(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — I — Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens » pp. 1-16
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — I — Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens » pp. 1-16

I — Vauvenargues et Fauris de Saint-Vincens

Il semblait que tout fût dit sur Vauvenargues. Les critiques les plus distingués s’étaient épuisés à en parler. On avait tiré de ses courts et inachevés ouvrages la plus haute idée qu’on se pût faire de l’homme. Cet homme, ce caractère, on l’avait déduit avec netteté et certitude de quelques pensées simples et grandes exprimées avec un accent qui ne trompe pas. On était arrivé cependant, en examinant bien les divers écrits de Vauvenargues, à n’y pas voir seulement un jeune homme plein de nobles et généreux sentiments, de pensées honorables à l’humanité, doué d’un talent d’expression singulièrement pur, et d’une sorte d’ingénuité élevée de langage, — le meilleur des bons sujets et le modèle des fils de famille ; ce premier Vauvenargues qui se dessine, en effet, dans quelques réflexions et maximes souvent citées de lui, ce premier Vauvenargues que chaque âme honnête porte en soi à l’origine avant le contact de l’expérience et la flétrissure des choses, était dépassé de beaucoup et se compliquait évidemment d’un autre en bien des points de ses ouvrages. On y sentait non seulement l’observateur déjà éprouvé et mûr, mais une nature passionnée, avide d’action, par moments une manière d’ambitieux pour qui l’histoire s’offrait comme une suite de rôles qu’il eût aimé à transporter et à réaliser dans le présent. On en était là, et dans le dernier concours d’éloquence à l’Académie française, l’éloge proposé de Vauvenargues avait produit quatre ou cinq discours diversement remarquables, où tous les points de vue avaient été présentés et avaient trouvé de spirituels avocats et interprètes pour les faire valoir. De tous ces discours, le plus ingénieux et le plus neuf, le plus empreint d’un cachet de distinction, était celui de M. Gilbert, qui obtint le prix. L’auteur s’était particulièrement attaché à ressaisir et à démontrer sous la ligne idéale du premier Vauvenargues assez vaguement défini l’homme réel, ambitieux d’une carrière, soit militaire, soit politique, avide d’éloquence, d’action, d’une grande gloire supérieure encore dans sa pensée à celle des lettres. Il avait rassemblé toutes les preuves à l’appui de cette heureuse définition qu’il avait donnée de Vauvenargues : une âme grande dans un petit destin. Il avait mis d’ailleurs dans tout son jour et en pleine lumière le côté tendre, affectueux, de Vauvenargues, ce côté le plus connu, la beauté de sa nature morale, et avait parfaitement marqué le trait dominant de son caractère, la sérénité dans la douleur ; et il concluait en disant que l’espèce de gloire réservée à Vauvenargues était celle qui peut sembler le plus désirable aux natures d’élite, l’amitié des bons esprits et des bons cœurs.

M. Gilbert n’a pas voulu s’en tenir à ce succès et à cette appréciation littéraire une fois couronnée et publiquement applaudie. Son goût pour Vauvenargues était devenu, en effet, une véritable amitié et du dévouement à sa mémoire. Il s’est donc mis à la recherche de tout ce qui pouvait compléter les Œuvres et ajouter à l’idée de l’homme. Il en est résulté l’édition que nous annonçons en ce moment, et qui est un véritable enrichissement de la littérature française. Voilà un classique de plus, définitivement établi.

J’insisterai peu sur les mérites de détail de l’édition, le choix des meilleurs textes, des meilleures leçons (car, chez Vauvenargues, les mêmes pensées souvent sont reproduites plus d’une fois et dans des termes presque identiques) ; j’en viendrai d’abord à ce qui fait l’intérêt réel de la publication de M. Gilbert, à ce qui est un accroissement de notions sur Vauvenargues, à sa correspondance inédite.

Elle se compose principalement de deux sources : la correspondance avec Mirabeau, le père du grand tribun, et la correspondance avec Saint-Vincens.

Cette dernière, provenant de la Bibliothèque du Louvre, où très peu de personnes avaient eu l’idée de la consulter jusqu’ici, est la moins importante, ou pour parler plus exactement, la moins agréable, et si on l’avait donnée seule et sans l’autre, on courait risque de prendre Vauvenargues par un aspect qui aurait pu le diminuer, ou du moins qui ne le grandissait pas. Fauris de Saint-Vincens, ami de Vauvenargues et de trois ans plus jeune que lui, était fils d’un conseiller à la Cour des comptes de Provence, et devint à son tour conseiller, puis président à mortier au parlement de la même province ; il ne mourut qu’en 1798 et était connu pour un érudit et un antiquaire des plus distingués, associé correspondant de l’ancienne Académie des inscriptions et belles-lettres. Dans sa jeunesse, et à l’époque de sa liaison avec Vauvenargues, c’était un jeune homme studieux, aussi lettré que modeste, animé de sentiments délicats et tendres, religieux ou susceptible de revenir à la religion. Il fit une maladie grave et qui mit ses jours en danger en 1739 ; les lettres que lui adresse Vauvenargues à ce sujet sont les plus précieuses de cette correspondance, en ce qu’elles jettent quelque lumière sur les vrais sentiments en matière de religion et les croyances de celui qui les écrivait. On a fort discuté sur le christianisme de Vauvenargues, et d’habiles gens en ont fait le sujet d’un examen particulier. On trouve, en effet, chez lui de belles pensées qui semblent n’avoir pu être conçues que par un chrétien, à côté d’autres pensées qui semblent ne pouvoir être que d’un philosophe. Dans une lettre à Saint-Vincens, après la maladie de ce dernier, et en réponse à un récit que le convalescent paraît lui avoir fait de ses dispositions et impressions en présence de la mort, on lit :

Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu as vu les approches de la mort ; il est pourtant bien triste de mourir dans la fleur de la jeunesse ! mais la religion, comme tu dis, fournit de grandes ressources ; il est heureux, dans ces moments, d’en être bien convaincu. La vie ne paraît qu’un instant auprès de l’éternité, et la félicité humaine, un songe ; et, s’il faut parler franchement, ce n’est pas seulement contre la mort qu’on peut tirer des forces de la foi ; elle nous est d’un grand secours dans toutes les misères humaines ; il n’y a point de disgrâces qu’elle n’adoucisse, point de larmes qu’elle n’essuie, point de pertes qu’elle ne répare ; elle console du mépris, de la pauvreté, de l’infortune, du défaut de santé, qui est la plus rude affliction que puissent éprouver les hommes, et il n’en est aucun de si humilié, de si abandonné, qui, dans son désespoir et son abattement, ne trouve en elle de l’appui, des espérances, du courage : mais cette même foi, qui est la consolation de misérables, est le supplice des heureux ; c’est elle qui empoisonne leurs plaisirs, qui trouble leur félicité présente, qui leur donne des regrets sur le passé, et des craintes sur l’avenir ; c’est elle, enfin, qui tyrannise leurs passions, et qui veut leur interdire les deux sources d’où la nature fait couler nos biens et nos maux, l’amour-propre et la volupté, c’est-à-dire tous les plaisirs des sens, et toutes les joies du cœur…

Vauvenargues avait vingt-quatre ans quand il écrivait ces lignes. Il s’y montre dans son impartialité. Il n’est pas ennemi, il n’est pas hostile, il balance les avantages, mais au fond il n’hésite pas et se prononce pour une philosophie naturelle. Dans ces lettres à Saint-Vincens où il s’abandonne tout à fait au courant de la pensée et au mouvement de la plume, il divague quelquefois et tombe même dans quelque confusion. Il s’en aperçoit et en convient. C’est une garantie de plus pour la parfaite sincérité. Il continue et prolonge cette conversation par lettres avec Saint-Vincens, sur les sentiments de différente sorte et les troubles qui agitent une âme à la vue des derniers moments :

On ne saurait tracer d’image plus sensible que celle que tu fais d’un homme agonisant, qui a vécu dans les plaisirs, persuadé de leur innocence par la liberté, la durée, ou la douceur de leur usage, et qui est rappelé tout d’un coup aux préjugés de son éducation, et ramené à la foi, par le sentiment de sa fin, par la terreur de l’avenir, par le danger de ne pas croire, par les pleurs qui coulent sur lui. et enfin par les impressions de tous ceux qui l’environnent. Comme c’est le cœur qui doute dans la plupart des gens du monde, quand le cœur est converti, tout est fait ; il les entraîne ; l’esprit suit les mouvements, par coutume et par raison. Je n’ai jamais été contre ; mais il y a des incrédules dont l’erreur est plus profonde : c’est leur esprit trop curieux qui a gâté leurs sentiments…

Je n’ai jamais été contre est, je crois, le mot le plus vrai pour Vauvenargues. C’est un neutre indulgent et parfois sympathique ; et quant à ces traités particuliers sur le libre arbitre et sur d’autres sujets où il a paru imiter le style et suivre les sentiments de Pascal, il nous en donne la clef un peu plus loin dans cette lettre même (10 octobre 1739) ; car, après un assez long développement et qui vise à l’éloquence, sur les combats du remords et de la foi au lit d’un mourant, il ajoute :

J’aurais pu dire tout cela dans quatre lignes, et peut-être plus clairement ; mais j’aime quelquefois à joindre de grands mots, et à me perdre dans une période ; cela me paraît plaisant. Je ne lis jamais de poète, ni d’ouvrage d’éloquence, qui ne laisse quelques traces dans mon cerveau ; elles se rouvrent dans les occasions, et je les couds à ma pensée sans le savoir ni le soupçonner ; mais lorsqu’elles ont passé sur le papier, que ma tête est dégagée, et que tout est sous mes yeux, je ris de l’effet singulier que fait cette bigarrure, et malheur à qui ça tombe ! Adieu, mon cher Saint-Vincens.

Vauvenargues s’exerce évidemment au style, à l’amplification ; il n’avait pas fait ses classes, il répare cela en les faisant dans ses lettres à ses amis. Il risque la tirade, il la pousse et la place où il le peut. — Ô Nil, que l’on a bien fait pour ta plus grande gloire d’ignorer longtemps tes sources ! Il ne faudrait pas voir de trop près les premiers tâtonnements des hommes distingués.

L’explication que M. Suard donnait de quelques-uns des écrits de Vauvenargues se trouve donc plus justifiée qu’on ne le voudrait. M. Suard était un esprit discret, honnête, et bien que foncièrement adhérent au parti philosophique, incapable de rien inventer et supposer au profit de sa cause ; son témoignage ne laissait pas d’être très embarrassant, et on était réduit à y voir une singulière méprise. Il considérait, en effet, ces morceaux comme des jeux d’esprit, ou du moins des exercices de rhétorique dans lesquels le jeune auteur avait essayé de se former et de se rompre aux divers styles, et il en parlait ainsi d’un air de certitude et comme le tenant de bonne source. L’aveu de Vauvenargues vient ici lui donner raison. Il aimait, dit-il, à joindre de grands mots, à se perdre dans une période ; il ne lisait jamais de poète ni d’orateur qui ne laissât quelques traces dans son cerveau, et ces traces se reproduisaient dans ce qu’il écrivait ensuite. Assurément on aurait mieux aimé voir dans ces élans et ces prières, dans ces méditations sur la foi, les traces directes et les témoignages d’une lutte intérieure et d’un de ces beaux orages mélancoliques et mystiques tels qu’on en a dans la jeunesse, une seconde forme du drame intérieur de Pascal. Cela n’est plus possible aujourd’hui. Vauvenargues a eu ses orages et ses enthousiasmes, mais il ne paraît pas qu’il les ait eus en ce sens ; il y faut renoncer, et ne voir définitivement dans les morceaux tant discutés, et jusqu’ici restés énigmatiques, que les essais d’un écolier généreux, sincère en tant qu’apprenti, mais non les convictions vives de l’homme. Il ne les écrivait pas précisément pour s’amuser, il les écrivait pour se former.

La plus grande partie de la correspondance de Vauvenargues avec Saint-Vincens roule sur des difficultés de situation et de fortune. Vauvenargues avait pour cet ami une extrême tendresse et lui accordait une confiance entière : il n’avait pas de secrets pour lui. Cette plaie d’argent qu’il dissimulait fièrement devant d’autres, il la lui découvrait et lui demandait de lui venir en aide. Le service du roi était coûteux ; Vauvenargues, capitaine au régiment du roi, ne recevait que peu de secours de sa famille, et il était obligé à bien des dépenses par position, en même temps qu’il était libéral et généreux par nature. Saint-Vincens l’aida plus d’une fois à emprunter et se fit sa caution. Pour apprécier sainement ce coin pénible, ce ver rongeur de l’existence de Vauvenargues, il faut bien se représenter la pudeur de cette race à laquelle il appartient et dont il est l’un des plus nobles représentants. Autant pour tous ceux qui sont de l’espèce de Figaro, de Gil Blas et de Panurge, de ce Panurge « sujet de nature à une maladie qu’on appeloit en ce temps là faute d’argent, c’est douleur sans pareille (et toutefois, dit Rabelais, il avoit soixante et trois manières d’en trouver toujours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune étoit par façon de larcin furtivement fait) » ; — autant pour cette bande intrigante et peu scrupuleuse, la question d’argent est à la fois importante et légère, objet avoué de poursuite et de raillerie, un jeu et une occupation continuelle, et à toute heure sur le tapis, autant c’est un point sensible et douloureux pour ces natures pudiques et fières, timides et hautes, qui n’aiment ni à s’engager envers autrui ni à manquer à personne, qui ont souci de la dignité et de l’indépendance autant que les autres de l’intérêt. Vauvenargues était de ces âmes royales au sens de Platon de ces âmes ingénues et d’hommes libres. Une de ses amères douleurs renfermées fut toujours de ne pouvoir se relever et s’acquitter, avant de mourir, des obligations qu’il avait contractées. M. Gilbert a rassemblé à ce propos différents passages de ses maximes et de ses caractères, qui se rapportent évidemment à cette situation personnelle ; on le soupçonnait auparavant, on en est sûr désormais : et par exemple dans ce portrait de Clazomène qui est tout lui : « Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. »

L’amitié si tendre, si familière, que nous voyons établie entre Vauvenargues et Saint-Vincens nous permet de nous figurer en la personne de ce dernier un de ces amis dont La Fontaine avait vu des exemples autre part encore qu’au Monomotapa :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur :
    Il vous épargne la pudeur
    De les lui découvrir vous-même.

De près, Saint-Vincens avait dû, en plus d’un cas, lire dans les yeux de son ami ses besoins et ses désirs, et aller au-devant de ses paroles. Pourtant, une fois éloigné de la Provence et absent, Vauvenargues ne peut être deviné, et il est obligé de s’ouvrir lui-même. On souffre de voir cet homme distingué et qui promettait presque un grand homme, si à la gêne et si peu favorisé de la fortune qu’il ne peut faire un voyage en Angleterre, où l’appelleraient ses études et aussi des médecins à consulter pour ses yeux et pour ses autres infirmités ; on souffre de le voir ne venir d’abord à Paris qu’à la volée et n’y rester que peu de temps par les mêmes raisons misérables. Cette mauvaise fortune, et cette extrême délicatesse morale qu’il y conserve, le rendent un peu susceptible dans ses rapports avec Saint-Vincens ; et lorsque celui-ci, qui paraît encore plus aimé de Vauvenargues qu’il ne l’aime, et qui est assez irrégulier dans ses lettres, tarde un peu trop à lui répondre, Vauvenargues s’alarme, il suppose que le souvenir de l’argent prêté entre pour quelque chose dans ce ralentissement, que son ami en a besoin peut-être et n’ose le lui dire ; il se plaint, il offre de s’acquitter, et il a ensuite à se justifier envers son ami qui a cru voir de l’aigreur dans la chaleur de ses reproches :

Je te supplie, du moins, de croire qu’en t’offrant, comme j’ai fait, de m’acquitter avec toi, je n’ai jamais été fâché un seul moment de te devoir. Dieu m’a donné, pour mon supplice, une vanité sans bornes et une hauteur ridicule par rapport à ma fortune ; mais je ne suis pas assez sot pour la placer aussi mal. J’ai toujours regardé comme un bien d’avoir des marques indubitables de ton amitié ; bien loin qu’elles m’aient été à charge pendant ces froideurs apparentes, elles m’en ont consolé, et je m’estimais heureux de trouver cette ressource contre mes tristes soupçons. Je te jure, mon cher Saint-Vincens, que je dis vrai ; ne me fais point l’injustice de douter de ce sentiment ; ce serait trop me punir, et tu dois tout oublier ; je te le demande à genoux, et t’embrasse de tout mon cœur.

Le désir extrême qu’avait Vauvenargues de venir à Paris, et pour cela son besoin de trouver 2000 livres à tout prix, nous le montrent dans une singulière veine d’inquiétude et dans une espèce de fièvre qui lui fait écrire à Saint-Vincens des choses assez étranges comme lorsqu’on en est aux expédients, des choses qui dérangent un peu l’idée du Vauvenargues-Grandisson auquel on était généralement accoutumé, et qui n’avait jamais été mieux développé que dans le discours d’un des derniers et des plus honorables concurrents, M. Poitou. Voici une page qui a déjà prêté au commentaire, et que M. Émile Chasles n’a pas manqué de relever dans son étude intitulée Les Confessions de Vauvenargues :

Ce qu’il y a de plus avisé pour l’emprunt qui me regarde, écrit Vauvenargues à Saint-Vincens, c’est de battre à plusieurs portes, de savoir qui a de l’argent, et de sonder tout le monde ; pauvres, riches, domestiques, vieux prêtres, gens de métier, tout est bon, tout peut produire ; et, si l’on ne trouvait pas dans une seule bourse tout l’argent dont j’ai besoin, on pourrait le prendre en plusieurs, et cela reviendrait au même. J’ai eu quelque pensée sur M. d’Oraison ; il a un fils qu’il voulait mettre au Régiment du roi ; je le défie de l’y faire entrer, à qui que ce soit qu’il s’adresse ; mais il est riche, il a des amis ; cela ne le touchera guère ; il trouvera bien à le placer : cependant, s’il persistait à le vouloir avec nous, je le prendrais bien sur moi, et je lui tiendrais parole ; mais comment lui dire cela, comment même l’en persuader ? Il est encore venu dans mon esprit qu’il a des filles, et que je pourrais m’engager à en épouser une, dans deux ans, avec une dot raisonnable, s’il voulait me prêter l’argent dont j’ai besoin, et que je ne le rendisse point au bout du terme que je prends. Mais comme il est impossible à un fils de famille de prendre des engagements de cette force, c’est une proposition à se faire berner et très digne de risée. Il faudra voir cependant s’il n’y a point de milieu ; et, et l’on ne peut rien tirer de tout cela, nous nous tournerons ailleurs. Adieu, mon cher Saint-Vincens.

Ainsi il est d’avis de tenter M. d’Oraison de deux manières : ou du côté de son fils, s’il persiste à le vouloir faire entrer dans le Régiment du roi : Vauvenargues, toute difficile qu’est la chose, s’en chargerait et en ferait son affaire ; — ou du côté d’une de ses filles : il s’engagerait bien à en épouser une dans deux ans, s’il n’était en mesure alors de le rembourser ; il payerait de sa personne, moyennant toutefois certaine condition de dot. Il n’a pas plutôt articulé cette dernière proposition qu’il la trouve ridicule, indigne d’un fils de famille ; il l’a articulée pourtant, et Saint-Vincens est libre d’agir et de risquer l’ouverture, s’il le veut et s’il l’ose. M. Émile Chasles est-il allé trop loin, comme on l’a dit, en rapprochant ici Vauvenargues et Figaro dans ce fameux engagement où le barbier emprunteur avait donné à Marceline promesse de mariage et hypothèque sur sa personne ? Malgré la disparate des noms, il faut avouer que le rapprochement est inévitable, et l’on se rappelle encore forcément ce merveilleux chapitre lyrique de Panurge à la louange des debteurs et emprunteurs. M. Gilbert, faisant à merveille son devoir d’avocat et d’ami de Vauvenargues, observe d’ailleurs avec justesse qu’on ne doit pas prendre trop au sérieux une idée en l’air, et dont Vauvenargues avait été le premier à faire bon marché et à rire. — La seule conclusion que je veuille tirer, c’est que nous avons désormais en Vauvenargues un sujet plus compliqué qu’on ne l’imaginait, un sujet plus mélangé et plus humain, et moins pareil (au moral) à une belle statue d’éphèbe. Cela ne saurait déplaire à ceux qui s’ennuyaient déjà de l’entendre toujours louer comme Aristide. Aristide lui-même, si on lit sa vie dans Plutarque, n’est pas si simple et si pur qu’on se le figure de loin. Cela revient à dire que les hommes sont des hommes, et que les meilleurs sont les moins imparfaits : chez ceux-ci les hautes parties se maintiennent supérieures et subsistent ; mais les accidents de tous les jours les déconcertent plus d’une fois et les font ondoyer, comme dirait Montaigne.

La correspondance avec Saint-Vincens finit pourtant sur des impressions plus satisfaisantes et plus conformes à l’idée première et dernière qu’on doit prendre de Vauvenargues. Cette correspondance a le tort de languir un peu par la faute de Saint-Vincens qui était, ce semble, paresseux à écrire ; mais les sentiments que Vauvenargues et lui s’étaient voués, subsistent des deux côtés sans altération. Lorsque Vauvenargues, après avoir quitté le service, se décide, faute de mieux, à se faire imprimer et à devenir auteur (tout en gardant encore l’anonyme), il écrit à Saint-Vincens (décembre 1745) :

Je vous enverrai mon ouvrage dès que je trouverai une occasion. Je ne doute pas que beaucoup de gens ne me condamnent de l’avoir donné au public ; on ne pardonne guère dans le monde cette espèce de présomption, mais j’espère de supporter avec patience le tort qu’elle pourra me faire, si on me devine. C’est à des hommes plus heureux que moi qu’il appartient de craindre le ridicule ; pour moi, je suis accoutumé, depuis longtemps, à des maux beaucoup plus sensibles.

Vauvenargues ne saurait mieux marquer par quelle extrémité de fortune et, pour ainsi dire, par quelle contrainte du sort il est arrivé comme malgré lui à livrer au public les productions de sa plume, à se faire homme de lettres ; et quand Saint-Vincens, qui n’a pas lu encore l’ouvrage et qui en a entendu dire du bien, lui en renvoie par avance de flatteuses louanges, voyez de quel air il les accueille ; il en est presque humilié :

Je suis bien touché de la part que vous voulez prendre aux suffrages que mon livre a obtenus ; mais vous estimez trop ce petit succès. Il s’en faut de beaucoup, mon cher ami, que la gloire soit attachée à si peu de chose ; vous vous moquez de moi quand vous me parlez là-dessus, comme vous faites. Un homme qui a un peu d’ambition, serait bien vain, s’il croyait avoir mérité de telles louanges pour avoir fait un petit livre ; ce qui me touche, mon cher Saint-Vincens, c’est qu’elles viennent de votre amitié. C’est cette amitié qui m’honore, et qui me fait aimer moi-même la vertu, afin de vous plaire toujours, et devons faire estimer, si je puis, les sentiments que je vous ai voués jusqu’au tombeau.

On sent dans cette lettre qu’il aurait pu, ce jour-là même, tracer le caractère de Sénèque ou l’orateur chagrin, l’orateur de la vertu, qui commence en ces termes :

Celui qui n’est connu que par les lettres, n’est pas infatué de sa réputation, s’il est vraiment ambitieux ; bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s’ils osent la suivre :

Ô mes amis, leur dit-il, pendant que des hommes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un instinct particulier, ou par la faveur des occasions, voulez-vous vous réduire à les écrire ?…

Vauvenargues, sous ce masque de Sénèque, ne regarde la littérature que comme un pis-aller : contemporain de Voltaire et déjà son ami, il estime pourtant qu’elle ne compte point assez parmi les hommes pour être le but enviable des efforts sérieux de toute une vie.

Aujourd’hui que l’homme de lettres est tant célébré par la raison peut-être qu’il se célèbre lui-même, qu’on ne s’étonne pas trop de cette répugnance de Vauvenargues pour le métier d’homme de lettres, et de ce qu’il n’y arrive que si fort à contrecœur et à son corps défendant. Pour certaines natures sensibles et fières, la condition d’homme de lettres a cela de triste qu’elle est la seule chance d’être exposé à de certaines railleries publiques, à de certaines insultes contre lesquelles tout citoyen, autrement, est garanti et se sait inviolable. L’homme de lettres généreux est exposé à la calomnie du lâche. Qu’on ne vienne point parler de gloire ; l’attrait propre à la carrière littéraire en demeure flétri.

Vauvenargues le sentait et dut passer outre. Homme d’action et homme d’épée, même quand il était déjà condamné à garder la chambre, et que ses souffrances l’allaient clouer sur le lit d’où il ne se relèvera pas, il a des réveils, et comme des remords. Ce Vauvenargues plus intime et plus essentiel que l’autre éclate dans une de ses dernières lettres à Saint-Vincens, lorsque, apprenant l’invasion de la Provence par les Autrichiens et les Piémontais dans l’automne de 1746, il s’écrie :

J’ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincens : toute la Provence est armée, et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu ; le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifient point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi donc, je vous prie, incessamment, s’il reste encore de l’emploi dans nos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé, en me rendant en Provence. Si je m’étais trouvé à Aix, lorsque le parlement a fait son régiment, j’aurais peut-être eu la témérité de le demander. Je sais combien il y a de gentilshommes en Provence, qui, par leur naissance et par leur mérite, sont beaucoup plus dignes que moi d’obtenir cet honneur ; mais vous, mon cher Saint-Vincens, Monclar, le marquis de Vence, m’auriez peut-être aidé de votre recommandation, et cela m’aurait tenu lieu de toutes les qualités qui me manquent. Je ne vous dis pas à quel point j’aurais été flatté d’être compté parmi ceux qui serviront la province dans ces circonstances ; je crois que vous ne doutez pas de mes sentiments. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde : offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, si vous le jugez convenable, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage ; vous connaissez ma tendre amitié pour vous, et je crois pouvoir toujours compter sur la vôtre.

M. Gilbert a remarqué toutes ces choses dans sa complète et curieuse édition ; je ne fais que les répéter après lui et les étaler. Toutefois s’il s’était borné à publier cette correspondance avec Saint-Vincens, il n’eût peut-être pas en définitive rendu service à son auteur favori, que dis-je ? à un auteur chéri de nous tous. Cette correspondance, malgré les parties affectueuses et tendres, malgré la sincérité touchante en bien des endroits, a besoin d’être lue par des amis pour être interprétée sans défaveur et tout à l’avantage de l’homme. Elle est trop fragmentaire pour être vraie ; elle montre à nu une faiblesse, une plaie, et se ferme là-dessus ; elle ment en partie par cela même qu’elle ne dit pas tout, et qu’en même temps elle dit à tous et qu’elle livre une confidence qui n’était destinée qu’à un seul. Avec l’esprit de commentaire qui règne aujourd’hui dans la critique et qui tire de l’inédit souvent bien plus qu’il ne contient, prise isolément, elle mènerait à faire trop insister sur un accident malheureux qui n’était pas un vice, et à faire exagérer un Vauvenargues endetté et sans ressemblance. Le Vauvenargues ferme et digne, tel qu’il se présentait à ses autres amis, même au milieu de ses plus affreuses gênes et de ses souffrances de tout genre, le Vauvenargues héros et stoïcien comme l’appelle Voltaire, celui que nous avaient légué la tradition et l’amitié enthousiaste, ne paraît point ici. On ne le devinerait pas non plus tel qu’il était dans sa familiarité avec d’autres mâles esprits de son âge, ouvert, étendu, persuasif, mentor indulgent et intelligent, raisonneur aimable, « cherchant moins à dire des choses nouvelles qu’à concilier celles qui ont été dites ». Il fallait pour nous le produire, dès vingt-deux ans, sous ces aspects non moins vrais et plus généralement respectables, sa correspondance avec le marquis de Mirabeau, fort belle des deux parts, et tout à fait digne de leurs noms. J’en parlerai prochainement.