne la trouve jamais sans Aurélie. Ce jeune homme est avocat, il a des succès et voit déjà s’ouvrir devant lui une honorable et brillante carrière. Il a pour tuteur M. Marbeau, un grave conseiller à la Cour royale, celui même dans le cabinet duquel, bien des années auparavant, s’est consommée à l’amiable la séparation du père et de la mère d’Aurélie. Un jour, un soir d’été, que M. Marbeau est venu à la pension, il y rencontre Jules, son pupille, qui s’y trouvait déjà en compagnie de Laurence et d’Aurélie ; ils sont tous, dans une allée du jardin, à jouir de la beauté et des douceurs de la saison en harmonie avec les sentiments de leurs cœurs. Aurélie n’a jamais été plus belle ; Jules n’a jamais été plus amoureux ; M. Marbeau semble lui-même sourire et prendre part à leurs espérances. Tout d’un coup, au tournant d’une allée, Aurélie pousse un cri de joie ; elle vient d’apercevoir sa mère, qui, ne l’ayant pas trouvée au parloir, s’est dirigée vers le jardin ; mais la présence de Mme d’Ermancey apporte à l’instant du trouble dans tout ce bonheur. Elle a d’abord reconnu M. Marbeau, l’arbitre de la séparation conjugale ; celui-ci a repris son front de juge ; la contrainte succède, un froid mortel a gagné tous ces jeunes cœurs. Ce jour sera le dernier beau jour de la vie d’Aurélie.

Jusqu’ici, j’en conviens, la nouvelle est parfaite ; elle se gâte à partir de ce moment, et elle se gâte par suite d’un parti pris et sous l’empire d’une fausse idée morale. Je dois insister, car c’est sur la morale que M. de Pontmartin lui-même insiste le plus souvent quand il juge les romans des autres. Eh bien ! sa morale à lui, dans cette nouvelle, l’a égaré grandement.

Qu’y a-t-il, en effet ? Une difficulté sans doute. Avant de permettre à Jules de choisir pour compagne de sa vie Aurélie, que doit faire un homme sage, prudent, éclairé, comme on nous peint M. Marbeau ? Il doit faire des observations à son jeune pupille, lui représenter les inconvénients d’une belle-mère qui est sortie des voies sociales communes, et qui s’est fait un nom admiré des uns, insulté des autres :

……….Onerat celeberrima natam
Mater……………….
La gloire d’une mère est un pesant fardeau !

Ces observations faites pour l’acquit de sa conscience, il doit, avant tout, homme pratique et de bon sens, porter un regard scrutateur sur l’âme et sur la nature d’Aurélie, afin de bien voir si cette apparence candide et calme ne recèle point un foyer de trouble et d’orage. Mais après cela, je le demande, si le résultat est favorable à la charmante et pure jeune fille, y a-t-il dans nos mœurs modernes bourgeoises (il faut le dire à leur honneur) un obstacle raisonnablement invincible à ce que Jules Daruel, le jeune avocat distingué, épouse cette belle enfant si bien élevée, Aurélie, et qu’elle devienne la plus honorée comme la plus aimable des épouses et des mères ? Voilà ce que la vraie morale humaine conseille au XIXe  siècle. Vous faut-il des exemples pris dans la société actuelle ? Je serais vraiment tenté d’être indiscret et d’en donner.

Au lieu de cela, M. de Pontmartin se reporte à une morale vraiment arriérée, inhumaine et dure. Quelques jours après la scène du jardin, M. Marbeau appelle Aurélie dans son cabinet ; elle s’y rend accompagnée de la maîtresse de pension : la pauvre enfant reconnaît avec un peu d'effort de mémoire ce même cabinet où son père et sa mère se sont vus pour la dernière fois. On lui apprend le secret et l’embarras de son existence ; et quant au mariage avec Jules Daruel qui l’aime, qu’elle aime, et à qui elle serait heureuse d’apporter, dans les épreuves de la vie, les trésors de son cœur et de ses affections, on lui signifie nettement qu’il y faut renoncer : « Vous voulez être, lui dit M. Marbeau, un encouragement et un auxiliaire dans la destinée de M. Daruel ; vous y serez une entrave. Vous voulez le rapprocher du but ; vous l’en éloignerez. Vous voulez être son bon ange ; vous seriez son mauvais génie... »

Et avec cette antithèse de bon ange et de mauvais génie, avec cette métaphore qu’il paraît prendre tout à fait au pied de la lettre, le magistrat brise le rêve de bonheur des deux jeunes gens ; et la jeune fille, acceptant à l’instant cette solution extrême et s’y résignant, ne pense plus qu’à aller au plus vite chercher son père, qui vit retiré depuis des années dans une terre en Dauphiné, et qu’elle se reproche d’avoir méconnu jusque-là dans son ingratitude, comme si, ignorant tout, elle était en rien coupable.

J’appelle cela de la fausse morale ; ce conseiller à la Cour royale n’est pas de ce temps-ci ; il est dur comme un Appius Claudius, comme un Caton l’Ancien. Il est évidemment de ceux qui, autrefois, auraient voulu que les peines infamantes rejaillissent des pères et des mères au front des enfants et de toute une postérité.

À partir de ce moment, on est dans le faux. Il n’est pas naturel d’abord qu’Aurélie renonce si vite, et du premier coup, à l’ami et au compagnon qu’elle s’était donné en idée. Il n’est pas naturel non plus qu’elle sacrifie à l’instant et si complètement sa mère, laquelle, après tout, ne lui a donné que des marques un peu inégales, mais pourtant des marques de tendresse. Qu’elle songe à réparer un tort involontaire et un oubli, si pardonnable d’ailleurs, à l’égard de son père, c’est bien ; mais il y a excès. Et ce père, de la part de qui le magistrat lui remet une lettre cachetée et de très ancienne date, qui était en dépôt chez lui, une lettre à grandes phrases et passablement déclamatoire, est-il naturel qu’il en ait voulu pendant dix ans à sa fille (car il a beau dire, il lui en veut), pour un mouvement d’enfant qui, entre les deux, lui a fait choisir sa mère ; que, pendant dix ans, il ne lui donne aucun signe d’affection et qu’il la mette, quand elle reviendra à lui, dans cette alternative cruelle de tout ou rien ? Un vrai père, moins altier, moins égoïste, devait venir à la pension au moins une ou deux fois l’an, quand il était sûr de ne pas rencontrer sa femme. Voilà comment les choses se passent dans la réalité et sans tant de solennel.

Mais ce qui suit est encore plus dur à accepter. Aurélie se met en route incontinent pour aller embrasser son père : elle s’embarque à Châlons et va jusqu’à Lyon par la Saône. Elle rencontre sur le bateau un marquis et son fils ; c’est précisément un ami de son père, qui, la voyant seule et triste, lie conversation avec elle. M. de Pontmartin a bien soin, en passant, de nous faire remarquer que c’est là un marquis véritable et comme on n’en rencontre pas au théâtre et dans les romans du jour. M. d’Auberive est un type d’honneur et de politesse. Son fils, Emmanuel, un jeune homme charmant, se montre, au premier coup d’œil, touché de la beauté d’Aurélie, comme elle-même est touchée de ses attentions. Mais cette jeune fille si pure, si candide, oublie bien vite ce Jules, son ami, presque son fiancé d’hier ; il paraît complètement mis de côté par elle en moins de trois jours. C’est prompt. Est-ce naturel ? Est-ce donc si moral ? Pour moi, cette petite Aurélie se conduit très mal en ce moment, et si je faisais comme M. de Pontmartin et que je montasse sur mes grands chevaux, je dirais qu’il est affreux, qu’il est indécent de nous montrer une jeune fille si pure, qui paraît justifier par son procédé ce vilain propos d’un poète : « Toute femme a le cœur libertin. »

Le voyage s’achève, on arrive chez le père : scène touchante. Mais les assiduités de ces deux messieurs et leurs attentions pour Aurélie sur le bateau ont été remarquées, commentées. Une châtelaine voisine, des plus méchantes, qui a jeté ses vues sur le fils du marquis, Emmanuel, pour en faire son gendre, et qui entrevoit une rivale à sa fille dans la jeune Parisienne, sème les propos, les calomnies ; pour les faire cesser, le marquis, accompagné de son fils, vient demander Aurélie en mariage à son père. Mais le père, informé de tout, la refuse ; et par quelles raisons ?

« Penses-tu, dit-il à son ami le marquis, que la calomnie s’arrêterait après qu’Emmanuel aurait épousé Aurélie ? Crois-tu qu’elle ne se retremperait pas éternellement à cette source funeste ? Tu le sais, d’Auberive, notre Dauphiné est fier de vous : dans ce temps où tout s’en va, votre race a conservé intact cet honneur, ce vieil et pur honneur qui est le premier des biens… Si jamais tu pouvais l’oublier, je m’en souviendrais pour toi… Quand je regarde ton Emmanuel, si enthousiaste, si beau, si digne de sa sainte mère, je retrouve en lui cette fleur de noblesse que notre siècle ne connaît plus, qui bientôt, peut-être ne sera plus qu’un nom, mais que nous ne devons pas laisser périr, nous qui en sommes les gardiens… Quoi ! tu voudrais que ton ami d’enfance, que ce pauvre comte d’Ermancey, qui t’aime depuis cinquante ans, fût cause qu’on pût dire un jour quelque chose d’offensant pour un d’Auberive ? Non, mille fois non… Abandonnez-nous, Aurélie et moi, à notre solitude et à notre misère, nous aurons la force de les supporter. »

Quelle pose théâtrale et quelle tirade ! — Et en conséquence de ce beau raisonnement et de cette idolâtrie superstitieuse pour le renom et le blason immaculé des d’Auberive, voilà le bonheur de deux êtres sacrifié à un honneur faux et à un préjugé de race.

Ce père qui refuse sa fille5, qui fait si bon marché de son bonheur, qui la déclare punie pour les fautes d’une autre, et la réduit de gaieté de cœur à l’état de paria pour toute sa vie, M. de Pontmartin l’estime sans doute sublime d’honneur et de délicatesse ; à mes yeux il ne vaut pas mieux que la mère, et il fait pis à sa manière : il fait le mal par préjugé et par orgueil, comme l’autre par abandon.

Odieuse et horrible moralité aristocratique ! Pauvre Aurélie, qui devrait s’appeler l’enfant maudit ! la fatalité plane, en vérité, sur elle comme au temps d’Œdipe, la malédiction comme au temps de Moïse et d’Aaron. Dans quel siècle l’auteur croit-il donc vivre ? Nous ne vivons plus sous la loi, mais sous la grâce. Le talion est dès longtemps aboli. Bénies soient les révolutions qui ont brisé ces duretés et ces férocités antiques, sacerdotales, féodales et patriciennes ! C’est une de ces dernières que M. de Pontmartin a préconisée dans ce petit roman, dont franchement la morale me paraît détestable, parce qu’elle est inhumaine. Il y faudrait mettre, en le réimprimant, ce nouveau titre : Aurélie ou le Triomphe du Préjugé et du Qu’en-dira-t-on.

Grâce à Dieu, cette moralité de convention est chaque jour démentie dans la réalité et dans la pratique : les filles de femmes célèbres et même trop célèbres, de celles qui ont été le plus bruyamment admirées ou critiquées, ont chance, si elles sont belles et pleines de mérite, de devenir, selon les rangs et les fortunes, ou femmes d’avocats distingués, ou marquises et même duchesses. Cela s’est vu.

Ma conclusion bien sincère sur l’ensemble du talent de M. de Pontmartin, et malgré toutes ces critiques auxquelles je me suis vu forcé, ayant à combattre avec lui pied à pied et me trouvant réduit à la défensive, est qu’il y a de la distinction, de l’élégance, que c’est un homme d’esprit et d’un esprit délicat, auquel il n’a manqué qu’une meilleure école, et plus de fermeté dans le jugement et dans le caractère, pour sortir de la morale de convention et pour atteindre à la vraie mesure humaine, sans laquelle il n’est pas de grand goût, de goût véritable.