(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires du comte Beugnot »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires du comte Beugnot »

Mémoires du comte Beugnot1

Ces Mémoires sont trop spirituels pour qu’on ne tienne pas à en dire son mot après tant d’autres critiques qui en ont bien parlé. Leur destinée a été assez singulière : le fils de l’auteur, le comte Arthur Beugnot, homme d’esprit lui-même et qui avait le culte de la mémoire de son père, mais qui savait les précautions qu’il faut prendre quand on a plein la main de révélations contemporaines, en avait publié, essayé çà et là dans des revues quelques fragments et des chapitres détachés. Sous cette forme, je dois le dire, ils avaient été assez peu remarqués et n’avaient que médiocrement réussi. Qu’y manquait-il ? Je ne sais : peut-être simplement le vin n’était-il pas depuis assez longtemps en bouteille, et n’avait-il pas fait tous les voyages voulus pour nous revenir juste à point, à l’heure propice. Il est des saisons aussi pour les lectures. Quoi qu’il en soit, jamais le comte Arthur Beugnot ne s’était décidé à réunir les fragments en volumes. Lui-même, érudit fort distingué, mais encore plus causeur spirituel, il se plaisait à raconter des scènes de la vie de son père, des épisodes dramatiques et comiques du Conseil d’État, des malices sur quelques contemporains du Consulat et de l’Empire, par exemple sur François de Neufchâteau, qui, ayant à faire le récit du 19 brumaire, le soir même, devant des auditeurs avides et impatients, ne parvenait pas à sortir des parenthèses ni des embarras que sa voiture avait rencontrés dans sa route vers Saint-Cloud : on lui demandait les grands résultats, les résolutions prises, et il vous expliquait, à n’en pas finir, comment il avait eu toutes les peines du monde à passer. Tous ces récits étaient fort bien rendus et mimés, d’une voix quelque peu forte et robuste, par un homme de haute stature et en qui un filet de l’ironie paternelle se faisait encore sentir ; mais cette ironie n’était plus la source même et ne venait que par une sorte de transmission et d’habitude : elle était de souvenir plus que d’inspiration et de jet. L’originalité n’y brillait que de reflet ; on était à la seconde génération.

Réunis aujourd’hui en volumes par les soins du comte Albert Beugnot, fils du précédent, ces Mémoires ont eu un complet succès et bien mérité. Je ne crois pas qu’on y ait tout mis ; je suppose qu’il y a eu bien des suppressions et des coupures. L’auteur, il est vrai, ne les écrivit pas de suite et avec continuité ; il y revint à plus d’une reprise et comme par époques, sans se soucier beaucoup des liaisons. Mais il est évident qu’il y a eu des parties non imprimées et auxquelles il est référé même dans ce qu’on a donné et qui est aujourd’hui sous les yeux du lecteur. Aussi c’est bien moins comme récit continu, comme témoignage et contrôle positif concernant des faits historiques, que ces Mémoires méritent de compter, qu’à titre de portraits vivants et de tableaux. On voit passer devant soi une suite de peintures de mœurs fort contrastées, prises chacune sur le vif dans les régimes successives que l’auteur a traversés et qu’il a trouvé moyen de railler, tout en les servant. Les coupures mêmes qu’on y a faites dans les parties intermédiaires, et qui rendent les oppositions très tranchées, prêtent à l’ensemble du livre une apparence d’art qui était sans doute fort étrangère à l’intention de l’auteur.

Les Mémoires se composent de quatre morceaux principaux : Mme de Lamotte et l’affaire du collier sous Louis XVI ; — les souvenirs de 1793 et des prisons sous la Terreur ; — l’administration du Grand-duché de Berg sous Napoléon ; — les débuts de la Restauration, la confection de la Charte, etc. Ce n’est guère que dans cette dernière partie que le livre prend le caractère de Mémoires suivis et que l’auteur s’attache à éclaircir en témoin et en coopérateur des mieux informés quelques-uns des actes importants de l’histoire. Partout ailleurs ce sont plutôt de fidèles impressions de mœurs, des coins de société ou de politique, des anecdotes.

On regrette tout d’abord de ne pas trouver les détails domestiques qui devaient y être sur les origines du comte Beugnot et ses premières liaisons champenoises. Cela n’aura peut-être point paru assez noble. Le fait est que nous n’avons pas même la biographie complète de l’auteur des Mémoires. Nous ne le voyons quasi qu’en buste, pas tellement en buste pourtant que nous n’apprenions de lui que jeune homme, avocat instruit et plein d’espérances, très grand et beau garçon (ce qui ne gâte rien), il eut l’agrément d’être sur le pied d’ami et de familier ou de chevalier auprès de cette fameuse comtesse de Lamotte, l’un de ces jolis et affreux monstres, de ces harpies à tête de sirène comme en engendra la corruption avancée du XVIIIe siècle. M. Beugnot raconte avec bien de la finesse les misères, les gueuseries, les roueries, les incroyables succès, les fabuleuses audaces de celle dont il put bien être le confident, mais non pas la dupe, et dont il sut éviter d’être dévoré. On regrette même pour lui, ce semble, qu’il n’ait pas été entraîné par un sentiment quelconque, et qu’après tous les services qu’il avait déjà rendus à Mme de Lamotte il lui ait refusé ce dernier bon office d’être son conseil et son avocat à l’heure de l’emprisonnement. Quelque mauvaise que fût la cause, elle avait des parties faites pour tenter un jeune talent, sinon pour intéresser un jeune cœur. Mais M. Beugnot ne se fait faute de nous apprendre qu’au premier moment de l’arrestation de Mme de Lamotte il n’eut qu’une pensée : c’était la peur d’être arrêté lui-même pour ses relations avec elle ; et il s’y attendait si bien, que pendant plusieurs jours il tint, nous dit-il, sa malle toute prête pour la Bastille. Ce fantôme de la Bastille était sans cesse devant ses yeux et troublait ses nuits. Dès ce premier récit, M. Beugnot se dessine à nous comme un observateur très fin, mais il ne se pose nullement en âme héroïque. C’est un trait essentiel en lui et qui a frappé tous ses contemporains. Il convient en plus d’un endroit qu’il n’est pas précisément courageux, qu’il n’est pas né pour l’héroïsme. Son beau-père ne peut s’empêcher de le lui dire un jour : « Vous avez toujours peur ! » Il en prit de bonne heure son parti, et sur ce chapitre il se montra toujours prêt à faire les honneurs de lui-même. Ses frayeurs, soit réelles, soit à demi jouées, étaient sur la fin devenues proverbiales ; ne pouvant les maîtriser ni en faire mystère, il avait trouvé plus simple d’être le premier à en rire ; on a raconté de plaisants apartés, des apostrophes qu’il s’adressait nez à nez devant son miroir. Ainsi en mesure et en règle à ses propres yeux, il le faisait bien vite payer aux autres ; il en est quitte pour se rattraper sur autrui : et, par exemple, le pauvre avocat, Me Doitot, qui, à son refus, accepte la défense de Mme de Lamotte, se voit drapé par lui de la belle manière. N’oublions jamais, en lisant ces Mémoires, que l’auteur a intérêt à ne pas avoir une trop haute idée de l’humanité.

Ce qu’on ne saurait contester, c’est que M. Beugnot est un esprit des plus fins, des plus prompts à saisir les ridicules ; et il ne sort jamais, en les exprimant, de la ligne de la parfaite urbanité. Il est homme de bonne compagnie dans ses portraits et dans les scènes légèrement comiques qu’il nous rend présentes. Ceux mêmes qui lui déplairont et qui le heurteront dans sa politesse, les hommes à écorce un peu rude (les Rœderer, les d’Argout), il ne les touchera qu’en passant. La charge, si chère aujourd’hui et si en faveur, lui est complètement étrangère. Aussi tout est à lire chez lui ; il faut prêter l’oreille et ne rien perdre.

Ce n’est pas à dire que le style de ces Mémoires soit très bon ni d’une très bonne langue : si l’ironie est fine, la forme est un peu lourde ou du moins un peu roide, presque administrative. Tout n’est pas du même ton d’ailleurs, et on distinguerait, jusque dans la manière de dire, la trace des époques différentes. Le vrai moment social de M. Beugnot, celui pour lequel il était le plus fait par la nature de son esprit et par ses goûts, c’est la fin des belles années de Louis XVI, au lendemain de la guerre d’Amérique, l’heure de la popularité suprême et du dernier éclat des parlements. Il dut regretter toujours que ce régime n’ait pas duré en s’améliorant peu à peu et sans secousse. Pourquoi la société n’a-t-elle pas su s’y tenir et s’est-elle ennuyée de son bonheur ? Pourquoi cet ennui du bonheur (c’est lui qui parle) a-t-il jeté la France d’alors dans les extravagances et les aventures ? Pour lui son idéal de félicité publique était là, en deçà de 89, et non pas ailleurs, aussi bien que son idéal littéraire. Ce n’est pas un contemporain de Mirabeau que M. Beugnot, mais il est bien un contemporain de l’éloquence de M. Dambray au Palais ; c’est un jeune avocat qui suit les cours du Lycée et qui fait de beaux mémoires. Il a gardé un peu d’avocat dans son style ; il a, même dans ses ironies, le soin de la phrase, une certaine élégance fleurie et diserte. Son mot n’emporte pas la pièce, comme ferait un La Rochefoucauld et à plus forte raison un Saint-Simon ; mais, cette légère draperie secouée et sous cette surface, on a la pensée du fond qui se retrouve avec tout son sel et son piquant. Derrière la politesse étudiée de diction, on surprend le moraliste.

Dans les premiers morceaux, qui furent écrits au xviiie  siècle, avant 1800, je note bien d’anciens oripeaux de style qui sont une date. Si l’auteur, sous le coup d’un mandat d’arrêt, va se promener au Jardin des Plantes, et s’il monte au labyrinthe, il jette de là un regard sur Paris, « cette magnifique cité que la tyrannie couvrait de son crêpe. » Il nous décrit du haut de ce belvédère toutes ses pensées, ses réflexions mélancoliques, et il prolonge jusqu’au soir « le rêve du sentiment. » Plus tard, dans la prison, l’airain lui mesure les heures ; il nous parle de deux condamnés qui, avant de monter sur la fatale charrette, « épuisent encore une fois la coupe de la volupté. » C’est ce que j’appelle un style à la Vicq d’Azyr. L’auteur s’excuse presque de repasser sur les mêmes scènes après Riouffe, qu’il appelle un « maître. » On n’est pas impunément de son époque : cette fausse élégance, ces fausses fleurs gagnaient et envahissaient alors les plus sages talents. Mais, tout à côté, que de véridiques et touchantes pages ! Quelles vivantes peintures de cette société, aimable encore et légère jusque dans les prisons, à la veille du supplice ! Que de particularités délicates, habilement indiquées ou sous-entendues ! Que de portraits fidèlement peints ou dessinés ! Mme Roland, Bailly ! Ce dernier surtout est vengé des insultes dans une page tout à fait élevée et éloquente que l’humanité inspire à M. Beugnot, et qui est désormais inséparable de l’auguste image du juste immolé. Cet excellent homme de bien dissimula jusqu’au dernier jour à ses compagnons de prison l’issue trop certaine de son jugement au tribunal révolutionnaire ; ce ne fut que la veille de la condamnation qu’il laissa échapper devant eux quelque chose de ses pensées. « Comment ? lui dit M. Beugnot ; mais hier encore, mais tous les jours, vous avez paru tranquille sur la tournure que prenaient les débats et sur la disposition du tribunal : vous nous trompiez donc ! » — « Non, répondit Bailly ; mais je vous ai donné l’exemple de ne jamais désespérer des lois de votre pays. » Il donnait de plus le bien rare exemple, lui, victime de la Révolution, de ne pas la calomnier : « L’orage qui gronde en ce moment, disait-il, ne prouve rien sans doute, et fera tomber bien des feuilles de la forêt ; il arrachera même quelques arbres ; mais il emportera aussi de vieilles immondices, et le sol épuré peut donner des fruits inconnus jusqu’ici. » L’agonie de Bailly était comme épuisée et consacrée dans toutes ses circonstances : elle s’augmente et se couronne de deux ou trois traits sublimes, grâce à M. Beugnot.

Une fois n’est pas coutume ; cette élévation de ton et de pensée n’est pas habituelle dans ces Mémoires : ils nous donnent bien plus souvent l’impression très vive de ce que devait être M. Beugnot dans l’intimité, quand l’homme officiel et le haut administrateur disparaissait, qu’il s’abandonnait à son humeur plaisante, moqueuse, imitatrice, et que, pour mieux peindre les autres, il se plaisait à les copier et à les mettre en action. Qu’on veuille se rappeler les endroits où il fait parler M. de Latour, Mlle Colson, à propos de Mme de Lamotte, la fille Églé sur la reine, ou encore les soldats au bivouac à Düsseldorf, ou bien Jean-Bon Saint-André avec ses retours de verdeur jacobine jusque dans le préfet d’Empire. Napoléon en personne parle, en quelques rencontres, comme il a dû parler. Ici tout est net, juste, bien frappé ; toute ambiguïté de langage a disparu. On est en présence de la réalité même. Vus par ce côté, les Mémoires de M. Beugnot sont excellents.

Je faisais pourtant cette réflexion, en les lisant, que les hommes même contemporains et en rapport, même les plus clairvoyants et les plus avisés, se connaissent peu, se méconnaissent souvent. Voilà, par exemple, Rœderer qui, pour le Grand-duché de Berg, était à Paris le ministre avec lequel M. Beugnot, chargé de l’administration sur les lieux, avait à correspondre. Rœderer avait l’écorce rude, raboteuse ; ses antécédents dans la Révolution ne s’accordaient point précisément avec ceux de M. Beugnot. Celui-ci, qui le trouvait peut-être contrariant dans sa correspondance administrative, supposait à tort qu’il lui était hostile, qu’il ne demandait pas mieux que de le desservir auprès de l’Empereur. Or on sait aujourd’hui positivement, par les papiers mêmes et les notes de Rœderer, qu’il n’en était rien, qu’il considérait M. Beugnot non seulement comme un homme d’une société fort agréable, mais comme fort distingué en affaires et « le plus capable de naturaliser les institutions françaises dans le Grand-duché. » C’est dans ces termes qu’il en parlait à l’Empereur. Pendant un séjour d’une quinzaine que Rœderer fait à Düsseldorf, c’est tout au plus si M. Beugnot revient un peu de ses préventions. Il s’étonne presque de trouver Rœderer plus lettré, plus entendu aux choses de goût, moins étranger à la culture des arts, qu’il ne l’avait cru. Eh ! C’est qu’au fond, toute administration à part, Rœderer ne faisait pas autre chose que M. Beugnot : il observait ce à quoi il était mêlé ; il dessinait les hommes, les prenait sur le fait et se préparait à être un des bons témoins désintéressés de son époque par devant la postérité. Qu’on se rappelle de lui la scène d’arrivée du général Lasalle à Burgos et tant de conversations avec l’Empereur au sujet du roi Joseph ; mais, entre toutes, la conversation du général Lasalle au souper de Burgos est un tableau animé et vivant, digne de faire pendant et contraste aux conversations de Jean-Bon Saint-André dans la salle d’attente du dîner impérial ou sur le bateau du Rhin à Mayence. Seulement l’esprit des deux portraitistes est différent : Rœderer n’y apporte que de la fidélité et l’exactitude scrupuleuse du fac-similé ; M. Beugnot y met plus d’art et de malice. Il y met du sien, sans avoir l’air d’y toucher.

Je voudrais, selon mon habitude, donner quelque idée, par une citation, du genre d’esprit et de finesse de cet excellent conteur, qui était d’ailleurs de l’étoffe dont on fait les bons ministres. Il était à la veille de quitter Düsseldorf et le Grand-duché après nos désastres de 1813, et, en attendant, il recueillait les débris sanglants de la bataille de Leipzig. Il donnait pour la dernière fois l’hospitalité aux personnages distingués de l’administration française forcés de quitter la Westphalie. Les troupes françaises aussi, qui opéraient leur retraite, commençaient à arriver : elles campaient dans la ville un peu comme en pays ennemi, et un jour M. Beugnot fut averti que les soldats bivouaquant dans le jardin public étaient en train d’en couper les arbres pour le service de la cuisine et des baraques. M. Beugnot tenait fort à ces arbres, qu’il avait plantés en des temps plus heureux et qui faisaient la joie des habitants : il réussit à les sauver moyennant distribution de bois qu’il fit faire aux troupes, au double de ce qui était nécessaire, et il nous raconte comme il suit son succès :

« Tel est, nous dit-il, l’excès de notre prévention pour ce qui est notre ouvrage, que j’étais dans le ravissement pour avoir préservé un jardin que, deux jours après, je devais quitter, peut-être pour ne jamais le revoir, mais à coup sûr pour ne plus le posséder. J’ordonnai une distribution de vin aux troupes françaises, à raison d’une bouteille par homme. Cette largesse apparente me coûtait peu, car j’allais être forcé d’abandonner à l’ennemi le vin dont je disposais encore ce jour-là. Le général Damas, prévoyant que cette distribution, à laquelle il s’était d’abord opposé par prudence, allait semer beaucoup et peut-être trop de gaieté dans le bivouac, me proposa de l’aller visiter à l’heure du dîner. J’y allai dans sa compagnie et dans celle du général Marx. Je ne revenais pas de la promptitude et de l’habileté avec lesquelles les baraques avaient été construites. Ces soldats, qui venaient de subir la cruelle défaite de Leipzig et une longue retraite avec ses privations, ses douleurs et ses dangers, n’avaient rien perdu de cette jovialité et de ce sans-souci qui caractérisent le soldat français. Je recueillis là, même pour mon compte, de bons propos frappés juste à l’empreinte du corps de garde et du bivouac. Les généraux qui m’accompagnaient voulaient bien me céder le pas, ce qui inquiétait beaucoup les soldats sur ma qualité. Ils se demandaient : « Quel est donc le grand qui a l’habit ferré en blanc ? — Veux-tu bien te taire, répondait un autre ; c’est le ministre de l’Empereur. — Tiens ! Le ministre de l’Empereur ! On sait bien d’où il vient, celui-là ; il est tiré des grenadiers. — Et qu’est-ce qui t’a dit que ce n’était pas des tambours-majors ? — Oh ! Ma foi non ! S’il venait des tambours-majors, il ne nous aurait pas donné de vin ; il aurait tout bu. — Moi, ça m’est égal d’où qu’il vienne, mais je voudrais bien que l’Empereur fournît un grand ministre comme celui-là partout où je passe, etc. »

« Je quittai la place, distrait moi-même par la bonne humeur et les bons propos de corps de garde. Je trouvai que ces premiers passants étaient tout à fait bons diables. »

La taille du comte Beugnot, on le voit, était des plus remarquables, et cette circonstance revient très souvent dans sa vie. « Le grand monsieur, le grand M. Beugnot », était l’expression naturelle qui venait en parlant de lui. Il est bon de savoir (et j’en parle d’après les statisticiens militaires les plus autorisés) que l’état moyen de la taille en France est de cinq pieds, ou du moins quand on a cinq pieds, on est pour le mieux, on est l’homme normal, celui qui a chance d’être le mieux constitué : on n’a pas de quoi se vanter, mais pas non plus de quoi se plaindre. M. Beugnot, qui était bien au-dessus et à l’extrémité de l’échelle, volait bien du monde. Il semble d’ailleurs qu’avoir de l’esprit quand on est déjà si grand de taille, ce soit usurper. De même qu’au-dessous d’une certaine taille qui est strictement celle du service militaire, il est rare de trouver une constitution physique qui ne soit pas débile, de même il semble qu’au-dessus et au-delà du niveau supérieur, il soit rare que la qualité de l’esprit soit dans toute sa vivacité. Je sais toutes les exceptions qu’on peut faire, elles me reviennent et se lèvent devant moi en ce moment : je salue tous ces grands beaux hommes spirituels ; mais en fait il n’en est pas moins vrai que cela semble une singularité de trouver l’esprit d’un abbé Galiani dans le corps d’un grenadier. Eh bien, M. Beugnot faisait une exception : il avait la malice d’un singe avec la stature d’un tambour-major. C’était un piquant contraste auquel on avait peine à s’accoutumer.

Ceux qui ne l’aimaient pas, ceux qui prétendaient qu’il avait tourné trop tôt casaque au régime qu’il avait servi, et qu’il faisait trop aisément bon marché de cette sorte de pusillanimité plus en vue chez lui que chez d’autres, allaient jusqu’à dire que « c’était l’âme d’Arlequin dans le corps d’Alcide (ou d’Achille). »

Je remarquerai simplement que M. Beugnot, nommé préfet de Lille au commencement de 1814, et à qui l’Empereur avait dit « qu’il mettait dans sa poche une des clefs de la France », y fut visité, dès le mois de février, par M. Laborie, le factotum et le courrier bénévole de M. de Talleyrand, et qu’à la suite de cela, un mois ou trois semaines après, sans l’avoir sollicité, sans avoir été consulté (il le dit, et je le crois), il se trouva nommé ministre de l’intérieur du Gouvernement provisoire, en même temps que le Sénat prononçait la déchéance de Napoléon. C’était jouer de malheur ; mais on avait compté sur lui, sur sa facilité ; on avait disposé sans façon de sa personne. M. de Talleyrand n’avait pas hésité à le prendre, dès le premier jour, pour un instrument du nouveau régime. On n’en agit de la sorte qu’avec les caractères d’une certaine trempe et d’un ressort bien pliant. Laborie, dans cette visite, l’avait suffisamment tâté ; il avait répondu de lui, de son acceptation au besoin. M. Beugnot, à ce propos, a tracé le plus fin portrait de cet agent d’intrigue et qui était dès longtemps suspect à Napoléon2 ; mais il a beau faire et essayer de nous amuser au détail, il a beau donner un tour plaisant au récit de son voyage à travers la Picardie après qu’il s’est enfui et comme évadé de sa préfecture, il ne réussit pas à pallier le fond : l’acte est là qui parle assez haut : il y a quelque chose dans la conscience qui se refuse à admettre que le ministre d’hier à Düsseldorf, le préfet de Lille, d’une ville frontière, soit passé dès le premier jour, et pendant que Napoléon luttait encore, dans le Gouvernement intermédiaire qui le détrônait.

Il est vrai que M. Beugnot nous donne toutes les explications qui peuvent atténuer cette capitulation de conscience. A peine arrivé à Paris, il allègue auprès de M. de Talleyrand les serments qu’il a prêtés et qui le lient. On convient, pour le tranquilliser, que M. Benoist, qui faisait l’intérim de l’intérieur, gardera la signature jusqu’à ce que l’abdication en règle soit arrivée de Fontainebleau, et, moyennant ce détour, M. Beugnot n’a plus d’objections.

On doit aujourd’hui à ce peu de scrupule et à la familiarité qui s’ensuivit la description vivante, animée, moqueuse, qu’il nous fait de l’intérieur de l’hôtel de Talleyrand en ces heures tumultueuses et décisives. M. Beugnot crut retrouver sous les Bourbons, en ces premiers moments, une renaissance de ce gouvernement paternel qui lui avait souri dans sa jeunesse sous Louis XVI. Il est bientôt loin de compte. Il a pourtant l’honneur, le bonheur d’inventer le premier mot de Monsieur, comte d’Artois : « Il n’y a rien de changé en France, il n’y a qu’un Français de plus. » Cette invention de M. Beugnot, qui a sa place dans les mots célèbres, suffirait à maintenir son nom dans l’histoire. Mais il a beau en être l’auteur, il a beau être le souffleur tout trouvé en chaque rencontre pour ces sortes d’à-propos monarchiques, il est mal récompensé. Il ne réussit pas, dans son travail de ministre à portefeuille, à récréer Louis XVIII, à lui alléger la fatigue de la signature, et il lui parle trop au long des affaires : « Le roi ne voyait guère en moi, dit-il, qu’un ouvrier robuste qui avait fait son apprentissage sous un méchant maître. » On lui retire le ministère de l’intérieur pour le mettre à la direction générale de la police, à laquelle il est assez peu propre. Il travaille cependant à la rédaction de la Charte, et nous avons sous sa plume tout un intéressant procès-verbal des séances de la Commission chargée de la préparer. Ce fut même lui qui eut l’honneur de rédiger le fameux préambule : il s’en était remis d’abord pour la composition au talent élevé, mais trop oratoire, de Fontanes : il lui fallut tout refaire au dernier moment. Louis XVIII n’en voulut pas même entendre de sa bouche la lecture avant la séance royale ; l’heure pressait : « Nous avons confiance en vous, lui dit le roi, et je sais que vous êtes passé maître en ce point. » Cet auguste préambule de la Charte fut encore un des succès anonymes ou pseudonymes de celui qui en eut plus d’un de cette nature en 1814. M. Beugnot était tout à fait une utilité politique ; la Restauration le comprit trop peu et se priva trop aisément de lui.

Le voyage de Gand, dans les Cent-Jours, est des plus spirituellement racontés. M. Beugnot, redevenu ministre, — ministre de la marine, s’il vous plaît, — se moque très agréablement de tous ses collègues, ministres in partibus comme lui, et de ses compagnons d’émigration. Il a du maréchal de Beurnonville, notamment, un portrait-notice fait de main de maître et comme on peut l’attendre d’un compatriote qui sait son maréchal dès l’enfance et dès la charrue. Ce portrait est un chef-d’œuvre de grâce, de gaieté douce, d’ironie pénétrante, d’impertinence polie, et il a tout l’air avec cela d’être la vérité. Cet Ajax de la Révolution (ainsi surnommait-on d’abord le général Beurnonville) est désormais atteint et blessé au talon plus sûrement qu’Achille. La scène de Gand, où l’avantageux maréchal fait étalage de stratégie à l’usage des gens de cour, où il s’applique surtout à démontrer au grand aumônier, le cardinal de Périgord, qui l’écoute révérencieusement en ayant l’air de mordre la corne de son chapeau, les divers plans de campagne possibles et comme quoi, dans toutes les combinaisons, Napoléon ne peut être que battu, — cette petite scène à trois personnages, le suffisant, le crédule, et le sceptique qui se rit de tous deux, — est une délicieuse comédie de cabinet qui vaut tout ce que les anciens Mémoires du bon temps nous ont laissé de plus exquis en ce genre. On y retrouve quelque chose de la raillerie d’Hamilton. M. Beugnot s’entend à draper les hommes de sa connaissance aussi finement qu’Hamilton médisait des femmes. L’Ajax français ne s’en relèvera pas : ce maréchal, de plus de montre que de mérite, demeure criblé sous cette grêle d’épigrammes. J’en dirai plus ou moins de même des autres portraits dont les originaux sont peu flattés, — et du portrait de l’abbé Louis qui y paraît dans tout le bourru de son humeur sans y gagner du côté de la franchise, — et des esquisses si bien ménagées de M. de Talleyrand, de qui M. Beugnot n’eut guère à se louer après ce commun exil, et qui, de retour en France, sacrifia sans beaucoup de cérémonie l’homme utile et distingué dont il s’était servi d’abord. En effet, M. Beugnot, à la seconde Restauration, retomba encore du rang de ministre à celui de directeur général ; il eut pour fiche de consolation la direction générale des postes, dans laquelle même il fut bientôt remplacé. On a peine à comprendre comment il arrive si souvent à cet administrateur capable et habile de déchoir ainsi de rang et de devenir, comme on dit, d’évêque meunier. Il est évident qu’on ne comptait pas assez avec lui, qu’on le traitait avec un certain sans-gêne, que son caractère n’imposait pas, qu’on le prenait trop au mot dans les plaisanteries qui lui échappaient sans cesse sur lui-même. Il faut croire aussi que, malgré sa laboriosité (mot qu’il aime), malgré ses talents et aussi sa souplesse, il n’était pas incapable, dans le détail de la conduite, de quelque gaucherie et de quelque maladresse. M. Beugnot passa donc presque tout le temps de la seconde Restauration, et en dépit des services qu’il avait rendus dans les premiers jours, à l’état d’homme mis de côté et de demi-mécontent ; quand il se lassa d’être député, il eut à attendre pendant des années son siège à la Chambre des pairs. Cependant l’observateur, en lui, avait de quoi désennuyer le ministre d’État honoraire, en exerçant son mépris des hommes et sa critique des gouvernements : exclu de la scène, il ne cessait d’avoir l’œil dans les coulisses de la politique, et il se riait du jeu des acteurs.

Il était fort bien avec Benjamin Constant ; venus de bords différents et marchant sous des drapeaux en apparence opposés, ayant eu l’un et l’autre leurs faux pas et leurs volte-face (l’un son 31 mars, l’autre son 20 mars), ils se dédommageaient en se faisant mutuellement les honneurs chacun de son parti ; ils excellaient tous deux à passer au fil de leur esprit les choses et les hommes au milieu desquels ils avaient vécu et dont ils n’avaient eu qu’à se louer médiocrement.

Mais l’esprit, qui s’évapore en bons mots s’il n’est que viager, prend plus sûrement sa revanche après la mort, s’il se fixe en des écrits durables. M. Beugnot l’a prévu, et en cela il a eu soin de la mémoire des autres, encore plus que de la sienne. Sans chercher à se grandir ou à s’ennoblir, il a peint quelques-uns de ses contemporains tels qu’il les a vus ; il l’a fait avec une plume qui, au milieu de quelques défauts, a des qualités rares et des traits ineffaçables. Tel qui faisait bon marché de Beugnot vivant, aura désormais à compter avec lui pour toute la postérité et tant que durera l’histoire de France.

Les Mémoires de M. Beugnot sont une leçon. L’esprit a de ces retours offensifs : comptez avec l’esprit, puissants du jour ! Tel homme de valeur que vous traitez sous jambe, dont vous croyez pouvoir user et abuser, et que vous cassez aux gages quand vous le jugez inutile, aura sa revanche un jour, bien tard. Il sortira de sa plume quelque chose qui vous montrera tels que vous étiez et vous classera. Oui, vous-même, monsieur de Talleyrand, vous avez aujourd’hui à compter avec M. Beugnot. Il vous avait paru sans conséquence de le lâcher à un certain moment : lui, il vous a suivi, il vous a saisi et mis à jour avec vos vices nonchalants, vos légèretés incroyables, vos débauches d’esprit dans les graves instants, votre complaisance et votre assujettissement à vos familiers et à vos entours. Vous n’êtes point tombé aux mains d’un Saint-Simon violent, passionné, au fer brûlant, mais aux mains d’un moqueur de votre école, qui vous convainc de fautes, non de crimes, qui vous surprend en flagrant délit de moindre habileté et d’imprévoyance habituelle. Je ne sais si c’est une vengeance : dans tous les cas, elle est de bon goût.

P. S. Je ne puis, malgré tout, m’empêcher de croire que ces Mémoires auront, un jour ou l’autre, une seconde édition plus complète. M. Beugnot n’a pas dit son dernier mot.