(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803 » pp. 2-15
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803 » pp. 2-15

Chateaubriand
jugé par un ami intime en 1803

I.

L’Académie française a mis au concours l’Éloge de Chateaubriand, et elle a bien fait : c’est le plus grand sujet littéraire du xixe  siècle, et la mort l’a fixé et refroidi depuis un temps suffisant. Il n’y a pas de danger qu’on se méprenne sur ce mot Éloge : il ne saurait s’appliquer qu’au grand écrivain toujours debout et subsistant ; l’homme et le caractère sont dorénavant trop connus, trop percés et mis à jour pour que l’éloge puisse y prendre pied décidément, et quoique les appréciations de ce genre soient sujettes à de perpétuelles vicissitudes, quoiqu’il semble qu’en littérature et en morale les choses ne se passent point comme dans la science proprement dite et que ce soit toujours à recommencer, je pense toutefois qu’il y a, dans cet ordre d’observations aussi, de certaines conclusions acquises et démontrées sur lesquelles il n’y a pas lieu pour les bons esprits à revenir. La science morale, bien comprise, bien appliquée aux individus, a, comme toutes les sciences, ses jugements définitifs et ses résultats.

Comment en douter, lorsqu’on a étudié à fond le sujet si complexe, si brillant, si coloré, qui s’appelle Chateaubriand ? On.possède, à son égard, tous les moyens d’investigation et de connaissance. Je reviendrai tout à l’heure, avec plus de détail, sur l’ensemble des conditions qui me semblent à réunir pour aborder avec avantage de tels problèmes biographiques ; mais, en ce qui est de Chateaubriand, l’auteur d’abord s’est peint lui-même, s’est analysé en tous sens dans des portraits de jeunesse ; il s’est réfléchi et projeté à tout moment dans ceux mêmes de ses écrits subséquents qui, par le sujet, auraient dû être le moins personnels ; il s’est, dans sa vieillesse, raconté de nouveau et avec toutes sortes de variations dans des Mémoires dits d’Outre-Tombe. Sa vie publique, tout en dehors et pleine d’excitation, a, durant de longues années, fait sortir aux yeux de la France et du monde entier certains défauts et certaines dispositions intérieures, dont ses amis seuls avaient jusqu’alors le secret : toutes ses humeurs, ses splendeurs de bile et ses âcretés de sang si je puis dire, ont fait éruption. Dans un ouvrage composé il y a quelques années, j’avais rassemblé les diverses remarques que j’avais été à même de faire sur le grand écrivain, sur son talent prodigieux et son caractère singulier : lorsque ce livre parut, il choqua quelques admirateurs de M. de Chateaubriand, comme si j’avais voulu nuire à cette admiration dans la partie où elle mérite de persister et de survivre. « Je me suis convaincu depuis longtemps », m’écrivait à ce sujet un étranger qui sait à merveille notre littérature, « que, pour presque tout le monde, la vérité dans la critique a quelque chose de fort déplaisant ; elle leur paraît ironique et désobligeante ; on veut une vérité accommodée aux vues et aux passions des partis et des coteries. » Et, pour me consoler, cet étranger, qui est Anglais, ajoutait qu’une telle disposition à se révolter contre une entière vérité et sincérité de critique appliquée à de certains hommes et à de certains noms consacrés, était poussée plus loin encore en Angleterre qu’en France, où l’amour des choses de l’esprit est plus vif et fait pardonner en définitive plus de hardiesse et de nouveauté, quand on y sait mettre quelque façon.

Je n’ai pas assez comparé les deux pays pour être juge ; mais ici le monde catholico-légitimiste qui avait pourtant connu Chateaubriand aussi bien que moi, et qui, dans le particulier, ne s’exprimait pas autrement sur son compte, parut se scandaliser et s’insurgea sur toute la ligne. Son organe habituel, M. de Pontmartin, en prit occasion de se livrer à d’élégantes jérémiades dans le Correspondant, et toute la province vendéenne et bien pensante fit écho. M. de Loménie, affilié à la coterie, poussa aussi son soupir qu’il appuya de toutes sortes de réfutations et de raisonnements : essayant de m’opposer moi-même à moi-même, il ne daigna pas admettre qu’en pareille matière de jugements contemporains il vient une heure et un moment où, quand on n’est lié par rien de particulier, la vérité reparaît de plein droit et prend le pas sur la politesse. J’eus toutefois la satisfaction de voir que ceux qui avaient le plus anciennement, le plus habituellement vécu dans le même monde et les mêmes sociétés que M. de Chateaubriand, et qui en jugeaient sans prévention, reconnaissaient la vérité de la plupart de mes remarques, et y retrouvaient leurs propres souvenirs dans leur mélange, « de très bons souvenirs, et parfois d’assez mauvais. » C’est ce que m’écrivait l’illustre chancelier M. Pasquier, c’est-à-dire la sagesse et la modération mêmes. J’étais bien sûr d’être d’accord sur les points principaux avec ces hommes d’autrefois, dont j’avais recueilli si souvent les paroles, quand ils s’exprimaient dans la familiarité sur cette nature singulière de génie qui, même après toutes les explications, était restée pour eux une sorte de problème. M. Molé n’en parlait jamais autrement, et c’est ainsi, sans nul doute, qu’il aura présenté et raconté Chateaubriand dans ses Souvenirs. Aujourd’hui, une preuve positive et des plus curieuses de la manière dont les amis du grand écrivain le jugeaient in petto, nous est produite dans une lettre confidentielle de M. Joubert à M. Molé lui-même1. On sait ce qu’était M. Joubert : l’amateur littéraire le plus délicat, le consultant le plus fin, le plus exquis et le plus sûr. Il était tendrement attaché à Mme de Beaumont, l’amie de Chateaubriand ; très lié avec M. de Fontanes, avec tout ce qui entourait l’auteur du Génie du christianisme depuis sa rentrée en France. M. Joubert était l’âme, le suc et la moelle de cette petite société. Or, M. de Chateaubriand ayant été envoyé à Rome, en 1803, à titre de secrétaire d’ambassade attaché au cardinal Fesch, il ne sut point s’y conduire d’abord avec la prudence et la circonspection que commandait sa qualité nouvelle ; il entra dans une sorte de lutte avec son ambassadeur ; il vint de celui-ci des plaintes à Paris, lesquelles, exagérées sans doute encore en passant de bouche en bouche et en se redisant à l’oreille, avaient pris créance parmi les amis mêmes ; M. de Fontanes, M. Molé, étaient des plus vifs à blâmer le nouveau fonctionnaire récalcitrant et inapplicable : on le voyait déjà destitué, et ses amis disaient : Il l’a bien mérité ! M. Joubert, alors absent de Paris et à qui M. Molé en avait écrit en ce sens, lui répondit à tête reposée, et sa lettre, qui ne visait qu’à excuser leur ami commun et à chercher à sa conduite des raisons atténuantes, est devenue sous cette plume ingénieuse et subtile le portrait le plus merveilleux, le plus achevé, du moral de Chateaubriand à toutes les époques. La psychologie entière de l’homme est là, ou elle n’est nulle part. Il avait alors trente-cinq ans, et l’on n’est jamais plus soi-même tout entier qu’à cet âge. Voici cette lettre inappréciable de sagacité et de finesse, et qui convaincra tous les lecteurs de bonne foi que, dans nos apparentes sévérités d’hier, nous n’avons rien inventé, rien ajouté du nôtre, et que nous n’avons fait que nous tenir sur les anciennes traces.

Je me borne à souligner quelques passages qui sont les plus caractéristiques, afin de les faire mieux saillir.

« Villeneuve-le-Roi, 21 octobre 1803.

Je voudrais vous dire aussi quelques mots de ce pauvre Chateaubriand.

Il est certain qu’il a blessé dans son ouvrage (le Génie du christianisme) des convenances importantes, et que même il s’en soucie fort peu, car il croit que son talent s’est encore mieux déployé dans ces écarts.

Il est certain qu’il aime mieux les erreurs que les vérités dont son livre est rempli, parce que ses erreurs sont plus siennes ; il en est plus l’auteur.

Il manque à cet égard d’une sincérité qu’on n’a et qu’on ne peut avoir que lorsqu’on vit beaucoup avec soi-même, qu’on se consulte, qu’on s’écoute, et que le sens intime est devenu très-vif par l’exercice qu’on lui donne et l’usage que l’on en fait. Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les tourne point en dedans.

Il ne se parle point, il ne s’écoute guère, il ne s’interroge jamais, à moins que ce en soit pour savoir si la partie extérieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est bon ; c’est le moindre de ses soucis.

Il parle aux autres, c’est pour eux seuls et non pas pour lui qu’il écrit ; aussi c’est leur suffrage plus que le sien qu’il ambitionne, et de là vient que son talent ne de rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction qu’il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de lui, varié, mobile et inconnu.

Sa vie est autre chose. Il la compose, ou, pour mieux dire, il la laisse s’arranger d’une tout autre manière. Il n’écrit que pour les autres, et ne vit que pour lui. Il ne songe point a être approuvé, mais à se contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde ou ce qui ne l’est pas.

Il n’y a songé de sa vie, et ne veut point le savoir. Il y a plus : comme il ne s’occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne s’occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s’approuver ni se blâmer le moins du monde.

Un fonds d’ennui, qui semble avoir pour réservoir l’espace immense qui est vacant entre lui-même et ses pensées, exige perpétuellement de lui des distractions qu’aucune occupation, aucune société ne lui fourniront jamais à son gré, et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire s’il ne devenait tôt ou tard sage, et réglé. Tel est en lui ce qu’on pourrait appeler l’homme natif. Voici celui de l’éducation.

Il paraît qu’il se proposa ou qu’on lui proposa de bonne heure, pour dernier terme d’ambition, l’honneur d’être un homme de cour. Si vous y prenez garde, la seule qualité acquise qui ait été imprimée en lui avec force, et qu’il ait invariablement retenue, est celle qui rendrait propre à ce métier, une grande circonspection. Tout transparent qu’il est par nature, il est boutonné par système. Il ne contredit point ; il fait très volontiers des mystères de tout. Avec une âme ouverte, il garde non seulement les secrets d’autrui (ce que tout le monde doit faire), mais les siens. Je crois que de sa vie il ne les a bien dits à personne. Tout entre en lui, et rien n’en sort. Il pousse les ménagements et la pratique de la discrétion jusqu’à laisser immoler à ses yeux la vérité, et peut-être quelquefois la vertu, sans les défendre. Il prêterait volontiers sa plume, mais non sa langue, à la plus belle cause du monde. Enfin, dans les épanchements et l’abandon même de la société intime, il ne contrarie ses amis qu’avec une répugnance où l’on sent la résistance à l’habitude. Voilà le Chateaubriand social.

Ajoutez à cela quelques manies de grand seigneur, l’amour de ce qui est cher, le dédain de l’épargne, l’inattention à ses dépenses, l’indifférence aux maux qu’elles peuvent causer, même aux malheureux ; l’impuissance de résister à ses fantaisies, fortifiée par l’insouciance des suites qu’elles peuvent avoir ; en un mot, l’inconduite des jeunes gens très généreux, dans un âge où elle n’est plus pardonnable, et avec un caractère qui ne l’excuse pas assez ; car, né prodigue, il n’est point du tout né généreux. Cette vertu suppose un esprit de réflexion pratique, d’attention à autrui, d’occupation du sort des autres et de détachement de soi, qu’il n’a pas reçu, ce me semble, infus avec la vie, et qu’il a encore moins songé à se donner.

Le voilà, je crois, tout entier. Le voilà peint et estimé en mal, à la rigueur ; je ne crois pas que sa conduite et son caractère puissent mériter un reproche qui ne soit là. »

Nous ne sommes qu’à moitié chemin. Toute cette première partie de la lettre de M. Joubert, toute cette description préalable et si complète n’est dans sa pensée qu’une concession faite aux juges sévères et aux adversaires intimes : « Il est tout cela, je le sais, je vous l’accorde ; mais étant tout cela, et précisément parce qu’il est tel, il y a de certaines fautes combinées, compliquées, dont il est incapable. » Telle est la thèse de l’avocat ami qui n’a cédé sur tant de points que pour être plus en mesure ensuite de défendre le pauvre accusé sur tout le reste. Un homme de cet acabit, en effet, un égoïste à la fois si oublieux, a gardé jusque dans son calcul des portions de naïveté, d’inadvertance, d’ignorance de soi, de confiance et de persuasion en sa faveur, qui le garantissent de toute action noire, basse ou fausse : il y a donc lieu, malgré tout, à l’indulgence. C’est ce que M. Joubert déduit et développe dans la seconde partie de son raisonnement avec bien de la ténuité et de la grâce :

« Eh bien ! poursuit-il, avec la même franchise et la même sévérité de jugement je vous dirai, et en opposition avec les circonstances, que, s’il me paraît inévitable qu’un tel homme fasse quelques étourderies, il ne me paraît pas possible qu’il commette des fautes graves, des fautes qui méritent une disgrâce ; il y a, et il y aura toujours en lui, un fonds d’enfance et d’innocence qui le rendent aussi incapable de torts sérieux que de bienfaits suivis.

Dites-moi donc, au nom du Ciel, ce qu’il a fait. Qu’avez-vous vu, qu’avez-vous lu, qu’avez-vous su, qui vous porte à approuver en quelque sorte son malheur ? Je croirai aisément que vous et moi, et nous tous, avons le droit de condamner en lui beaucoup de choses ; notre morale et l’amitié nous en donnent le droit ; mais ce droit, faudra-t-il aussi l’accorder à d’autres hommes qui certainement ne le valent pas ? J’avais d’abord regardé les rigueurs de Mme de V… (Vintimille) comme de forme, comme une manière de passeport et un droit de péage dont elle avait cru de sa prudence de prémunir sa lettre, pour lui ouvrir tous les passades ; mais la vôtre est survenue et m’embarrasse beaucoup.

J’ai une grande confiance en vos jugements ; elle est, naturellement indulgente, et vous naturellement, un peu austère (comme il est beau, comme il est bon, comme il est nécessaire et même indispensable de l’être à votre âge, ne fût-ce que pour s’accoutumera ne pas se faire bon marché à soi-même de sa propre approbation) ; mais vous êtes tous deux justes, et vous n’allez jamais chercher dans votre humeur les règles qu’il faut prendre dans sa raison. Dites-moi donc, en révision et en dernier ressort, ce qu’il faut que je pense. J’ai écrit à Fontanes pour lui demander des détails, mais il ne me les donnera pas, et jusqu’ici je n’ai rien su que par vous seul.

Il y a un point essentiel et dont, il faut préalablement convenir entre nous, c’est que nous l’aimerons toujours, coupable ou non coupable ; que, dans le premier cas, nous le défendrons ; dans le second, nous le consolerons. Cela posé, jugeons-le sans miséricorde, et parlons-en entre nous sans retenue ; vous avez fort bien commencé, vous voyez que je vous suis de près ; achevez, et déterminez-moi irrévocablement, car mon incertitude m’est insupportable.

J’ai écrit hier à ce pauvre garçon, par une voie indirecte, pour l’encourager. Je le soutiens, je tâche même de bégayer ; deux de mes lettres avaient précédé votre nouvelle ; je grondais fort, mais elles en lui parviendront pas probablement. On a dû les mettre à l’index, ce qui, quant à moi, m’est parfaitement égal.

J’en ai reçu hier une lettre de Florence. Il y arrivait le propre jour de l’arrivée de Mme de Beaumont. J’ai calculé qu’à pareil jour, à pareille heure, on tirait sur lui de Paris le coup de canon qui devait le chasser de Rome. Jamais homme menacé d’un renversement n’eut plus la joie et la tranquillité d’une bonne conscience. Il n’y a pas un mot dans sa lettre qui ne semble dire au lecteur, quand, on fait ce rapprochement :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Il y a en effet, dans le fond de ce cœur, une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j’en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu’il aura faites, parce qu’à la conscience de sa conduite, qui exigerait des réflexions, il opposera toujours machinalement le sentiment de son essence ; qui est fort bonne. Ce que je vous dis là n’est peut-être pas exempt de subtilité, mais la nature elle-même en est remplie.

Je finis sur ce chapitre, j’en ai parlé longtemps, trop longtemps, mais je ne sais par quelle fatalité il arrive que je ne peux rien vous dire en peu de mots ; c’est que j’aimerais à vous dire tout ce que je pense… »

Je n’exagère pas, et chacun maintenant est juge ; mais c’est, on en conviendra, un événement biographique que la production d’une semblable pièce d’anatomie morale. Il en existe trop peu de semblables ; je ne sais même si, dans les annales littéraires, on trouverait à en citer une autre de pareille valeur pour l’étendue, l’intimité et l’exactitude. Comment s’en accommoderont les gens de parti pris, ceux dont le siège est fait d’avance, et qui ne veulent absolument d’autre personnage que celui qu’ils ont vu sous le jour bleu du salon de Mme Récamier ? Comment vont-ils, à leur tour, distinguer, épiloguer, chicaner, se raviser, essayer de se rattraper ? peu importe !

Tous les autres, et ceux qui sont nés et venus trop tard pour connaître M. de Chateaubriand, et ceux qui, ne l’ayant connu que tard, ne l’ont vu que sous sa dernière enveloppe moins transparente qu’autrefois, ne sauraient demander mieux ni davantage, ce me semble : le Chateaubriand primitif, et aussi le Chateaubriand social est expliqué, après qu’on a lu cette lettre ; et d’après ce qu’on y lit même, on voit qu’il gardait jusque dans son égoïsme naïf bien du bon encore, surtout de l’aimable, du séduisant ; je ne l’ai jamais nié. Dans la suite, toutefois, ne l’oublions point, ce premier et ce deuxième homme en Chateaubriand se compliquèrent d’un troisième, je veux dire de l’homme politique. Oh ! alors, si on laisse la question de talent à part et à ne parler qu’au moral, il se gâta décidément ; il se plissa au front et au cœur d’un repli de plus ; il mit un dernier bouton, sauf à le faire sauter de temps en temps quand cela le gênait. Odieuse politique d’ambition, de passion et de parti, qui atteignit et mordit dès 1807, dès 1813, et surtout depuis 1815, et Chateaubriand et Fontanes et M. Molé, et qui faisait dire à M. Joubert, à propos de ce dernier dont il goûtait fort l’esprit et dont il avait si hautement préconisé les débuts et la jeunesse : « Je veux me brouiller avec tous les hommes, excepté avec deux ou trois. La politique a ôté aux autres la moitié de leur esprit, la moitié de leur droit sens, les trois quarts et demi de leur bonté, et certainement leur repos et leur bonheur tout entiers. Je les attends à l’autre monde ; c’est là seulement que je renouerai mes amitiés2. »

Est-ce donc trop s’avancer que de croire qu’après tant de preuves publiques et privées, et après ce dernier témoignage, longtemps resté secret, qui vient de sortir, — cette grande lettre datée de Villeneuve-le-Roi, — le moral et le caractère de Chateaubriand sont connus, et que, quelle que soit la mesure de sévérité ou d’indulgence qu’on y veuille apporter, les points principaux sur lesquels roule le jugement sont suffisamment fixés et établis ? Je sais que nul n’a droit de dire : « Je connais les hommes », ni même : « Je connais un homme » ; aussi, tant que cet homme est là vivant, on ne saurait trop multiplier et renouveler les occasions de l’observer, car on est seulement en voie de le connaître. Mais, quand il n’est plus, il faut bien s’arrêter, sous peine d’erreur, dans cette observation dont l’objet se dérobe, et alors on fait comme pour un procès : on rassemble toutes les preuves, toutes les dépositions, et on règle, au moins dans ses articles principaux, un jugement, un Arrêt.

Et il me prend, à cette occasion, l’idée d’exposer une fois pour toutes quelques-uns des principes, quelques-unes des habitudes de méthode qui me dirigent dans cette étude, déjà si ancienne, que je fais des personnages littéraires. J’ai souvent entendu reprocher à la critique moderne, à la mienne en particulier, de n’avoir point de théorie, d’être tout historique, tout individuelle. Ceux qui me traitent avec le plus de faveur ont bien voulu dire que j’étais un assez bon juge, mais qui n’avait pas de Code. J’ai une méthode pourtant, et quoiqu’elle n’ait point préexisté et ne se soit point produite d’abord l’état de théorie, elle s’est formée chez moi de la pratique même, et une longue suite d’applications n’a fait que la confirmer à mes yeux.

Eh bien ! c’est cette méthode ou plutôt cette pratique qui m’a été de bonne heure comme naturelle et que j’ai instinctivement trouvée dès mes premiers essais de critique, que je n’ai cessé de suivre et de varier selon les sujets durant des années ; dont je n’ai jamais songé, d’ailleurs, à faire un secret ni une découverte ; qui se rapporte sans doute par quelques points à la méthode de M. Taine, mais qui en diffère à d’autres égards ; qui a été constamment méconnue dans mes écrits par des contradicteurs qui me traitaient comme le plus sceptique et le plus indécis des critiques et en simple amuseur ; que jamais ni les Génin ni les Rigault, ni aucun de ceux qui me faisaient l’honneur de me sacrifier à M. Villemain et aux autres maîtres antérieurs n’ont daigné soupçonner, c’est cet ensemble d’observations et de directions positives que je vais tâcher d’indiquer brièvement. Il vient un moment dans la vie où il faut éviter autant que possible aux autres l’embarras de tâtonner à notre sujet ; et où c’est l’heure ou jamais de se développer tout entier.