(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

I

Le 15 mai 1840, la Revue des deux mondes publiait un article de George Sand sur un jeune poète dont le nom était parfaitement ignoré jusque-là, Georges-Maurice de Guérin, mort l’année précédente, le 19 juillet 1839, à l’âge de vingt-neuf ans. Ce qui lui valait cet honneur posthume d’être ainsi classé à l’improviste, à son rang d’étoile, parmi les poètes de la France, était une magnifique et singulière composition, Le Centaure, où toutes les puissances naturelles primitives étaient senties, exprimées, personnifiées énergiquement, avec goût toutefois, avec mesure, et où se déclarait du premier coup un maître, « l’André Chénier du panthéisme », comme un ami l’avait déjà surnommé. Des fragments de lettres cités, des épanchements qui révélaient une tendre et belle âme, formaient, autour de ce morceau colossal de marbre antique, comme un chœur charmant de demi-confidences à moitié voilées, et ce qu’on en saisissait au passage faisait vivement désirer le reste. Il y eut dès lors dans la jeunesse toute une école choisie, une génération éparse d’admirateurs qui se répétaient le nom du Guérin, qui se ralliaient à cette jeune mémoire, l’honoraient en secret avec ferveur, et aspiraient au moment où l’œuvre pleine leur serait livrée, où l’âme entière leur serait découverte. Vingt ans se sont écoulés depuis, et des difficultés, des scrupules, des pudeurs de toute sorte, et de la nature la plus respectable, avaient retardé l’accomplissement du vœu formé au nom de l’art par l’amitié. Guérin avait déjà eu le temps d’être imité par d’autres poètes, qui semblaient tout originaux de cette imitation, et lui-même il n’était pas publié et mis en lumière. Dans l’intervalle cependant, il y a cinq ans de cela, avaient paru, mais sous la réserve encore d’une demi-publicité, les Reliques d’une sœur du poète, Eugénie de Guérin, son égale, sinon sa supérieure en talent et en âme1. Le désir de connaître et déposséder enfin les œuvres complètes du frère s’en était accru et comme irrité. Nous avons le plaisir d’annoncer qu’elles vont paraître ; toutes les feuilles imprimées sont sous mes yeux ; des amis fidèles en ont trié et préparé la matière, et le savant et poétique antiquaire, M. Trébutien, y appliquant son soin comme un moine fervent du Moyen Âge eût fait à l’écriture et à l’enluminure d’un saint missel, trésor de son abbaye, en a procuré l’édition.

Rien n’était exagéré dans la première impression reçue en 1840 ; tout aujourd’hui se justifie et se confirme ; l’école moderne compte bien en effet un poète, un paysagiste de plus. J’ai besoin tout d’abord de le rapporter à son vrai moment, à ses vraies origines. C’est en 1833 que Maurice de Guérin, qui n’était alors que dans sa vingt-troisième année, commença de développer et d’épanouir dans le cercle de l’intimité cette première fleur de sentiment, qui nous est montrée seulement aujourd’hui et qui va nous rendre tout son parfum. Né le 5 août 1810, il appartenait à cette seconde génération du siècle, lequel n’avait plus deux ou trois ans, mais bien dix ou onze lorsqu’il produisait cette volée nouvelle des Musset, des Montalembert, des Guérin ; je joins exprès ces noms. Né sous le beau ciel du Midi, d’une ancienne famille noble et pauvre, Maurice de Guérin, rêveur dès l’enfance, fut tourné de bonne heure vers les idées religieuses et inclina, sans effort, à la pensée de l’état ecclésiastique. Il n’avait pas douze ans lorsque, dans les premiers jours de janvier 1822, il sortait pour la première fois, pauvre oiseau exilé, de ses tourelles du Cayla, et arrivait à Toulouse pour y faire ses études, — je crois, au petit séminaire. Il les vint terminer à Paris au collège Stanislas. C’est au sortir de là, après avoir hésité quelque temps, après être retourné dans sa famille, y avoir revu ses sœurs, et les amies de ses sœurs, que, troublé, sensible et même, on le devine, secrètement blessé, il alla chercher à La Chênaie du repos, un oubli, plus encore qu’il n’y apportait une vocation religieuse, bien traversée déjà et bien incertaine.

Il avait aimé, il avait pleuré et chanté ses peines pendant une saison passée dans son beau Midi, la dernière avant son départ pour La Chênaie. Témoin ces vers datés de la roche d’Onelle, qui se rapportent à l’automne de 1832 :

Les siècles ont creusé dans la roche vieillie
Des creux où vont dormir des gouttes d’eau de pluie,
Et l’oiseau voyageur, qui s’y pose le soir,
Plonge son bec avide en ce pur réservoir.
Ici je viens pleurer sur la roche d’Onelle
De mon premier amour l’illusion cruelle ;
Ici mon cœur souffrant en pleurs vient s’épancher…
Mes pleurs vont s’amasser dans le creux du rocher…
Si vous passez ici, colombes passagères,
Gardez-vous de ces eaux : les larmes sont amères.

Un jeune Grec, disciple de Théocrite ou de Moschus, n’eût pas mieux dit que ce jeune lévite qui semblait en quête d’un apôtre.

Il arriva à La Chênaie à l’entrée de l’hiver ; il y était le jour de Noël 1832 ; il avait trouvé son asile. La Chênaie, « cette sorte d’oasis au milieu des steppes de la Bretagne », où, devant le château, s’étend un vaste jardin coupé par une terrasse plantée de tilleuls avec une toute petite chapelle au fond, était le lieu de retraite de M. de Lamennais, de M. Féli (comme on l’appelait dans l’intimité) ; et il avait près de lui, d’habitude, quatre ou cinq jeunes gens qui, dans cette vie de campagne, poursuivaient leurs études avec zèle, selon un esprit de piété, de recueillement et d’honnête liberté. L’heure à laquelle Guérin y arriva était des plus mémorables, des plus décisives pour le maître ; on peut le dire avec certitude et précision, aujourd’hui que l’on a lu la correspondance intime de Lamennais durant ce temps. Ce grand et violent esprit, qui ne se pouvait reposer que dans des solutions extrêmes, après avoir tenté l’union publique du catholicisme et de la démocratie, et l’avoir prêchée dans son journal d’un ton de prophète, s’était vu forcé de suspendre la publication de L’Avenir. Il avait fait le voyage de Rome pour consulter l’autorité suprême ; il en était revenu, ménagé personnellement, mais très nettement désapprouvé, et avait paru se soumettre ; il se croyait peut-être même sincèrement soumis, tout en méditant déjà et en roulant des pensées de vengeance et de représailles. M. de Lamennais, qui était tout un ou tout autre, sans aucune nuance, offrait le plus étrange contraste dans sa double nature. Tantôt et souvent il avait ce que Buffon, parlant des animaux de proie, a appelé une âme de colère ; tantôt et non moins souvent il avait une douceur, une tendresse à ravir les petits enfants, une âme tout à fait charmante ; et il passait de l’une à l’autre en un instant. Le voile qui s’est déchiré depuis, et qui a laissé voir le fond orageux et mouvant de ses doctrines, n’était qu’à peine soulevé alors. Aucun de ceux qui ont connu et aimé M. de Lamennais, en ces années de passion douloureuse et de crise, à quelque point de vue qu’on se place, n’ont, ce me semble, à en rougir ni à s’en repentir. Il avait tenté une conciliation, impossible, je le veux, mais la plus élevée, la plus faite pour complaire à de nobles cœurs, à des imaginations généreuses et religieuses. Averti qu’il se trompait et qu’il n’était pas avoué, il s’arrêtait devant l’obstacle, il s’inclinait devant l’arrêt rendu ; il souffrait, il se taisait, il priait. Quand on le voyait de près par moments, on aurait dit qu’il était en danger de mourir. Un jour (le 24 mars 1833), étant assis derrière la chapelle sous les deux pins d’Écosse qui s’élevaient à cet endroit, il avait pris son bâton et dessiné une tombe sur le gazon, en disant à l’un de ses disciples qui était près de lui : « C’est là que je veux reposer ; mais point de pierre tumulaire, un simple banc de gazon. Oh ! que je serai bien là ! » S’il était mort, en effet, à cette heure ou dans les mois qui suivirent, s’il s’était brisé dans sa lutte intérieure, quelle belle et intacte mémoire il eût laissée ! Quelle renommée de fidèle, de héros et presque de martyr ! Quel mystérieux sujet de méditation et de rêverie pour ceux qui aiment à se prendre aux grandes destinées interrompues !

Mais il ne s’agit ici de lui qu’en ce qui touche Maurice de Guérin. Celui-ci, tout admirateur et prosélyte qu’il était alors, ne devait subir qu’en la traversant cette influence de Lamennais ; un an ou deux après, il en était totalement affranchi et délivré ; s’il s’émancipa par degrés de la foi, s’il se laissa bientôt gagner à l’esprit du siècle, ce ne fut pas à la suite du grand déserteur, mais à sa propre manière, et il erra dans sa propre voie ; en 1835, il n’était plus le disciple de personne ni d’aucun système. Après trois années d’une vie indépendante et toute parisienne, aux approches de la mort, les siens eurent la consolation de le voir redevenir chrétien.

Mais s’il devait s’affranchir par l’intelligence, il appartenait bien radicalement à ce monde de La Chênaie par la sensibilité, par les impressions profondes, par les premiers et sincères témoignages du talent : tellement que, dans la perspective littéraire du passé, il s’y vient placer comme une figure dans son cadre, en s’en détachant ; il en est et en demeurera dans l’avenir le paysagiste, le peintre, le véritable poète. À côté de ces noms éclatants de Montalembert, de Lacordaire, qui résonnaient comme des trompettes au dehors, il y avait là, qui l’aurait cru ? dans cette maison de silence et de paix, un jeune homme obscur, timide, que Lamennais, distrait par ses visions sociales apocalyptiques, ne distingua jamais des autres, à qui il ne supposait que des facultés très ordinaires, et qui dans ce même temps où le maître forgeait sur son enclume ces foudres qu’on appelle les Paroles d’un croyant, écrivait, — lui —, des pages intimes beaucoup plus naturelles, plus fraîches, — tranchons le mot, plus belles —, et faites pour toucher à jamais les âmes éprises de cette vie universelle qui s’exhale et se respire au sein des bois, au bord des mers.

Guérin est arrivé à La Chênaie en hiver, au cœur de la saison morte, et quand tout est dépouillé, quand les forêts sont couleur de rouille, sous ce ciel de Bretagne toujours nuageux « et si bas qu’il semble vouloir vous écraser » ; mais vienne le printemps, le ciel se hausse, les bois reprennent vie, et tout redevient riant. L’hiver cependant est lent à partir : le jeune et amoureux observateur en note dans son journal la fuite tardive, les retours fréquents :

Le 3 mars. — La journée d’aujourd’hui m’a enchanté. Le soleil s’est montré pour la première fois depuis bien longtemps dans toute sa beauté. Il a développé les boutons des feuilles et des fleurs, et réveillé dans mon sein mille douces pensées.

Les nuages reprennent leurs formes légères et gracieuses, et dessinent sur l’azur de charmants caprices. Les bois n’ont pas encore de feuilles ; mais ils prennent je ne sais quel air vivant et gai, qui leur donne une physionomie toute nouvelle. Tout se prépare pour la grande fête de la nature.

Cette fête entrevue et tant désirée retarde ; bien des jours orageux en séparent encore. Tout cela est noté, et peint, et surtout senti : ce jeune enfant du Midi puise dans je ne sais quelle tristesse originelle un instinct particulier pour comprendre et aimer du premier jour cette nature du Nord, voisine des tempêtes :

Le 8 (mars). — Jour de neige. Un vent de sud-est la roule en tourbillons, en grandes trombes d’une éblouissante blancheur. Elle se fond en tombant. Nous voilà reportés comme au cœur de l’hiver, après quelques sourires du printemps. Le vent est assez froid : les petits oiseaux chanteurs nouveaux-venus grelottent, et les fleurs aussi. Les fentes des cloisons et des croisées gémissent comme en janvier, et moi, dans ma pauvre enveloppe je me resserre comme la nature.

Le 9. — Encore de la neige, giboulées, coups de vent, froidure. Pauvre Bretagne, tu as bien besoin d’un peu de verdure pour réjouir ta sombre physionomie. Oh ! jette donc vite ta cape d’hiver et prends-moi ta mantille printanière, tissue de feuilles et de fleurs. Quand verrai-je flotter les pans de ta robe au gré des vents !

Le 11. — Il a neigé toute la nuit. Mes volets mal fermés m’ont laissé entrevoir, dès mon lever, cette grande nappe blanche qui s’est étendue en silence sur la campagne. Les troncs noirs des arbres s’élèvent comme des colonnes d’ébène sur un parvis d’ivoire ; cette opposition dure et tranchée et l’attitude morne des bois attristent éminemment. On n’entend rien : pas un être vivant, sauf quelques moineaux qui vont se réfugier en piaulant dans les sapins, qui étendent leurs longs bras chargés de neige. L’intérieur de ces arbres touffus est impénétrable aux frimas ; c’est un asile préparé par la Providence, les petits oiseaux le savent bien.

J’ai visité nos primevères : chacune portait son petit fardeau de neige, et pliait la tête sous le poids. Ces jolies fleurs si richement colorées faisaient un effet charmant sous leurs chaperons blancs. J’en ai vu des touffes entières recouvertes d’un seul bloc de neige ; toutes ces fleurs riantes, ainsi voilées et se penchant les unes sur les autres, semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une ondée et se mettant à l’abri sous un tablier blanc.

Ceci rappelle Bernardin de Saint-Pierre. Guérin, sans aucun système et par libre choix, par affinité de talent, est de son école. En ce moment même il achève de lire ses Études de la nature et d’en savourer le charme : « C’est un de ces livres, dit-il, dont on voudrait qu’ils ne finissent pas. Il y a peu à gagner pour la science, mais beaucoup pour la poésie, pour l’élévation de l’âme et la contemplation de la nature. Ce livre dégage et illumine un sens que nous avons tous, mais voilé, vague et privé presque de toute activité, le sens qui recueille les beautés physiques et les livre à l’âme. » Et il insiste sur ce second travail de réflexion qui spiritualise, qui fond et harmonise dans un ensemble et sous un même sentiment les traits réels une fois recueillis. Ce sera bien sa manière, à lui ; dans les images fidèles qu’il nous offre de la nature, l’homme, l’âme est toujours en présence ; c’est la vie réfléchie et rendue par la vie. Ses moindres croquis ont ainsi leur sens et leur charme :

Le 19 (mars). — Promenade dans la forêt de Coëtquen. Rencontre d’un site assez remarquable pour sa sauvagerie : le chemin descend par une pente subite dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un fond d’ardoise, qui donne à ses eaux une couleur noirâtre, désagréable d’abord, mais qui cesse de l’être quand on a observé son harmonie avec les troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des lierres, et son contraste avec les jambes blanches et lisses des bouleaux. Un grand vent du nord roulait sur la forêt et lui faisait pousser de profonds mugissements. Les arbres se débattaient sous les bouffées de vent comme des furieux. Nous voyions à travers les branches les nuages qui volaient rapidement par masses noires et bizarres, et semblaient effleurer la cime des arbres. Ce grand voile sombre et flottant laissait parfois des défauts par où se glissait un rayon de soleil qui descendait comme un éclair dans le sein de la forêt. Ces passages subits de lumière donnaient à ces profondeurs si majestueuses dans l’ombre quelque chose de hagard et d’étrange, comme un rire sur les lèvres d’un mort.

Le 20. — L’hiver s’en va en souriant ; il nous fait ses adieux par un beau soleil resplendissant dans un ciel pur et uni comme une glace de Venise. Encore un pas du Temps qui s’achève. Oh ! que ne peut-il, comme les coursiers des immortels, atteindre en quatre bonds les limitée de sa durée !

Il est plus d’une manière de voir et de peindre la nature, et je les admets toutes, pourvu qu’elles aient de la vérité. Mais voilà bien, en effet, des coins de paysage comme je les préfère ; c’est délicat, c’est senti, et c’est peint en même temps ; c’est peint de près, sur place, d’après nature, mais sans crudité. Rien n’y sent la palette. Les couleurs ont toute leur fraîcheur, leur vérité, et aussi une certaine tendresse. Elles ont passé au miroir intérieur et sont vues par réflexion. On y saisit avant tout la physionomie, on y respire l’âme des choses.

Le 28 (mars). — Toutes les fois que nous nous laissons pénétrer à la nature, notre âme s’ouvre aux impressions les plus touchantes. Il y a quelque chose dans la nature, soit qu’elle rie et se pare dans les beaux jours, soit qu’elle devienne pâle, grise, froide, pluvieuse, en automne et en hiver, qui émeut non seulement la surface de l’âme, mais même ses plus intimes secrets et donne l’éveil à mille souvenirs qui n’ont, en apparence, aucune liaison au spectacle extérieur, mais qui sans doute entretiennent une correspondance avec l’âme de la nature par des sympathies qui nous sont inconnues. J’ai ressenti aujourd’hui cette puissance étonnante, en respirant, couché dans un bois de hêtres, l’air chaud du printemps.

Et le 5 avril :

Journée belle à souhait. Des nuages, mais seulement autant qu’il en faut pour faire paysage au ciel. Ils affectent de plus en plus leurs formes d’été. Leurs groupes divers se tiennent immobiles sous le soleil comme les troupeaux de moutons dans les pâturages, quand il fait grand chaud. J’ai vu une hirondelle, et j’ai entendu bourdonner les abeilles sur les fleurs. En m’asseyant au soleil pour me pénétrer jusqu’à la moelle du divin printemps, j’ai ressenti quelques-unes de mes impressions d’enfance : un moment, j’ai considéré le ciel avec ses nuages, la terre avec ses bois, ses chants, ses bourdonnements, comme je faisais alors. Ce renouvellement du premier aspect des choses, de la physionomie qu’on leur a trouvée avec les premiers regards, est, à mon avis, une des plus douces réactions de l’enfance sur le courant de la vie.

Mais bientôt il y a lutte en lui, il y a scrupule. Guérin, à cette date, est encore rigoureusement chrétien. Il s’en prend à son âme de ressentir avec tant de vivacité les insinuations et les voluptés de la nature, un jour de divine componction et de deuil, car ce 5 avril était un vendredi saint. La retraite pénitente où il est confiné en cette semaine de la Passion lui donne de l’ennui, et il se le reproche. La règle est aux prises chez lui avec le rêve. Lui, dont l’instinct est d’aller, d’errer, de poursuivre l’infini dans les souffles, dans les murmures des vents et des eaux, dans les odeurs germinales et les parfums ; lui qui dira, en projetant des voyages : « Il y aura du charme à errer. Quand on erre, on sent qu’on suit la vraie condition de l’humanité ; c’est là, je crois, le secret du charme » ; il essaye, à ce moment de sa vie, de concilier le christianisme et le culte de la nature ; il cherche, s’il se peut, un rapport mystique entre l’adoration de cette nature qui vient se concentrer dans le cœur de l’homme et s’y sacrifier comme sur un autel, et l’immolation eucharistique dans ce même cœur. Vain effort ! il tente l’impossible et l’inconciliable ; il ne réussira qu’à retarder, à lui-même, son entraînement prochain, irrésistible. Car il n’y a pas de milieu ; la croix barre plus ou moins la vue libre de la nature ; le grand Pan n’a rien à faire avec le divin crucifié. Une certaine sobriété méfiante et craintive est imposée, comme première condition, au contemplateur chrétien. Et Guérin, au contraire, n’y résiste pas ; tous les accidents naturels qui passent, une pluie d’avril, une bourrasque de mars, une tendre et capricieuse nuaison de mai, tout lui parle, tout le saisit et le possède, et l’enlève ; il a beau s’arrêter en de courts instants et s’écrier : « Mon Dieu ! comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l’air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? » il ne laisse pas de s’y livrer, il s’abandonne, il s’enivre de la vie des choses et voudrait par accès s’y confondre, s’y universaliser :

25 avril. — Il vient de pleuvoir. La nature est fraîche, rayonnante ; là terre semble savourer avec volupté l’eau qui lui apporte la vie. On dirait que le gosier des oiseaux s’est aussi rafraîchi à cette pluie : leur chant est plus pur, plus vif, plus éclatant, et vibre émerveille dans l’air devenu extrêmement sonore et retentissant. Les rossignols, les bouvreuils, les merles, les grives, les loriots, les pinson les roitelets, tout cela chante et se réjouit. Une oie, qui crie comme une trompette, ajoute au charme par le contraste. Les arbres immobiles semblent écouter tous ces bruits. D’innombrables pommiers fleuris paraissent au loin comme des boules de neige ; les cerisiers aussi tout blancs se dressent en pyramides ou s’étalent en éventails de fleurs.

Les oiseaux semblent viser parfois à ses effets d’orchestre où tous les instruments se confondent en une masse d’harmonie.

Si l’on pouvait s’identifier au printemps, forcer cette pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout l’amour qui fermentent dans la nature ! se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, citant, fraîcheur, élasticité, volupté, sérénité ! Que serait-ce de moi ? Il y a des moments où, à force de se concentrer dans cette idée et de regarder fixement la nature, on croit éprouver quelque chose comme cela.

Un mois s’est écoulé ; le moment où le printemps longuement couvé et nourri éclate, non plus en fleurs mais en feuilles, où la verdure déborde, où il y a en deux ou trois matinées inondation presque subite de verdure, est admirablement rendu :

3 mai. — Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfums dans l’air ; dans l’âme, félicité. La verdure gagne à vue d’œil ; elle s’est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l’étang ; elle saute, pour ainsi dire, d’arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s’épancher sur son large dos. Bientôt elle aura débordé aussi loin que l’œil peut aller, et tous ces grands espaces clos par l’horizon seront ondoyants et mugissants comme une vaste mer, une mer d’émeraude. Encore quelques jours et nous aurons toute la pompe, tout le déploiement du règne végétal.

Et le moment où tout ce qui d’abord n’était que fleur sans feuille n’est plus que germe et feuillage, où les amours des végétaux ont cessé, et où la nutrition du fruit commence :

22 mai. — Il n’y a plus de fleurs aux arbres. Leur mission d’amour accomplie, elles sont mortes, comme une mère qui périt en donnant la vie. Les fruits ont noué, ils aspirent l’énergie vitale et reproductrice qui doit mettre sur pied de nouveaux individus. Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, comme des enfants au sein maternel. Tous ces germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là suspendus entre le ciel et la terre dans leur berceau, et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. Les forêts futures se balancent imperceptibles aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité.

Quoique voué de cœur à la Bretagne qu’il appelle la bonne contrée, l’enfant du Midi se réveille parfois en Guérin ; Mignon se ressouvient du ciel bleu et du pays où les oliviers fleurissent. L’hôte de La Chênaie ne se fait pas illusion sur ces magnificences et ces beautés silvestres, bocagères, qui sont toujours si près, là-bas, de redevenir sèches et revêches ; La Chênaie, la Bretagne tout entière « lui fait l’effet, dit-il, d’une vieille bien ridée, bien chenue, redevenue par la baguette des fées jeune fille de seize ans et des plus gracieuses. » Mais sous la jeune fille gracieuse, la vieille, à de certains jours, reparaît. En plein juin, la belle saison un matin s’en est allée on ne sait où ; le vent d’ouest a tout envahi comme un pasteur humide chassant devant lui ses innombrables troupeaux de nuages. À la verdure près, c’est l’hiver, avec l’affligeant contraste de plus ; et même quand il y a splendeur, l’été, jusque dans ses jours de solennité, a toujours, il le sent, « quelque chose de triste, de voilé, de borné. C’est comme un avare qui se met en frais ; il y a de la ladrerie dans sa magnificence. Vive notre ciel de Languedoc si libéral en lumière, si bleu, si largement arqué ! » Ainsi s’écrie ces jours-là presque en exilé celui qui ressonge à son doux nid du Cayla et à la roche d’Onelle. Dans ses excursions par le pays et quand il traverse les landes, c’est bien alors que la nature lui apparaît maigre et triste, en habit de mendiante et de pauvresse ; mais pour cela il ne la dédaigne : il a fait sur ce thème des vers bien pénétrants et où l’âpreté du pays est rendue au vrai ; il la comprend si bien, cette âpreté, il la serre de si près qu’il en triomphe. Comme cette Cybèle de l’hymne homérique qui se présenta d’abord à de jeunes filles assises au bord du chemin, sous le déguisement d’une vieille femme stérile, et qui ensuite redevint soudainement la féconde et glorieuse déesse, la nature bretonne finit par livrer à Guérin tout ce qu’elle contient : s’il l’a méconnue un moment, il s’en repent vite, et elle lui pardonne ; elle cesse de paraître ingrate à ses yeux, elle redevient aussi belle qu’elle peut l’être : la lande elle-même s’anime, se revêt pour lui, dans ses moindres accidents, de je ne sais quel charme.

C’est en vers qu’il dit ces dernières choses, et c’est pour cela que je ne les cite pas. Les vers de Guérin en effet sont naturels, faciles, abondants, mais inachevés. Il use habituellement et de préférence d’un vers que je connais bien pour avoir essayé en mon temps de l’introduire et de l’appliquer, l’alexandrin familier, rompu au ton de la conversation, se prêtant à toutes les sinuosités d’une causerie intime. « Ta poésie chante trop, écrivait-il à sa sœur Eugénie, elle ne cause pas assez. » Il se garde de la strophe comme prenant trop aisément le galop et emportant son cavalier ; il ne se garde pas moins de la stance lamartinienne comme berçant trop mollement son rêveur et son gondolier. Il croit qu’on peut tirer grand parti de ce vers alexandrin qui, bien manié, n’est pas si roide qu’il en a l’air, qui est capable de bien des finesses et même de charmantes négligences. Toute cette théorie me paraît juste, et elle est la mienne aussi. C’est dans l’application seulement que Guérin se trouve en défaut comme nous-même nous avons pu l’être, mais il l’est plus qu’il ne le faudrait et beaucoup trop ; il s’en remet surtout trop au hasard, et l’on peut dire de lui ce qu’il dit d’un autre de ses amis, que cela s’en va de chez lui comme l’eau d’une fontaine. Il a des vers de détail très heureux, très francs, mais sa phrase traîne, s’allonge, se complique prosaïquement ; il ne sait pas assez la couper, l’arrêter à temps, et, après un certain nombre de vers accidentés, irréguliers, redonner le ton plein et marquer la cadence. Le nom de Brizeux, le poète breton, se rapproche naturellement de celui de Guérin, le paysagiste breton. Guérin avait dû lire la Marie de Brizeux, et je ne vois pas qu’il en parle. Il ne faut rien exagérer : cette gentille Marie, dans son premier costume, n’était qu’une petite paysanne à l’usage et à la mesure de Paris. Ce n’est que plus tard que Brizeux a songé tout de bon à se faire Breton ; dans le poème de lui qui porte ce titre, Les Bretons, il a réussi dans deux ou trois grands et vigoureux tableaux ; l’ensemble manque d’intérêt, et le tout est dénué de charme. Je ne parle pas des divers recueils qui ont suivi et qui, sauf quelques pièces assez rares, ne sont que les produits ingrats et de plus en plus saccadés d’une veine aride et tarie. Or ce qu’avait surtout Guérin, c’est le jet, c’est la veine, c’est le charme, c’est la largeur et la puissance : l’auteur du Centaure est d’un autre ordre que le discret amoureux de Marie. Mais Brizeux, en vers, est artiste, et Guérin ne l’est pas assez. Brizeux a la science du vers, et s’il fait trop peu courir sa source, si, pour de bonnes raisons, il ne la déchaîne jamais, s’il n’a jamais ce que le généreux poète Lucrèce appelle le « magnum immissis certamen habenis », la charge à fond et à bride abattue, du moins il ramène toujours les plis de sa ceinture, il a des manières habiles et charmantes de l’agrafer.

En 1833, Guérin, ce Breton d’adoption et qui était alors bien plus Breton de génie et d’âme que Brizeux, vivait donc en plein de cette vie rurale, reposée, poétique et chrétienne, dont la sève montait à flots dans son talent et s’épanchait avec fraîcheur dans ses pages secrètes. Il avait ses troubles, ses défaillances intérieures, je le sais : nous reviendrons, au moins pour l’indiquer, sur ce côté faible de son âme et de sa volonté ; son talent, plus tard, sera plus viril en même temps que sa conscience moins agitée ; ici il est dans toute sa fleur délicate d’adolescence. Il y eut un moment unique où toutes les nuances étaient observées, où les adorations s’unirent et se confondirent. Que l’on se figure, à La Chênaie, qui s’appelait encore une maison sainte, le jour de Pâques de cette année 1833, le 7 avril, une matinée radieuse, et ce qui s’y passait une dernière fois de touchant. Celui qui était encore l’abbé de Lamennais célébrait dans la chapelle la messe pascale, — sa dernière messe2 —, et y donnait de sa main la communion à de jeunes disciples restés fidèles, et qui le croyaient fidèle aussi : c’étaient Guérin, Élie de Kertangui, François du Breil de Marzan, jeune poète fervent, tout heureux de ramener à la sainte table une recrue nouvelle, un ami plus âgé de dix ans, Hippolyte de La Morvonnais, poète lui-même. Il y avait en ce moment à La Chênaie, ou il allait y venir, quelques hommes dont la rencontre et l’entretien donnaient de pures joies, l’abbé Gerbet, esprit doux et d’une aménité tendre, l’abbé de Cazalès, cœur affectueux et savant dans les voies intérieures ; — d’autres noms, dont quelques-uns ont marqué depuis en des sciences diverses, Eugène Boré, Frédéric de La Provostaie : c’était toute une pieuse et docte tribu. Qui eût dit alors à ceux qui se groupaient encore autour du maître, que celui qui venait de leur donner de sa main la communion ne la donnerait plus à personne, qu’il la refuserait lui-même à tout jamais, et qu’il allait avoir bientôt pour devise trop vraie un Chêne brisé par Forage, avec cette légende altière : Je romps et ne plie pas ? une devise de Titan, à la Capanée ! — Oh ! si l’on nous l’eût dit, quel frisson eût passé dans nos veines ! écrivait l’un d’eux. — Mais pour nous qui n’avons ici qu’à parler de littérature, il est impossible de ne pas noter un tel moment mémorable dans l’histoire morale de ce temps, de n’y pas rattacher le talent de Guérin, de ne pas regretter que l’éminent et impétueux esprit qui couvait déjà des tempêtes n’ait pas fait alors comme le disciple obscur, caché sous son aile, qu’il n’ait pas ouvert son cœur et son oreille à quelques sons de la flûte pastorale ; qu’au lieu de se déchaîner en idée sur la société et de n’y voir qu’enfer, cachots, souterrains, égouts (toutes images qui lui reviennent perpétuellement et qui l’obsèdent), il n’ait pas regardé plus souvent du côté de la nature, pour s’y adoucir et s’y calmer. Et pourtant, ce même M. de Lamennais écrivait, quelques mois après, à l’une de ses pieuses amies en Italie :

Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu’en France dans le pays que vous habitez ; j’espère qu’il aura sur votre santé une influence heureuse. Abandonnez-vous a ce qu’a de si doux cette saison de renaissance ; faites-vous fleur avec les fleurs. Nous perdons par notre faute une partie, et la plus grande, des bienfaits du Créateur ; il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une composée de toutes les vapeurs mortelles qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins, — fatale cloche de plongeur qui nous isole dans le sein de l’Océan immense.

— Et qui donc s’était placé sous cette cloche et se plaisait à y rester plus que lui ?

J’ai encore quelque chose à dire sur cette station de Guérin à La Chênaie et en Bretagne, sur cette époque nourricière de son talent.