(1863) Histoire de la vie et des ouvrages de Molière pp. -252
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(1863) Histoire de la vie et des ouvrages de Molière pp. -252

Avis des éditeurs

Nous n’avons rien négligé pour que cette nouvelle édition fût digne du grand homme dont elle reproduit les ouvrages. Le texte en a été scrupuleusement revu sur les vingt-trois pièces originales imprimées du vivant de Molière que possède la Bibliothèque impériale, et sur l’édition non cartonnée de 1682. Comparant ensuite ce texte aux réimpressions modernes les plus récentes, nous avons pu constater que, malgré l’affirmation du commentateur, l’édition de 1845, présentée comme type à suivre désormais, ne donnait pas toujours le véritable texte de Molière que nous devions dès lors nous attacher à reproduire. Nous y avons joint un choix de notes des commentateurs, Bret, Auger, Aimé-Martin, etc. Enfin, M. Taschereau a bien voulu revoir, compléter et nous autoriser à publier la cinquième édition de son Histoire de la vie et des ouvrages de Molière.

Quant à l’exécution matérielle, le public est à même d’en juger.

Préface de l’Histoire de la vie et des ouvrages de Molière

La maison Furne, fondée par un homme bien regrettable à qui nous liait une longue amitié, nous a demandé l’autorisation de réimprimer, pour la cinquième fois, notre Histoire de la vie et des ouvrages de Molière en tête d’une édition de ses Œuvres. Comme il n’entrait pas dans le plan des nouveaux éditeurs, qui avaient déterminé le nombre et l’étendue des volumes de leur publication, d’admettre les notes justificatives qui suivaient nos éditions précédentes, nous avons dû consentir au retranchement de ces preuves, pour la vérification desquelles le lecteur, en cas de doute, pourra se reporter à la troisième édition, celle de 1844.

Mais ayant recueilli considérablement de faits et de détails nouveaux, nous avons tenu à ce que toute cette partie complémentaire qui est venue prendre place dans notre récit, fût accompagnée de notes au bas des pages indiquant nos sources et justifiant nos dires. Nous considérons le soin de pareilles indications comme indispensable, et nous montrerons tout à l’heure à quelles étranges méprises leur absence peut quelquefois donner lieu.

Depuis nos éditions précédentes, beaucoup de travaux ont été continués ou entrepris sur la vie de Molière. Nous avons pu profiter, en le déclarant, des découvertes ou des rectifications des nouveaux biographes ; mais nos emprunts n’ont pas été très fréquents : nous avons à dire pourquoi.

Nous ne tenons compte que des faits démontrés, établis. Pour nous, les hypothèses ne sont que des jeux d’esprit, et souvent les plus ingénieuses, les plus piquantes, ne sont que les plus dangereuses pour la vérité.

Nous mentionnerons d’abord les Notes historiques sur la vie de Molière, par M. Bazin. L’auteur, qui a sans doute très clairement rectifié un petit nombre de points de la vie de notre auteur, a entrepris une campagne contre tous les biographes qui l’ont précédé, et, pour paraître avoir d’eux plus facilement raison, il s’est mis, suivant une expression familière, à enfoncer les portes ouvertes et à démontrer les erreurs de Grimarest, comme si presque toutes n’avaient pas été relevées bien avant lui. On a dit de M. Bazin : « C’était un esprit curieux et patient, qui savait sur le dix-septième siècle autant de menus détails qu’on en peut savoir ; aussi peut-on se fier à son exactitude quand il cite des dates ou des faits positifs. Mais quand il s’agit de fixer des points douteux et sujets à contestation ; quand il faut non plus citer mais juger, on doit se défier de lui ; il vise avant tout à l’originalité, aux choses curieuses, et il aime mieux le faux que le commun. Dans ses Notes sur Molière, son intention avouée a été de critiquer tout ce qui a été dit jusqu’à nos jours sur ce sujet, et il le fait avec une singulière âcreté. Partout, ses jugements semblent dictés par le désir de penser autrement que le vulgaire et que les biographes qui l’ont précédé1. »

Nous pourrions citer à l’appui de ce jugement si fondé une foule d’assertions tranchantes contraires à la plus évidente réalité ; nous nous bornerons à rappeler avec son auteur le parti pris par M. Bazin, malgré les actes découverts par M. Beffara et acceptés par tous les hommes sensés, de ne voir dans la femme de Molière que la fille et non la sœur de sa première maîtresse : « Pour ruiner l’autorité de l’acte de mariage, il est obligé de se mettre en frais d’inventions, et il imagine ce qui suit : il suppose que la mère de Madeleine Béjart aurait consenti à se donner pour la mère d’Armande, et à signer comme telle au contrat, s’exposant par cette complaisance à toutes les sévérités de la loi si elle venait à être découverte ; — et dans quel intérêt, s’il vous plaît ? — Le voici : c’est qu’Armande étant, selon M. Bazin, fille naturelle de M. de Modène, cette naissance illégitime aurait indisposé les parents de Molière ; et celui-ci aurait préféré à la honte d’épouser aux yeux de ses parents une fille illégitime l’infamie de commettre un faux, et tous les dangers qui pouvaient en résulter pour lui et ses complices. Notez que Molière avait alors quarante ans, qu’il menait depuis longtemps une vie assez indépendante ; et voilà ce jeune homme timide qui, pour ne pas avouer à ses parents qu’il épouse une fille naturelle, aime mieux s’exposer aux galères ou à être pendu ! Ainsi, d’un côté un acte de mariage bien authentique, d’un autre les conjectures de M. Bazin2. »

Dans ce champ des conjectures cultivé par beaucoup d’hommes d’esprit, nous trouvons encore, et aux premiers rangs, un érudit qui, à coup sûr, n’avait pas besoin d’une pareille moisson, car peu de chercheurs ont autant trouvé que lui sur Molière. Il semble même, et notre travail nouveau, qui doit à l’obligeance de M. Paul Lacroix plus d’une trouvaille, en fournira la preuve, il semble même que son bonheur soit d’enrichir généreusement les autres de ses découvertes importantes, réelles et incontestables, et qu’il se complaise à ne se réserver que les hypothèses les plus difficiles à faire admettre. L’auteur de La Jeunesse de Molière reprendra quelque jour son bien, espérons-le, et nous donnera une Histoire sans imaginations, une Histoire véridique et définitive.

C’est dans la même école qu’il faut ranger également, comme pourront aider à le faire reconnaître quelques-unes de nos notes3 et comme nous aurons à le montrer encore dans une prochaine édition de notre Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille, M. Édouard Fournier, que sa verve spirituelle entraîne souvent, non pas au-delà, mais au rebours de la réalité. Il apporte dans l’histoire littéraire des habitudes d’auteur dramatique ; et dans ses ingénieux récits presque tout est mise en scène et invention. Du reste il a la bonne grâce et l’esprit d’être le premier à en convenir. C’est ainsi qu’au début d’un très long travail intitulé : Comment Molière fit Tartuffe, il fait cette franche déclaration : « Ce que je vais dire à ce propos est, bien entendu, moins qu’une conjecture, à peine une hypothèse4. »

Avec M. Aimé-Martin on est tout autrement exposé aux surprises. Il ne doute jamais de rien, sait par le menu tous les desseins de Molière, le nom de tous les personnages qu’il a eus en vue ; et l’ordre des temps, le scrupule des anachronismes, rien ne l’arrête : il ne doute pas, il ne vous permet pas de douter. Il vous dira, malheureusement sans le savoir, tous les acteurs qui ont créé les rôles des pièces de notre auteur, fera jouer par exemple, à la première représentation des Précieuses ridicules, mademoiselle Du Parc et Brécourt, qui étaient alors au Marais ; — à la première représentation de L’École des maris, Armande Béjart, qui ne monta sur le théâtre que quand elle fut devenue la femme de Molière ; — à la première représentation de L’École des femmes, en 1662, mademoiselle Beauval, qui n’entra dans la troupe que huit ans après ; et dans nombre d’autres pièces, pour une foule de rôles, des interprètes imaginaires5. M. Bazin s’y est laissé prendre, et croyant faire de l’histoire, il a composé un piquant tableau de fantaisie où, sur la foi de M. Aimé-Martin, il nous fait voir Molière jouant devant Louis XIV, au château de Vaux, le rôle d’Éraste des Fâcheux 6 qui, dans le fait, fut créé par La Grange. Le Registre de celui-ci nous l’apprend.

Mais que pouvait-on apprendre à M. Aimé-Martin ? C’est lui qui vous aurait tout appris. Nous avions imprimé deux fois notre Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, quand il voulut, dans une note d’une de ses éditions, celle de 1837, donner à entendre que sans lui nous n’aurions rien su de notre auteur. « Au reste, disait-il doucereusement en terminant, je n’accuse point M. Taschereau de m’avoir copié ; ce qu’il m’importe d’établir, c’est que, moi, je n’ai point copié M. Taschereau. » Nous n’avions jamais songé à coup sûr à adresser à son imagination un pareil reproche.

Qu’il nous soit seulement permis à cette occasion de raconter un fait qu’une circonstance récente vient de rajeunir.

En tête de la seconde édition du Tartuffe, de celle dont l’achevé d’imprimer porte la date du 6 juin 1669, Molière publia trois placets successivement adressés par lui au Roi, pour obtenir la levée de l’interdiction qui avait longtemps arrêté la représentation publique et l’impression de ce chef-d’œuvre. Dans le premier de ces placets, Molière remerciait Louis XIV d’avoir déclaré sa pièce innocente, et ajoutait : « Malgré tout cela, ou voit un livre composé par le curé de… qui donne hautement un démenti à tous ces augustes témoignages. »

Ou ignorait complètement le nom de ce curé de Paris, celui de sa paroisse et le titre de son libelle, lorsqu’en 1835, en compulsant le Recueil manuscrit de Conrart à la Bibliothèque de l’Arsenal, nous découvrîmes les deux derniers de ces renseignements (t. XIII de la partie in-folio de ce Recueil, p. 179). On y lit le premier placet de Molière précédé de ces lignes, en tête :

« Placet de Molière, comédien, présenté au Roi, sur les injures et les calomnies que le curé de Saint-Barthélemy a fait imprimer dans son livre intitulé Le Roy glorieux au monde, contre la comédie de l’Hypocrite que Molière a faite et que S. M. lui a défendu de représenter. »

Les registres de la paroisse de Saint-Barthélemy nous fournirent à leur tour le nom de ce curé, dont nous devions, vingt ans plus tard, par une troisième bonne fortune, retrouver le pamphlet. Nous consignâmes les deux premiers renseignements dans la Revue rétrospective, seconde série, t. IV, p. 461, année 1835, où M. Aimé-Martin alla les emprunter en 1837, pour cette même édition, dont nous venons de citer une note, et les donna comme une trouvaille de son fait. Se méprenant sur le titre que nous avions transcrit et y incorporant la phrase de Conrart qui le suit, il déclara même avoir possédé ce volume, sur le frontispice duquel on lisait, assurait-il : Le Roy glorieux au monde, contre la comédie de l’Hypocrite que Molière a faite et que S. M. lui a défendu de représenter .

C’était prendre le nom d’un port pour un nom d’ouvrage. Mais ne voilà-t-il pas que le tout vient d’être consciencieusement reproduit par le plus nouveau de tous les éditeurs de Molière, qui s’est à la fois approprié, en silence, la découverte et la méprise7.

Ceci nous confirme bien dans la pensée qu’il est juste et sage d’indiquer les sources où l’on puise. C’est diminuer sa part de responsabilité, c’est permettre au lecteur de mieux apprécier les faits et au besoin de les vérifier par lui-même8.

Ajoutons que nous sommes tout prêt à reconnaître qu’il est presque impossible de suffire simultanément aux exigences d’un travail de critique et d’érudition, d’aperçus d’histoire littéraire, et d’une biographie. Tantôt l’élévation des aperçus empêche le critique d’être biographe exact ; tantôt les efforts du biographe pour être précis et fidèle empêchent le critique d’être élevé. Pour notre part, nous nous sommes renfermé dans une simple biographie, et depuis trente-huit ans que notre première édition a été publiée, presque chaque jour, en dépit de la conscience de nos recherches et par suite de leur persévérance, nous avons trouvé un fait à rectifier ou à compléter. Déjà, depuis le tirage des premières feuilles de cette réimpression, nous ne sommes plus sûrs de n’avoir rien à en modifier dans une édition nouvelle.

Sommaire

Livre premier.
1622-1661

1622-1641. Naissance de Poquelin ; sa famille ; son éducation. Son père obtient pour lui la survivance de sa charge de tapissier valet de chambre du Roi. Il entre au collège ; ses condisciples. — 1642. Il suit le Roi à Narbonne. — 1644. Il étudie le droit à Paris. — 1645. Son goût pour les spectacles. Il se met à la tête d’une troupe de comédiens bourgeois appelée l’Illustre Théâtre. Il prend le nom de Molière. Sa famille s’efforce de le retirer du théâtre, il résiste, et semble toutefois se repentir d’avoir pris ce parti ; il détourne plus tard un jeune homme de l’imiter. Détails sur sa troupe. Naissance d’Armande Béjart, qu’il épousa dix-sept ans après. — 1646. Ses courses en province : à Bordeaux, où il fait jouer une tragédie de sa composition ; à Lyon ; à Vienne en Dauphiné, où ses représentations sont très suivies. — 1648. Il obtient moins de succès à Nantes. — 1650. Narbonne. — 1653. Il revient à Lyon ; L’Étourdi. Ses liaisons amoureuses : Madeleine Béjart ; il est rebuté par mademoiselle Du Parc et consolé par mademoiselle De Brie. Retour en Languedoc ; va jouer à La Grange chez le prince de Conti. Propose une inscription pour une fontaine. Ce qu’il dit sur la perte de sa valise. Séjour à Pézenas ; on y montre encore son fauteuil. Aventure galante dont il est le héros. Il donne des représentations dans plusieurs petites villes voisines. — 1654. Il va à Montpellier pendant les états. Preuve de son séjour en cette ville. Vacance de la place de secrétaire du prince de Conti. — 1655-1656. Il retourne à Lyon ; va ensuite à Pézenas pour les états, et n’y reçoit qu’une partie de la somme que le prince loi avait allouée. Affaire Martin-Melchior Dufort. Pièces qu’il fait représenter à Pézenas. Va à Béziers pour les états ; Le Dépit amoureux. — 1657. Il revient à Lyon ; va à Avignon, où il se lie avec Mignard. — 1658. Il passe le carnaval à Grenoble ; se rend à Rouen, puis à Paris, où sa troupe se donne à Monsieur. Elle joue devant la famille royale avec succès. Origine de l’usage de représenter une petite pièce après la grande. Il s’établit au Petit-Bourbon. Composition de sa troupe. Succès de L’Étourdi et du Dépit amoureux. — 1659. Il engage de nouveaux acteurs ; Jodelet, de L’Espy, La Grange, Du Croisy et sa femme. Du Parc et sa femme le quittent pendant une année. Les Précieuses ridicules. Détails sur l’hôtel de Rambouillet. Mot de Ménage au sujet de la pièce des Précieuses ; exclamation d’un vieillard au parterre. Interdiction de la seconde représentation levée au bout de quinze jours. On double le prix de certaines places. Grand succès des Précieuses. — 1660. Sganarelle ; intervention d’un mari trompé. Observation sur le second titre de cette pièce. Molière obtient la salle du Palais-Royal ; démolition du Petit-Bourbon. — 1661. Insuccès de Dom Garcie de Navarre. L’École des maris. Les Fâcheux, joués chez le surintendant Fouquet. Sa disgrâce ; fêtes de Vaux. Le Roi indique à Molière le caractère du chasseur ; M. de Soyecourt ; naïvetés de ce seigneur.

Livre deuxième.
1662-1667

1662. Portrait d’Armande Béjart ; Molière l’épouse ; intérieur de son ménage ; sa femme et ses deux anciennes maîtresses. Racine lui demande des conseils et reçoit des preuves de sa générosité. Représentation de L’École des femmes ; cabale contre cette pièce et son auteur. — 1663. Stances de Boileau à Molière. Pension accordée à Molière ; Remerciement au Roi. Représentation de La Critique de l’École des femmes. De Visé l’attaque dans Zélinde. Brutalité du duc de La Feuillade. Molière suit Louis XIV en Franche-Comté. Le pauvre homme ! du Tartuffe, est dû au Roi. Boursault compose Le Portrait du peintre contre Molière. Celui-ci y répond par L’Impromptu de Versailles, et a le tort d’y nommer Boursault. Il assiste à une représentation du Portrait du peintre ; fin de leur querelle. Beau trait de Boursault envers Boileau. Critique des comédiens de l’hôtel de Bourgogne ; il excepte Floridor, acteur aimé du public. Montfleury fils et De Visé répondent à L’Impromptu par deux comédies. Portrait satirique de Molière acteur. Il engage Racine à traiter le sujet de La Thébaïde. Montfleury père l’accuse d’avoir épousé sa fille ; évidence de la calomnie. — 1664. Louis XIV et la duchesse d’Orléans parrain et marraine de son premier enfant ; mot de Belloc, valet de chambre du Roi ; Louis XIV fait asseoir Molière à sa table. Représentation à la cour du ballet Le Mariage forcé, dans lequel le Roi danse un rôle d’Égyptien ; leçon indirecte que ce prince reçoit de Racine dans Britannicus. Une aventure de Grammont fournit à Molière une des plus jolies scènes du Mariage forcé ; cette pièce contribue à abattre le fanatisme aristotélique de l’université. Boileau adresse à Molière sa satire II. Anecdote invraisemblable à cette occasion. Histoire du clavecin de l’organiste Raisin ; Molière se charge du jeune Baron qui l’accompagnait. Sa générosité envers le comédien Mondorge ; la charité lui était habituelle ; anecdote d’un pauvre. Entrée de l’acteur Hubert dans sa troupe. Fêtes de Versailles : La Princesse d’Élide ; détails sur les fous de cour ; représentation des trois premiers actes de Tartuffe. Libelle du curé de Saint-Barthélemy. Défense de jouer cette pièce. Intrigues de sa femme ; il lui pardonne. Scènes de violence de la maison militaire du Roi pour l’entrée du théâtre ; présence d’esprit de Béjart cadet ; frayeur d’Hubert. Représentation de La Princesse d’Élide à la ville. Mort de Du Parc ; traduction du poème de Lucrèce par Molière ; perte du manuscrit. Ce que l’abbé de Marolles nous apprend de cet ouvrage. — 1665. Le Tartuffe, joué chez Monsieur et chez le prince de Condé. Représentation du Festin de Pierre ; fureur de la cabale. Édition des œuvres de Molière, cartonnée par ordre dans l’édition posthume. Louis XIV accorde une pension à sa troupe qui prend le titre de Comédiens du Roi. L’Amour médecin. Motifs de la guerre contre les médecins ; leur ignorance au dix-septième siècle. Il est faux que Molière ait fait prendre aux acteurs des masques représentant les traits des médecins du Roi ; il cherche à se réconcilier avec la Faculté. Ces attaques le font accuser d’hérésie. Sa femme lui donne un second enfant ; les dérèglements de celle-ci amènent une séparation volontaire ; il confie ses chagrins à Chapelle ; ses peines d’amour développent son génie. Il renoue ses liaisons avec mademoiselle De Brie. Sa société habituelle : Racine, Boileau, La Fontaine et Chapelle. Anecdotes. Épigramme contre Chapelain. Son opinion sur le génie de La Fontaine. Discussion au sujet du Joconde de ce dernier. L’avocat Fourcroy. Passion de Chapelle pour le vin ; il enivre Boileau qui lui prêchait la sobriété, et se vante également de mettre Molière en train. Leurs discussions philosophiques ; aventure du minime. Liaison de Molière avec le docteur de Mauvillain. Ses rapports avec Lulli, qui était jugé par Boileau avec sévérité. Souper d’Auteuil. Sa liaison avec les deux Corneille ; anecdote sur Tite et Bérénice ; mot de Molière sur les inégalités du grand Corneille. Ses rapports avec Ninon de Lenclos et madame de La Sablière. Il lit ses ouvrages à mademoiselle de Bussy. Il est recherché par le prince de Condé et les plus grands seigneurs. Il consultait sa gouvernante sur ses ouvrages. Racine porte son Alexandre à l’hôtel de Bourgogne et lui enlève sa meilleure actrice. Cette brouille met fin aux réunions d’Auteuil et de la rue du Vieux-Colombier. — 1666. Mort de la Reine mère. Succès du Misanthrope ; De Visé en devient l’apologiste ; examen de cette pièce ; méprise du public sur le sonnet d’Oronte ; clef des personnages ; critique du rôle d’Alceste par J.-J. Rousseau et par Fénelon. But de Molière en composant cette pièce. Il se refuse à une suppression demandée par Madame. Il remplissait le rôle d’Alceste et sa femme celui de Célimène. Le Médecin malgré lui. Sganarelle était le portrait du perruquier L’Amour. Plaisanterie du président Rose. Représentation de Mélicerte et de La Pastorale comique. Mademoiselle Molière donne un soufflet à Baron, qui, de dépit, abandonne la troupe. Le Sicilien, joué à Saint-Germain dans Le Ballet des Muses. — 1667. Une indisposition de Molière retarde la représentation du Sicilien à la ville.

Livre troisième.
1667-1673

1667. Persécutions à l’occasion du Tartuffe. Ce qu’en dit le prince de Condé au sujet de Scaramouche. Dispositions favorables du légat et de quelques prélats. Citations d’un pamphlet sur Le Festin de Pierre et du libelle du curé de Saint-Barthélemy. La cabale publie un affreux libelle sous le nom de Molière. Conditions auxquelles le Roi lève l’interdiction de la pièce. Première représentation de L’Imposteur ; défense par le Parlement de le jouer une seconde fois. Vaines démarches auprès du Roi alors en Flandre. Réfutation du prétendu mot de Molière contre le premier président. Mandement de l’archevêque de Paris contre L’Imposteur. Molière ne se laisse point abattre ; ce qu’il dit du Père Maimbourg. L’abbé de Roquette est l’original du Tartuffe. Origine de ce nom. Comparaison avec l’Onuphre de La Bruyère. Molière fait changer la toilette de sa femme dans cette pièce. Son désespoir quand ses vers étaient mal débités. Histoire de Beauval et de sa femme. Mot de Molière sur cet acteur. Lettre sur la comédie de l’Imposteur justement attribuée à Molière. — 1668. Succès d’Amphitryon. L’indécence du sujet ne choque pas les censeurs du Tartuffe. La fable en est empruntée aux Indiens. Tous les théâtres de l’Europe ont eu leur Amphitryon. George Dandin. Examen de cette pièce, que condamnaient Riccoboni et J.-J. Rousseau. Anecdote sur un Dandin. L’Avare ; ce qui dut en compromettre le succès. Ménage trouve la prose de Molière supérieure à ses vers. Cet avis était celui de Boileau, de Fénelon. Réflexions sur le style de Molière ; il ne songea jamais à versifier cette pièce. Reproches que lui fait J.-J. Rousseau ; réponse de Marmontel. L’Avare traduit en anglais. Mot d’un avare sur cette pièce. Molière y fait allusion à sa toux et à une infirmité récente de Béjart cadet. — 1669. Reprise définitive du Tartuffe. Changements subis par cette pièce. On lui oppose La Femme juge et partie. La Critique du Tartuffe. Attaques de Bourdaloue et de Bossuet contre Molière. Sa défense par Lemercier. Monsieur de Pourceaugnac. Anecdote qui fournit à Molière l’idée de cette pièce. La Gloire du dôme du Val-de-Grâce. Molière y plaide la cause de Mignard auprès de Colbert. Critique de ce poème par une femme. Aventure du médecin Cressé et de la femme d’un barbier. — 1670. Publication d’Élomire hypocondre. Changements survenus dans la troupe de Molière. Retraite de Béjart cadet. Constitution de la première pension de retraite. Retour de Baron. Engagement de Beauval et de sa femme. Louis XIV propose à Molière le sujet des Amants magnifiques. Réussite obligée de cette pièce. Molière ne pouvait y faire allusion, comme on l’a supposé, aux amours de Lauzun et de Mademoiselle. Comment il se venge d’une plaisanterie de Benserade. Le Bourgeois gentilhomme joué à Chambord. Louis XIV ne laisse pas deviner son jugement. Les courtisans se déchaînent contre la pièce. L’approbation du Roi change subitement l’opinion de la cour. Le succès de cette pièce grandit encore à la ville, et la vogue se partage entre elle et la Bérénice de Corneille. Type de M. Jourdain. Ce n’est pas Rohault qu’il avait en vue en composant le rôle du maître de philosophie. La leçon de prononciation est tirée d’un livre de Cordemoy. Succès de mademoiselle Beauval dans cette pièce. Retour de Scaramouche à Paris. Aventure de Molière dans le rôle de Sancho. — 1671. Psyché, composée pour les fêtes du carnaval. Association de Molière, Corneille et Quinault. Réfutation d’assertions relatives à Corneille. Répétition de cette comédie-ballet à la salle du Palais-Royal. Son succès. Intrigue de Baron et de mademoiselle Molière. Bonnes fortunes de cet acteur. Les Fourberies de Scapin. La Comtesse d’Escarbagnas. Anecdote sur Ninon et M. de Villarceaux. Molière, brouillé avec Lulli, demande à Charpentier la musique d’intermèdes pour la reprise du Mariage forcé. Jalousie qu’en ressent D’Assoucy. Lettre qu’il adresse à Molière. — 1672. Les Femmes savantes. Cotin et Ménage joués dans cette pièce ; à quelle occasion. Molière se défend de toute allusion. Conduite adroite de Ménage ; désespoir de Cotin ; sa mort ; la pièce de Molière n’y contribue en rien. Les amis de Molière veulent le faire renoncer au théâtre, lui offrant à ce prix une place à l’Académie ; motifs de son refus. Il se réconcilie avec sa femme, qui le rend père pour la troisième fois. Mort du nouveau-né et de Madeleine Béjart. — 1673. Aggravation de l’état de santé de Molière. Le Malade imaginaire. Comment l’auteur transforme une plaisanterie que le parterre avait trouvée inconvenante. Origine prétendue du nom de l’apothicaire Fleurant. Origine de la cérémonie pour la réception du Malade imaginaire. Molière, quoique souffrant, s’obstine à jouer le jour de la quatrième représentation. Il est pris d’une convulsion sur la scène. Ramené chez lui, il fait en vain demander un prêtre, et expire entre les bras de deux sœurs de charité logées chez lui.

Livre quatrième

L’archevêque de Paris s’oppose à son enterrement. Sa femme va s’en plaindre au Roi, qu’elle blesse par son langage, mais qui fait néanmoins secrètement lever l’interdiction. Comment la foule, ameutée et hostile d’abord aux funérailles, les suit avec recueillement. Le corps, qui n’est pas présenté à l’église, aurait été enterré dans la partie du cimetière réservée aux enfants mort-nés. Sonnet à ce sujet. Épitaphe de Molière par La Fontaine. Désespoir de Chapelle. Mot du docteur Malouin. Fermeture du théâtre. Fauteuil de Molière à la Comédie française. Désorganisation de la troupe, à laquelle s’adjoignent peu après les comédiens du Marais. Ils s’installent rue Mazarine. Appréciation du génie de Molière : caractères qu’il avait encore à tracer. Rôles qu’il s’était réservés. Son talent comme acteur et comme orateur. Habileté de sa direction. Quelle était sa fortune. Ses demeures successives à Paris. — Conduite inconvenante de sa veuve ; sa vanité et sa feinte douleur. Ses intrigues avec Du Boulay. Aventure et procès d’un président de Grenoble qui croyait l’avoir pour maîtresse. Sa liaison avec Guérin ; elle l’épouse. Quatrain sur ce mariage. Elle se retire du théâtre. Sa mort et celle de Guérin. — Détails sur la fille de Molière ; elle se laisse enlever par M. de Montalant, et l’épouse. Ils meurent sans postérité. Prétendue convention entre Molière et l’Académie. Auteurs comiques qui, comme lui, ne firent pas partie de cette compagnie. Son buste placé par elle dans la salle des séances. Son éloge mis au concours en 1769. Extinction de la famille Poquelin en 1780. En 1792, la section de Molière et de La Fontaine ordonne l’exhumation de leurs cendres. Doutes sur leur authenticité. On les transporte, en 1799, au musée des monuments français, puis au cimetière du Père-Lachaise en 1817. Dès 1773, Le Kain avait proposé d’ériger une statue à Molière. Nouvelles propositions de souscriptions dans ce but, en 1818, 1829, 1836. Inauguration du monument en 1844, avec le concours de l’État. Molière accusé de plagiat par les Italiens ; il a imité nos vieux auteurs. Critiques de Schlegel et de Boileau réfutées. Réponse de ce dernier à Louis XIV sur le génie de Molière. Influence de Molière sur son siècle.

Livre premier.
1622-1601

Presque tous ceux qui se sont fait un nom dans les beaux-arts les ont cultivés malgré leurs parents, et la nature a toujours été en eux plus forte que l’éducation. Voltaire.

Au commencement du dix-septième siècle, peu de temps après l’époque de notre littérature où, selon l’expression naïve d’un des historiens du théâtre, « on commença à sentir qu’il était bon que les comédies fussent mieux composées, et que des gens d’esprit, et même des gens de lettres, s’en mêlassent », naquit dans une classe peu élevée de la société un de ces hommes qui semblent envoyés pour ouvrir à leurs contemporains des routes nouvelles, et répandre des lumières qu’ils n’ont point reçues de leurs prédécesseurs. Molière, voué à l’ignorance par les préjugés du temps, ne put qu’en s’exposant à la malédiction de sa famille recevoir une éducation tardive ; témoin des mépris qu’on prodiguait à la profession de comédien, il l’embrassa, entraîné par son génie ; doué d’une sensibilité ardente, il sentit encore se développer ce don, dirons-nous précieux ou fatal, par les rebutantes froideurs de celle qu’il crut trop longtemps digne de son amour ; ami généreux, il se vit trahi par ceux qu’il avait comblés de ses bienfaits ; esclave et victime de ses faiblesses, son unique étude fut de faire rire les hommes aux dépens des leurs, et de les en corriger ; citoyen vertueux, la mort ne le mit point à l’abri des outrages de ses concitoyens.

C’est le tableau de cette carrière pleine de mouvement et d’intérêt que nous nous proposons aujourd’hui de décrire ; c’est la peinture des émotions profondes dont fut agité cet homme supérieur que nous allons essayer de retracer. Puissent l’importance du sujet et les forces de celui qui l’aborde ne pas former un contraste choquant dans un portrait où tout contraste ; dans l’histoire d’un homme de lettres qui connut le monde et la cour, d’un ornement de son siècle qui fut protégé, d’un philosophe qui fut comédien !

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622. On avait cru longtemps qu’il était né sous les piliers des Halles, où Regnard vint au monde trente-cinq ans plus tard ; mais on a aujourd’hui la certitude que nos deux premiers poètes comiques n’eurent point un berceau commun : des recherches nouvelles ont appris que Poquelin vit le jour dans la maison de la rue Saint-Honoré portant aujourd’hui le nº 96, au coin de la rue des Vieilles-Étuves.

Sa mère, Marie Cressé, appartenait à une famille qui exerçait depuis longtemps à Paris la profession de tapissier. Son grand-père paternel et son père, Jean Poquelin, se livraient également à ce genre de commerce. Mais plusieurs de leurs parents furent juges et consuls de la ville de Paris, fonctions importantes qui donnaient quelquefois la noblesse. Aîné de dix enfants, le jeune Poquelin fut dès son bas âge destiné au métier des siens. L’office de tapissier valet de chambre du Roi, dont fut investi son père, comme successeur de Nicolas Poquelin, son oncle, en vertu d’une lettre de Louis XIII du 22 avril 1631, confirma encore Jean Poquelin dans ce dessein. Aussi, après s’être borné à faire donner à son fils les notions les plus élémentaires de l’instruction, il lui fit prendre part exclusivement à ses travaux jusqu’en 1637, époque à laquelle il obtint pour lui la survivance de sa charge, appointée de trois cents livres. C’était tout ce que les marchands croyaient alors devoir faire pour leurs enfants. Les sciences et les belles-lettres n’étaient cultivées que par la noblesse et le clergé, ou par ceux qui s’y livraient spécialement ; mais un négociant ne connaissait d’autre lecture que celle de ses registres, d’autre étude que celle de son commerce.

Le caractère naturellement ardent du jeune Poquelin ne pouvait se plier longtemps à une semblable vie. De telles occupations répugnèrent bientôt à un génie qui ne s’ignorait pas entièrement ; aussi ne tarda-t-il pas à témoigner le plus vif désir de s’instruire. N’ayant déjà plus sa mère pour la ranger de son parti, il mit son aïeul dans ses intérêts, et ce ne fut pas sans peine que, par leurs efforts réunis, ils parvinrent à déterminer son père à satisfaire cet impérieux besoin d’apprendre. Ce brave homme gémit probablement sur la destinée future du mauvais sujet qui ne se contentait pas de l’ignorance héréditaire ; mais, voyant enfin qu’il n’y avait plus rien à espérer de ce jeune obstiné, il se laissa fléchir, et le collège de Clermont, dirigé par les jésuites, reçut, comme externe, l’enfant qui devait être un jour l’immortel auteur du Tartuffe.

On a aussi généralement attribué cette espèce de révélation de son génie à la fréquentation des théâtres. Le grand-père maternel du jeune Poquelin, qui l’avait pris en affection, le menait quelquefois aux représentations de l’hôtel de Bourgogne, auxquelles Bellerose dans le haut comique, Gaultier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce, donnaient alors un grand attrait. Sans doute l’afféterie du premier, signalée par Scarron dans son Roman comique, et l’ignoble gaieté des derniers, qui est devenue proverbiale dans notre langue9, ne furent pas ce qui séduisit le jeune spectateur ; mais il pressentit peut-être dès lors ce que les jeux de la scène, quelque informes qu’ils fussent encore, pouvaient devenir un jour ; il comprit peut-être que les Hardy, les Monchrétien, les Balthazar Baro, les Scudéry, les Desmarets, auxquels Corneille n’avait pas encore entièrement enlevé la faveur publique, étaient des modèles très utiles, non à suivre, mais, si nous osons le dire, à éviter : enfin, s’il ne vit dès lors qu’il était appelé à opérer cette révolution, il sentit du moins que sa place était marquée ailleurs qu’au magasin de son père.

Le jeune Poquelin répondit par des progrès rapides aux soins qui lui furent prodigués. L’émulation ne demeura probablement pas étrangère à ses succès. Les mêmes cours étaient alors suivis par plusieurs enfants qui plus tard se firent un nom dans les sciences et dans les lettres. Armand de Bourbon, prince de Conti, qui devint par la suite son protecteur, était alors son condisciple. Outre ce frère du grand Condé, il comptait également pour émules Bernier, célèbre depuis par ses voyages, dont le récit se lit encore avec intérêt, et par ses livres de philosophie, aujourd’hui tombés dans l’oubli ; ce même Bernier qui, ayant presque tout appris dans ses excursions lointaines, hors le métier de courtisan, revint en France se faire tourner le dos par Louis XIV ; Chapelle, auquel un grand amour du plaisir et quelques petits vers ont assuré une immortalité facile ; enfin Hesnaut, fils d’un boulanger de Paris, connu par des poésies anacréontiques, le sonnet de L’Avorton et l’éducation poétique du chantre des moutons, madame Deshoulières ; Hesnaut qui prit, par reconnaissance, la défense de Fouquet contre Colbert dans des vers satiriques, et qui faillit se repentir de son plaidoyer.

Quand ils eurent terminé leurs cours d’humanités et de rhétorique, M. Luillier, père de Chapelle, détermina Gassendi, son ami, à se charger de lui enseigner la philosophie. Le célèbre antagoniste de Descartes admit à ce cours le jeune Bernier, Poquelin et Hesnaut : ils se montrèrent dignes d’un tel maître. Gassendi leur enseigna la philosophie d’Épicure, « qui, bien qu’aussi fausse que les autres, a dit Voltaire, avait du moins plus de méthode et plus de vraisemblance que celle de l’école, et n’en avait pas la barbarie ». Ces deux derniers partagèrent l’admiration de leur professeur pour Lucrèce, et entreprirent dans la suite d’en faire passer les beautés dans notre langue. Mais il ne nous reste de la traduction de Hesnaut que l’invocation à Vénus, et de celle de Poquelin qu’un passage du quatrième livre sur l’aveuglement de l’amour, passage qu’il a adroitement introduit dans Le Misanthrope.

La réputation des élèves et du maître donna à un jeune homme, alors aussi redoutable dans les collèges par son insubordination qu’il le fut depuis dans le monde par son humeur guerroyante, un désir ardent d’être admis à ces cours. Ce nouveau condisciple était Cyrano de Bergerac. Son père, après avoir confié sa première éducation à un curé de campagne, l’avait fait entrer au collège de Beauvais, dont il mit depuis le principal en scène dans son Pédant joué. Chassé de cet établissement, et voulant terminer ses études, Cyrano parvint à se faire admettre parmi les disciples de Gassendi. Sa mémoire et son intelligence le firent profiter en peu de temps des leçons de celui-ci et de la fréquentation de ceux-là. Comme nous aurons peu d’occasions de nous occuper de nouveau de ce camarade de notre auteur, nous croyons devoir dire ici qu’ils se perdirent tout à fait de vue, et que Cyrano entra peu après au service, où il acquit un grand renom comme ferrailleur. La Monnoye prétend, dans le Menagiana, que « son nez, qu’il avait tout défiguré, lui avait fait tuer plus de dix personnes, parce qu’il fallait mettre l’épée à la main aussitôt qu’on l’avait regardé ». Il était d’un esprit original, et avait des saillies très piquantes. Sa comédie du Pédant joué obtint assez longtemps les applaudissements du public ; mais elle n’a guère d’autre mérite que celui d’avoir fourni deux scènes aux Fourberies de Scapin. Molière disait à ce sujet qu’il prenait son bien où il le trouvait : en effet, de tels larcins sont permis au génie qui recrée, pour ainsi dire, ce qu’il emprunte.

Le jeune Poquelin eut à peine achevé sa philosophie, qu’en sa qualité de survivancier de l’emploi de tapissier valet de chambre du Roi, il fut obligé, en 1642, de suivre Louis XIII dans son voyage à Narbonne, pour remplacer son père, que ses affaires ou peut-être des infirmités retenaient à Paris. Ce voyage, dont la durée fut de près d’un an, lui fournit l’occasion de saisir les ridicules des provinces, et d’étudier les mœurs de la cour et des gouvernants. Perpignan repris sur les Espagnols ; les jeunes et trop malheureux Cinq-Mars et de Thou victimes de leur fougue imprudente et de l’inflexibilité cruelle du cardinal de Richelieu ; ce ministre presque mourant ayant à lutter tout à la fois contre le courage de l’Espagnol, l’audace des mécontents et la pusillanimité du Roi : telles furent les scènes pleines de mouvement et d’intérêt qui se passèrent sous les yeux du jeune observateur.

À son retour du midi de la France, Poquelin se livra à l’étude du droit ; c’est du moins ce qu’attestent plusieurs écrivains. Grimarest a dit : « On s’étonnera peut-être que je n’aie point fait M. de Molière avocat ; mais ce fait m’avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer savoir mieux la vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m’a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d’études ; que, dans le temps qu’il se fit recevoir avocat, ce camarade se fit comédien ; que l’un et l’autre eurent du succès, chacun dans sa profession, et qu’enfin, lorsqu’il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat. Cette double cascade m’a paru assez singulière pour la donner au public telle qu’on me l’a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été avocat. »

Il n’y a probablement de faux dans ce passage que la « double cascade », singulière aux yeux même de Grimarest, qui ordinairement s’effrayait peu de l’invraisemblance de ses récits. Quant à l’étude du droit, il est à peu près constant que le jeune Poquelin s’y est livré. Il paraît même qu’il suivit les cours de l’école d’Orléans, et qu’il revint à Paris se faire recevoir avocat. Voilà du moins ce qu’on lit dans une mauvaise comédie de Le Boulanger de Chalussay, Élomire 10 hypocondre, ou les Médecins vengés, qui parut en 1670. Ce témoignage et celui d’un autre contemporain, l’acteur La Grange, qui fit partie de la troupe de Molière, concordant avec ce qu’on affirma plus tard à Grimarest, nous portent à ne pas douter que Poquelin n’ait étudié pour être avocat, et nous font croire qu’il fut reçu en cette qualité11. Nous n’accordons pas une égale confiance à l’assertion isolée de Tallemant des Réaux qui tendrait à persuader que notre premier comique, destiné par ses parents à l’état ecclésiastique, étudia avec succès la théologie ; mais que « devenu amoureux de la Béjart, alors actrice dans une troupe de campagne, il quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre ». Nous voyons moins de vraisemblance que de singularité dans cette historiette. Elle donnerait à Poquelin un point de ressemblance avec La Fontaine et Diderot, qui tous deux se trompèrent assez étrangement sur leur caractère et la disposition de leur esprit pour entrer dans leur adolescence, l’un à l’Oratoire, l’autre aux Jésuites, avec les intentions que Tallemant des Réaux prête à notre auteur. Mais comment Tallemant se trouve-t-il seul instruit de cette particularité ? Ne sont-ce pas plutôt les études que Poquelin fit chez les Jésuites, recevant tous les jours des enfants destinés à rester laïques, qui auront donné lieu à cette erreur, bien évidente, puisque ses parents, loin de vouloir le consacrer à l’exercice du culte, l’avaient fait admettre dans la survivance de tapissier valet de chambre du Roi ?

Revenu à Paris, Poquelin s’abandonna avec ardeur à son goût pour les spectacles. Fidèle habitué de Bary, de l’Orviétan, dont le Pont-Neuf voyait s’élever les tréteaux, il se montra, dit-on, spectateur également assidu du fameux Scaramouche ; on a même été jusqu’à dire qu’il prit des leçons de ce farceur napolitain.”/> Cette tradition est aussi incertaine que les autres faits trop peu nombreux qui nous sont parvenus sur la jeunesse de notre auteur. Ce qu’il y a de constant, c’est qu’au commencement de la régence d’Anne d’Autriche, régence annoncée sous d’heureux auspices, trop tôt démentis, le goût du théâtre, loin de s’affaiblir par la mort du cardinal de Richelieu, son partisan enthousiaste, n’avait fait que s’accroître et s’étendre jusqu’aux classes moyennes de la société. Le jeune Poquelin se mit à la tête d’une de ces réunions de comédiens bourgeois dont Paris comptait alors un assez grand nombre. Cette troupe, après avoir joué la comédie par amusement, la joua par spéculation. Elle donna d’abord des représentations aux fossés de la porte de Nesle, sur l’emplacement desquels se trouve aujourd’hui la rue Mazarine ; alla ensuite chercher fortune au port Saint-Paul, et revint enfin s’établir au faubourg Saint-Germain, dans le jeu de paume de la Croix blanche, rue de Buci. Elle prit le nom très exigeant de « l’Illustre Théâtre ». Ces comédiens de société jouaient quelquefois des ouvrages nouveaux, et il existe une tragédie intitulée Artaxerce, d’un auteur nommé Magnon, imprimée en 1645, dont le titre porte : Représentée par l’Illustre Théâtre.

Ce fut alors que Poquelin, qui devait dire un jour :

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères !

changea le sien en celui de Molière, le seul qu’illustrèrent les applaudissements des contemporains, la haine des sots et l’admiration de la postérité. Grimarest a prétendu qu’il ne voulut jamais faire connaître les motifs qui le déterminèrent à se donner un nouveau nom. Toutefois, il est facile de deviner que ce ne fut pas par une folle vanité, que ce ne fut pas

Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères ;

mais bien évidemment pour soustraire le nom de ses parents, désolés de ses nouvelles résolutions, au mépris attaché alors à la profession de comédien par un préjugé qui existait presque avec la même force longtemps encore après sa mort. Ce motif avait également déterminé trois acteurs, non moins célèbres par leur touchante et funeste amitié que par les ris qu’ils excitèrent, Hugues Guéru, Legrand et Robert Guérin, à prendre dans le comique noble les surnoms de Fléchelles, Belleville et La Fleur, et ceux de Gaultier-Garguille, Turlupin et Gros-Guillaume dans la farce ; Arlequin, créateur de l’emploi auquel il a laissé ce nom, s’appelait réellement Dominique. Quant à Scaramouche, que Voltaire cite également comme ayant changé le sien par égard pour celui de ses pères, nous sommes plutôt porté à croire qu’il ne le fit que par un amour-propre assez bien entendu, et qui lui était tout à fait personnel ; car il ne s’était réfugié en France que pour échapper au juste châtiment des lois dont ses escroqueries avaient provoqué la sévérité, et le nom de Tiberio Fiurelli, flétri par une condamnation aux galères, ne demandait plus de ménagements de cette nature. La Bruyère a dit : « La condition des comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs. Qu’est-elle chez nous ? On pense d’eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs. » Cependant, comme les lois tendaient à faire fleurir un art qui tient de si près à la civilisation des États, ce parti n’occasionna à Molière aucune inquiétude pour la charge qu’il occupait chez le Roi.

La famille de Molière ne fit pas moins d’efforts pour le détourner de cette carrière qu’elle n’en avait fait naguère pour le déterminer à rester ignorant. Si elle avait vu sa perte dans le premier parti, elle voyait sa damnation dans le second. Alarmée de ce dessein, elle dépêcha vers lui le maître de pension dont il avait reçu les leçons dans son enfance, et le chargea de lui représenter qu’il compromettait l’honneur des siens, et les condamnait à une éternelle douleur, en embrassant une profession qui était réprouvée à la fois par l’Église et par la société. Molière, si l’on en croit Perrault qui rapporte ce fait, écouta l’orateur sans s’émouvoir ; et, le discours fini, parla à son tour avec tant d’art et de talent en faveur du théâtre, qu’il parvint à convaincre l’ambassadeur de ses parents, et il le détermina même à venir prendre part à ces jeux dont il était idolâtre.

La vanité de ses parents avait été vivement blessée, leur ressentiment fut long. Hormis son père et son beau-frère, aucun d’eux, en 1662, ne signa son acte de mariage. Vainement, quand il fut établi à Paris avec sa troupe, donna-t-il aux Poquelin leurs entrées : nul n’en voulut profiter. Il fut exclu de l’arbre généalogique qu’un d’eux fit dresser. Aveugle empire du préjugé ! Le grand poète, l’homme de génie ne put faire absoudre le comédien. Vaine sottise ! Que serait aujourd’hui le nom de Poquelin séparé de celui de Molière ?

Si, au moment de monter sur la scène, il sut résister aux sollicitations qu’on lui adressa pour l’en détourner, si plus tard il ne voulut jamais consentir à en descendre, il n’en fut pas moins cruellement affligé de la conduite de sa famille à son égard. Mais l’amour de son art, l’inspiration de son génie l’avaient guidé dans sa première démarche ; son humanité, son inquiète bienveillance pour ses camarades, dont il était le seul appui, lui firent prendre la dernière résolution. Il ne fallait rien moins que ces considérations pour l’empêcher de se rendre aux vœux des siens, quelque insolente que fût la manière dont ils les exprimèrent. L’anecdote suivante, à laquelle l’ordre des temps assignerait une autre place, mais qui figurera ici plus opportunément, nous en fournit la preuve.

Après qu’il fut installé à Paris, un jeune homme vint un jour le trouver, lui avoua qu’un penchant insurmontable le portait à embrasser la carrière du théâtre, et le pria de lui donner les moyens d’obéir à sa vocation. Pour séduire Molière, il se mit à lui réciter avec beaucoup d’art plusieurs morceaux sérieux et comiques. Notre auteur, charmé d’abord de l’aisance pleine de grâce du jeune aspirant, fut plus étonné encore du talent avec lequel il débitait. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. « J’ai toujours eu inclination de paraître en public, lui répondit celui-ci ; les régents sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai apportées en naissant ; j’ai tâché d’appliquer les règles à l’exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comédie. — Et avez-vous du bien ? lui dit Molière. — Mon père est un avocat assez à l’aise. — En ce cas, je vous conseille de prendre sa profession : la nôtre ne vous convient point ; c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents que de monter sur le théâtre ; vous en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille ; et je vous avoue que, si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajouta-t-il, qu’elle a ses agréments : vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs ; mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c’est la plus triste de toutes les situations que d’être l’esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services ; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins ; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. »

En vain Chapelle, qui survint pendant cette scène, la raison un peu troublée par les fumées du vin, essaya-t-il de persuader à Molière et au jeune homme lui-même que ce serait un meurtre, avec autant de dispositions pour la déclamation, d’embrasser la profession d’avocat, qu’il devait se faire comédien ou prédicateur ; Molière persista dans ses conseils avec une nouvelle force, et parvint à déterminer celui-ci à renoncer à l’art dramatique. L’historien auquel nous empruntons ce fait ne dit pas s’il lui laissa l’alternative de monter dans la chaire.

Parmi les acteurs de l’Illustre Théâtre, on distinguait, outre Du Parc, dit Gros-René, dont le nom est devenu plus célèbre encore par la beauté de la femme que par le talent du mari, Béjart aîné, Madeleine Béjart, et, ajoute-t-on, Béjart cadet, qui ne pouvait guère, encore à cette époque, jouer que de bien jeunes rôles, car il n’était né qu’à la fin de 1630. Ceux-ci tenaient le jour d’un Joseph Béjart, auquel plusieurs actes donnent tantôt la qualité de procureur au Châtelet de Paris, tantôt celle d’huissier du Roi ès eaux et forêts. Quelle qu’ait été sa profession, il paraît toutefois que lui et Marie Hervé, sa femme, s’occupèrent peu de l’éducation de leurs enfants, qui tous prirent le parti du théâtre. Malgré l’incurie de leurs parents, les deux Béjart se firent toujours remarquer par la noblesse et l’élévation de leurs sentiments. Molière les estimait beaucoup. Madeleine Béjart, pour laquelle il ressentit durant quelque temps un sentiment plus tendre, figurera plus d’une fois dans cette histoire ; quant à leur jeune sœur Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart, depuis épouse de Molière, ce ne fut que dans cette même année qu’elle naquit (1645). Ne voulant point intervertir l’ordre des événements, nous nous bornons en ce moment à donner cette date, qui ne nous sera pas inutile pour réfuter plus tard une épouvantable calomnie.

La régence d’Anne d’Autriche ne tarda pas à devenir orageuse. On vit bientôt, selon l’expression d’un homme d’esprit, « ce mélange singulier du libertinage et de la révolte ; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles ; ces magistrats en épée ; ces évêques en uniforme ; ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier général et la procession ; ces beaux esprits factieux, improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille ; cette physionomie de la société variée à l’infini ; ce jeu forcé de tous les caractères ; ce déplacement de toutes les positions ; ce contraste de toutes les habitudes ». On conçoit facilement qu’un temps où une libre carrière était ouverte à toutes les ambitions fut favorable à l’observation des ridicules, des travers et des vices, car ils étaient tous en jeu dans ces jours de licence et d’intrigue ; et, sous ce rapport, Molière, avec son esprit contemplateur, ne l’employa pas inutilement. Mais cette crise devait frapper de langueur les frivoles divertissements de la scène : aussi lui fallut-il quitter Paris pour aller, avec sa troupe, tenter une fortune lointaine.

Les circonstances de la vie de Molière, depuis le commencement de 1646 jusqu’en 1658, après avoir été presque toutes entièrement ignorées, sont aujourd’hui encore bien incomplètement connues. On sait seulement qu’il consacra à exploiter la curiosité des provinces ce long intervalle de temps durant lequel on ne peut que de loin à loin constater sa présence et celle de sa troupe dans quelque ville de l’Ouest ou du Midi. On pense qu’il se rendit d’abord à Bordeaux, où le duc d’Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, l’accueillit avec une grande bienveillance12. Si l’on en croit une ancienne tradition à laquelle Montesquieu accordait une entière confiance, il y fit représenter une tragédie de lui qui avait pour titre La Thébaïde, et dont le malheureux sort le détourna à propos du genre tragique. Il est, à la vérité, impossible de fournir une preuve bien positive à l’appui de cette assertion ; mais on sentira qu’elle offre assez de vraisemblance, pour peu qu’on réfléchisse à la passion malheureuse que Molière eut longtemps pour le genre sérieux, passion dont Le Prince jaloux et ses excursions comme acteur dans le grand emploi tragique sont les tristes témoignages. On verra aussi qu’il regardait ce sujet de La Thébaïde comme tout à fait propre à la tragédie, puisque ce fut lui qui plus tard le donna à traiter au jeune Racine.

On doit également fixer aux premières années de cette période assez peu connue de sa carrière les représentations que la Vie de Boissat, de l’Académie française, écrite en latin par Nicolas Chorier, nous apprend que Molière et ses camarades donnèrent à Lyon, où ils devaient revenir plus tard, et à Vienne, en Dauphiné. Dans la première de ces villes, ils représentèrent une Irène de Claude Basset, alors auteur de tragédies, depuis secrétaire de l’archevêché de Lyon. Pour le séjour dans la seconde, écoutons ce qu’en dit Chorier : « Jean-Baptiste Molière, acteur distingué et excellent auteur de comédies, était venu à Vienne. Boissat lui témoignait beaucoup d’estime. Il n’allait pas, comme certaines gens qui affectaient une sotte et orgueilleuse austérité, disant du mal de lui. Quelque pièce que Molière dût jouer, Boissat voulait se trouver au nombre des spectateurs. Il voulait aussi que cet homme distingué dans son art prît place à sa table. Il lui donnait d’excellents repas et ne faisait pas comme font certains fanatiques, ne le mettait pas au rang des impies et des scélérats, quoiqu’il fût excommunié. Cette affection pour Molière, cette passion pour le spectacle, finit par susciter une grave querelle à Boissat. Il avait fait retenir plusieurs places au théâtre, parce qu’il devait conduire des femmes de distinction et des jeunes personnes à une comédie que Molière avait composée. Deux ou trois de ces places avaient été, par hasard, louées à Jérôme Vachier de Robillas ; Boissat néanmoins les obtint toutes sans difficulté, à cause de son mérite, de son crédit et de la distinction des femmes qu’il devait amener. Vachier se plaignit qu’on lui eût fait cette injure, et il pensait qu’il y avait là préméditation. Cet homme joignait aux avantages extérieurs un esprit vif et pénétrant, une grande force d’âme ; tout était noble en lui, excepté la naissance. Il figurait parmi les familiers du duc Henri de Montmorency, dans le temps même où Boissat y figurait également et jouissait de toutes ses bonnes grâces. Supportant avec peine le chagrin qu’il ressentait de l’affront qui lui avait été fait, il cherchait l’occasion d’amener Boissat à un combat singulier et de se venger ainsi. Moi, alors, devinant les intentions de Vachier, car nous étions assez unis par une amitié qui avait existé déjà entre nos parents, j’avertis de tout les amis de Boissat, qui étaient nombreux et bien choisis ; pendant ce temps-là je ne perdais pas de vue Boissat lui-même. À la fin, Georges de Musy, premier président de la cour des aides, et Jacques Marchier, avocat général de la même cour (à Vienne), interposant leur médiation, les deux partis se réconcilièrent, et la querelle s’apaisa. »

On sait encore qu’en 1648 Molière se trouvait à Nantes. Un des registres de la mairie le montre, à la date du 23 avril, venant demander au corps de ville, pour lui, pour le sieur Du Fresne et leurs camarades, la permission de monter sur le théâtre et d’y représenter leurs comédies13. Ce théâtre était dressé sur des tréteaux dans un jeu de paume qui existait encore il y a peu d’années. Molière n’y fut pas heureux ; très suivi d’abord, il eut à subir la concurrence redoutable d’un Vénitien, nommé Segalle, qui montrait des marionnettes.

On retrouve Molière et Du Fresne à Narbonne, au commencement de 1650. Le 10 janvier Molière figurait comme parrain, dans une paroisse de cette ville, à l’acte de baptême de l’enfant d’une demoiselle Anne14. Il était dans cette ville avec ses comédiens, dont l’accouchée était peut-être l’ingénue, et ils y donnèrent des représentations, comme le prouve l’aventure suivante, qui date du retour définitif de Molière à Paris, et que Tallemant raconte dans son Historiette de mademoiselle Desjardins (madame de Villedieu) : « Un jour qu’il la fut voir dans sa chambre garnie, une femme qui était encore au lit dit d’un ton assez haut : “Est-il possible que M. de Molière ne me reconnaisse point ?” Il s’approche entre les rideaux : “Il serait difficile, madame, que je vous reconnusse”, répondit-il. Elle les fait tous lever et ouvrir toutes les fenêtres ; il la reconnaissait encore moins : “Sans doute, ajouta-t-il, c’est la coiffure de nuit qui en est cause. — Allez, lui dit-elle, vous êtes un ingrat ! Quand vous jouiez à Narbonne, on n’allait à votre théâtre que pour me voir.” »

Nous ne rejoignons ensuite la caravane comique et son chef qu’au commencement de 1653, à Lyon, où fut représentée pour la première fois la comédie de L’Étourdi. La pièce et les comédiens obtinrent un succès complet, et les Lyonnais oublièrent bientôt un autre théâtre que leur ville possédait depuis quelque temps, et dont les principaux acteurs prirent le parti de passer au nouveau. Parmi eux se trouvaient De Brie, Ragueneau et mesdemoiselles15 Du Parc et De Brie.

Ces deux derniers noms nous amènent naturellement à parler des intrigues amoureuses de Molière. On s’est généralement accordé à dire qu’il eut d’abord une liaison avec Madeleine Béjart. L’intimité qu’une sorte de communauté d’intérêts avait dû faire naître entre eux, le caractère aimant et facile de notre auteur et l’âme peu cruelle de mademoiselle Béjart, dont toute la prétention de vertu était, dit-on, de n’avoir jamais eu jusque-là de faiblesses que pour des gentilshommes, nous portent assez à le croire, bien que ce fait n’ait peut-être été répété par certains ennemis de Molière que pour donner une apparence de fondement à la calomnie dirigée contre lui à l’occasion de son mariage, calomnie que plus tard nous saurons confondre. Quoi qu’il en soit, il paraît constant qu’il succéda dans les bonnes grâces de cette comédienne au comte de Modène, qui avait eu d’elle, en 1638, une fille naturelle.

Bientôt il vit mademoiselle Du Parc, dont les charmes le touchèrent. Mais cette beauté orgueilleuse et froide accueillit mal la déclaration de son amour. Son désespoir s’accrut encore par les efforts qu’il fit pendant quelque temps pour le dissimuler. Il prit à la fin le parti de le confier à mademoiselle De Brie, dont la tendre amitié essaya de l’en consoler. Nous disons l’amitié, car ce n’était peut-être d’abord que ce sentiment ; mais il fit bientôt place à une affection plus vive, et qui, chez mademoiselle De Brie, était presque aussi durable. Une femme jeune, aimable et jolie, qui cherche à calmer les chagrins amoureux d’un homme de trente ans, ne peut être longtemps reléguée au rôle de confidente : aussi en prit-elle bientôt un plus actif, qu’elle n’interrompit qu’au mariage de Molière. Peu de temps après, captivée par la gloire qu’il acquérait chaque jour, mademoiselle Du Parc se repentit des froideurs qu’elle lui avait fait essuyer ; mais, soit dépit, soit crainte de ne pas trouver près d’elle la paix que lui faisaient goûter ses rapports avec mademoiselle De Brie, il sut résister aux moyens de séduction qu’elle mit en œuvre avec lui. Plus tard, il fit allusion à sa position entre ces deux femmes par les rôles de Clitandre, d’Henriette et d’Armande des Femmes savantes, et principalement par la scène ii du premier acte de ce chef-d’œuvre.

Ce fut probablement après la saison d’hiver, au printemps de 1653, que Molière et ses camarades quittèrent Lyon pour retourner en Languedoc. À cette même époque le prince de Conti était relégué à son château de La Grange des Prés, près de Pézenas, et venait d’y installer une madame de Calvimont dont il s’était épris, et qui aimait encore plus la comédie que le prince.

« Aussitôt qu’elle fut logée dans La Grange, nous dit l’abbé Daniel de Cosnac dans ses Mémoires, elle proposa d’envoyer chercher des comédiens. Comme j’avais l’argent des menus plaisirs du prince, il me donna ce soin. J’appris que la troupe de Molière et de la Béjart était en Languedoc ; je leur mandai qu’ils vinssent à La Grange. Pendant que cette troupe se disposait à venir sur mes ordres, il en arriva une autre à Pézenas qui était celle de Cormier. L’impatience naturelle de M. le prince de Conti et les présents que fit cette dernière troupe à madame de Calvimont engagèrent à les retenir. Lorsque je voulus représenter à M. le prince de Conti que je m’étais engagé à Molière sur ses ordres, il me répondit qu’il s’était depuis lui-même engagé à la troupe de Cormier, et qu’il était plus juste que je manquasse à ma parole que lui à la sienne. Cependant Molière arriva, et, ayant demandé qu’on lui payât au moins les frais qu’on lui avait fait faire pour venir, je ne pus jamais l’obtenir, quoiqu’il y eût beaucoup de justice ; mais M. le prince de Conti avait trouvé bon de s’opiniâtrer à cette bagatelle. Ce mauvais procédé me touchant de dépit, je résolus de les faire monter sur le théâtre à Pézenas, et de leur donner mille écus de mon argent plutôt que de leur manquer de parole. Comme ils étaient prêts de jouer à la ville, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir, et pressé par Sarrasin que j’avais intéressé à me servir, accorda qu’ils viendraient jouer une fois sur le théâtre de La Grange. Cette troupe ne réussit pas dans sa première représentation au gré de madame de Calvimont, ni par conséquent au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de jours après, ils représentèrent encore, et Sarrasin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière, à l’exclusion de celle de Cormier. Il les avait suivis et soutenus dans le commencement à cause de moi ; mais alors, étant devenu amoureux de la Du Parc, il songea à se servir lui-même. Il gagna madame de Calvimont, et non seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. On ne songeait alors qu’à ce divertissement, auquel moi seul je prenais peu de part. »

Il y a moins de trente ans, en faisant des réparations à une partie subsistante du château de La Grange, on a retrouvé le nom de Molière gravé sur une cloison recouverte en plâtre. On conserve d’un autre côté religieusement à Pézenas et dans les environs la tradition de quelques circonstances qui marquèrent les séjours que Molière y fit alors et plus tard. À Gignac, une source avait été détournée, par les soins de M. de Laurès, consul de cette petite ville, d’une prairie où elle serpentait, et, confondue avec un ruisseau, elle avait été conduite dans un grand réservoir destiné à l’usage public. Le magistrat municipal venait provisoirement de faire écrire au-dessus de ce réservoir le vers suivant :

Quæ fuit ante fugax, arte perennis erit.

C’en était assez pour occuper les oisifs et les curieux qui, assemblés devant cette inscription, se livraient, avec toute la chaleur et l’abondance méridionales, à des gloses, à des critiques et à des traductions fort diverses. Molière passe, il aperçoit le rassemblement, s’approche et vient écouter et étudier les orateurs. Il est mis au courant du sujet de la discussion et propose de substituer au vers latin le distique suivant, que M. de Laurès voulait, dit-on, faire graver, dans son dépit contre les censures de ses compatriotes :

Avide observateur, qui voulez tout savoir,
Des ânes de Gignac c’est ici l’abreuvoir.

Sur une des rives de l’Hérault se trouve le château de Lavagnac, auprès duquel Molière, allant un jour de Gignac à Pézenas, s’aperçut que sa valise était égarée. « Ne cherchez pas, dit-il à ceux qui l’accompagnaient ; je viens de Gignac, je suis à Lavagnac, j’aperçois le clocher de Montagnac ; au milieu de tous ces gnac ma valise est perdue. » Les habitants de Belarga et de Saint-Pons-de-Mauchiens, villages qui se trouvent sur la grande route, tiennent de leurs aïeux les quelques détails suivants sur ce fait. Des femmes étaient occupées à travailler aux champs qui longent le grand chemin, lorsque, Molière passant, cette valise tomba de la croupe du cheval qu’il montait. Une de ces paysannes s’en aperçut, quitta ses compagnes et vint couvrir de la rotondité de ses jupes l’objet qu’elle voulait dérober. Molière, revenu sur ses pas, lui adressa la parole, mais, ne soupçonnant pas la ruse, il se remit en route et sa valise fut perdue pour lui.

La tradition de Pézenas le fait le héros d’une aventure amoureuse dans laquelle il imposa à un mari le rôle auquel plus tard il devait être condamné à son tour. Il fut même, dit-on, surpris en tendre conversation, et obligé, pour échapper à de mauvais traitements, de sauter par une fenêtre.

Il existe dans la même ville un grand fauteuil de bois auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière ; sa forme atteste son antiquité ; l’espèce de vénération attachée à son nom l’a suivi chez ses divers propriétaires. Voici ce que les habitants du pays racontent à ce sujet, d’après l’autorité de leurs ancêtres : pendant que Molière séjournait à Pézenas, le samedi, jour du marché, il se rendait assidûment, dans l’après-dinée, chez un barbier de cette ville, nommé Gély, dont la boutique très achalandée était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables ; car, avant l’établissement des cafés dans les petites villes, c’était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l’historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s’emparait de cette place. Un tel observateur ne pouvait qu’y faire une ample moisson ; les divers traits de malice, de gaieté, de ridicule, ne lui échappaient certainement pas ; et qui sait s’ils n’ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefs-d’œuvre dont il a enrichi la scène française ? On croit à Pézenas au fauteuil de Molière comme à Montpellier à la robe de Rabelais.

De Pézenas Molière allait donner des représentations dans les petites villes voisines, Marseillan, Agde, Montagnac ; et on trouve encore dans les archives de la première de ces quatre villes l’ordre adressé par le prince de Conti aux consuls de mettre en réquisition les charrettes nécessaires pour transporter le théâtre de Molière et sa troupe de Marseillan à La Grange. On voit aussi dans les archives de Marseillan qu’une contribution fut établie sur les habitants pour indemniser Molière des représentations qu’il y avait données.

Il est probable que ses camarades et lui parcoururent ensuite le Midi jusqu’à la fin de la belle saison. L’hiver les avait ramenés à Lyon quand le prince de Conti, qui avait quitté depuis un certain temps son château, arriva dans cette ville le 31 décembre 1653, se rendant à Paris pour rentrer en grâce en épousant Anne-Marie Martinozzi, une des nièces de Mazarin. Molière, de qui le prince, on le verra, avait en quelque sorte adopté la troupe, ne dut pas manquer de l’aller saluer, et put se rencontrer ainsi avec l’abbé de Roquette, depuis évêque d’Autun, alors grand vicaire des abbayes du prince fiancé au-devant duquel l’abbé était venu, nous apprend Daniel de Cosnac. On veut que la physionomie du personnage soit demeurée dès ce jour-là dans la mémoire du futur auteur du Tartuffe.

L’hiver de 1653 fut rendu fructueux pour la troupe par le succès de L’Étourdi, représenté à Lyon pour la première fois. La belle saison venue, elle reprit sa vie nomade, nous la retrouvons à la fin de 1654 à Montpellier, où le prince et la princesse de Conti se rendirent pour l’ouverture des États de Languedoc, fixée au 7 décembre. À peine arrivé dans cette ville, le prince y reçut la nouvelle de la mort d’un de ses serviteurs les plus dévoués, de Sarrasin, secrétaire de ses commandements, perte qu’il supporta avec une grande philosophie, à en croire l’abbé de Cosnac. « Je trouvai autour de lui, dit celui-ci dans ses Mémoires, beaucoup de gens devant lesquels il faisait fort le triste ; il me prit même à témoin des larmes qu’il n’avait pas versées, et je lui en fis crédit ; mais dès le même soir, ne sachant à quel moyen recourir pour se consoler, il fit jouer chez lui la comédie. » Du reste Daniel de Cosnac cherche à détruire « l’impression demeurée, dit-il, dans l’esprit de la plupart des gens », que Sarrasin était mort des suites d’un grand coup de pelle à feu que le prince, dans un moment de colère, lui avait donné sur la tête. « D’autres ont dit, ajoute-t-il, qu’il avait été empoisonné, dans un potage, par un mari dont il aimait la femme, à Perpignan : cela n’était pas sans fondement, car elle mourut quelques jours avant lui. Quoi qu’il en soit, son mal commença par une grosse fièvre qui le prit au milieu d’un bal, en dansant devant M. le prince de Conti. »

Est-ce pendant le spectacle que serait venue à celui-ci l’idée qu’on lui a attribuée, mais dont Daniel de Cosnac ne parle pas, de donner Molière pour successeur à Sarrasin, de se l’attacher en qualité de secrétaire ? Grimarest, qui ne doute pas de cette offre, pense qu’elle fut rejetée parce que Molière « aimait à parler en public, et que cela lui aurait manqué chez M. le prince de Conti » ; toutefois, il ne se refuse pas à admettre en même temps que Molière préféra à cette position l’art pour lequel il n’avait pas hésité à rompre en quelque sorte avec sa famille, et qu’il sentait d’ailleurs que quitter ses camarades, c’était les abandonner à la misère. — « Eh ! messieurs, lui fait-il dire à ceux qui le blâmaient de refuser la proposition du prince, ne nous déplaçons jamais : je suis passable auteur, si j’en crois la voix publique ; je puis être un fort mauvais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles que je lui donne ; je le rebuterai par un travail sérieux et mal conduit. Et pensez-vous d’ailleurs qu’un misanthrope comme moi, capricieux, si vous voulez, soit propre auprès d’un grand ? Je n’ai pas les sentiments assez flexibles pour la domesticité. Mais, plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j’ai amenés de si loin ? qui les conduira ? Je me reprocherais de les abandonner. » La place fut donnée à M. de Guilleragues.

Si Molière ne fut pas alors attaché au prince comme secrétaire, celui-ci, La Grange nous l’apprend dans sa préface de l’édition des Œuvres de Molière de 1682, lui prodigua ainsi qu’à ses camarades « des marques de bonté très obligeantes, donna des appointements à sa troupe et l’engagea à son service, tant auprès de sa personne que pour les États de Languedoc16 ».

Cette session des États fut close le 14 mars 1655. Molière, en quittant Montpellier, se rendit-il immédiatement à Lyon ? Nous ne saurions le dire bien exactement. Mais d’Assoucy, dans ses Aventures, ne tarde pas à nous l’y faire retrouver. « Ce qui m’y charma le plus, dit-il, ce fut la rencontre de Molière et de messieurs les Béjart. Comme la comédie a des charmes, je ne pus si tôt quitter ces charmants amis ; je demeurai trois mois à Lyon parmi les jeux, la comédie et les festins, quoique j’eusse bien mieux fait de ne m’y pas arrêter un jour ; car, au milieu de tant de caresses, je ne laissai pas d’y essuyer de mauvaises rencontres. » Il nous apprend, en continuant, que, de Lyon, Molière et ses compagnons se rendirent à Avignon, où il les suivit. Cette ville, d’après les aveux de ce troubadour épicurien, le vit se livrer avec une fureur nouvelle à sa passion pour le jeu, dont les chances lui furent si constamment et si cruellement défavorables, qu’en moins d’un mois il demeura, selon son expression, « vêtu comme notre premier père Adam sortit du paradis terrestre… Mais, ajoute-t-il, comme un homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute la maison des Béjart pour amie, en dépit du diable, de la fortune, je me vis plus riche et plus content que jamais ; car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m’assister comme ami, elles me voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux États, ils me menèrent avec eux à Pézenas, où je ne saurais dire combien de grâces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est las au bout d’un mois de donner à manger à son frère ; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu’on puisse avoir, ne se lassèrent pas de m’avoir à leur table tout un hiver… Quoique je fusse chez eux, je pouvais bien dire que j’étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise, tant d’honnêteté que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre ».

Les États de Languedoc furent ouverts à Pézenas, par le prince de Conti, le 4 novembre 1655. Nos comédiens y firent leur service pendant toute la durée de la session, qui fut close le 22 février 1656. « Après donc, continue d’Assoucy, avoir passé six bons mois dans cette cocagne et avoir reçu de monseigneur le prince de Conti, du généreux M. de Guilleragues et de plusieurs personnes de cette cour des présents considérables…, comme la comédie avait assez d’appas…, je suivis encore Molière jusqu’à Narbonne. »

La troupe de Molière avait eu pour principale rémunération de son service pendant cette session une assignation de 5 000 livres sur le fonds des étapes de la province. Cette délégation était faite par le prince au nom des États ; mais soit oubli, soit négligence de sa part, soit embarras de demander un nouveau vote à l’assemblée par qui il avait déjà fait voter près de 2 millions pour concourir à l’entretien des armées du Roi et 60 000 livres pour son compte personnel, il ne fit pas revêtir cette assignation des formalités qui l’auraient rendue incontestable. Molière et Madeleine Béjart, informés peut-être que le prince, dont la présence eût pu seule lever toute difficulté, ne viendrait pas ouvrir les États suivants, et préférant un sacrifice aux ennuis et aux éventualités d’un procès, offrirent leur créance à l’entrepreneur des étapes lui-même ; et, par une convention passée le 3 mai 1656, en présence de M. de Cathelan, viguier et juge royal de Narbonne, ils transmirent à forfait leur titre à l’étapier, Martin-Melchior Dufort, et à un nommé Joseph Cassaignes, qui le prirent « à leurs risques et périls », c’est-à-dire en renonçant à tout recours contre leurs cédants en cas de non-paiement. La convention porte quittance d’une somme de 1 250 livres, le quart de la créance, qui était probablement la remise convenue pour que Molière et Madeleine Béjart se trouvassent à l’abri de toute répétition. Ils ne se virent réellement donner qu’une lettre de change de 3 750 livres à leur ordre, tirée par Cassaignes sur Dufort et acceptée par ce dernier, payable à un an de date. Disons tout de suite, pour n’avoir pas à revenir sur cette affaire, qu’ils avaient sagement fait de changer de débiteur au prix d’une réduction, car, si la lettre de change fut difficilement et tardivement payée, l’assignation ne le fut jamais17.

Durant ces diverses excursions et ces stations successives, Molière fit représenter, outre son Étourdi, quelques farces dans le goût italien par lesquelles il préludait à ses belles compositions. C’étaient Les Trois Docteurs rivaux et Le Maître d’école, dont il ne nous reste que les titres. Mais deux autres de ces bluettes que nous possédons, Le Médecin volant et La Jalousie du Barbouillé, ne laissent pas de grands regrets pour la perte des premières. L’intrigue de ces deux petites comédies a bien quelques traits de ressemblance avec celle du Médecin malgré lui et de George Dandin, « mais tout cela », ainsi que l’a dit J.-B. Rousseau, « est revêtu du style le plus bas et le plus ignoble qu’on puisse imaginer. Ainsi le fond de la farce peut être de Molière ; on ne l’avait point porté plus haut de ce temps-là ; mais comme toutes les farces se jouaient à l’improvisade, à la manière des Italiens, il est aisé de voir que ce n’est point lui qui en a mis le dialogue sur le papier ; et ces sortes de choses, quand même elles seraient meilleures, ne doivent jamais être comptées parmi les ouvrages d’un homme de lettres ». Cependant Boileau regrettait la perte du Docteur amoureux, autre bouffonnerie du même genre, « parce que, disait-il, il y a toujours quelque chose d’instructif et de saillant dans ses moindres ouvrages ».

C’est dans cette même année 1656 que Molière en fit jouer un bien plus digne des applaudissements. Venu à Béziers avec sa troupe pour les États que le comte de Bioule, lieutenant général du Roi en Languedoc, fut chargé d’ouvrir dans cette ville, il y donna pour la première fois son Dépit amoureux. La pièce obtint un grand succès et attira la foule. Des députés sollicitèrent probablement leurs entrées ; mais la majorité des États, qui se refusait à reconnaître la délégation délivrée pour le service de l’année précédente par le prince de Conti, et ne voulait pas davantage pour l’avenir se trouver engagée par le laisser-aller de quelques-uns de ses collègues, prit, à la date du 6 décembre 1656, la délibération suivante : « Sur les plaintes qui ont été portées aux États par plusieurs députés de l’assemblée, que la troupe des comédiens qui est dans la ville de Béziers a fait distribuer plusieurs billets aux députés de cette compagnie pour les faire entrer à la comédie sans rien payer, dans l’espérance de retirer quelques gratifications des États, a été arrêté qu’il sera notifié par Loyseau, archer des gardes du Roi en la prévôté de l’hôtel, de retirer les billets qu’ils ont distribués, et de faire payer, si bon leur semble, les députés qui iront à la comédie ; l’assemblée ayant résolu et arrêté qu’il n’y sera fait aucune considération ; défendant par exprès à messieurs du bureau des comptes de, directement ou indirectement, leur accorder aucune somme, ni au trésorier de la bourse de payer, à peine de pure perte et d’en répondre en son propre et privé nom18. »

Il ne parut sans doute pas possible à l’assemblée d’adopter une mesure aussi tranchée relativement à l’Armorial du Languedoc de l’acteur Béjart aîné, livre dont la publication avait flatté la vanité des députés de la noblesse et de bon nombre de députés du clergé, qui en avaient, les uns accepté, les autres sollicité des exemplaires. Les États en agréèrent l’hommage, mais de mauvaise grâce, car dans un vote du 16 avril 1657, par lequel ils allouèrent une gratification de cinq cents livres à l’auteur, ils déclarèrent qu’à l’avenir ils n’accorderaient aucune gratification pour de pareils ouvrages, à moins qu’ils ne fussent expressément commandés19.

La session des États, interrompue à plusieurs reprises, ne fut close que le 1er juin 1657. Tout donne à penser que Molière avait quitté Béziers depuis longtemps. De graves autorités nous font croire que, se souvenant de l’accueil qu’il avait toujours reçu à Lyon, il y revint au commencement de 1657. Il paraît y avoir donné, au profit des pauvres, une représentation le 19 février, et une autre le 11 juin suivant, peut-être après une absence nouvelle et un nouveau retour.

Les dispositions montrées dans la session précédente par l’assemblée des États, la tradition, les calculs basés sur le temps que réclamèrent de la troupe de Molière les voyages et les séjours que nous allons la voir faire à la fin de 1657 et au commencement de 1658, ne nous permettent pas un instant d’admettre qu’elle revint, comme on l’a imprimé sans preuves dans ces derniers temps20, « faire son service aux États de Pézenas, ouverts le 8 octobre ». Outre qu’il lui était rendu bien impossible, par les déclarations que nous avons précédemment rapportées, de ne pas se considérer comme définitivement congédiée et nettement cassée aux gages, nous la retrouvons au mois de décembre installée à Avignon, où elle avait déjà également joué en 1653. Molière y rencontra Mignard, qui, revenant d’Italie, où il avait séjourné pendant vingt-deux ans (1636-1658), s’était arrêté dans le Comtat pour dessiner les antiques d’Orange et de Saint-Remi et pour faire le portrait de la trop fameuse marquise de Gange. C’est là que se contracta entre ces deux hommes célèbres une union qui concourut pour ainsi dire à leur gloire mutuelle : Mignard laissa à la postérité le portrait de son ami ; Molière, nouvel Arioste d’un autre Titien, consacra son poème de La Gloire du Val-de-Grâce à célébrer le talent de son peintre.

Il y avait treize ans que Molière courait la province, et, quoique sa troupe fût la meilleure de toutes les troupes nomades, bien qu’il eût composé déjà pour elle ses deux premiers ouvrages, son nom comme artiste, comme auteur, était ignoré à Paris. Tallemant des Réaux, dont la passion était de tout savoir et l’habitude de tout enregistrer, Tallemant, seul peut-être, avait entendu parler de Molière et de ses camarades, et voici comment il en parlait lui-même dans une revue qu’il passait des comédiens de son temps, antérieurement à 1658 :

« Il faut finir par la Béjart (l’aînée). Je ne l’ai jamais vue jouer, mais on dit que c’est la meilleure actrice de toutes. Elle est dans une troupe de campagne ; elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une troisième troupe (l’Illustre Théâtre), qui n’y fut que quelque temps… Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs pour la suivre… Il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit… ; ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces ; elles sont comiques. »

Molière, on le voit, auteur, justement applaudi par la province, de L’Étourdi et du Dépit amoureux, directeur d’une société de comédiens devant laquelle fuyaient ou se dissolvaient les autres troupes, était condamné, quoi qu’il fît, à mourir « garçon » obscur, et à n’avoir pour toute publicité qu’une ligne dédaigneuse dans Les Historiettes, s’il lui fallait poursuivre sa vie errante, si Paris ne devenait le théâtre de ses inspirations et de ses jeux. Si son obscurité ne lui avait pas permis de conquérir des admirateurs à Paris, il y comptait du moins d’anciens amis et un protecteur puissant, le prince de Conti, à l’influence duquel, dans un moment préparé ou donné, ces derniers se proposaient de faire appel. Ces amis de Molière (c’est l’un d’eux, Vinot, et un de ses camarades, La Grange, qui nous l’apprennent), ces amis de Molière, au commencement de 1658, « lui conseillèrent de s’approcher de Paris en faisant venir sa troupe dans une ville voisine », pour être à même de profiter des dispositions et du crédit de personnes de considération qui avaient promis « de l’introduire à la cour21 ».

Après avoir passé à Grenoble le carnaval de 1658, Molière se rendit donc à Rouen avec sa troupe vers les fêtes de Pâques. « Il y séjourna pendant l’été, et fit à Paris quelques voyages secrètement », ajoutent La Grange et Vinot. Le secret était en effet une des conditions essentielles d’une réussite, qui autrement aurait été combattue et rendue impossible par des rivaux puissants et nombreux. Il y avait à cette époque à Paris trois troupes : les Comédiens italiens, qui avaient naturellement accès auprès du premier ministre, le cardinal Mazarin ; la troupe des Comédiens du Roi, établie au Marais depuis longues années, et enfin la troupe Royale, dite de l’hôtel de Bourgogne. Toutes avaient leurs protecteurs et leurs moyens d’influence, la dernière surtout, que de longs services, de nombreux et éclatants succès avaient placée hors ligne, et qui avait pour premier sujet Floridor, acteur idolâtré par le public, non moins aimé de la cour, « particulièrement connu du Roi, qui le voyait de bon œil, et qui daignait le favoriser en toutes rencontres », dit un écrivain du temps, un historien du théâtre, Chappuzeau. Il fallait donc que l’autorisation qu’il poursuivait fût sollicitée sans bruit, sans éveiller les soupçons de ceux à qui elle devait naturellement porter ombrage. Enfin le prince de Conti, qui avait été obligé de quitter Paris au mois de mai pour se rendre dans la province de Guyenne, au gouvernement de laquelle il avait été appelé, en étant revenu au commencement de septembre, le recommanda à Monsieur, frère unique du Roi. Celui-ci le présenta, connue chef d’une troupe qu’il adoptait, au Roi et à la Reine mère, et Molière parvint ainsi à être autorisé à donner des représentations à Paris. Laissons maintenant parler La Grange dans son Registre :

« Le sieur de Molière et sa troupe arrivèrent à Paris au mois d’octobre 1658, et se donnèrent à Monsieur, frère unique du Roi, qui leur accorda l’honneur de sa protection et le titre de ses Comédiens, avec trois cents livres de pension pour chaque comédien. » La Grange, qui est un chroniqueur minutieux, ajoute : « Nota : que les trois cents livres n’ont point été payées22. » On verra par d’autres particularités que le jeune frère de Louis XIV avait été plus séduit par la pensée d’avoir sa troupe, comme le Roi avait la sienne, qu’il n’était pénétré des obligations que lui imposait ce patronage.

« Le 24 octobre 1658, disent La Grange et Vinot, cette troupe commença de paraître, devant Leurs Majestés et toute la cour, sur un théâtre que le Roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. Nicomède, tragédie de M. Corneille l’aîné, fut la pièce choisie pour cet éclatant début. Les nouveaux acteurs ne déplurent point, et on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes.

« Les fameux comédiens qui faisaient alors si bien valoir l’hôtel de Bourgogne étaient présents à cette représentation. La pièce étant achevée, M. de Molière vint sur le théâtre, et, après avoir remercié Sa Majesté en des termes très modestes de la bonté qu’Elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée aussi auguste, il Lui dit : que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux, dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que, puisqu’Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il La suppliait très humblement d’avoir agréable qu’il Lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces.

« Ce compliment, dont on ne rapporte ici que la substance, fut si agréablement tourné et si favorablement reçu, que toute la cour y applaudit, et encore plus à la petite comédie, qui fut celle du Docteur amoureux. Cette comédie, qui ne contenait qu’un acte, et quelques autres de cette nature n’ont point été imprimées ; il les avait faites sur quelques idées plaisantes, sans y avoir mis la dernière main… Comme il y avait longtemps qu’on ne parlait plus de petites comédies, l’invention en parut nouvelle, et celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu’elle surprit tout le monde. M. de Molière faisait le Docteur, et la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. »

À quoi tiennent les destinées du génie ! La tragédie n’était pas le genre dans lequel excellaient Molière et ses camarades : ses amis se bornent à dire qu’ils n’y déplurent point ; les actrices seules obtinrent un succès que leurs charmes leur valurent plutôt encore peut-être que leur talent. Somme toute, la troupe nouvelle, à laquelle les leçons de Molière n’avaient à coup sûr pas appris cette prononciation ampoulée et ce jeu emphatique si fort à la mode dans ce temps, la troupe nouvelle avait évidemment paru bien au-dessous de la Troupe Royale, et, dans la salle du vieux Louvre, il n’était pas un spectateur qui n’eût vu beaucoup mieux rendre, à son goût, l’œuvre de Corneille. Le compliment de Molière dut plaire, nous en sommes convaincu ; mais enfin il s’adressait à une cour que les compliments de Floridor avaient plus d’une fois transportée, car nous voyons au Mercure, dans une Lettre sur Molière et les comédiens de son temps, que, soit que Floridor jouât un rôle, soit qu’il prononçât un compliment, les spectateurs gardaient un silence qui n’était interrompu que par des acclamations générales, et que « ces compliments, ordinairement courts, mais bien tournés, faisaient souvent autant et plus de plaisir que la pièce qu’on venait de jouer ». C’est donc à une de ces farces dont Molière avait tracé le canevas, mais qu’il avait à peine écrites, et que ses camarades et lui jouaient en quelque sorte à l’impromptu, c’est au Docteur amoureux qu’il dut son succès ainsi que l’autorisation définitive de se fixer à Paris, et que le siècle de Louis XIV et tous les siècles à venir doivent peut-être ces admirables chefs-d’œuvre que Molière n’eût jamais enfantés en province, loin de cette cour et de cette société qui posèrent devant lui, loin de ce milieu où son génie s’inspira et grandit.

La permission de s’établir au théâtre du Petit-Bourbon fut accordée par le Roi à la troupe de Molière. Ce théâtre était bâti dans l’alignement du côté ouest de l’ancienne rue des Poulies23, qui se prolongeait alors jusqu’à la Seine. Il faisait face au cloître Saint-Germain l’Auxerrois, sur le terrain où un peu plus tard a été construite la colonnade du Louvre.

Cette salle était déjà occupée par la troupe des comédiens italiens que dirigeait Torelli. En s’y établissant, elle avait fait des dépenses, dont les nouveaux venus allaient profiter ; ceux-ci eurent à lui compter une somme de quinze cents livres. Il fut convenu de plus que les Italiens conserveraient leurs jours de représentations, auxquels ils devaient tenir, car c’était ce qu’on appelait les jours ordinaires, les mardi, vendredi et dimanche24, ceux où jouaient également le Marais et l’hôtel de Bourgogne, les seuls où l’on eût l’habitude d’aller à la comédie ; aux arrivants furent dévolus les jours extraordinaires, les lundi, mercredi, jeudi et samedi.

Enfin, quels que fussent les jours, la permission de Louis XIV et le théâtre étaient obtenus ; restait, pour Molière et pour ses camarades, devenus la Troupe de Monsieur , frère unique du Roi, l’attention du public à attirer d’abord, et ensuite sa bienveillance à conquérir.

L’attention ne se commandait pas alors comme de nos jours par une presse aux cent voix. Il n’y avait que la Gazette en prose de Renaudot et la Muse historique en vers de Loret, et l’une et l’autre de ces publications ne paraissaient qu’une seule fois par semaine. De la part de rivaux influents, la conspiration du silence était donc facile. Aussi, quoique les moindres événements, l’exhibition d’un géant au Pont-Neuf, d’une baleine à Chaillot, les actes les plus insignifiants de la cour, tout, même la mort de Gogo-Souris, chienne favorite de Mademoiselle, fussent minutieusement enregistrés dans ces feuilles, aucune des deux ne dit mot du début au Louvre de la troupe nouvelle. Sur Molière, sur l’accueil fait aux nouveaux acteurs, sur l’autorisation qui venait de leur être accordée, silence complet. Si quelqu’un avait payé pour cela, et ce n’est pas de notre part une supposition calomnieuse, car Loret affichait sa vénalité, si quelqu’un avait payé pour cela, il n’eut pas, on le voit, suivant l’expression du chroniqueur, à plaindre sa monnaie .

C’est dans ces conditions que la lutte se présentait pour la nouvelle troupe. Voyons maintenant de qui elle se composait.

« La troupe, dit La Grange, était composée de dix parts et un gagiste :

« Les sieurs Molière, Béjart l’aîné, Béjart cadet, Du Parc, Du Fresne, De Brie, Croisac, gagiste, à deux livres par jour ;

« Mesdemoiselles Béjart, Du Parc, De Brie, Hervé. »

Molière, dans la comédie, était acteur parfait ; tous les témoignages contemporains sont d’accord sur ce point. La Grange et Vinot viennent de nous dire que « la manière dont il s’acquitta du rôle du Docteur amoureux » fut déterminante pour enlever l’autorisation du Roi. « Il excellait, ajoutent-ils, comme acteur par des talents extraordinaires. »

Béjart l’aîné était un acteur sur le talent, l’emploi, le jeu duquel les contemporains et les historiens du théâtre ne nous ont rien appris. Il eut le tort, pour sa gloire, de mourir six mois après l’installation de la troupe à Paris, c’est-à-dire avant que la renommée eût consenti à laisser les nouveaux acteurs sortir complètement de leur obscurité de province.

Béjart le jeune, qui passe pour être monté sur la scène avant l’âge de quinze ans, jouait dans la comédie les pères et les seconds valets, et dans la tragédie, les troisièmes et quatrièmes rôles. Nous le verrons aimé du public.

Du Parc était un comique fort gai, qui avait pris le surnom de « Gros-René », auquel il laissa du lustre. Les troupes rivales vont bientôt se le disputer.

Du Fresne est demeuré complètement inconnu. Le premier peut-être nous avons imprimé son nom d’après les archives de la mairie de Nantes d’avril 164825. Voilà la date de l’enrôlement de Du Fresne. D’un autre côté, à Pâques 1659, La Grange, qui, à ce moment même précisément, était engagé par Molière, dit dans son Registre manuscrit : « Le sieur Du Fresne sortit de la troupe et se retira à Argentan, son pays natal. » Voilà la date de sa retraite. Mais comme La Grange entrait quand Du Fresne sortait, et comme ainsi il ne l’eut jamais pour camarade, il ne dit rien de plus de lui, et c’est tout ce que nous pouvons dire nous-mêmes.

De Brie était un acteur auquel son talent, s’il en eut, n’a pas acquis de renom. Nous le verrons cependant demeurer longtemps à la scène ; Molière l’avait engagé à Lyon en même temps que sa femme, et peut-être en considération d’elle. On a dit que Molière, qui aimait beaucoup mademoiselle De Brie, aimait fort peu son mari : c’était assez logique ; et que De Brie était un grand bretteur26. Il était du moins un époux commode.

Quant à Croisac, gagiste, comme on disait alors, pensionnaire, selon le terme d’aujourd’hui, tout ce que nous savons, c’est que la troupe y tenait peu, car, à Pâques suivant, on fit, en le congédiant, l’économie de ses deux livres par jour.

Nous voici arrivé à la partie féminine de la troupe, celle dont le jeu et les agréments surent, avec le talent de Molière, enlever les applaudissements de la cour et seconder les bienveillantes dispositions de Louis XIV.

Madeleine Béjart comptait alors plus de quarante ans. Elle était née le 8 janvier 1618. Elle avait un long usage de la scène. Son talent a été proclamé par plusieurs des chroniqueurs contemporains et n’a été contesté par aucun. Elle remplissait dans le comique une foule de rôles, mais elle tenait l’emploi, fort important dans les comédies de ce temps-là, de première soubrette. Les Historiettes de Tallemant nous apprennent que ses premiers succès avaient été obtenus dans le genre tragique.

Mademoiselle Du Parc jouait les princesses dans la tragédie ; elle jouait aussi dans la comédie les seconds rôles d’amoureuse. Elle joignait encore au talent de la déclamation et du jeu de théâtre celui de la danse. « Elle faisait, dit le Mercure, certaines cabrioles remarquables, car on voyait ses jambes et partie de ses cuisses par le moyen d’une jupe qui était ouverte des deux côtés, avec des bas de soie attachés au haut d’une petite culotte. » Le tableau ne vous séduit peut-être que médiocrement. Mais vous eussiez été certainement séduit si vous aviez vu la danseuse. Molière l’avait adorée ; le Recueil manuscrit de Conrart nous apprend que, dans cette même année 1658, pendant le séjour que la troupe avait fait à Rouen, les deux Corneille en raffolèrent ; La Fontaine est donné également comme ayant soupiré pour elle, et Racine ne tarda pas à se voir épris à son tour. Ce dernier seul, dit-on, fut écouté. On a dit de mademoiselle Du Parc, à laquelle son grand air avait fait donner le surnom de « la Marquise », que, dans la plupart de ses rôles, sa beauté et ses grâces avaient joué pour elle ; elles ne gâtaient rien sans doute, mais son renom s’est établi sur des rôles créés avec un vrai talent.

Mademoiselle De Brie était, sans conteste, une aussi excellente actrice qu’une charmante femme. Fort bonne comédienne, elle était en même temps grande, bien faite et très jolie. La nature lui départit le don de paraître toujours jeune, mais évidemment, en 1658, elle était loin d’avoir déjà besoin de ce privilège, car elle put rester au théâtre jusqu’en 1685, et elle vécut jusqu’en 1706. Elle jouait avec le plus grand succès dans le tragique et le comique noble.

Quant à mademoiselle Hervé, sœur de Madeleine Béjart, qui avait pris à la scène le nom de leur mère, c’était ce qu’on appelle au théâtre, par une sorte d’antiphrase, une utilité.

Nous avons passé la revue complète de tous les sujets de la troupe de Molière ; mais n’oublions pas ce qui suppléait au talent pour les uns, ce qui ajoutait à celui des autres : l’ensemble qu’il savait donner aux acteurs qu’il dirigeait.

Le surlendemain du jour où Molière avait joué au Louvre, et où il avait enlevé l’autorisation de se fixer à Paris, Louis XIV, accompagné de sa cour, quitta la capitale pour se rendre à Lyon, où il devait séjourner pendant près de trois mois. Le chef de troupe avait donc saisi le dernier moment qu’il pût mettre à profit. « Comme il avait de l’esprit et qu’il savait ce qu’il fallait pour réussir, nous dit un de ses ennemis (De Visé), il n’ouvrit son théâtre qu’après avoir fait plusieurs visites et brigué quantité d’approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucune pièce sérieuse ; mais l’estime que l’on commençait à avoir pour lui fut cause que l’on le souffrit. » Quoi qu’il en soit de cette interprétation, sans perdre beaucoup de temps, dix jours seulement après le 24 octobre, « le jour des Trépassés, 3 novembre 1658, la troupe commença à représenter en public », dit La Grange, sur le théâtre du Petit-Bourbon. Sa pièce d’ouverture fut L’Étourdi.

Depuis l’année 1642, où notre scène comique resplendit du succès le plus légitime, sinon le plus éclatant, dont elle eut brillé jusque-là, le succès du Menteur de Corneille, la Thalie française n’avait attiré le public à ses jeux que par les turlupinades de Scarron et par les intrigues romanesques de Rotrou. Aucun ouvrage n’avait encore rappelé la gaieté, la grâce séduisante et la noble élévation dont le créateur de notre double scène avait empreint ses rôles de Cliton, de Dorante et de Géronte, quand un comédien, directeur d’une troupe nomade, qui, bien qu’âgé de trente-deux ans, n’avait encore composé, que quelques farces pour subvenir aux besoins de ses camarades, et non pour travailler à sa gloire, fit représenter dans la province, où cette caravane comique se trouvait alors, deux comédies en cinq actes et en vers. Une telle entreprise dut paraître bien hasardeuse de la part d’un pauvre histrion ambulant ; mais cet histrion était Molière, ces pièces étaient L’Étourdi et Le Dépit amoureux. Elles furent successivement non moins bien accueillies à Paris.

Ce succès est plus que suffisamment justifié par la supériorité de ces comédies sur celles du répertoire d’alors ; il pourrait l’être également par leur mérite réel. En effet, on trouverait difficilement, même dans Molière, une pièce aussi fortement intriguée que la première. Quel nerf ! quelle habileté dans le rôle de Mascarille ! quel ensemble ! quelle suite dans ses mesures ! Dans la seconde, quel tableau touchant et vrai des dépits, des raccommodements amoureux, et de tous ces riens charmants, brillante aurore du bonheur ! Chaque spectateur est juge, et juge très compétent, de ces sortes de scènes, parce qu’il n’en est aucun qui n’y ait joué plus d’une fois un rôle. Eh bien ! quel est le cœur assez glacé pour y trouver un trait à reprendre, un mot à blâmer ? Quel est l’homme qui, ayant aimé, ne serait, en voyant le manège de Lucile et d’Éraste, près de tomber aux genoux de Molière, comme le dit La Harpe dans une autre occasion, et de répéter ce mot de Saadi : Voilà celui qui sait comme on aime !

Toutefois, malgré les scènes pleines de mouvement et de vérité de ses premières pièces, on ne saurait s’empêcher de lui reprocher de n’y être pas encore lui-même. Presque tout ce qui lui appartient en propre dans ces deux productions, comme tout ce qu’il a emprunté à ses devanciers, est dans le goût des théâtres latin, espagnol et italien. Ce sont les intrigues d’esclaves, les menées de valets et les vieillards dupés du premier ; les aventures extraordinaires et accumulées du second, et quelquefois les trivialités du troisième. Molière enfin se contentait de se montrer supérieur à ses prédécesseurs, et à ses contemporains ; mais il n’osait encore aborder la représentation de la vie humaine, unique source du vrai comique, alors ignorée et depuis si souvent méconnue.

Du jour de leur début public à la suspension de Pâques 1659, il est impossible de suivre jour par jour les nouveaux acteurs. La Grange, qui bientôt le permettra par son journal quotidien, n’entra dans la troupe et ne s’en fit le garde-note qu’à partir de la rentrée de 1659. C’est par lui que nous savons toutefois qu’après L’Étourdi, ce fut le tour du Dépit amoureux, et il ajoute : « L’Étourdi, comédie du sieur Molière, passa pour nouvelle à Paris, eut un grand succès, et produisit de part pour chaque acteur soixante et dix pistoles. » — « Le Dépit amoureux, comédie du sieur Molière passa pareillement pour nouvelle à Paris, eut un grand succès, et produisit de part pour chaque acteur autant que L’Étourdi. » Comme il nous a déjà appris que les dix acteurs avaient une part égale, c’est donc cent quarante pistoles que L’Étourdi et Le Dépit amoureux valurent à chacun d’eux en cinq mois, de l’ouverture du théâtre à la suspension de Pâques ; quatorze cents pistoles que ces deux pièces procurèrent à l’ensemble de la troupe, tous frais payés.

Si nous insistons autant sur le produit des deux premières comédies de Molière, c’est que nous en voulons tirer la conséquence que la troupe ne varia pas autrement son répertoire, du 3 novembre au commencement d’avril 1659 ; qu’elle se conforma au constant usage des hôtels de Bourgogne et du Marais, de ne donner à chaque représentation qu’une seule pièce en cinq actes, et, soit que le succès qu’une de ses farces avait obtenu à la cour ne lui parut pas une garantie suffisante de l’accueil que ces sortes de petites comédies pouvaient attendre du public, soit par tout autre motif, qu’aucune autre que ces deux pièces ne figura assez probablement sur l’affiche durant ces cinq mois. S’il en était autrement, le succès d’argent de la troupe de Molière, considérable déjà dans notre hypothèse, eût dépassé toute vraisemblance. Chaque acteur, dans ces cinq mois, ne dut avoir rien de plus pour son dixième que les quinze cent quarante livres27 que lui valut le produit des deux comédies, et ce qui le prouve surabondamment, c’est que dans les cinq mois qui suivirent l’ouverture après Pâques, c’est-à-dire dans un laps de temps égal, la part de chacun d’entre eux ne s’éleva qu’à la moitié de cette même somme (775 livres environ), et cependant, si, dans cette dernière période, Molière ne donna pas de pièces nouvelles, on verra combien de conditions de succès étaient devenues plus favorables. Qu’on le remarque d’ailleurs, c’était de la part de Molière un bon calcul pour apprendre au public le chemin de son théâtre, de ne pas faire voir ses acteurs dans le genre qui leur était le moins favorable, ou dans une vieille pièce qui eût pu servir à établir des comparaisons. L’attrait de pièces amusantes et inconnues permettait de gagner le temps où la troupe, recrutée, serait à même d’étendre son répertoire.

Il est donc clair que, malgré l’absence prolongée de la cour, malgré un grand succès à l’hôtel de Bourgogne28, malgré le silence obstiné des gazetiers, Molière, ses deux ouvrages et ses camarades furent à leur début bien vus du public de Paris et surent l’attirer. De Visé, dans son antipathie d’alors pour Molière, donne de cet empressement une explication embarrassée qui n’est que l’aveu d’un détracteur confondu : « Après le succès de ces deux pièces, dit-il, son théâtre commença à se trouver continuellement rempli de gens de qualité, non pas tant pour le divertissement qu’ils y prenaient, que parce que, le monde ayant pris l’habitude d’y aller, ceux qui aimaient la compagnie, et qui aimaient à se voir, y trouvaient amplement de quoi se contenter : ainsi l’on y venait par coutume, et sans dessein d’écouter la comédie, et sans savoir ce qu’on y jouait. »

On doit se demander comment une troupe, sur les représentations de laquelle la prose ni les vers des gazettes ne disaient jamais rien, parvenait à faire connaître son existence, sa présence à Paris au public de la capitale : par ses seules affiches, jusqu’à ce que ses succès eussent mis à son service les voix de la renommée. Or, les affiches se placardaient en bien petit nombre, car nous voyons, par le registre de La Grange, à la date de 1660, que l’affiche, « pour deux fois », pour la veille et le jour du spectacle, n’entrait dans les frais de chaque représentation que pour sept livres dix sous. Mais l’affiche n’était pas toujours alors l’annonce pure et simple d’un spectacle, le titre d’une pièce et le nom des acteurs devant y jouer. L’orateur d’une troupe avait deux fonctions principales. « C’est à lui, écrivait Chappuzeau au commencement de 1674, c’est à lui de faire la harangue et de composer l’affiche, et comme il y a beaucoup de rapports de l’une à l’autre, il suit presque la même règle pour toutes les deux. Le discours qu’il vient faire à l’issue de la comédie a pour but de captiver la bienveillance de l’assemblée. Il lui rend grâces de son attention favorable, il lui annonce la pièce qui doit suivre celle qu’on vient de représenter, et l’invite à la venir voir par quelques éloges qu’il lui donne ; et ce sont là les trois parties sur lesquelles roule son compliment. Le plus souvent il le fait court et ne le médite point, et quelquefois aussi il l’étudie… L’affiche suit l’annonce et est de même nature… Elle entretient le lecteur de la nombreuse assemblée du jour précédent, du mérite de la pièce qui doit suivre et de la nécessité de pourvoir aux loges de bonne heure, surtout lorsque la pièce est nouvelle et que le grand monde y court. »

À l’époque où Chappuzeau imprimait ceci, les phrases, les compliments, les provocations au public, et d’autres fois les mises en demeure les moins ménagées, commençaient dans les affiches à passer de mode ; mais peu d’années auparavant, les théâtres cherchaient à exciter la curiosité même par des affiches en vers. Il ne nous en a été conservé que quatre : deux d’un des faiseurs habituels de l’hôtel de Bourgogne, de Villiers, comédien-auteur, pour les deux premières représentations de la reprise d’Amaryllis, pastorale de Rotrou arrangée et remise à la scène par Tristan29, et les autres de Scarron, aux deux premiers jours de son Jodelet souffleté, pour le théâtre du Marais30. Il est bien naturel, en se rappelant que Molière fut l’orateur du Petit-Bourbon, puis du Palais-Royal, et, comme tel, chargé de la rédaction des affiches, de regretter qu’on ne nous ait pas conservé celles de sa troupe ; mais on comprend de reste qu’elles aient dû suffire promptement à éveiller la curiosité des badauds et à commander l’attention du public.

Enfin, Monsieur étant allé au théâtre du Petit-Bourbon voir une des deux pièces de Molière, Loret, qui cultivait les bonnes grâces du frère du Roi et qui sans doute, par ses obsessions, espérait arriver à en tirer meilleur parti que les comédiens prétendus pensionnaires du duc d’Orléans avec leur réserve, crut ne pouvoir, dans son numéro du 15 février, garder le silence sur cette démarche du prince ; toutefois, de peur évidemment de déplaire aux comédiens rivaux, il ne donne pas le titre de la comédie, ne nomme ni auteur ni acteurs, et, quoiqu’il n’ait pas encore entretenu ses lecteurs de cette nouvelle troupe, il entre en matière comme s’il n’avait jamais fait autre chose :

De notre roi le frère unique
Alla voir un sujet comique
En l’hôtel du Petit-Bourbon,
Mercredi, que l’on trouva bon,
Que ses comédiens jouèrent
Et que les spectateurs louèrent.
Ce prince y fut accompagné
De maint courtisan bien peigné,
De dames charmantes et sages
Et de plusieurs mignons visages.
Le premier acteur de ce lieu,
L’honorant comme un demi-dieu,
Lui fit une harangue expresse
Pour lui témoigner l’allégresse
Qu’ils recevaient du rare honneur
De jouer devant tel seigneur.

L’année 1659 fut heureuse pour la troupe et pour la gloire de Molière. À Pâques, il vit bien son camarade Du Fresne se retirer à Argentan, son pays natal ; Du Parc et sa femme abandonner le Petit-Bourbon pour le théâtre du Marais, qu’ils devaient du reste abandonner à son tour, à Pâques 1660, pour revenir à Molière ; il se priva même des services modestes du gagiste Croisac ; mais, en compensation, il enrôla un farceur en renom, Jodelet, et son frère, De L’Espy, tous deux du Marais, et trois autres acteurs nouveaux à Paris, Du Croisy, sa femme et La Grange. Il ne craignit pas plus tard de confier le rôle de Tartuffe à Du Croisy, qui le créa avec beaucoup de talent. Quant à La Grange, doué d’une intelligence parfaite, d’une rare aménité de mœurs, et sûr dans le commerce de la vie, il devint l’ami de Molière, et donna en 1682, avec Vinot, la première édition complète des Œuvres de notre auteur.

La troupe s’était trouvée, par ces mouvements, portée à douze parts ; mais peu après la réouverture, elle eut à déplorer la mort d’un des siens. Le samedi 11 mai, elle avait donné en public L’Étourdi. Le soir elle alla au Louvre jouer la même pièce pour le Roi. « M. Béjart, dit La Grange, tomba malade, et acheva son rôle de L’Étourdi avec peine. » Il mourut le 21, et après la représentation du 20 mai, le registre ajoute : « Interruption à cause de la mort de M. Béjart. » Les représentations ne furent reprises que le 2 juin. Cette suspension était à la fois un hommage rendu à la mémoire d’un vieux camarade qui comptait un frère et une sœur dans la troupe, et une conséquence du trouble momentané que devait apporter dans le répertoire la mort d’un des membres d’une société qui n’en comptait que douze. Guy Patin, dans une lettre du 27 mai 1659, dit : « Il est mort ici, depuis trois jours, un comédien nommé Béjart qui avait vingt-quatre mille écus en or. » Si ce chiffre n’a rien d’exagéré, il prouve sans doute que Béjart avait un grand esprit d’économie, mais aussi que les produits de l’association théâtrale lui avaient permis d’économiser. Peut-être encore son Armorial du Languedoc avait-il dû au public un accueil plus généreux que celui que nous avons vu les États de Béziers faire à cet ouvrage.

Le mardi 18 novembre, l’affiche portait : Cinna et Les Précieuses ridicules. L’annonce d’une comédie nouvelle et l’innovation d’un spectacle composé de plus d’une pièce attirèrent la foule. L’innovation réussit ; la pièce ne fut pas moins heureuse. Avant d’apprécier cet ouvrage et de parler de son succès et de ses effets, un coup d’œil rapidement jeté sur la société d’alors nous mettra mieux à même de calculer tout ce que le poète avait à faire en s’armant du fouet de la satire, de constater tout ce qu’il a fait.

Il existait à Paris une réunion d’hommes instruits, de femmes remarquables par leur rang et leur esprit, dont les classes un peu élevées de la capitale se faisaient un devoir de prendre le ton et les manières, et que la province elle-même s’empressait déjà de singer. Cette société tenait ses séances à l’hôtel Rambouillet. C’était là que se rendaient chaque jour La Rochefoucauld, Chapelain, Conrart, Cotin, Pellisson, Voiture, Balzac, Segrais, Bussy-Rabutin, Benserade, Desmarets, Ménage, Vaugelas, et beaucoup d’autres hommes non moins célèbres alors. La princesse mère du grand Condé, sa fille, depuis madame de Longueville, mademoiselle de Scudéry, madame de La Suze, nombre d’autres femmes aussi distinguées, et, comme pour contraster avec le ton général de la société, madame de Sévigné, en étaient le charme et l’ornement. Ce berceau du mauvais goût, son origine et les diverses phases de sa gloire nous forcent à reprendre son passé et à entrer dans quelques détails que leur bizarrerie nous fera peut-être pardonner.

Après l’avènement de Louis XIII, dans cet interrègne des discordes civiles où le fanatisme et l’ambition firent place pour trop peu de temps à l’amour des lettres, une femme d’une haute naissance, d’un caractère aimable, d’un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, voulut élever chez elle un autel aux belles-lettres. Elle sut y attirer le concours de personnages célèbres, mais on n’y sacrifia guère qu’à l’afféterie.

Dame de toutes les pensées, idole de tous les cultes, madame de Rambouillet se vit chantée par les lyres de tous les poètes qui composaient sa cour. Malheureusement son prénom de Catherine n’avait rien de galant ni de poétique. Le vieux Malherbe prit à tâche de réparer les torts qu’un parrain peu romanesque avait eus envers elle. Arthénice, Éracinthe et Carinthée sont les seuls anagrammes que Racan et lui purent composer avec ce nom. Le premier fut choisi pour le remplacer, et en 1672, Fléchier, consacrant ainsi ce ridicule, s’en servit pour la désigner dans l’oraison funèbre de madame de Montausier, sa fille. « Souvenez-vous, mes frères, dit l’orateur chrétien, de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’“incomparable Arthénice”, où se rendaient tant de personnages de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » C’est pour suivre ce noble exemple que Cathos et Madelon des Précieuses ridicules, abjurant la légende, se font appeler Aminte et Polixène.

La maison de madame de Rambouillet offrit un nouvel attrait lorsque Julie d’Angennes, sa fille, commença à paraître dans le monde. Elle était faite pour y obtenir de véritables succès ; mais l’affectation dans laquelle elle avait été élevée, le faux esprit qu’on lui avait inspiré dès son enfance, lui avaient ravi tout moyen de plaire aux gens que n’avait point encore gagnés cette fièvre du mauvais goût. Cependant, comme très peu de personnes avaient échappé à son influence, Julie d’Angennes compta de nombreux adorateurs. M. de Montausier, renommé par une sincérité poussée si loin, qu’on le prit pour l’original du rôle du Misanthrope ; M. de Montausier, plus séduit par la physionomie douce et la taille noble de mademoiselle de Rambouillet que rebuté par les travers de son esprit, s’attacha à son char, et consentit à soupirer pendant quatorze ans avant d’obtenir d’elle le oui de l’hyménée. Pour arriver à cette conclusion, il lui fallut se soumettre aux règles d’amour que mademoiselle de Scudéry a consignées dans son roman de Clélie, c’est-à-dire s’emparer successivement du village de « Billets-Galants », du hameau de « Billets-Doux » et du château de « Petits-Soins », enfin,

Naviguer en grande eau sur le fleuve de Tendre.

De graves dissertations sur des questions frivoles, de pénibles recherches pour trouver le mot d’une énigme, de la métaphysique sur l’amour, des subtilités de sentiment, et tout cela discuté avec une recherche exagérée de tours et un raffinement puéril d’expressions, tels étaient les sujets dont s’occupait cet aréopage hermaphrodite. « L’on a vu, il n’y a pas longtemps, dit La Bruyère, un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible. Une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes toujours suivies par de longs applaudissements. Par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiment et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité ; il fallait de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l’imagination a le plus de part. »

Les usages de ces coteries n’étaient pas moins bizarres que les discours qui s’y tenaient. Les femmes affectaient entre elles une exagération romanesque de sentiments. Elles ne s’appelaient que « ma chère », et ce mot avait fini par servir à les désigner généralement.

Une « chère », une « précieuse », devait se mettre au lit à l’heure où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcôve, dont la ruelle était ornée avec recherche. Pour être admis à ces cercles, il fallait avoir prouvé qu’on connaissait, comme le dit Madelon, « le fin des choses », « le grand fin », « le fin du fin », et y être présenté par un des hommes qui y donnaient le ton. Les abbés de Bellebat et Du Buisson avaient, selon le Dictionnaire des précieuses de Somaize, le titre de « grands introducteurs des ruelles ». C’était chez eux, chez le premier surtout, que les jeunes gens allaient s’instruire des qualités indispensables aux hommes qui voulaient fréquenter les cercles des « chères ».

Mais outre ces profès en l’art des précieuses et ces jeunes initiés, on rencontrait encore chez chaque femme un individu qui, revêtu du titre singulier d’« alcoviste », était son chevalier servant, l’aidait à faire les honneurs de sa maison et à diriger la conversation. Un pareil rôle, par la familiarité qu’il exigeait entre les précieuses et ceux qui le remplissaient auprès d’elles, semblerait aujourd’hui devoir être une source de désordres et une cause de scandale. Il n’en produisait alors aucun, et ne donnait pas même lieu à la moindre interprétation maligne. Saint-Évremond s’est chargé de nous donner l’explication de l’innocence de ses effets : « L’alcoviste, dit-il, n’était que pour la forme, parce qu’une précieuse faisait consister son principal mérite à aimer tendrement son amant sans jouissance, et à jouir solidement de son mari avec aversion. »

Voilà les extravagances, voilà les folies en action que Corneille, que Bossuet et les personnages justement célèbres que nous avons déjà nommés semblaient sanctionner par la fréquentation des salons qui en étaient les théâtres. Que l’on mette dans la balance d’un côté une fille de nos rois, protectrice des Cotin, d’illustres apôtres de la chaire de vérité, des auteurs pompeusement vantés, et de l’autre un pauvre comédien de province venant chercher à Paris des ressources qu’il n’avait pu trouver dans ses excursions ; et que l’on réfléchisse un seul instant si la lutte dut sembler assez inégale, l’entreprise assez aventureuse. Il eut par la suite plus d’un imitateur ; mais s’il attaquait un adversaire alors plein de vie et redoutable, Les Héros de roman, dont Boileau ne prépara la publication qu’en 1710, n’étaient plus guère qu’un coup porté à un ennemi à terre.

Ce fut le 18 novembre 1659 que Molière livra cette attaque au faux goût. Outre qu’une pièce en un acte et en prose était alors une nouveauté, le titre de celle-ci n’avait pas peu servi à exciter une curiosité générale. Les suppôts de la ligue contre le naturel y assistaient pour la plupart, et, malgré le nombre des spectateurs à la fois juges et parties, la vérité du tableau força tous les suffrages. « J’étais, dit Ménage, à la première représentation des Précieuses ridicules. Mademoiselle de Rambouillet y était, madame de Grignan31, tout l’hôtel de Rambouillet, M. Chapelain et plusieurs autres de ma connaissance. La pièce fut jouée avec un applaudissement général, et j’en fus si satisfait en mon particulier, que je vis dès lors l’effet qu’elle allait produire. Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par la main : “Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, pour me servir de ce que saint Rémy dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré et adorer ce que nous avons brûlé.” Cela arriva comme je l’avais prédit, et, dès cette première représentation, on revint du galimatias et du style forcé. »

Emporté par son admiration soudaine pour un comique si franc, un vieillard, auquel cet ouvrage révélait un Ménandre nouveau, s’écria du milieu du parterre : Courage, Molière ! voilà la véritable comédie ! Ce mot, qui est devenu le jugement de la postérité, est remarquable sans doute ; mais, comme l’a dit La Harpe, « il n’est que le suffrage de la raison, tandis que celui de Ménage est le sacrifice de l’amour-propre et le plus grand triomphe de la vérité32 ».

La seconde représentation de la pièce fut annoncée pour le vendredi 21 ; mais c’était compter sans la colère des précieuses, le dépit des marquis ridicules et les intrigues de la jalousie. Elle fut interdite, Somaize33 nous l’apprend, par l’influence d’un « alcoviste de qualité ». Molière ne pouvait, pour obtenir la levée de cette interdiction, faire appel à la bienveillance du Roi. Louis XIV était depuis plus de trois mois aux Pyrénées, négociant pour la paix et pour son mariage, dont le double traité venait d’être signé le 7 novembre à Saint-Jean-de-Luz, et d’être apporté le 14 à Paris par le marquis de Soyecourt. Il fallut entreprendre des démarches, et, en attendant, représenter une pièce nouvelle. On se trouvait précisément alors en avoir simultanément deux en répétition.

Depuis son arrivée à Paris, la troupe du Petit-Bourbon n’avait composé son répertoire tragique que des œuvres de Pierre Corneille, de la Marianne et de La Mort de Crispe de Tristan, du Venceslas de Rotrou et du Scévole de Du Ryer, pièces jouées également sur les deux autres théâtres. Elle ne s’était encore vu confier aucune œuvre nouvelle, ni comique ni tragique. Pour la comédie, elle pouvait varier son répertoire avec les deux pièces de Molière, le théâtre de Scarron que lui avait apporté Jodelet, Le Menteur, Les Visionnaires, et quelques autres œuvres du fonds commun. Molière, d’ailleurs, était bien sûr de ne pas laisser chômer ses camarades. Mais, pour la tragédie, ils avaient dû accueillir les propositions de deux auteurs qui s’étaient risqués à venir offrir leurs ouvrages à ces comédiens sans journaux.

La première de ces tragédies, « Pylade et Oreste, pièce nouvelle de M. Coqueteau La Clairière, de Rouen », dit La Grange, fut donnée le 23 novembre. La conspiration organisée contre les nouveaux acteurs était si bien ourdie ; le silence, quand on n’était pas contraint de le rompre, était si complet, que cette pièce n’est mentionnée dans aucun Dictionnaire des Théâtres, que les frères Parfait l’ont ignorée, comme aussi son auteur, et que Chappuzeau ne l’a point comprise dans la courte liste qu’il donne des œuvres dramatiques de celui-ci34.

Cet exemple se reproduira. Malheureusement il ne paraît pas que cette tragédie fut de nature à vaincre la ligue silencieuse : elle n’eut que trois représentations dont le produit fut peu élevé.

La seconde fut jouée le 12 décembre ; c’était une Zénobie de ce même Magnon dont Molière et les Béjart, avant d’entreprendre leur pèlerinage commun en province, avaient, en 1645, représenté l’Artaxerce sur l’Illustre Théâtre. Ils le retrouvèrent après leur longue absence, peu aisé sans doute, et nous voyons par le Registre de La Grange que, le 10 août précédent, on avait « retiré sur la chambrée 100 livres pour M. Magnon, auteur ». Zénobie, jouée seule trois fois consécutives, ne produisit presque rien à la seconde et à la troisième représentation, et à la quatrième fit, le Registre le dit, « un four », le seul qui y soit mentionné dans l’année. Mais Molière et ses camarades portaient de l’intérêt à Magnon ; ils donnèrent néanmoins, malgré cet échec, trois fois encore sa tragédie, en lui prêtant le puissant appui des Précieuses.

Comme Magnon était querelleur et spadassin, on craignit de s’attirer quelque affaire en en usant avec lui comme on était résolu à en user avec les auteurs qui franchiraient le seuil du Petit-Bourbon. On crut prudent de parler de la pièce ; des éloges pompeux et posthumes lui furent prodigués. Loret, qui n’était pas une mauvaise tête, s’exécuta largement avant tous les autres. Voyez plutôt sa Muse historique du 13 décembre :

Si, dans ma forte conjecture,
Je ne me trompe d’aventure,
Je crois qu’il fera demain bon
En l’hôtel du Petit-Bourbon ;
D’autant qu’une pièce fort belle,
Venant d’une forte cervelle,
S’y joue une seconde fois
Pour le noble et pour le bourgeois.
Elle est nouvellement fourbie,
On l’intitule Zénobie,
Et l’auteur est monsieur Magnon,
Honnête homme, bon compagnon,
Dont on doit admirer les veilles
Et qui fait des vers à merveilles.

Et, comme pour échapper à la responsabilité de son apologie, ce pauvre Loret ajoute :

Ainsi ce sujet important,
Qu’encor je n’ai pas vu pourtant,
Doit être une excellente chose,
Avec raison je le suppose
Et crois que ce n’est pas en vain,
Puisque de ce rare écrivain,
Pour poème et pour tragédie,
La plume féconde et hardie
Écrit d’un style aussi savant
Que pas un autre auteur vivant.

Mais laissons Loret et revenons au Petit-Bourbon, qui, ayant obtenu la levée de l’interdit, put enfin, après quinze jours d’interruption, jouer de nouveau, le 2 décembre, Les Précieuses ridicules, précédées de l’Alcionnée de Du Ryer. Cette fois on était sûr que la foule s’y porterait ; aussi usa-t-on de la faculté qu’avaient les théâtres de « jouer au double », c’est-à-dire de doubler le prix du parterre et des loges hautes, et la recette, qui, avant Les Précieuses ridicules, n’avait jamais dépassé 393 livres, qui, à la première représentation de cette pièce, n’avait atteint encore que 563 livres, s’éleva à 1 400. Aussi Loret, dans sa lettre du 6 décembre, se croit-il forcé de mentionner ce succès, mais toujours sans nommer Molière :

Cette troupe de comédiens
Que Monsieur avoue être siens,
Représentant sur leur théâtre
Une action assez folâtre,
Autrement un sujet plaisant
À rire sans cesse induisant
Par des choses facétieuses,
Intitulé : Les Précieuses,
Ont été si fort visités
Par gens de toutes qualités,
Qu’on n’en vit jamais tant ensemble
Que ces jours passés, ce me semble,
Dans l’hôtel du Petit-Bourbon,
Pour ce sujet, mauvais ou bon.
Ce n’est qu’un sujet chimérique,
Mais si bouffon et si comique,
Que jamais les pièces Du Ryer
Qui fut si digne de laurier,
Jamais les pièces de Corneille
Que l’on tient être une merveille,
La Cassandre de Bois-Robert,
Le Néron de monsieur Gilbert,
Alcibiade, Amalazonte 35,
Dont la cour a fait tant de compte,
Ni le Fédéric de Boyer,
Digne d’un immortel loyer,
N’eurent une vogue si grande,
Tant la pièce semble friande
À plusieurs, tant sages que fous !
Pour moi, j’y portai trente sous ;
Mais, oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.

Nous ne savons pas si le rire de Loret était bien franc, car lorsqu’on le faisait payer, il faisait, quoi qu’il en dise ici, un effort visible pour ne pas plaindre sa monnaie ; mais son catalogue des pièces en vogue est curieux, sa constatation de l’empressement du public précieuse, et son indifférence pour le nom de l’auteur incomparable.

À ce chorus d’applaudissements vinrent encore se joindre ceux de la cour. L’ouvrage fut envoyé aux Pyrénées. Il y reçut le même accueil qu’à Paris. Segrais assure que Molière, dont ce double succès enfla le courage, dit alors : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence ni d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai qu’à étudier le monde. » Il livra sa pièce à l’impression ; mais dans la préface, où, tout en s’excusant de le faire, il raille encore les originaux qu’il a pris pour modèles, il crut devoir cependant, pour détourner de lui la colère de personnages puissants, déclarer qu’il n’avait pas eu en vue les véritables précieuses, mais celles qui les imitaient mal (car on attachait alors à ce mot le sens le plus avantageux), et protester même que c’était contre son gré qu’il publiait son ouvrage.

Il serait inexact de dire que cette victoire remportée sur l’ambitieuse déraison la détruisit entièrement ; mais il est certain du moins que ses défenseurs confus se dispersèrent, et n’osèrent même pas faire entendre de plaidoyer en sa faveur. Le style contourné et amphigourique fut abandonné, et s’il resta encore aux femmes pendant un certain temps une prétention pédantesque au savoir, ne devons-nous pas nous en réjouir, puisque ce fut ce ridicule rebelle et invétéré qui provoqua le second manifeste de Molière, l’admirable comédie des Femmes savantes ?

On devine bien cependant que, si les faiseurs de madrigaux à la Mascarille et les nombreuses Cathos que notre auteur avait joués ne crurent pas devoir élever la voix contre ce sanglant arrêt, les ennemis de sa gloire n’imitèrent pas leur silence, et que rien ne fut épargné pour ravaler le mérite de la nouvelle production. La tourbe des envieux fut en émoi, et, dans l’aveuglement de leur haine, ils ne trouvèrent rien de mieux que de l’accuser de tirer toutes ses pièces de Guillot-Gorju, un des plus misérables farceurs de ce siècle36.

Ici commence pour Molière et pour notre théâtre une ère toute nouvelle. Jusque-là imitateur habile, quelquefois rival heureux des Latins et des Italiens, il ne nous avait intéressés qu’aux ruses d’un valet ou aux amours de deux jeunes gens. Dès ce moment, il s’engage à nous faire rire aux dépens de nos ridicules ; il se propose pour but de nous en corriger. Répétons-lui avec le vieillard du parterre : Courage ; voilà la bonne comédie !

À partir de ce succès, si le nom de Molière continuait à ne se trouver sous la plume d’aucun gazetier, il était dans toutes les bouches, et sa troupe, qui précédemment n’avait été appelée qu’une seule fois « en visite », comme on disait alors, c’est-à-dire à aller jouer la comédie dans une fête particulière, se vit, à dater de ce moment, conviée par les plus grands seigneurs et les plus riches financiers.

Du 16 avril 1659, jour où le grand maître de l’artillerie l’avait, pour cette première fois, fait venir à son château de Chilly, près de Longjumeau, il faut aller à dix mois de là, jusqu’après le succès des Précieuses, jusqu’au 4 février 1660, pour trouver une autre visite. Ce fut chez M. de Guénégaud, qui demanda L’Étourdi et Les Précieuses. Mais le mardi gras 10 du même mois, même spectacle chez M. Le Tellier ; puis le 4 mars, Les Précieuses « chez madame Sanguin pour M. le Prince » ; puis le 8, Les Précieuses encore chez le chevalier de Gramont ; puis le 10, toujours Les Précieuses, chez madame la maréchale de L’Hôpital. Molière, ses pièces et ses acteurs étaient à la mode dans le monde le plus brillant.

Le grand maître de l’artillerie était fils du maréchal duc de La Meilleraye. C’est lui qui épousa Hortense Mancini, une des nièces du cardinal, et fut fait duc de Mazarin en 1661.

La Grange ne nous dit pas si M. de Guénégaud, chez lequel la troupe se rendit, était le secrétaire d’État de la marine, ou son frère, un des trésoriers de l’Épargne.

M. Le Tellier était le secrétaire d’État de la guerre, le futur chancelier et garde des sceaux.

Madame Sanguin était la femme du maître d’hôtel ordinaire du Roi, et si le grand Condé, qui envoyait la comédie chez elle, lui rendait des soins, ce ne pouvait être pour son esprit, car Tallemant raconte que le feu ayant pris un jour dans sa chambre, elle jeta un grand miroir par la fenêtre, de peur qu’il ne fût brûlé.

Le chevalier de Gramont est celui qu’Hamilton nous a fait connaître, et La Grange, en inscrivant le lendemain cette visite comme due, nous montre que les comédiens commencèrent par lui faire crédit, ce qui, attendu les habitudes du visité, nous inspirait des inquiétudes ; mais La Grange a inscrit plus tard : « Reçu deux cent vingt livres. » Plus heureux que sages !

Enfin la maréchale de L’Hôpital, c’était Marie Mignot, cette villageoise des environs de Grenoble, que M. de Portes d’Ambérieux, trésorier et receveur général du Dauphiné, avait épousée à peine âgée de seize ans, en supplantant son secrétaire ; Marie Mignot, qui, devenue veuve de ce financier, charma à son tour le vieux maréchal de L’Hôpital, veuf de son côté d’une maîtresse de Henri IV, et qui enfin, ayant perdu ce second mari, le 20 avril 1660, quarante jours après la visite de la troupe de Molière à son hôtel de la rue des Fossés-Montmartre, épousa Jean-Casimir, roi de Pologne, alors abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés et de plusieurs autres abbayes, lequel mourut peu de jours après ce mariage. Marie Mignot, à qui chaque veuvage avait valu une élévation nouvelle, veuve d’un roi, n’avait plus à s’unir qu’à son Dieu. Toutefois, elle ne prit pas immédiatement ce parti, et attendit qu’elle fût septuagénaire pour se retirer au couvent des Carmélites de la rue du Bouloy, chez lesquelles elle mourut le 30 novembre 1711, à quatre-vingt-quatorze ou quatre-vingt-quinze ans.

Cette vogue des Précieuses ridicules fut augmentée et prolongée par l’impression de la pièce. Jamais encore Molière n’avait recouru à ce genre de publicité pour aucune de ses comédies, et peut-être n’aurait-il pas songé à faire alors imprimer ses Précieuses, si leur succès n’eût poussé quelque spéculateur à vouloir tenter l’entreprise au mépris de ses intérêts. Rien n’était moins établi à cette époque que la propriété littéraire et les droits des théâtres. On ne paraissait pas fixé sur la question de savoir s’il n’était pas loisible à quiconque avait pu, par un moyen quel qu’il fût, se procurer une copie d’une œuvre dramatique non encore imprimée, de la mettre sous presse moyennant un privilège qui, semble-t-il, s’accordait sans grand scrupule, et de la livrer aux lecteurs sans autorisation de l’auteur ; comme aussi, d’un autre côté, dès qu’une pièce était publiée, les troupes rivales de celle qui l’avait mise à la scène devenaient libres de la jouer sans avoir de consentement à demander à personne. L’auteur n’avait par conséquent pas d’intérêt à hâter le moment de la publication. Mais un corsaire littéraire se préparait à prendre les devants, ainsi que plus tard, dans la même année, il fut fait pour Le Cocu imaginaire. Molière, en protestant contre l’iniquité du procédé, eut donc à en conjurer précipitamment les effets. « Ô temps ! ô mœurs ! s’écrie-t-il dans sa préface, on m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé ou d’avoir un procès, et le dernier mal est encore pis que le premier… On ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de  Luyne veut m’aller relier de ce pas. À la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu ! » La pièce sortit pour la première fois de la presse le 29 janvier 166037 ; les exemplaires en furent rapidement enlevés ; d’autres éditions se succédèrent dans cette même année, et une brochure du temps nous confirme que l’affaire fut bonne pour les libraires38.

On est fâché de voir Molière, après avoir indiqué par ses Précieuses ridicules une si grande et si nouvelle direction aux jeux de la scène, revenir aussitôt à ce genre d’intrigue qu’il semblait avoir abandonné. Sans doute on retrouve dans Sganarelle, ou le Cocu imaginaire quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui, aimant bien leurs femmes, les battaient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à l’auteur ? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il eu dessein de signaler, de corriger ou de punir ? Nous ne le devinons pas, à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés :

Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle ?

Et dans ce cas, Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière, qui, pour nous servir de l’image plaisante de La Fontaine, en mettait son bonnet

Moins aisément que de coutume,

eût bien dû se persuader tout le premier ce qu’il cherchait à faire croire aux autres. Mais non ; il n’eut évidemment d’autre but que celui de faire rire, et il était difficile, à la vérité, de le mieux atteindre. Néanmoins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l’intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique ; c’est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, que les auteurs qui précédèrent Molière avaient naturalisés sur notre scène, et qu’il en expulsa après s’être courbé devant l’idole, comme pour la renverser plus sûrement.

Quoi qu’il en soit du mérite de cette pièce, du degré d’élévation de son genre, le succès en fut tel dès la première représentation, donnée le 28 mai, qu’elle attira constamment la foule pendant une série de trente-quatre représentations, uniquement interrompue par la fermeture du théâtre, dont nous aurons à parler bientôt. Scarron, qui mourut quelques mois après, constate cette vogue à sa façon par un vers burlesque de son Testament 39. La chaleur de la saison et les fêtes du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, célébré à Fontarabie le 3 juin 1660, fêtes qui forcèrent toute la cour à se rendre dans le midi de la France, ne purent rien contre l’empressement du public.

Aux cris des Zoïles effrayés de la vogue de Molière se joignirent les plaintes d’un pauvre bourgeois dont le dépit n’avait pas la même cause. La beauté et l’humeur avenante de sa femme lui avaient procuré une juste mais malheureuse célébrité. Il se persuada que c’était lui que l’auteur avait mis en scène sous le nom de Sganarelle, et en témoigna hautement son ressentiment. Il voulait l’attaquer, mais un ami obligeant s’efforça de lui faire entendre qu’il n’y avait rien de commun entre lui et un mari dont les affronts n’étaient qu’imaginaires ; et, soit qu’il sentît toute la justesse de cette réflexion, soit plutôt qu’il désespérât de mettre les rieurs de son côté, il prit le parti de garder le silence et de ne pas retourner voir la pièce.

Le second titre de cette comédie, celui qu’on lui donnait et qu’on lui donne encore le plus ordinairement, nous paraît aujourd’hui d’une licence intolérable ; mais ce mot qui nous choque si fort, ce mot, qu’on ne trouve plus que dans le vocabulaire du bas peuple, le mot Cocu enfin, puisqu’il faut le prononcer, était autrefois employé par les gens de la meilleure compagnie. La correspondance charmante d’une femme dont Bussy lui-même n’a jamais cherché à attaquer les mœurs, de madame de Sévigné, nous l’offre mainte et mainte fois, même dans les lettres adressées à sa fille. On le rencontre non moins souvent encore dans un monument historique du même temps, les Mémoires du cardinal de Retz. Nous devons citer surtout, pour donner une juste idée de l’innocence, nous allions dire du crédit de cette expression dans le grand siècle, une réponse d’une dame Loiseau, bourgeoise riche et renommée pour la vivacité de ses saillies. Le Roi, l’apercevant un jour à son cercle et voulant mettre ce talent à l’épreuve, dit à la duchesse de *** de l’attaquer. « Quel est l’oiseau le plus sujet à être cocu ? » demanda aussitôt la duchesse. « C’est le duc, madame », répondit la spirituelle interlocutrice, et l’on ne dit pas que la demande, qui passerait aujourd’hui pour licencieuse dans la bouche d’une femme, ait en aucune façon choqué la cour et le Roi, et les ait empêchés d’applaudir à la repartie.

Les Précieuses ridicules avaient été imprimées en quelque sorte malgré Molière ; Le Cocu imaginaire fut imprimé sans lui. Un sieur de Neuf-Villenaine s’en étant procuré une copie, ou l’ayant, aux représentations, écrit sous la dictée des acteurs, sollicita et obtint, le 26 juillet 1660, un privilège en vertu duquel la pièce imprimée parut, avec des arguments de lui en tête de chaque scène, chez le libraire Jean Ribou, qui devait plus tard fort bien payer le manuscrit du Tartuffe, mais qui, à cette époque, était l’éditeur et le compère de tous les pamphlétaires et de tous les flibustiers déchaînés contre Molière et ses droits. Le nom de l’auteur ne figure pas sur le titre de la pièce, mais Neuf-Villenaine crut devoir la faire précéder d’une dédicace : À Monsieur de Molier, chef de la Troupe des Comédiens de Monsieur , frère unique du Roi. Il justifie auprès de lui son procédé en alléguant que, s’il n’avait pris le parti de publier cette leçon très exacte, il en allait paraître d’autres qui l’auraient été très peu. « J’ai cru, lui dit-il, qu’il fallait aller au-devant de ces messieurs qui impriment les gens malgré qu’ils en aient, et donner une copie qui fut correcte. J’ai pourtant combattu longtemps avant que de la donner ; mais enfin j’ai vu que c’était une nécessité que nous fussions imprimés (l’identification est complète), et je m’y suis résolu d’autant plus volontiers que j’ai vu que cela ne vous pouvait apporter aucun dommage, non plus qu’à votre troupe, puisque votre pièce a été jouée près de cinquante fois. » Il y avait, quant alors, exagération du chiffre vrai ; mais Neuf-Villenaine y voyait une flatterie de nature à servir de passeport à son sans-façon. Molière, toutefois, ne s’en contenta pas, et le privilège de L’École des maris nous apprend qu’il intenta une action contre le libraire Ribou40. Sa plainte fut sans doute accueillie, car aux éditions postérieures de Sganarelle, nous voyons son nom substitué à celui de Neuf-Villenaine dans l’extrait du privilège, dont l’exploitation passe de Ribou à De Luyne.

Molière eut recours, dans cette même année, à la bonté du monarque, qui, par un amour-propre bien entendu, protégeait avec empressement toutes les gloires de son royaume, qui, s’entourant de tous les lauriers, de toutes les palmes, en faisait, selon l’expression d’un de nos écrivains, des fleurons de sa couronne, et semblait se dire du moins avec un noble orgueil : L’État, c’est moi. La salle du Petit-Bourbon, où la troupe de Molière donnait ses représentations, fut abattue vers la fin d’octobre, lorsqu’on eut résolu de bâtir la colonnade du Louvre, admirable chef-d’œuvre dont l’auteur, Claude Perrault, eut pendant quelque temps la crainte de voir préférer à son plan celui du cavalier Bernin. Louis XIV accorda à Molière la salle du Palais-Royal. Richelieu l’avait fait bâtir pour la représentation de Mirame, tragédie jouée en 1639, sous le nom de Desmarets, dans laquelle il avait composé plus de cinq cents vers, et dont la mise en scène lui coûta, selon Guy Patin, cent mille écus, trois cent mille selon d’autres contemporains ; selon tous, sa réputation de bel esprit. C’est cette même salle qui, consacrée après la mort de Molière à la représentation des tragédies lyriques, appelées depuis opéras, fut détruite en 1763 par un incendie, et qui, reconstruite peu après, fut incendiée de nouveau le 8 juin 1781. La troupe de Molière y débuta le 20 janvier 1661 par Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Laissons La Grange nous raconter les causes et les soucis de ce déplacement. Son récit, simple et senti, est plus propre à bien faire connaître Molière et ses relations avec ses camarades que des pages plus brillantes et des phrases plus sonores :

« Le lundi XIe octobre, le théâtre du Petit-Bourbon commença à être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du Roi, sans en avertir la troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. On alla se plaindre au Roi, à qui M. de Ratabon dit que la place de la salle était nécessaire pour le bâtiment du Louvre, et que les dedans de la salle, qui avaient été faits pour les ballets du Roi, appartenant à Sa Majesté, il n’avait pas cru qu’il fallût entrer en considération de la Comédie pour avancer le dessein du Louvre. La méchante intention de M. de Ratabon était apparente41. Cependant la troupe, qui avait le bonheur de plaire au Roi, fut gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal, Monsieur l’ayant demandée pour réparer le tort qu’on avait fait à ses comédiens, et le sieur de Ratabon reçut un ordre exprès de faire les grosses réparations de la salle du Palais-Royal : il y avait trois poutres de la charpente pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. La troupe commença quelques jours après à faire travailler au théâtre, et demanda au Roi le don et la permission de faire emporter les loges du Bourbon et autres choses nécessaires pour leur nouvel établissement, ce qui fut accordé, à la réserve des décorations, que le sieur de Vigarani, machiniste du Roi, nouvellement arrivé à Paris, se réserva, sous prétexte de les faire servir au palais des Tuileries ; mais il les fit brûler jusques à la dernière, afin qu’il ne restât rien de l’invention de son prédécesseur, qui était le sieur Torelli, dont il voulait ensevelir la mémoire. La troupe, en butte à toutes ces bourrasques, eut encore à se parer de la division que les autres comédiens de l’hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer, les uns dans leur parti, les autres dans le leur. Mais toute la troupe de Monsieur demeura stable. Tous les acteurs aimaient le sieur de Molière, leur chef, qui joignait à un mérite et une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu’ils voulaient courir sa fortune et qu’ils ne le quitteraient jamais, quelque proposition qu’on leur fit et quelque avantage qu’ils pussent trouver ailleurs. Sur ce fondement, le bruit se répandit dans Paris que la troupe subsiste, qu’elle s’établit au Palais-Royal avec la protection du Roi et de Monsieur. »

Pendant cette suspension de plus de trois mois, ils allèrent plusieurs fois en visite chez des grands seigneurs : le maréchal d’Aumont, le duc de Roquelaure, le duc de Mercœur ; ils en firent également chez des financiers, et notamment chez Fouquet, qui se montra de beaucoup le plus généreux de tous les visités. Enfin ils jouèrent six fois au palais du Louvre et à Vincennes42, et la munificence du Roi, comme la rémunération privée, les indemnisèrent à cette occasion par une somme totale de 5 115 livres, chiffre dans lequel les libéralités de Monsieur n’entrèrent pour rien, car il avait une troupe sans lui payer sa pension et sans la faire jouer, comme il avait un bibliothécaire sans l’appointer probablement, mais certainement sans avoir de bibliothèque. « Monsieur, dit le Longueruana, n’a jamais eu au monde de livre que ses Heures, que Le Jay, son maître de chapelle et en même temps son bibliothécaire, portait dans sa poche. »

La salle du Palais-Royal ne fut point inaugurée par un triomphe, et le peu de succès de la première nouveauté qui y fut jouée dut faire regretter à Molière les beaux jours du théâtre du Petit-Bourbon.

Ses deux premières pièces, après avoir charmé la province, étaient venues faire les délices de Paris ; les Précieuses ridicules avaient jeté l’alarme dans le camp de l’hôtel Rambouillet ; Le Cocu imaginaire avait transporté de fureur l’honnête bourgeois dont nous avons parlé et un grand nombre d’autres, ses compagnons d’infortune ; on avait attribué par envie le succès de ses derniers ouvrages au mérite dont Molière avait fait preuve en en remplissant les principaux rôles : de là grande jalousie de la part des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, puissamment protégés, et qui, tout en joignant leurs voix au chorus d’improbation contre les pièces, auraient bien voulu qu’on portât le même jugement sur le talent de l’acteur, auquel ils gardaient d’ailleurs rancune pour certaine épigramme des Précieuses : beaux esprits, femmes savantes, maris trompés, acteurs en vogue, tous conspiraient contre l’auteur. Il eût fallu un chef-d’œuvre pour déjouer le complot.

Au lieu de cela, Molière avait depuis longtemps en portefeuille, bien avant que le succès des Précieuses lui eut fait reconnaître la voie qu’il devait parcourir désormais, avant même peut-être que son établissement à Paris lui eut permis de l’entrevoir, une pièce qu’il avait composée alors que la tragi-comédie, le drame héroïque, étaient seuls en honneur. Le besoin de donner une pièce nouvelle, la nécessité à ses yeux de renouveler son répertoire, comme son théâtre s’était trouvé renouvelé par le changement de salle, lui fit hasarder de représenter une œuvre qui n’était plus sans doute selon son goût, mais qui appartenait à un genre naguère encore à la mode, et dont il ne croyait probablement pas avoir autant désaffectionné le public. Dom Garcie de Navarre, que, dans sa préface des Véritables Précieuses de janvier 1660, Somaize nous a appris avoir été lu de côté et d’autre par Molière avant la première représentation des Précieuses de novembre 1659, Dom Garcie de Navarre fut risqué par lui sur le théâtre du Palais-Royal le vendredi 4 février 1661.

Le genre faux de la pièce et le jeu de Molière déplacé dans le dramatique, où il avait cependant tenu à se produire, justifièrent toutes les espérances de la cabale. La pièce disparut de l’affiche après la septième représentation.

Mais un grand succès naît quelquefois d’un grand revers : c’est à la malheureuse tragédie de Théodore que nous devons Héraclius ; Zaïre fit pardonner Éryphile ; les sifflets, accompagnement ordinaire de Dom Garcie, se changèrent en fanfares de gloire pour accueillir le tuteur d’Isabelle. Ce fut le 24 juin que Molière se vengea de ses ennemis par le succès de L’École des maris 43. Cette pièce, qui, malgré les efforts des envieux, obtint d’abord les applaudissements de Paris, fut ensuite représentée dans une réjouissance donnée par Fouquet le 12 du mois suivant, dans sa magnifique terre de Vaux, devant la reine d’Angleterre, Monsieur, frère du Roi, et Henriette d’Angleterre, que ce prince venait d’épouser ; le 13, dans le jour, à Fontainebleau, devant le Roi et la Reine, et le soir chez la surintendante. Puis, le lendemain 14, La Grange nous l’apprend, « M. le marquis de Richelieu arrêta la troupe pour jouer L’École des maris devant les filles de la Reine, entre lesquelles était mademoiselle de La Motte d’Argencourt ». Ce nom cité entre tous prouve que La Grange avait été mis au courant de la chronique amoureuse de la cour. Les filles de la Reine mère avaient un grand renom de beauté, et recevaient bien des hommages qu’elles ne savaient pas toujours repousser. Loret ne tarit sur leur compte et nous vante

              la communauté
Des filles de Sa Majesté,
De Sa Majesté Reine mère,
Communauté toujours bien chère
Aux honnêtes gens de la cour,
Chémeraud, Bonneuil, Argencour,
Fouilloux, Gourdon et Méneville,
Qui d’agréments ont plus de mille.

Sans nous occuper de la galante communauté, nous devons dire que si, selon quelques Mémoires du temps, Louis XIV avait eu un caprice pour mademoiselle de La Motte d’Argencourt, qui s’était montrée sans rigueur envers le monarque, selon tous, cette fille d’honneur entretenait avec le marquis de Richelieu une liaison qui amena peu après un éclat et la fit mettre aux filles de Sainte-Marie de Chaillot, où elle est morte.

La Grange, chroniqueur bien par hasard, mais toujours comptable exact, ajoute : « M. le marquis de Richelieu donna à la troupe 80 pistoles d’or, ou 880 livres. — M. le surintendant donna 1 500 livres. »

Le nom du trop fameux surintendant se rattache également, et pour la dernière fois, à un autre triomphe de Molière. Les Fâcheux furent représentés le 17 août chez ce favori et cette victime de l’inconstante fortune, dans une fête à jamais mémorable. Tous les témoignages contemporains s’accordent à vanter la magnificence de la réception que fit au Roi et à toute sa cour ce Mécène financier qui avait, comme l’a fait observer l’historien de notre fabuliste, Pellisson pour premier commis, Le Nôtre pour dessinateur de ses jardins, Le Brun pour décorateur de ses palais, Molière pour composer ses divertissements, La Fontaine pour poète ordinaire.

Mazarin n’était plus, et sa mort avait ouvert un vaste champ à toutes les ambitions. Fouquet, aspirant à la succession de ce ministre, avait sur ses rivaux la supériorité que donne une immense fortune. Afin de mettre dans tout son jour ce titre à la direction des affaires, il voulut recevoir son roi dans une fête qui étalât à ses yeux tous les brillants prestiges des arts.

Pour réunir toutes ces merveilles par un lien commun, Fouquet pria Molière de composer une comédie qui comportât de nombreux divertissements ; ils furent confiés à Beauchamp, et ne se ressentirent que peu de la précipitation avec laquelle ils avaient été ajoutés à la pièce. Le Brun interrompit un moment ses Victoires d’Alexandre pour peindre les décorations théâtrales ; Torelli fut chargé de les mettre en mouvement ; enfin Pellisson, sans pressentir, non plus que Fouquet, l’orage qui menaçait leurs têtes, composa le prologue que débita la naïade Béjart, morceau remarquable par l’élégance et la pureté du style.

Le charme et l’admirable effet que l’on devait attendre de la réunion de tant de talents divers furent encore surpassés par l’émulation que la présence de Louis XIV communiqua aux artistes. La grossesse de la Reine l’avait empêchée d’accompagner son époux ; mais un grand nombre de seigneurs, de princes, Monsieur, Madame et la Reine mère, assistaient également à cette fête. La Fontaine, qui s’y trouvait, nous en a laissé le récit dans une lettre adressée à Maucroix.

On se promena d’abord dans le parc, au milieu des jets d’eau et des cascades qui jaillissaient de toutes parts. Bientôt après on se rendit dans la salle où était servi un repas digne de l’amphitryon et des conviés. On gagna ensuite une allée de sapins où le théâtre se trouvait dressé.

Molière nous apprend lui-même dans son Avertissement que « d’abord que la toile fut levée, il parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au Roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses sur ce qu’il se trouvait là seul et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre ». En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, un rocher se changea en une coquille, d’où sortit bientôt après la naïade Béjart, chargée de débiter le prologue de Pellisson. Cette coquille fut une des merveilles qui charmèrent le plus les spectateurs. La Fontaine ne l’oublie pas dans son récit, et elle devint le sujet de plusieurs chansons, dont une se termine ainsi :

Peut-on voir nymphe plus gentille
    Qu’était Béjart l’autre jour ?
Lorsqu’on vit ouvrir sa coquille,
Tout le monde disait à l’entour,
Lorsqu’on vit ouvrir sa coquille :
    Voici la mère d’Amour.

Mais l’auteur d’une pièce satirique contre Molière44 la traite plutôt en grand-mère, et dit qu’il ne sortit de la coquille qu’un vieux poisson. Madeleine Béjart était alors dans sa quarante-quatrième année.

Après un pas de ballet la comédie commença, et La Grange, qui faisait Éraste, se trouva aux prises avec les Fâcheux. La pièce, rendue avec beaucoup d’ensemble, fut accueillie par de fréquentes marques d’approbation. L’esprit et l’art dont l’auteur avait fait preuve firent accepter, ce genre, alors tout nouveau, de pièces à tiroir. La Fontaine, dans sa relation, dit de cette production d’un homme dont il appréciait déjà le génie, comme il devait plus tard apprécier les qualités de son cœur :

C’est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour.
…………………………
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore.
Nous avons changé de méthode ;
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Nous voyons encore dans l’Avertissement de Molière que « le dessein était de donner un ballet aussi, et comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l’avis fut de les jeter dans les entr’actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent le temps aux mêmes baladins de revenir sous d’autres habits ; de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces sortes d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie ». On voit par ce passage que Molière est l’inventeur de la comédie-ballet, et que Les Fâcheux en sont le premier exemple.

Un feu d’artifice, ou plutôt un déluge de feu, un bal brillant, une collation splendide, complétèrent dignement cette fête si réjouissante pour la foule, sans pressentiment de l’orage se fermant sur la tête de Fouquet, à qui il fut signalé au milieu de ces réjouissances.

Le surintendant, qui avait cherché par son influence à balancer auprès du Roi le crédit de Mazarin, délivré par la mort de ce premier ministre de celui qu’il considérait comme un rival redoutable, avait cru pouvoir s’abandonner avec une plus ample liberté à de nouvelles profusions. L’esprit des jeunes seigneurs, les lyres des poètes, n’avaient pu résister aux prodigalités vraiment royales de cet homme, dont, selon l’expression de Bussy-Rabutin, on était le pensionnaire sitôt qu’on voulait l’être. La vertu des femmes les plus belles, les plus aimables de la cour, n’avait pas fait meilleure contenance, quand le refus d’une obscure fille d’honneur vint mettre fin à cette longue suite de succès. Le surintendant trouva une cruelle, et bientôt s’écroula l’échafaudage de son vain bonheur.

Mademoiselle de La Vallière, dont le nom rappelle d’aimables vertus et de tendres faiblesses, était attachée à la maison de Madame, belle-sœur du Roi. La douceur de ses mœurs, la modestie de son caractère, la rendaient pour ainsi dire inaperçue au milieu de cette cour bruyante. Cependant Fouquet, dont le cœur blasé ne pouvait plus trouver que dans un perpétuel changement, non pas le bonheur, mais un plaisir éphémère, jeta les yeux sur elle, et, séduit par sa grâce, la voulut donner pour remplaçante aux femmes des plus grands seigneurs. La froideur avec laquelle La Vallière reçut ses hommages piqua davantage les désirs du surintendant, peu habitué à un semblable accueil. Il chargea la complaisante madame Du Plessis-Bellière de faire cesser ses rigueurs et ses scrupules par l’offre de deux cent mille francs !!! Il en coûte si peu à un ministre pour être galant ! La somme était honnête, mais la condition déplut à mademoiselle de La Vallière.

Fouquet, étonné de ce refus, brûla d’en connaître la cause ; il découvrit bientôt, par des agents secrets, les intelligences encore mystérieuses de Louis XIV et de cette femme, qui fit goûter à ce prince le bonheur si doux et si peu connu des rois d’être aimé pour soi-même. Rencontrant un jour dans l’antichambre de Madame mademoiselle de La Vallière, il voulut lui faire comprendre qu’il connaissait celui qui possédait son cœur. Celle-ci, irritée de recevoir un tel compliment d’un tel homme, se troubla, se retira outrée, et alla le soir même instruire le Roi de l’indiscrète félicitation de Fouquet et des propositions qu’elle avait précédemment reçues de lui. Dès lors, la ruine de Fouquet fut tout à fait résolue. Il n’avait été nullement inquiété tant qu’à l’exemple de Mazarin il n’avait fait que puiser dans le trésor de la France ; sa perte fut jurée dès qu’on apprit, qu’il avait osé soupirer pour la maîtresse du monarque.

La fureur jalouse de Louis XIV lui permit d’abord difficilement de comprendre qu’il était prudent d’user quelque temps de dissimulation avec un homme qui s’était fait d’innombrables créatures. Il consentit avec peine à différer la vengeance de son amour.

Il était plein de ce sombre projet quand Fouquet sollicita la faveur de lui donner à Vaux la fête dont nous avons énuméré les merveilles. Le rôle qu’on l’avait forcé de prendre lui fit un devoir de s’y rendre. Le luxe qu’il remarqua dans ce magique séjour put bien l’indisposer encore contre l’amphitryon, mais ce qui l’outra, ce qui le mit hors de lui-même, ce fut un portrait de mademoiselle de La Vallière qu’il aperçut dans le cabinet de son rival infortuné. Il voulait le faire arrêter sur-le-champ, mais la Reine mère l’en détourna par ce mot bien simple, mais sans réplique : « Quoi ! au milieu d’une fête qu’il vous donne ? » Un billet de madame Du Plessis-Bellière, remis à Fouquet pendant cette fête même, lui apprit le danger qu’il avait couru et son ajournement momentané. Chacun sait, et ce n’est point ici le lieu de le répéter, quel fut son sort et celui du généreux Pellisson.

Tels étaient les desseins, les tourments qui agitaient quelques spectateurs des Fâcheux. Le Roi, cependant, malgré son trouble intérieur, eut assez de présence d’esprit pour adresser à Molière un reproche d’omission : « Voilà », lui dit-il après la représentation, en voyant passer M. de Soyecourt, son grand veneur, « voilà un grand original que vous n’avez point encore copié. » — « C’en fut assez, dit l’auteur du Menagiana, qui rapporte ce fait ; cette scène fut faite et apprise en moins de vingt-quatre heures. » Et le Roi eut la satisfaction, à la représentation de cette comédie donnée à Fontainebleau le 25 du même mois, d’y voir joint ce rôle, « dont il avait eu la bonté de lui ouvrir les idées45 ».

Mais une particularité non moins plaisante que la scène ajoutée, particularité que nous ne trouvons pas aussi invraisemblable qu’elle le semble à Bret, c’est que Molière, ignorant entièrement les termes de chasse, s’adressa à M. de Soyecourt lui-même, qui l’initia complaisamment au dictionnaire de la vénerie, jouant à peu près dans cette occasion le rôle que joue Arnolphe dans L’École des femmes lorsqu’il prête cent pistoles à Horace pour mener à bout son intrigue amoureuse. M. de Soyecourt, homme fort distrait, s’était, quoique très spirituel, rendu la risée de la cour par ses reparties irréfléchies, et Molière ne pouvait plus avoir de scrupules et ne courait plus le risque de le ridiculiser : on ne lui avait rien laissé à faire de ce côté. Madame de Sévigné, dans ses lettres, s’égaye souvent à ses dépens, et fait plus d’une fois allusion à une réponse dans laquelle il s’est peint tout entier. Il était couché dans une même chambre avec plusieurs de ses amis ; il se mit pendant la nuit à parler très haut à l’un d’eux. Un autre, plus désireux de reposer que de l’entendre, lui dit : Eh ! morbleu ! tais-toi, tu m’empêches de dormir. — Est-ce que c’est à toi que je parle ? lui répondit sérieusement le naïf M. de Soyecourt.

Nous avons dit que cette scène du chasseur avait été ajoutée à la pièce en vingt-quatre heures. La pièce elle-même, ainsi que nous l’apprend Molière dans son Avertissement, fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Rien ne prouve mieux combien Grimarest était mal instruit lorsqu’il disait que Molière composait difficilement, et combien au contraire Boileau, qui du reste ne flatta jamais son ami, était fondé à le qualifier de

Rare et sublime esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine.

Craignant cependant de manquer de temps, il avait prié Chapelle de composer la scène du pédant Caritidès. Ses envieux ne manquèrent pas d’attribuer à son ami le succès de la pièce ; celui-ci ne s’en défendit que faiblement, « comme ces jeunes gens, a dit Chamfort, qui, soupçonnés d’être bien reçus par une jolie femme, paraissent, dans leur désaveu même, vous remercier d’une opinion si flatteuse, et n’aspirer en effet qu’au mérite de la discrétion », Boileau fut alors chargé par le véritable auteur de dire à Chapelle que, s’il ne démentait pas promptement les bruits que l’on répandait contre lui, Molière se verrait forcé de montrer, à qui la voudrait voir, la scène que celui-ci lui avait apportée, et qu’il avait été obligé de refaire entièrement. Nous n’avons pas besoin de dire que Chapelle consentit alors à rompre le silence.

Si plus d’un trait des Fâcheux fait reconnaître le poète comique, il est une scène qui décèle le poète philosophe. Molière, concevant les services que l’auteur dramatique peut rendre à la société, seconda dans cette pièce les efforts de son roi pour abolir la barbare coutume du duel. Les édits de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, n’avaient pu détourner les Français de s’égorger pour un mot équivoque, ou même de se charger de la vengeance d’un tiers. Notre auteur essaya de proscrire par le ridicule ce préjugé qui avait résisté aux lois, en faisant, dans ses Fâcheux, refuser un duel par un homme d’une valeur reconnue. « Cet exemple, dit Chamfort, n’apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talents, et à l’autorité quel usage elle peut faire du génie ? »

Que de regrets excite l’Avertissement placé en tête de cette production ! « Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j’aurai faites. » Une mort prématurée empêcha Molière d’exécuter ce travail, qui certes eût pu servir de poétique à la comédie. Peut-être nous eût-il révélé le secret de son art, cet immortel génie qui depuis deux siècles est resté sans rival, comme il avait été sans modèle.

Livre deuxième.
1662-1667

J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent ;
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
La Fontaine.

« Elle a les yeux petits. — Cela est vrai ; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir. — Elle a la bouche grande. — Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches, et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs ; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. — Pour sa taille, elle n’est pas grande. — Non ; mais elle est aisée et bien prise. — Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions… — Il est vrai ; mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs. — Pour de l’esprit… — Ah ! elle en a, du plus fin, du plus délicat. — Sa conversation… — Sa conversation est charmante. — … Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde. — Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles. »

Ce portrait dialogué, qui semble n’être qu’une paraphrase du vers charmant de La Fontaine

Et la grâce plus belle encor que la beauté,

est celui de la jeune Béjart, dont nous avons rapporté la naissance à la date de 1645, dessiné par un mari toujours amant46.

Confiée de bonne heure aux soins de Madeleine Béjart, sa sœur aînée, Armande avait grandi sous les yeux de Molière. Ses grâces enfantines et son esprit naturel avaient d’abord excité l’intérêt de celui-ci ; mais à mesure que les attraits d’Armande se développèrent, les sentiments de Molière changèrent de nature, et ce qui n’était d’abord qu’une touchante bienveillance et une amitié protectrice acquit bientôt le caractère de l’amour. Rien toutefois ne contribua plus à nourrir cette flamme que la reconnaissance de cette jeune fille, dont il prenait souvent la défense contre sa sœur aînée. Et comment, aveuglé par sa passion et brûlant de trouver dans l’objet aimé une étincelle du feu qui le dévorait, aurait-il pu distinguer la reconnaissance de l’amour ? Aussi, le 20 février 1662, crut-il faire un long bail avec le bonheur en contractant ce mariage, qui devait avoir sur le reste de sa carrière une si fâcheuse influence.

Quand on porte ses regards sur l’intérieur du ménage de Molière, on doute qu’il ait vécu un seul instant heureux. Cet homme, auquel tous ses biographes ont donné mademoiselle Béjart aînée pour maîtresse, brise bientôt sa chaîne et prend celle de mademoiselle De Brie. N’en était-ce pas assez pour s’attirer à jamais le ressentiment d’une femme altière, avec laquelle il était en quelque sorte condamné à demeurer, et que la vue continuelle de sa rivale préférée devait nécessairement aigrir encore ? Enfin, comme pour jeter de l’huile sur ce brasier ardent et en allumer un nouveau, il s’attache à la jeune Béjart. Heureusement mademoiselle De Brie n’était ni aussi haineuse ni aussi vindicative que sa devancière ; mais sa seule présence rendait fausse et la position de Molière et celle de son épouse. Il devait être constamment obsédé des plaintes jalouses et des querelles de ces trois femmes. Chapelle lui rappelait dans une de ses lettres l’embarras de Jupiter, pendant la guerre de Troie, pour accorder Minerve, Junon et Vénus, et la terminait en disant :

Voilà l’histoire ; que t’en semble ?
Crois-tu pas qu’un homme avisé
Voit par là qu’il n’est pas aisé
D’accorder trois femmes ensemble ?
Fais-en donc ton profit. Surtout
Tiens-toi neutre ; et, tout plein d’Homère,
Dis-toi bien qu’en vain l’homme espère
Pouvoir venir jamais à bout
De ce qu’un grand dieu n’a su faire.

On pouvait prendre pour le mari les conseils que Chapelle semble ne donner qu’au directeur de troupe ; mais Molière, qui n’avait plus assez d’empire sur lui-même pour les mettre à exécution, se persuada facilement qu’il étoufferait par la suite un mal qui devait faire tous les jours de nouveaux progrès, et qu’il lui était si facile de détruire à sa naissance. L’aveuglement de l’amour lui laissa croire que, mari de quarante ans, sérieux, passionné et jaloux, il saurait captiver et fixer une femme de dix-sept ans, vive, légère et coquette. Bientôt il fut cruellement désabusé.

C’est à cette époque que Racine, qui avait formé le projet de se vouer au théâtre, arriva d’Uzès, où ses parents l’avaient envoyé pour embrasser l’état ecclésiastique. Il vint trouver notre auteur, et lui soumit une tragédie qu’il avait composée pendant cette absence. Le sujet en était emprunté à la fable de Théagène et Chariclée, pour laquelle il avait conçu dans sa jeunesse une admiration voisine de l’enthousiasme. Quoique cette pièce, ensevelie dans l’oubli dès sa naissance, méritât ce triste sort, Molière sut néanmoins entrevoir qu’il pourrait, en travaillant, prétendre à d’honorables succès. Il l’encouragea, loua ses dispositions, et, ajoute la tradition, lui fit don de cent louis. Vauvenargues a dit à ce sujet : « Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d’avoir dit qu’il voyait dans César encore enfant plusieurs Marius, c’est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n’est pas moins admirable d’avoir prévu, sur des vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu’il lui donna cent louis pour l’encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité de la part d’un comédien qui n’était pas riche me touche autant que la magnanimité d’un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie »,

Colbert n’avait pas fait plus pour le jeune poète : cent louis avaient également été la récompense de sa muse pour l’ode qu’elle lui avait inspirée l’année précédente sur le mariage du Roi. On ne dit pas que Racine ait été ingrat envers le ministre favori, qui, pour paraître généreux, n’avait eu qu’à disposer des deniers publics ; pourquoi faut-il qu’il le soit devenu envers le chef de troupe qui l’avait aidé de sa propre épargne !

Le 26 décembre, Molière fit représenter L’École des femmes. Les applaudissements prodigués à cette pièce ne pouvaient être égalés que par les critiques furieuses dont elle fut l’objet. Les enfants par l’oreille et Tarte à la crème soulevèrent l’indignation des précieuses et des prudes. Les chaudières bouillantes et la peinture de l’enfer lui attirèrent celle des tartuffes, qui posaient déjà pour leur immortel portrait. L’obscène le… qui finit par n’être qu’un ruban, fut surtout le prétexte des plus violentes accusations. Boileau a fait justice plus tard du commandeur de Souvré et du comte Du Broussin, auxquels leur scrupuleuse austérité ne permit pas d’ouïr jusqu’à la fin ce tissu d’abominations. Un bel esprit patenté de l’hôtel de Rambouillet, Plapisson, ne pouvant résister au crève-cœur de voir le public y applaudir, leva d’abord les épaules de pitié ; mais bientôt, emporté par son fougueux dépit, du théâtre où il était placé, il s’écria en s’adressant au parterre : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Molière, dans sa pièce suivante, a lui-même immortalisé cette incroyable boutade.

Boileau, à cette époque, n’avait encore rien publié, mais il avait composé trois de ses satires, en avait fait des lectures nombreuses, et l’on trouve la preuve dans les écrits du temps, dans les Dissertations de l’abbé D’Aubignac, dans les lettres particulières de Racine, que le suffrage de « monsieur Despréaux » faisait dès lors autorité. Il était donc précieux pour Molière de le voir unir ses applaudissements à ceux du parterre et de Louis XIV, et de recevoir de lui les stances suivantes, qui, si elles n’ajoutent rien à la réputation de leur auteur comme poète, lui assuraient dès lors celle de juge éclairé :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.

Que tu ris agréablement !
Que tu badines savamment !
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis, sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi ?

Ta muse, avec utilité,
Dit plaisamment la vérité ;
Chacun profite à ton École :
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et la plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.

Laisse gronder tes envieux :
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu’en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant,
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.

« En ce même temps, dit La Grange, M. de Molière a reçu pension du Roi en qualité de bel esprit, et a été couché sur l’état pour la somme de 1 000 livres. Sur quoi il fit un Remerciement en vers pour Sa Majesté. »

Louis XIV, en effet, sur la proposition de Colbert, créa au commencement de 1663 des pensions pour un certain nombre d’hommes de lettres, et Molière, aux titres duquel un succès tout récent avait ajouté encore, ne pouvait être oublié dans cette mesure de munificence. Dans la liste que l’on dressa des élus, on fit suivre chaque nom d’une note où était apprécié le talent de l’auteur pensionné. L’appréciateur fut, dit-on, Chapelain, et cela explique quelques-unes de ces notes, une surtout, celle qui concerne Chapelain lui-même47. Ces jugements et la bizarre répartition des sommes font de cette pièce un document curieux pour l’histoire littéraire. Quelque faible que fût comparativement la somme pour laquelle Molière y était porté, on l’y traitait néanmoins d’« excellent poète comique ». Avec cela, ses admirateurs devaient se consoler de lui voir allouer moins qu’on ne donnait à Cassagne et à l’abbé Cotin.

Son Remerciement, qu’il fit imprimer, fut, en même temps que l’expression de sa reconnaissance envers le Roi, sa première vengeance contre certains courtisans, qui, par rancuneux souvenir et par ton, avaient voulu organiser la cabale contre sa pièce. Cette piquante bagatelle est une petite scène animée par la satire la plus mordante. Mais, malgré tout, l’attaque continuait à être furieuse. Les ennemis de Molière avaient détaché de son parti son ancien condisciple et protecteur, le prince de Conti, dans le cœur duquel le fanatisme religieux avait remplacé madame de Calvimont. Déjà, dès le mois de juillet 1662, Racine, qui se trouvait alors à Uzès, écrivait de lui à la date du 25 : « Une troupe de comédiens s’étaient venus établir dans une petite ville proche d’ici, il les a chassés, et ils ont passé le Rhône pour se retirer en Provence. » Après le succès de la pièce de Molière, le prince dit dans son Traité de la comédie et des spectacles, qui ne fut publié qu’un an après sa mort, arrivée au commencement de 1666 : « Il faut avouer de bonne foi que la comédie moderne… commence présentement à céder à une immodestie ouverte et sans ménagement, et qu’il n’y a rien, par exemple, de plus scandaleux que la cinquième scène du second acte de L’École des femmes, qui est une des plus nouvelles comédies. »

Si elle avait eu pour résultat d’apprendre enfin exactement à Loret le nom de son auteur, notre chroniqueur, tout en enregistrant le succès dans sa lettre du 13 janvier, a bien soin d’ajouter avec prudence :

Sans être pourtant adversaire
De ceux qui sont d’avis contraire.

Le Roi n’y mettait pas autant de ménagement, car la pièce fut représentée au Louvre les 6 et 20 janvier, et Madame, Henriette d’Angleterre, en accepta la dédicace quand Molière la publia, le 17 mars.

Peu après Pâques et la réouverture du théâtre, le 12 avril, la Reine mère tomba malade d’une fièvre double-tierce qui mit sa vie en danger et Paris en prières et en processions. La Gazette du 26 mai annonça que la fièvre l’avait quittée le 20. Mais cette même feuille apprenait que dans la nuit du 15 au 16 mai la jeune Reine avait été prise par la rougeole. Molière, qui, en raison du nombre, de l’éclat et de la persistance des attaques48, tenait à ne rejouer en public son École des femmes qu’avec La Critique, et qui avait besoin, pour protéger sa défense, du Roi et de sa cour, se vit ainsi conduit à interrompre le succès de sa pièce pendant deux mois et à ne la redonner que le 1er juin avec la première représentation de La Critique de l’École des femmes. Le calcul avait été bien entendu : du 1er juin au 12 août suivant, le spectacle se composa constamment, à chaque représentation, de L’École et de La Critique, qui furent ainsi jouées ensemble trente-deux fois consécutives.

Malgré le soin que Molière avait eu d’attendre, le monarque lui fit faux bond les premières semaines. La rougeole l’avait pris à son tour. La Gazette du 9 juin 1663 annonça à la fois sa maladie et sa convalescence. C’est à Versailles, le 29 mai, qu’il était tombé malade, et comme, avant de reconnaître le caractère de l’indisposition, on avait conçu des inquiétudes, cet état fut d’abord tenu secret, et la Gazette du 2 juin parlait du Roi de manière à donner le change. Molière ne crut donc pas avoir de motif pour ajourner de nouveau l’apparition de sa Critique. Mais bientôt la vérité se fit jour, et la troupe du Palais-Royal s’empressa de faire joindre des prières à celles qui furent dites de toutes parts. « La France, dit la Gazette du 9, n’a pu s’empêcher de témoigner sa crainte par un effort de l’amour qu’elle doit au monarque… et d’en demander au ciel, par des vœux universels, l’issue heureuse qu’elle en a obtenue et qui l’a portée à des réjouissances singulières dont cette capitale a donné l’exemple durant deux jours. » On trouve à la dépense extraordinaire du 12 juin sur le livre de comptes de La Thorillière : « Retiré par M. Du Croisy pour la neuvaine des Capucins pour le Roi, sept livres. » Mais « le lundi ixe  juillet, dit La Grange dans son Registre, le Roi nous honora de sa présence en public ». Et pour cette représentation, donnée un jour en dehors des jours du théâtre, aucune recette n’est portée hors ligne, d’où il faut conclure que les bureaux ne furent pas ouverts, que le premier gentilhomme de la chambre du Roi disposa de la salle et que la troupe eu fut récompensée plus tard.

Non content d’avoir pour lui le suffrage des gens de goût et des spectateurs impartiaux, Molière voulut mettre encore les rieurs de son côté. Dans sa Préface de L’École des femmes, il avait menacé ses ennemis de faire rire à leurs dépens ; il tint parole dans La Critique. Il s’attacha à y faire ressortir le ridicule des accusations portées contre la pièce, et leur évidente mauvaise foi. La tâche était facile ; mais ce qui ne l’était pas autant, c’était de jeter quelque intérêt sur une discussion toute personnelle. Il eut le talent de ne mettre que de l’esprit là où tout autre n’eût mis que de l’amour-propre. Il fait allusion dans cette petite pièce au déplaisir qu’il avait à prendre part aux conversations de salon, et au mécompte que cette taciturnité faisait éprouver aux gens qui l’invitaient par curiosité. « Je me souviens toujours, dit Élise, du soir que Célimène eut envie de voir Damon, sur la réputation qu’on lui donne et les choses que le public a vues de lui. Vous connaissez l’homme et sa naturelle paresse à soutenir la conversation ; elle l’avait invité comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une douzaine de gens à qui elle avait fait fête de lui, et qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire, qu’il devait faire des impromptus sur tout ce qu’on disait, et ne demander à boire qu’avec une pointe ; mais il les trompa fort par son silence. » Le génie et le besoin d’observer expliquent ce silence habituel, qui lui avait fait donner par Boileau le surnom de Contemplateur. Les biographes de La Fontaine rapportent le désappointement tout semblable d’un amphitryon du fabuliste, et l’abbé de Villiers raconte qu’un de ses amis s’était trouvé durant plus de six mois à la même table que l’auteur de Cinna sans s’apercevoir que le Corneille son convive fût le Corneille dont il admirait les ouvrages.

Molière, dans sa Critique de l’École des femmes, traça avec autant d’exactitude que de malignité le tableau de ce qui se passait dans les cercles de Paris, tandis que L’École des femmes en faisait l’entretien. C’était là le langage, le caractère des conversations d’alors ; et l’introduction dans la pièce de personnages ridicules, mais vrais, en fournissant à Molière le moyen de rendre animé et comique un dialogue qui n’eût été autrement qu’une froide dissertation, lui permettait également de se défendre de la manière la plus sûre, en attaquant.

Ce fut aussitôt, de la part de ses adversaires, un déchaînement de fureurs. Pour se donner des auxiliaires, ils eurent la perfidie de faire courir, en l’attribuant à Molière, une prétendue clef des personnages qu’il avait, selon eux, voulu mettre en scène. Ce poète si pédantesque, ce Lysidas si plein de lui-même, selon la clef, c’était le jeune Boursault. Ce marquis ridicule dont tous les raisonnements et toute la critique motivée se bornent à l’éternelle exclamation de : Tarte à la crème ! c’était le duc de La Feuillade, qui passait effectivement pour n’avoir pu trouver d’autre argument contre une personne défendant la pièce devant lui. Boursault, qui sans doute avait la conscience d’avoir été peu bienveillant pour Molière et son École, crut ou feignit de croire à la clef, à sa mise en scène, et en témoigna un dépit que nous allons voir éclater. On ne permit pas à l’abbé D’Aubignac de ne pas se reconnaître non plus dans un autre passage49, malgré la précaution qu’avait eue, le bon conseil qu’avait donné Molière, en disant dans cette Critique : « Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie. » Cela était plus spirituel que persuasif ; aussi, à coup sûr, Molière aura empêché plus d’indécis de qualité de passer au camp ennemi par l’éloge qu’il fit du jugement de la cour et du bon goût du courtisan éclairé, en opposition au marquis ridicule et à ses critiques absurdes.

Mais il paraît que le maréchal duc de La Feuillade sut se contenir moins que tout autre. Furieux de la raillerie qu’il s’était attirée, ce personnage, voyant un jour Molière traverser une des galeries de Versailles, l’aborda avec les démonstrations d’un homme qui voulait l’embrasser. C’était alors une politesse que les gens de cour prodiguaient aux personnes qu’ils connaissaient le moins. Molière, se fiant maladroitement à l’expression souriante de la figure d’un vieux courtisan, s’incline. Dans ce moment, le duc de La Feuillade lui saisit la tête des deux mains, et la frotte rudement contre les boutons de son habit, en répétant : « Tarte à la crème ! Tarte à la crème ! » Le Roi ne tarda pas à être instruit de ce mauvais traitement ; il tança vertement le coupable, pour lequel son titre de pensionnaire de Fouquet ne lui avait donné aucune faiblesse, et ordonna à Molière de traduire de nouveau ses ennemis, titrés et non titrés, au tribunal du ridicule, dont les jugements sont sans appel.

Mais en attendant que le Roi fût obéi, La Critique fut achevée d’imprimer le 7 août 1663, et parut par conséquent peu de jours après. Elle était précédée d’une épître dédicatoire à la Reine mère, dans laquelle Molière tirait vengeance des criailleries de la fausse dévotion en faisant l’éloge de la vraie.

Le 25 du même mois, Louis XIV partit du Louvre pour se rendre à son armée de Lorraine, occupée au siège de Marsal. Il était de retour à Vincennes le 5 septembre, ayant fait, à la grande admiration de la Gazette, près de deux cents lieues en onze jours50. Molière l’avait accompagné, ou plutôt précédé, en sa qualité de tapissier valet de chambre51. En butte aux attaques des hypocrites de religion, il songeait déjà au Tartuffe, et, observateur profond, il trouva le germe de la scène entre Orgon et Dorine dans une exclamation plaisante de Louis XIV. Accoutumé dans ses campagnes à ne faire qu’un repas le soir, le prince se disposait à se mettre à table un jour d’abstinence. Il engagea son ancien précepteur, Péréfixe, évêque de Rodez, à suivre son exemple ; le prélat s’empressa de répondre avec affectation qu’il n’avait en pareil jour qu’une collation à faire. Cette réponse excita chez un des assistants un rire qui, bien que retenu, n’avait point échappé au Roi ; lorsque l’évêque fut sorti, il voulut en savoir le motif. Le rieur lui répondit qu’il pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez, et lui fit un détail exact de son dîner, auquel il avait assisté. À chaque mets recherché que le conteur faisait passer sur la table du prélat, le Roi s’écriait : Le pauvre homme ! et chaque fois il prononçait ce mot d’un ton de voix plus accentué qui le rendait plus comique. « Molière était du voyage, a dit M. Étienne : il écouta, il écrivit. » Huit mois après, à la représentation des trois premiers actes du Tartuffe, à Versailles, Louis XIV ne se rappelait plus qu’il eût part à cette scène. Molière l’en fit adroitement souvenir, et cette circonstance, si frivole en apparence, en associant le prince à la gloire du poète, ne fut peut-être pas étrangère à la détermination que celui-là prit plus tard d’autoriser la représentation de ce chef-d’œuvre, malgré les menées d’une cabale puissante.

Dans La Critique de l’École des femmes, Molière n’avait consacré qu’une phrase aux comédiens rivaux assistant à la première représentation de L’École des femmes, et qui, ajoute-t-il, « en ont dit tous les maux du monde ». L’hôtel de Bourgogne, dont la fureur jalouse, depuis certaine moquerie des Précieuses ridicules et surtout depuis les grands succès du directeur-auteur, n’avait besoin que d’un prétexte pour éclater, le trouva dans ce reproche fort innocent, et exploitant le dépit inexplicable du jeune Boursault, auquel Molière n’avait pas songé, afficha, à la fin de septembre sans doute ou au commencement d’octobre, et comme devant être représenté prochainement, Le Portrait du peintre (le peintre était un des noms de convention que donnaient à Molière ses adversaires), ou la Contre-Critique de l’École des femmes, par M. Boursault.

Molière et sa troupe étaient mandés à Versailles, où la cour s’était rendue de Vincennes, et où ils allèrent eux-mêmes le 16 octobre52. Molière, autorisé, encouragé par Louis XIV à se venger des indignes traitements de ses ennemis ; Molière, maltraité par le duc de La Feuillade, menacé par l’affiche de Boursault et de la troupe rivale, donna à la cour le spectacle le plus inattendu, le plus nouveau pour elle. Huit jours auparavant, le Roi, suivant l’expression de Molière, « lui avait commandé de travailler sur le sujet de la critique qu’on faisait contre lui ». La toile se leva, et, au lieu d’une pièce, Louis XIV et la cour virent Molière, sous son propre nom, appelant par leurs noms également acteurs et actrices de sa troupe, et ceux-ci, au lieu de jouer des personnages, se préparer à une répétition en se faisant attendre, en se disputant, en maugréant contre l’auteur et contre le directeur, comme cela se fait quand la rampe est éteinte, quand le public est absent, et comme cela ne s’était jamais fait et ne se fera jamais de nouveau en présence d’un Roi tout-puissant, commandant le respect et faisant si rigoureusement observer l’étiquette. « Le Roi ne doit venir de deux heures », dit Molière au commencement de sa pièce, et, cette fiction posée, il prend toute liberté pour contrefaire quelques acteurs de l’hôtel de Bourgogne, pour se rire des marquis.

« Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis d’aujourd’hui est le plaisant de la comédie, et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

Cela ne dut divertir que médiocrement le duc de La Feuillade, qui s’était reconnu dans le marquis de La Critique, et qui avait bien plus de raisons de croire que Molière ne l’avait pas oublié dans ce passage de son Impromptu. — Puis après avoir bien eu le soin de répéter par trois fois que c’est le Roi qui lui a ordonné de se venger, il se venge encore des prudes et des précieuses qu’Agnès et son langage avaient scandalisées et indignées. Enfin il arrive, en cherchant son nom obscur, à Rr… Brou… Brossaut, Boursault, revient aux comédiens qui avaient affiché son Portrait du peintre, et promet d’aller à la première représentation rire avec tous les autres de ce portrait qu’on avait fait de lui.

La troupe était arrivée à Versailles le 16, elle en repartit le 23 ; c’est donc dans cet intervalle que fut donné L’Impromptu, « dit, à cause de la nouveauté et du lieu, de Versailles », ajoute La Grange, dont le Registre ne nous fait pas connaître plus que celui de La Thorillière le jour précis de cette représentation. Celle du Portrait du peintre dut avoir lieu à l’hôtel de Bourgogne dans la dernière semaine d’octobre, car Molière, de retour seulement le 23, y assista, et le privilège pour l’impression de cette pièce est du 30 ; c’est donc encore entre ces deux dates que se trouve enclavée cette autre représentation incertaine.

Oui, Molière tint parole ; il y vint prendre une place sur la scène de l’hôtel de Bourgogne, et De Visé, dans sa Vengeance des Marquis, dit : « Il fut à peine placé sur ce théâtre royal, que l’on fit un brouhaha qui dura fort longtemps… Je doute fort que cet ouvrage lui ait donné tant de plaisir qu’il le veut persuader. On aurait eu bien de la peine à le peindre dans les convulsions que la gloire lui causait : les transports de la joie qu’il ressentait faisaient trop souvent changer son visage. Vite, promptement, tôt, le déconcerta, et le ouf lui fut un coup de massue dont il est encore étourdi53. »

À coup sûr, les fort tristes plaisanteries auxquelles De Visé fait ici allusion auront laissé, quoi qu’il en dise, Molière bien impassible. Nous serions même porté à croire qu’il a pu sourire aux deux seuls passages un peu plaisants que renferme cette comédie : l’un où un auteur dit, en feignant de vouloir défendre L’École des femmes :

                               Est-il rien qui ne plaise
Dans ce que dit Arnolphe et la fille niaise ?
Rien de plus innocent se peut-il faire voir ?
Il arrive des champs et désire savoir
Si durant son absence elle s’est bien portée :
« Hors les puces qui m’ont la nuit inquiétée »,
Répond Agnès. Voyez quelle adresse a l’auteur !
Comme il sait finement réveiller l’auditeur !
De peur que le sommeil ne se rendit son maître,
Jamais plus à propos vit-on puces paraître ?
D’aucun trait plus galant se peut-on souvenir ?
Et ne dormait-on pas s’il n’en eut fait venir ?

l’autre où Dorante, marquis ridicule, dit en parlant de Molière :

Je soutiens sans l’aimer, quoi que l’envie oppose,
Que sa pièce tragique est une belle chose.

Les autres personnages se récriant sur l’épithète de tragique appliquée à L’École des femmes, Dorante répond :

Mais je sais le théâtre, et j’en lis la Pratique 54;
Quand la scène est sanglante une pièce est tragique ;
Dans celle que je dis, le petit chat est mort 55.
………………………………………………

DAMIS.

Quoi ! le trépas d’un chat ensanglante la scène ?

AMARANTE.

Dans une tragédie, un prince meurt, un roi.

DORANTE.

« Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi56. »
Et je tiens qu’une pièce est également bonne
Quand un matou trépasse ou quelque autre personne.

Ces traits n’ont rien de bien méchant, mais il put bien échapper à Molière quelque sourire de mépris, quelque mouvement de dédain, quand il vit Boursault, dans sa scène iv, faire confirmer par un de ses personnages le bruit calomnieux que l’auteur de La Critique de l’École des femmes avait fait imprimer une clef des noms véritables que couvraient ceux des personnages de sa pièce ; puis, dans sa scène vii, l’accuser d’avoir voulu faire dans son École la satire de la prédication religieuse, ajoutant :

Et de quelque façon que le sens en soit pris,
Pour ce que l’on respecte on n’a point de mépris.

Molière crut que ces publiques incriminations méritaient un châtiment public. L’Impromptu de Versailles fut représenté le 4 novembre suivant sur le théâtre du Palais-Royal, où il fut joué dix-neuf fois consécutives. Boursault fut abasourdi du coup qu’il s’était attiré. Sa pièce, adoucie, dit-on, malgré ce qui y reste d’imputations graves, fut achevée d’imprimer le 17 novembre. Elle parut avec dédicace à M. le Duc, fils du prince de Condé, pour le mariage duquel Molière et sa troupe étaient précisément appelés, le 11 du mois suivant, à l’hôtel de Condé, où ils jouèrent La Critique et L’Impromptu de Versailles. Dans sa préface, Boursault, ne sachant que dire et que répondre, se borne à s’indigner de ce qu’un personnage de L’Impromptu, Du Croisy, chargé d’un rôle de poète, l’a représenté comme un prête-nom57. Non, Molière eut un tort autrement grave. Sans doute il était impossible de se montrer plus plaisant et de se faire une justice plus complète, mais on doit lui reprocher de s’être laissé emporter par la vengeance jusqu’à nommer Boursault. Ce fut, comme l’a dit Chamfort, la seule action blâmable de sa vie. Sans doute son adversaire, dans Le Portrait du peintre, avait eu les premiers torts en le désignant plus que suffisamment par les titres de ses ouvrages et en se livrant contre lui à d’odieuses insinuations ; toutefois, cet oubli de toutes les convenances ne devait pas autoriser l’offensé à les violer lui-même. L’opinion que nous émettons ici est aussi celle de Voltaire et de Palissot. Mais ces juges, dans leur inflexible sévérité, ont été jusqu’à trouver « honteuse » la conduite de Molière : est-ce aveuglement de la part de l’auteur de La Dunciade et des Philosophes ? est-ce humilité de la part de l’auteur de L’Écossaise ? Ajoutons que Molière ne fit jamais imprimer sa pièce.

Cette guerre entre lui et Boursault ne fut pas de très longue durée. Ce dernier prouva dans la suite qu’il était digne de l’estime de notre auteur. Attaqué à son tour par Boileau, il voulut se venger de ses sarcasmes en composant sa Satire des satires ; mais le législateur du Parnasse, qui comptait des parents et des amis dans le parlement, eut assez de crédit, ou plutôt assez de faiblesse, pour solliciter et obtenir une défense de jouer cette pièce. Il eut même soin de faire afficher cette ordonnance à la porte de l’hôtel de Bourgogne, auquel l’ouvrage avait été donné. Boursault, quelque temps après, prit sa revanche avec bien de l’avantage. Ayant appris que Boileau se trouvait gêné, il s’empressa de lui porter tout l’argent qu’il put réaliser, et le lui offrit avec cette bonne grâce qui double le prix du bienfait. Cette action montre clairement que ce n’était point une basse jalousie, mais bien de perfides conseils qui avaient porté Boursault à attaquer Molière, et ce tort de son esprit est plus que suffisamment racheté par ce mouvement d’une âme généreuse.

Si Molière s’était vengé de Boursault et du duc de La Feuillade, il n’avait pas ménagé davantage ses ennemis de l’hôtel de Bourgogne. La rivalité entre cette troupe et celle du Palais-Royal avait pris depuis longtemps un caractère d’hostilité latente. Déjà Molière, qui n’avait pas vu sans un juste dépit ces comédiens, jouissant de grands privilèges et favorisés par la plupart des auteurs, entraver encore sa marche par des menées sourdes, avait un peu perdu patience, et essayé dans Les Précieuses ridicules de faire sourire à leurs dépens. Ceux-ci, furieux de la raillerie, avaient largement contribué au double échec qu’il éprouva dans Dom Garcie de Navarre, et comme acteur, et comme auteur. Ils s’étaient mêlés avec un égal empressement aux détracteurs les plus acharnés de L’École des femmes. Enfin ils avaient annoncé et affiché Le Portrait du Peintre. Le peintre, qui jusque-là s’en était tenu à quelques coups de pinceau assez innocents, se crut alors tout à fait dispensé de timides ménagements, et, dans L’Impromptu de Versailles, livra leur jeu à la risée du parterre. Le seul Floridor fut épargné ; et si ce silence ne peut passer pour un hommage rendu à son talent, on doit du moins le considérer comme un témoignage prudent de respect pour le jugement du public. Cet acteur était si aimé, qu’il ne put conserver le rôle de Néron de Britannicus, créé par lui avec une grande supériorité, parce que, dit Montchesnay, il était pénible au parterre de le voir représenter un personnage odieux et de « lui vouloir du mal ».

Quant aux autres comédiens que ne couvrait pas la même égide, nul d’entre eux ne fut ménagé. Tous comparurent sur la scène avec leurs défauts et leurs ridicules. Montfleury fut le premier immolé. Molière, au risque de s’exposer à de justes récriminations, fit ressortir ses gestes apprêtés, sa déclamation fausse et ses cris forcenés dans la tragédie. On pourrait douter du fondement de ces accusations, si cet acteur n’eut semblé depuis prendre à tâche de les justifier lui-même par sa fin tragique. Il mit, selon quelques biographes, tant de chaleur à jouer le rôle d’Oreste d’Andromaque, que, par ses cris, il se rompit une veine du cou dans la scène des fureurs, au cinquième acte, et mourut suffoqué bientôt après.

Ce fut précisément au fils de celui-ci que l’hôtel de Bourgogne, qui n’avait cependant rien gagné à exciter Boursault contre Molière, demanda une riposte plus heureuse, il l’espérait, que Le Portrait du peintre. Montfleury fils, à qui l’on doit La Femme juge et partie, se constitua son champion dans une pièce qu’il intitula, nous ne savons pourquoi, L’Impromptu de l’hôtel de Condé. Il prétendit que la comédie de Molière n’était qu’un « impromptu » longtemps médité, et répondit surtout aux traits dirigés contre le talent de son père par une caricature assez méchante de Molière. Alcidon, un des personnages de la pièce, dit en parlant de lui :

Il est vrai qu’il récite avecque beaucoup d’art ;
Témoin, dedans Pompée, alors qu’il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de romans ?

LA MARQUISE.

Oui.

LE MARQUIS.

Belles railleries !

ALCIDON.

Il est fait tout de même ; il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant ;
Sa perruque, qui suit le côté qu’il avance,
Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence ;
Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé ;
La tête sur le dos, comme un mulet chargé ;
Les yeux fort égarés ; puis, débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel sépare ses paroles ;
Et lorsque l’on lui dit : « Et commandez ici »,

Il répond :

« Con-nais-sez-vous Cé-sar, de lui par-ler ain-si ? »

Ce portrait, si nous le comparons à ceux que les peintres et les écrivains contemporains nous ont laissés de Molière, offre plus d’un trait de ressemblance. La couronne de lauriers se trouve dans presque tous, et le hoquet n’a point été oublié non plus par les historiens du théâtre58. Il avait contracté ce tic en s’efforçant de se rendre maître d’une excessive volubilité de prononciation. Mais dans la comédie, son art infini dissimulait ce défaut autant que possible. « Les anciens, disait un journal peu de temps après sa mort, n’ont jamais eu d’acteur égal à celui dont nous pleurons aujourd’hui la perte, et Roscius, ce fameux comédien de l’antiquité, lui aurait cédé le premier rang s’il eût vécu de son temps. C’est avec justice qu’il le méritait : il était tout comédien depuis les pieds jusqu’à la tête. Il semblait qu’il eût plusieurs voix : tout parlait en lui, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure59. » — « Il n’était ni trop gras ni trop maigre, dit également une contemporaine. Il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique60. »

Ce fut après L’Impromptu de l’hôtel de Condé, promptement tombé dans l’oubli, le tour de la Réponse à l’Impromptu de Versailles, ou la Vengeance des Marquis de De Visé. C’était peut-être encore plus pauvre ; c’était la même moquerie, mais déjà usée. De Visé y parodiait encore le jeu tragique de Molière et sa manière d’annoncer. Puis il disait un mot en passant de quelques-uns de ses camarades, de Béjart le jeune notamment, qu’il appelait le dieu Vulcain, parce que cet acteur boitait depuis qu’il avait été blessé en voulant séparer deux hommes mettant l’un contre l’autre l’épée à la main. Tout cela, on le voit, pouvait vouloir être méchant et gai, mais n’y réussissait guère.

L’hôtel du Marais, lui, sembla tenir à demeurer neutre. Ou y donna bien Les Amours de Calotin, comédie de Chevalier, acteur de ce théâtre ; mais l’auteur n’avait pas cherché à rendre bien acérés ses traits contre Molière, et en dirigeait également contre l’hôtel de Bourgogne. Pour lui, tout ce débat n’était des deux parts qu’une réclame :

Ces messieurs n’ont dessein que de nous faire rire,
Et quand vous les voyez se faire à qui pis pis,
Ce n’est que pour avoir notre demi-louis.

Le Panégyrique de l’École des femmes, ou Conversation comique sur les Œuvres de M. de Molière, par Robinet, et La Guerre comique, ou la Défense de l’École des femmes, par de La Croix, dissertations dialoguées et non représentées, qu’il faut citer tout de suite pour clore cette longue liste de réquisitoires et de plaidoiries, ne sont pas plus acharnés contre Molière. La dernière même, après exposition contradictoire, conclut tout à fait en sa faveur.

Pendant toute cette longue lutte, des témoignages de sympathie pour son talent d’auteur et pour le jeu de sa troupe continuaient à lui être prodigués de toutes parts, mais particulièrement par le Roi, les princes et les hauts fonctionnaires. Le maréchal de Gramont, Le Tellier, le maître des requêtes Colbert, les appelèrent en visite, et ce dernier voulut revoir chez lui, le 22 décembre, ces Fâcheux, dont la première représentation avait en quelque sorte déterminé la chute de son prédécesseur et de son rival. Si le prince de Conti, se faisant dévot, se signait alors en lisant les comédies de son ancien condisciple, son frère, le grand Condé, et le duc d’Enghien, fils de ce dernier, ne se lassaient pas de les applaudir. Molière et ses acteurs avaient été appelés par eux à Chantilly pour y représenter, du 29 septembre au 5 octobre, presque tout le répertoire de l’auteur. Vainement Boursault avait cru habile de dédier son Portrait du peintre à M. le Duc ; la troupe du Palais-Royal était venue, comme nous l’avons annoncé, jouer, moins d’un mois après cette dédicace, à l’hôtel de Condé, aux fêtes du mariage de ce prince avec Anne de Bavière, La Critique et L’Impromptu de Versailles. Vainement encore a-t-on vu Montfleury fils intituler sa comédie L’Impromptu de l’Hôtel de Condé, comme pour faire croire aux sympathies de ces princes pour sa cause, le duc d’Enghien à ce même moment faisait bien voir par une saillie qu’à ses yeux les comédies de Molière étaient faites pour les spectateurs délicats61.

Bien que Molière eût tout l’avantage dans ces luttes sur les comédiens rivaux, il ne voyait pas sans dépit leurs représentations plus suivies que les siennes et les auteurs tragiques leur confier de préférence leurs ouvrages. Il résolut de monter une tragédie qui pût, mieux que ne l’avaient fait Pylade et Oreste de La Clairière, Zénobie de Magnon, Huon de Bordeaux et Le Tyran d’Égypte de Gilbert, Arsace de l’abbé de Prado, et Tonaxare de l’abbé Boyer, mettre en valeur le talent de ses acteurs ; mais, n’ayant aucune pièce reçue et ayant vu mourir La Calprenède, à qui il en avait payé une d’avance, il songea à Racine, qui, l’année précédente, lui avait apporté son Théagène et Chariclée. Il l’engagea à traiter le sujet de La Thébaïde, pour lequel Molière eut toujours, comme nous l’avons déjà vu, une prédilection souvent malheureuse. Le jeune poète se mit à l’ouvrage. La Grange-Chancel raconte avoir entendu des amis de Racine assurer que, pressé par le temps, il emprunta, sans presque y rien changer, deux récits à l’Antigone de Rotrou. D’autres écrivains ont dit qu’il ne s’était permis cet emprunt que pour ne pas avoir l’air de lutter avec celui que Corneille appelait son maître, et de refaire ce qui était alors réputé inimitable. Mais ce qui paraît constant, c’est que Molière, peu satisfait du parti qu’avait pris Racine, l’encouragea à avoir confiance en ses propres forces, et le détermina à ne rien devoir qu’à lui-même : la pièce, jouée en 1664 et imprimée peu après, n’offrait plus de témoignage de cette ressemblance illicite.

Vers la fin de 1663, il se trouva en butte à des calomnies dont une réputation d’honneur moins bien établie que la sienne n’eut peut-être triomphé qu’avec peine. Montfleury père, qui n’était que faiblement consolé de son injure et voyait bien que la pièce de son fils était mauvaise, regardait avec assez de raison sa vengeance comme incomplète. Malheureusement pour sa cause comme pour sa gloire, il crut que la meilleure réponse qu’il pût faire à son antagoniste était de prendre contre lui le rôle infâme de calomniateur : il présenta au Roi une requête dans laquelle il l’accusait d’avoir épousé sa propre fille.

Cette horrible accusation se fondait en partie sur ce que quelques personnes s’étaient persuadé alors (et tout le monde le croyait encore naguère) qu’Armande Béjart, femme de Molière, était fille de Madeleine Béjart. On pensait que c’était elle qui avait été baptisée, le 11 juillet 1638, comme étant née du commerce illégitime du comte de Modène avec mademoiselle Béjart l’aînée. Mais Montfleury ne manqua pas d’affirmer que cette enfant, dont le comte de Modène avait bien voulu se reconnaître le père, n’était qu’un fruit secret des liaisons de Molière avec Madeleine Béjart. Aujourd’hui que, grâce à des recherches nouvelles, nous possédons l’acte de mariage de celui-ci, d’où il résulte clairement que sa femme est sœur et non pas fille de Madeleine Béjart, la fausseté de l’accusation de Montfleury devient évidente ; mais nous croyons pouvoir assurer que du temps de Molière elle dut le paraître tout autant, non seulement à ceux qui avaient été à même d’apprécier son caractère, mais encore à ceux qui, ne le connaissant pas, n’étaient pas disposés à se contenter de vagues probabilités ; la fille de Madeleine Béjart avait été baptisée sous le nom de « Françoise », et mademoiselle Molière se nommait « Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth » ; la fille de Madeleine Béjart était née en 1638, et mademoiselle Molière ne vit le jour qu’en 1645, ainsi que le prouve son acte de décès ; enfin Molière, comme nous l’avons démontré, ne connut mademoiselle Béjart l’aînée qu’à la fin de 1645, c’est-à-dire plus de sept ans après la naissance de sa fille. Néanmoins, les ennemis de notre auteur et ceux de sa femme n’eurent pas honte de renouveler cette calomnie. En 1676, trois ans après la mort de cet écrivain, dont le génie immortel offusquait toujours leur basse envie, dans un mémoire imprimé à l’occasion d’un procès que soutint Lulli, et dans lequel mademoiselle Molière avait été entendue comme témoin, on osa la traiter d’« orpheline de son mari », de « veuve de son père ».

Les nobles cœurs croient difficilement au crime ; aussi Louis XIV, qui estimait Molière autant qu’il méprisait ses délateurs, sembla-t-il lui témoigner plus d’intérêt encore en le voyant exposé aux attaques de l’intrigue et de l’envie. La requête de Montfleury avait été présentée vers la fin de 1663, et le 28 février suivant le Roi et la duchesse d’Orléans firent à l’accusé l’insigne honneur de tenir son premier enfant sur les fonts de baptême. Le rapprochement de ces dates n’est pas moins glorieux pour le protégé que pour l’illustre protecteur ; l’histoire redira à jamais avec quel noble empressement le monarque secoua en faveur d’un comédien le joug jusqu’alors inviolable du préjugé et de l’étiquette. Il fallait un Louis XIV pour que la France pût s’enorgueillir d’un Molière.

Ce Roi, qui savait si bien confondre les ennemis de notre premier comique, n’avait pas moins à faire pour le venger de quelques-uns de ses courtisans. Ne voyant dans l’homme de génie qu’un histrion, ils voulaient lui faire essuyer leur mépris. On connaît le mot plein d’adresse et de bon sens de Belloc, poète agréable de salon, qui, entendant un de leurs confrères, les valets de chambre de service, refuser de faire le lit du Roi avec Molière, dit à ce dernier : « Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du Roi avec vous ? » On verra par le trait suivant que Louis XIV sut également bien faire sentir à d’autres gens de sa maison combien leurs dédains envers ce grand homme étaient sottement ridicules. Ayant appris qu’ils étaient blessés de manger à la table du contrôleur de la bouche avec leur collègue Molière, parce qu’il jouait la comédie, qu’ils le lui témoignaient d’une manière offensante, et que par cette raison il s’abstenait de se présenter à cette table, il lui dit un matin, à l’heure de son petit lever : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très bon appétit : mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon “en cas de nuit”. » Alors le Roi, découpant la volaille et invitant Molière à s’asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une pour lui, et ordonne qu’on introduise les entrées familières, qui se composaient des personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour. « Vous me voyez, leur dit le Roi, occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. » Dès ce moment, Molière n’eut pas besoin de se présenter à cette table de service : toute la cour s’empressa de lui faire des invitations.

La fortune ne le servait pas moins que la faveur. Le montant des recettes de sa troupe s’était considérablement accru, et chaque part devait, à la fin de cette année théâtrale, s’élever à un total de plus de 4 500 francs, chiffre considérable pour le temps. Molière, qui dans le commencement recevait pour ses comédies une somme une fois payée, à cette époque était récompensé par deux parts comme auteur, qui venaient s’ajouter à celle qu’il retirait comme acteur et à celle de sa femme, ce qui faisait dire au marquis des Amours de Calotin, pièce jouée au Marais, dont nous avons déjà parlé :

…… Pour te faire voir sa valeur infinie,
Il tire quatre parts dedans sa compagnie.

Ce poète avait été chargé de composer pour la cour une comédie qui comportât des danses et des divertissements. La reconnaissance dont il était pénétré pour tous les bienfaits et la constante protection de son prince le fit triompher des entraves que le génie rencontre ordinairement dans un ouvrage de commande, et Le Mariage forcé, composé à la hâte et monté à grands frais62, fut applaudi pour la première fois au Louvre le 29 janvier 1664, et sur le théâtre du Palais-Royal le 15 février suivant.

Les plus grands seigneurs figurèrent dans le ballet, et le Roi lui-même y dansa un rôle d’Égyptien. Il aimait passionnément cette sorte de divertissement, et ses courtisans s’étaient empressés de l’adopter ; mais Racine devint plus tard, et peut-être sans y songer, l’interprète du sentiment pénible que cette faiblesse du Roi faisait éprouver à la France. Il fit dire par Narcisse à Néron, dans Britannicus :

… Ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire
……………………………………………
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains.

Cette leçon indirecte, ou peut-être seulement, pour être plus exact, l’application qu’on en fit, produisit son effet ; elle fut sentie, et depuis ce temps on ne vit plus ce monarque se ravaler au rôle grotesque de baladin, à un âge où son esprit devait être occupé de soins plus importants ; comme on le doit bien penser, les courtisans, singes de leur maître, abandonnèrent promptement ces jeux. Les divertissements tombèrent même dans un tel discrédit, que Lulli ayant été chargé, à la première représentation du Bourgeois gentilhomme à Chambord, du rôle du Mufti dans la cérémonie dont il avait fait la musique, les secrétaires du Roi refusèrent pour ce motif de le recevoir dans leur compagnie. « Nous serions bien honorés, disait avec dépit M. de Louvois, d’avoir pour confrère un maître baladin. — S’il fallait pour faire votre cour au Roi, répondit Lulli au ministre, faire pis que moi, vous seriez bientôt mon camarade. » L’intervention du prince fut nécessaire pour lever les scrupules de ses secrétaires et les déterminer à revenir sur leur défense.

On a généralement attribué à une comique aventure du chevalier de Gramont l’avantage d’avoir fourni à Molière l’idée d’une des plus jolies scènes du Mariage forcé, celle où Alcidas vient proposer à Sganarelle de se couper la gorge avec lui ou d’épouser sa sœur. Cet aimable héros de boudoir, forcé de sortir de France, avait emporté aux bords de la Tamise et ses goûts passagers et sa changeante humeur. Parmi les beautés que Londres offrit à sa vue, une surtout, mademoiselle Hamilton, sœur du célèbre narrateur des folies du chevalier, eut le talent de fixer pendant quelques jours cet esprit volage. Un permis de retour arriva tout à point comme pour lui épargner la honte de changer, honte qu’au reste il avait déjà bravée bien des fois. Il crut que son départ était un prétexte suffisant pour ne pas accomplir les promesses qu’il avait faites à la famille de mademoiselle Hamilton. Il prit donc la poste un beau matin, et, oublieux de la foi jurée, se mit à courir sur la route de Douvres. Les deux frères de la belle abandonnée l’y joignirent, et du plus loin qu’ils l’aperçurent lui crièrent : « Chevalier de Gramont, n’avez-vous rien oublié à Londres ? — Pardonnez-moi, messieurs, leur répondit le fuyard, tant soit peu étonné de la rencontre ; j’ai oublié d’épouser votre sœur, et j’y retourne avec vous pour terminer cette affaire. » Il est assez plaisant que le séduisant Gramont, que Tallemant, dans ses Historiettes, représente d’ailleurs comme fort « décrié pour la bravoure », ait eu ainsi au moins deux points de ressemblance avec le mari de Dorimène.

Cette petite pièce contient deux scènes, celles de Sganarelle avec les philosophes Pancrace et Marphurius, qui ne paraissent à beaucoup de lecteurs que deux pitoyables parades. Mais quiconque se reporte au fanatique aristotélisme du temps, comprend bientôt que les coups de bâton donnés par Sganarelle ne sont pas là seulement pour nous faire rire. Molière se proposait un but bien plus important, et il l’atteignit, car l’Université de Paris, frénétique champion des doctrines du philosophe de Stagyre, allait obtenir la confirmation d’un arrêt du parlement de Paris qui prononçait « peine de mort » contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius. Le ridicule que Le Mariage forcé jeta sur ces principes contribua sans doute à lui faire suspendre ses poursuites. Elle ne fut pas beaucoup plus heureuse quelque temps après ; les espérances qu’elle avait de nouveau conçues échouèrent également devant l’Arrêt burlesque de Boileau.

Ce poète adressa en 1664 à Molière sa satire II, dans laquelle il lui dit :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime !

Marmontel, souvent injuste envers Boileau, s’étonne (et peut-être n’a-t-il pas entièrement tort en cette occasion) que ce soit là le seul mérite de notre premier comique que son ami veuille bien remarquer. Nous pèserons plus tard les accusations du « critique de Nicolas », comme l’appelait Voltaire ; mais ce que nous voulons attaquer ici, c’est une tradition aussi ridicule qu’invraisemblable. Un des premiers commentateurs de Boileau, Saint-Marc, a dit qu’à ces vers,

… Un esprit sublime en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde et ne saurait se plaire,

Molière s’était écrié en interrompant son ami qui lui lisait sa satire : « Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais, tel que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content. » Un mot nous suffira pour combattre cette anecdote, qui traîne dans tous les ana, et qu’on aurait dû y laisser. Si Molière, s’appliquant de son chef ce que Boileau disait en général des grands talents, eût tenu un semblable discours, il eût réfuté lui-même ces éloges donnés à la modestie des hommes de génie.

Les faveurs royales dont Molière était comblé, les nobles succès qu’il obtenait chaque jour, l’agitation continuelle que lui causaient et les soins de sa direction et les attaques de ses ennemis, rien enfin ne lui fit oublier qu’il est des malheureux à secourir. Sa vigilante bienfaisance assura l’existence de plus d’un infortuné, et c’est à un de ces actes de sa générosité que l’art dramatique doit un homme qui, sans ses secours et sans ses leçons, n’eût probablement jamais été à même de faire valoir les dons heureux que la nature lui avait prodigués. Nous voulons parler du comédien Baron, qui depuis s’est justement acquis au théâtre une réputation non moins brillante et plus durable que celle que ses exploits amoureux lui ont valu dans la chronique du temps.

Un organiste de Troyes, nommé Raisin, cherchant les moyens de soutenir sa nombreuse famille, fit faire un clavecin plus grand que les clavecins ordinaires, qui paraissait aller tout seul. Il jouait l’air que Raisin indiquait, et s’arrêtait dès qu’il le lui ordonnait. Tout Paris courut voir cette merveille, et Louis XIV lui-même, curieux de connaître ce prodige dont il avait tant de fois entendu parler, le fit venir à Saint-Germain. La Reine assista à ces exercices, mais cette machine étonnante lui causa une surprise mêlée d’effroi. Le Roi, pour détruire cette impression, ordonna qu’on l’ouvrît sur-le-champ, et l’on en vit sortir un jeune enfant, fils de Raisin, qui commençait à se trouver fort mal de la privation d’air et de la longueur du concert.

Raisin essaya d’attirer la foule par d’autres divertissements ; mais ses représentations avaient perdu leur principal attrait : elles cessèrent bientôt d’être suivies. Il eut alors recours aux bontés de Louis XIV, auquel il exposa tout le tort que lui causait la divulgation de son secret. Le Roi, touché de sa position, l’autorisa à établir à Paris une troupe d’enfants sous le titre de Troupe de Monseigneur le Dauphin, et de jouer sur le théâtre du Palais-Royal les jours extraordinaires, un premier départ des Italiens ayant permis à Molière, dès le mois de juillet 1659, de disposer des jours ordinaires. Loret parla de ce spectacle dans sa Muse historique du 7 juin suivant. C’est parmi ces enfants que Molière distingua Baron, et Raisin étant venu presque aussitôt à mourir, il prit le petit acteur avec lui, et apporta à son éducation les soins du père le plus tendre. Non content de lui donner lui-même les leçons de cet art dans lequel Baron excella depuis, il chercha encore à former son jeune cœur à la vertu, par une sage direction et par de bons exemples. Un jour son élève le prévint qu’un comédien nommé Mondorge, que Molière avait connu en province, se trouvant sans ressources, hors d’état de rejoindre sa troupe, venait implorer sa bienfaisance. Molière demanda à Baron ce qu’il fallait lui donner : « Quatre pistoles. — Donnez-lui quatre pistoles pour moi ; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous ; car je veux qu’il sache que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. » Il lui fit également remettre un très bel habit de théâtre. Mais ce qui rehaussa probablement encore le prix de ces dons aux yeux du pauvre Mondorge, ce fut le bon accueil qu’il reçut de son ancien camarade. Voltaire, Petitot et d’autres biographes de Molière, en omettant dans le récit de cette bonne action cette dernière particularité, lui ont gratuitement prêté l’inabordable fierté d’un grand seigneur qui charge ses gens de distribuer ses aumônes et fait faire antichambre à ses amis.

La pratique de la charité était habituelle chez lui. Un jour il remontait en voiture avec le musicien Charpentier pour revenir de la campagne à Paris. Au moment où le cocher fouettait les chevaux, Molière jeta une pièce de monnaie à un pauvre qui lui demandait l’aumône. Bientôt après il s’aperçut que le mendiant suivait, en courant, la voilure et faisait tous ses efforts pour la rejoindre. Il ordonna au cocher d’arrêter. « Monsieur, lui dit le pauvre, vous n’aviez probablement pas dessein de me donner un louis d’or. Je viens vous le rendre. — Tiens, mon ami, dit Molière, en voilà un autre. » Puis il s’écria : « Où la vertu va-t-elle se nicher ! » Le trait peint son cœur, l’exclamation son génie.

Nous ne nous sommes pas proposé de suivre dans toutes ses modifications successives le personnel de la troupe du Palais-Royal, mais nous devons mentionner, à la date de Pâques 1664, l’entrée de l’acteur Hubert, remplaçant, sinon dans ses rôles, parce que l’emploi n’était pas le même, du moins dans sa part, le changeant Brécourt, qui deux ans plus tôt avait quitté l’hôtel du Marais pour le Palais-Royal, comme il quitta alors le Palais-Royal pour l’hôtel de Bourgogne. Nous devons dire l’entrée d’Hubert, qui venait du Marais, parce qu’on va le voir bientôt figurer dans une scène qui menaça de devenir tragique. Il jouait les rôles de travestissement, où il était, dit Le Mercure, inimitable. Molière lui confia ceux de madame Pernelle du Tartuffe, de madame de Sotenville de George Dandin, de madame Jourdain du Bourgeois gentilhomme, de Philaminte des Femmes savantes, et de la comtesse dans La Comtesse d’Escarbagnas. Il se montra en outre très bon comptable, et succéda dans ce service à La Thorillière. Quant à Brécourt, querelleur, spadassin, violent et adonné à tous les excès, il laissa probablement peu de regrets parmi ses camarades, mais sa perte dut être sentie par les habitués du Palais-Royal, car il jouait avec un égal talent dans les deux genres. Il avait créé d’une manière si comique le rôle d’Alain de L’École des femmes, que Louis XIV s’était écrié, en l’y voyant pour la première fois : « Cet homme-là ferait rire des pierres ! » Huit jours après la réouverture qui suivit Pâques, le 30 avril, « la troupe, dit La Grange, est partie par ordre du Roi pour Versailles, et y a séjourné jusqu’au xxiie  mai ». Molière portait une pièce que lui avait demandée peu de jours auparavant le souverain auquel il devait tant ; mais si elle diminua ses obligations, elle ne contribua point à augmenter sa gloire. Écrite en peu de jours et versifiée seulement en partie, La Princesse d’Élide concourut à l’éclat d’une journée des fêtes données à Versailles au mois de mai 1664 par le Roi à la Reine et à la Reine mère, selon l’histoire ; à mademoiselle de La Vallière, selon la chronique ; fêtes auxquelles Louis sut imprimer, comme à la plupart de ses faiblesses, le cachet de sa grandeur. « Quoique cette comédie ne soit pas une des meilleures de Molière, a dit l’historien du Siècle de Louis XIV, elle fut un des plus agréables ornements de ces jeux, par une infinité d’allégories fines sur les mœurs du temps et par des à-propos qui font l’agrément de ces fêtes, mais qui sont perdus pour la postérité… Molière y mit en scène un fou de cour. Ces misérables étaient encore fort à la mode. C’était un reste de barbarie, qui a duré plus longtemps en Allemagne qu’ailleurs. Le besoin des amusements, l’impuissance de s’en procurer d’agréables et d’honnêtes dans les temps d’ignorance et de mauvais goût, avait fait imaginer ce triste plaisir, qui dégrade l’esprit humain. Le fou qui était alors auprès de Louis XIV avait appartenu au prince de Condé ; il s’appelait L’Angeli. Le comte de Gramont disait que, de tous les fous qui avaient suivi M. le Prince, il n’y avait que L’Angeli qui eût fait fortune. Ce bouffon ne manquait pas d’esprit. C’est lui qui dit qu’il n’allait pas au sermon parce qu’il n’aimait pas le “brailler” et qu’il n’entendait pas le “raisonner”. » Le rôle de Moron, le seul peut-être qui ait empêché cette pièce de porter atteinte à la réputation de notre auteur, est plein d’une intarissable gaieté. Toutefois, il nous est devenu impossible de constater le degré de vérité de ce caractère ; car, s’il est encore des fous à la cour, ce n’est plus du moins un emploi ni un titre.

Ces divertissements vraiment royaux, connus sous le nom des Plaisirs de l’Île enchantée, dont les mémoires du temps tracent les tableaux les plus brillants, et auxquels Voltaire a cru devoir consacrer plusieurs pages, durent une partie de leur charme aux efforts réunis du célèbre Vigarani, gentilhomme et architecte modenais, de Lulli, du président de Périgny, de Benserade et du duc de Saint-Aignan. Mais Molière en fit les principaux frais : sa Princesse d’Élide fut jouée le 8 mai, second jour des fêtes. Puis, quand les trois journées du ballet héroïque et féerique eurent été remplies, les divertissements, sans être reliés les uns aux autres, n’en continuèrent pas moins. Le 11 mai, le soir, « Sa Majesté, dit le récit imprimé des fêtes, fit représenter sur l’un de ses théâtres doubles de son salon, que son esprit universel a lui-même inventés, la comédie des Fâcheux ». Le lendemain 12, le soir également, Sa Majesté fit jouer les trois premiers actes d’une « comédie nommée Tartuffe, que le sieur de Molière avait faite contre les hypocrites…, qui fut trouvée fort divertissante ». Le mardi 13, on joua la comédie du Mariage forcé, « puis le Roi prit le chemin de Fontainebleau le mercredi xive  ».

Nous ne savons pas bien, car aucun registre ne nous l’apprend, pourquoi la troupe du Palais-Royal, libre, à ce qu’il semble, dès le 14, ne revint que le 22 et ne rouvrit son théâtre que le 25. La Gazette, toujours sans prononcer le nom de Molière, nous fait bien voir que les ennuis qui lui étaient réservés à l’occasion de la comédie à laquelle il travaillait en ce moment, commencèrent dès lors à se produire. Laissa-t-il ses camarades à Versailles et suivit-il le Roi à Fontainebleau pour essayer de conjurer l’orage à sa naissance ? Nous ne le savons pas ; mais dans tous les cas, le voyage aurait été inutile, car la Gazette du 17 mai publiait : « Ce grand monarque est soigneux de retrancher toutes les semences de division dans l’Église, et aucun de ses prédécesseurs n’en porta jamais plus glorieusement le titre de fils aîné, qu’il soutient par cette délicatesse qu’il témoigne pour tout ce qui la regarde, comme il le fit encore voir naguères par ses défenses de représenter une pièce de théâtre intitulée L’Hypocrite, que Sa Majesté, pieusement éclairée en toutes choses, jugea absolument injurieuse à la religion et capable de produire de très dangereux effets. »

Loret, qui dans sa lettre du 10 mai disait, à l’occasion de la seconde journée des Plaisirs de l’Île enchantée, en parlant de Molière,

Cet auteur ayant vent en poupe,

ajoute dans sa lettre du 24, confirmant assez l’hypothèse à laquelle nous nous livrions plus haut :

…… Un quidam m’écrit,
Et ce quidam a bon esprit,
Que le comédien Molière,
Dont la Muse n’est point ânière,
Avait fait quelque plainte au Roi,
Sans m’expliquer trop bien pourquoi,
Sinon que sur son Hypocrite,
Pièce, dit-on, de grand mérite,
Et très fort au gré de la cour,
Maint censeur daube nuit et jour.
Afin de repousser l’outrage,
Il a fait coup sur coup voyage,
Et le bon droit représenté
De son travail persécuté.
Mais de cette plainte susdite
N’ayant pas su la réussite,
Je veux encore être en ce cas
Disciple de Pythagoras,
Et sur un tel sujet me taire,
Ne sachant le fond de l’affaire.

On voit, par l’article de la Gazette publié dès le 17 mai, combien on cherchait à envenimer les faits et à engager Louis XIV dans la voie de l’intolérance et de l’interdiction absolue et définitive. Heureusement ses dispositions personnelles n’étaient pas celles-là, et dans le récit des fêtes, que nous avons déjà cité et qui fut imprimé en 1664 par son ordre, au lieu de la sentence sans appel, implacable de la Gazette, on lit cette décision, qui, favorable à l’auteur, était loin d’interdire aussi définitivement toute espérance : « Le Roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être pris l’un pour l’autre ; et, quoiqu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant pour le public, et se priva soi-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en faire un juste discernement. »

Pour arriver à faire de cette suspension momentanée une défense irrévocable, un curé de Paris, Pierre Roullès ou Roullé, curé de Saint-Barthélemy, docteur en Sorbonne, publia peu après une sorte de panégyrique de Louis XIV, sous le titre de : « Le Roy glorieux au monde, ou Louis XIV le plus glorieux de tous les rois du monde », panégyrique où il félicitait ce prince de n’être pas parti pour Fontainebleau sans avoir défendu Le Tartuffe, et qui n’avait évidemment été fait que pour donner place à une sortie furieuse que nous transcrirons plus tard.

Molière, informé que cet odieux et perfide pamphlet avait été présenté au Roi, lui adressa un placet, le premier de ceux qui sont en tête du Tartuffe, remerciant le prince d’avoir eu la bonté de déclarer qu’« il ne trouvait rien à dire dans cette comédie », qu’il croyait cependant devoir défendre de produire en public. « Mais, ajoute Molière, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand roi du monde et du plus éclairé, malgré l’approbation de M. le légat et de la plus grande partie de nos prélats, qui tous, dans les lectures particulières que je leur ai faites de mon ouvrage, se sont trouvés d’accord avec les sentiments de Votre Majesté, malgré tout cela, dis-je, on voit un livre composé par le curé de Saint-Barthélemy qui donne hautement un démenti à tous ces augustes témoignages… Ce n’est pas assez que le feu expie en public mon offense, j’en serais quitte à trop bon marché : le zèle charitable de ce galant homme de bien n’a garde de demeurer là ; il ne veut point que j’aie de miséricorde auprès de Dieu, il veut absolument que je sois damné, c’est une affaire résolue63. »

Dans ce même récit des fêtes que nous citions tout à l’heure, à l’occasion du Tartuffe dont les premiers actes y avaient été joués, se trouve la distribution des rôles de La Princesse d’Élide, où l’on voit celui de Lycas attribué au sieur Prévost. Prévost et sa femme étaient deux serviteurs de la troupe. Le mari était utilisé parfois comme assistant et était à l’occasion chargé de bouts de rôles. Il figure nominativement de loin à loin dans les dépenses extraordinaires sur les livres de comptes pour journées et pour étrennes. L’art avec lequel Molière savait dresser la nature la plus inculte à rendre un petit rôle, qu’il avait tracé en l’ayant en vue, le dispensait d’augmenter son personnel. Phlipote du Tartuffe, la suivante de madame Pernelle, était aussi une gagiste qui avait fourni son nom au personnage qu’elle représentait. On lit sur le livre de La Thorillière, au 8 juin : « À Phlipote 1 livre 10 sous. » Ce rôle avait bien peu d’importance, mais nous verrons plus tard le même système suivi notamment pour un rôle qui en avait beaucoup, pour celui de Martine des Femmes savantes.

Si Le Tartuffe occasionna, dès sa première apparition, de pénibles chagrins à l’auteur, La Princesse d’Élide en attira de non moins vifs au mari. Mademoiselle Molière, qui, jusque-là chargée seulement de rôles secondaires, n’avait pas encore trouvé l’occasion de faire éclater dans tout leur jour ses grâces attrayantes et son talent aimable, remplissait celui de la princesse. Elle obtint, par la manière dont elle s’en acquitta, les suffrages de tout ce que Versailles renfermait alors de plus brillant, et les jeunes seigneurs s’empressèrent autour d’elle. Fière de tant d’hommages, la nouvelle idole s’en laissa enivrer. Elle s’éprit du comte de Guiche, fils du duc de Gramont, l’homme le plus agréable de la cour, et rebuta pendant quelque temps le comte de Lauzun. Mais, soit froideur naturelle, comme le fait entendre un historien, soit qu’il fût occupé par une autre passion, le comte de Guiche ne répondit pas aux avances de mademoiselle Molière. Celle-ci, fatiguée de soupirer en vain, se résigna à écouter Lauzun, qui préludait par les comédiennes pour s’élever bientôt aux filles des rois. Ce commerce dura quelque temps ; mais d’obligeants amis, d’autres disent un amant trompé, l’abbé de Richelieu, en instruisirent Molière. Il demanda une explication à sa femme, qui se tira de cette situation difficile avec tout le talent et tout l’art qu’elle mettait à remplir ses rôles. Elle avoua adroitement son inclination pour le comte de Guiche, inclination que son mari ignorait ; protesta qu’il n’y avait jamais eu entre eux le moindre rapport criminel, se gardant bien de dire de qui cela avait dépendu ; enfin elle soutint qu’elle s’était moquée de Lauzun, et accompagna toute cette explication de tant de larmes et de serments que le pauvre Molière s’attendrit et se laissa persuader.

Le mois de juin 1664 fut si néfaste pour les portiers de la salle du Palais-Royal, il fut si exceptionnellement surchargé d’indemnités pour ces serviteurs maltraités64, qu’il faut, selon toute vraisemblance, placer à cette époque le récit d’une scène à laquelle jusqu’ici on n’avait pas assigné de date précise.

Molière, pressé par les instantes sollicitations de ses camarades, avait réclamé auprès du Roi contre le privilège abusif dont les mousquetaires, les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-légers de sa maison militaire étaient en possession, d’entrer à la comédie sans payer, d’où il suivait que le parterre se trouvait souvent rempli sans que la caisse en fût moins vide. Le prince donna des ordres pour mettre fin à cet abus. Mais les plus mutins de ceux sur qui pesait cette défense résolurent de s’en prendre aux comédiens qui l’avaient sollicitée. Ils se rendirent donc en troupe au théâtre, résolus d’en forcer l’entrée. Le portier fit pendant quelque temps la meilleure contenance, mais à la fin, contraint de céder au nombre, il jeta son épée à terre en criant miséricorde. Il fut néanmoins percé de coups par les assaillants, qui cherchaient tous les acteurs pour leur faire subir le même traitement, quand Béjart jeune, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu’on allait jouer, se présenta sur la scène, « Eh ! messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre. » La présence d’esprit de cet acteur calma leur fureur. Molière, qui savait fort bien haranguer le parterre et qui n’en laissait pas passer les occasions, parut alors et leur représenta très vivement les torts qu’ils s’étaient donnés en violant les ordres du Roi. Ils sentirent la justesse de ses observations, ouvrirent les yeux sur la position où ils s’étaient mis, et se retirèrent. « Mais le bruit et les cris, dit Grimarest, avaient causé une alarme parmi les comédiens. Les femmes croyaient être mortes : chacun cherchait à se sauver, surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier, mais comme le trou n’était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules ; jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien n’avançait, et il criait comme un forcené, par le mal qu’on lui faisait et par la peur qu’il avait que quelque gendarme ne vînt lui donner un coup d’épée par derrière. Le tumulte s’étant apaisé, il en fut quitte pour la peur, et l’on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il était. »

La troupe alla aux voix sur le parti qu’on avait à prendre. La frayeur portait la plupart à voter pour qu’on sollicitât la révocation de la défense. Molière tint bon, et leur fit observer que, puisqu’ils l’avaient poussé à demander cet ordre et que le Roi avait daigné le leur accorder, ils en devaient subir les conséquences.

Instruit de cette scène, Louis XIV ordonna aux commandants des compagnies de sa maison de les faire mettre sous les armes, afin qu’on en pût reconnaître et punir les auteurs. Mais Molière, qui craignait qu’une mesure sévère ne fît qu’irriter les esprits et n’amenât de nouveaux désordres, se rendit au lieu de la réunion, et dit aux gardes assemblés « que ce n’était point pour eux, ni pour les autres personnes qui composaient la maison du Roi qu’il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d’entrer à la comédie ; que la troupe serait toujours ravie de les recevoir quand ils voudraient l’honorer de leur présence ; mais qu’il y avait un nombre infini de malheureux qui tous les jours, abusant de leur nom et de leur bandoulière, venaient remplir le parterre et ôter injustement à la troupe le gain qu’elle devait faire ; qu’il ne croyait pas que des gentilshommes qui avaient l’honneur de servir le Roi dussent favoriser ces misérables contre eux ; que d’entrer à la comédie sans payer n’était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu’à répandre du sang pour se la conserver ; qu’il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs et aux personnes qui, n’ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité, s’il m’est permis, dit-il, de parler de la sorte ».

Ce discours produisit tout l’effet oratoire que Molière en espérait. Mais Grimarest a prétendu à tort que depuis ce moment la maison du Roi n’entra plus à la comédie sans payer. Le même abus et des désordres encore plus grands nécessitèrent en janvier 1673 une semblable ordonnance, sollicitée cette fois par la troupe de l’hôtel de Bourgogne.

C’est le 20 de ce malencontreux mois de juin que fut représentée La Thébaïde de Racine. La pièce fit peu d’argent ; néanmoins la troupe du Palais-Royal la joua quinze fois consécutives et la comprit dans des spectacles qu’elle alla donner au château de Fontainebleau du 21 juillet au 13 août, à Villers-Cotterêts pour le frère du Roi en septembre, et au château de Versailles du 13 au 25 octobre. Racine, La Grange nous le fait voir, eut deux parts comme auteur dans le produit des recettes du public et dans les gratifications allouées à la compagnie. Tout cela, avec les représentations qui en furent ensuite données de loin à loin, ne dut guère lui valoir plus de 500 livres. Lui fit-on en outre cadeau d’un bijou ou d’un objet d’orfèvrerie ? Nous ne saurions l’affirmer, mais on lit, au 31 août, sur le Registre de La Thorillière : « Pour achever de payer un orfèvre pour M. Racine, 24 livres. »

« Le mardi 4 novembre, dit La Grange, on ne joua point, à cause de la mort de M. Du Parc. On a continué sa part à mademoiselle Du Parc jusqu’à Pâques prochain. » — Le dimanche 9 du même mois fut donnée la première représentation à la ville de La Princesse d’Élide, montée à grands frais et jouée vingt-cinq fois de suite. — Le 14 novembre, « J’ai, dit La Grange, commencé à annoncer pour M. de Molière ». Brossette nous apprend, dans son commentaire sur Boileau, qu’en 1664, cet auteur étant chez le comte Du Broussin, bien revenu alors de son opposition contre L’École des femmes, avec le duc de Vitry et Molière, notre premier comique « devait y lire une traduction de Lucrèce en vers français, qu’il avait faite dans sa jeunesse. En attendant le dîner, on pria Despréaux de réciter la satire adressée à Molière. Mais, après ce récit, Molière ne voulut point lire sa traduction, craignant qu’elle ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venait de recevoir. Il se contenta de lire le premier acte du Misanthrope, auquel il travaillait dès ce temps-là, disant qu’on ne devait pas s’attendre à des vers aussi parfaits que ceux de M. Despréaux, parce qu’il lui faudrait un temps infini s’il voulait travailler ses ouvrages comme lui. » Le morceau d’Éliante du Misanthrope, sur les illusions des amants, est tout ce qui reste de cette traduction, qui, si l’on en croit Grimarest, était en vers pour la partie descriptive, et en prose pour les discussions philosophiques. Le même biographe a bâti sur la perte de ce manuscrit un de ces contes dont il ne se montre pas avare. Il prétend qu’un domestique de Molière, auquel celui-ci avait ordonné d’accommoder sa perruque, prit un cahier de cette traduction pour faire des papillotes, et que Molière, piqué de cette méprise, jeta le reste au feu. Il nous paraît plus naturel de croire que cet auteur, attachant peu d’importance à un ouvrage de sa première jeunesse, qui ne pouvait être d’aucune utilité à sa troupe, ne songea point à le faire imprimer. Ses manuscrits furent remis par sa veuve à La Grange, après la mort duquel ils furent vendus avec sa bibliothèque. Celui du poème De Natura rerum aura éprouvé le même sort. C’est là probablement la vraie cause de sa perte pour la postérité. Nous trouvons d’autant plus d’intérêt à recueillir les seuls renseignements qui nous aient été transmis sur ce travail, renseignements inaperçus jusqu’ici.

L’abbé de Marolles, qui a traduit ou trahi tous les poètes latins, fit paraître en 1659 la seconde édition d’une version en prose française de Lucrèce qu’il avait publiée dix ans auparavant, sous les auspices dédicatoires de la « Sérénissime Reine de Suède ». Il disait dans la Préface de cette réimpression : « On m’a dit qu’un bel esprit en fait une traduction en vers, dont j’ai vu deux ou trois stances du commencement du second livre, qui m’ont semblé fort justes et fort agréables. Je m’assure que de ses bons amis, que je connais et que j’estime extrêmement, ne manqueront pas de nous dire cent fois que le reste est égal, ce que j’aurai bien moins de peine à croire que le poète n’en doit avoir eu à le composer, quoique toutes les matières ne s’y trouvent pas également capables des mêmes beautés, si l’on s’y est voulu servir du même style, et que l’on ait eu le soin de n’en point altérer le sens. » En 1677, l’infatigable abbé, auquel les vers coûtaient peu, selon son dire, auquel ils ne coûtaient que ce qu’ils valaient, selon le dire de Linières, fit paraître une traduction en vers du même auteur. On lisait dans sa Préface nouvelle : « Plusieurs ont entendu parler de quelques vers, après la traduction en prose qui fut faite de Lucrèce dès l’année 1649, dont il y a eu deux éditions. Ces vers n’ont vu le jour que par la bouche du comédien Molière, qui les avait faits. C’était un fort bel esprit, que le Roi même honorait de son estime, et dont toute la terre a ouï parler. Il les avait composés non pas de suite, mais selon les divers sujets tirés des livres de ce poète, lesquels lui avaient plu davantage, et les avait faits de diverses mesures. Je ne sais s’il se fût voulu donner la peine de travailler sur les points de doctrine et sur les raisonnements philosophiques de cet auteur, qui sont si difficiles ; mais il n’y a pas grande apparence de le croire, parce qu’en cela même il lui eût fallu donner une application extraordinaire, où je ne pense pas que son loisir, ou peut-être quelque chose de plus, le lui eût pu permettre, quelque secours qu’il en eût pu avoir d’ailleurs, comme lui-même ne l’avait pas nié à ceux qui voulurent savoir de lui de quelle sorte il en avait usé pour y réussir aussi bien qu’il faisait, leur ayant dit plusieurs fois qu’il s’était servi de la version en prose dédiée à la Sérénissime Reine Christine de Suède, de laquelle quelqu’un avait parlé si avantageusement qu’il disait n’avoir rien lu de plus utile ni de plus instructif à son gré, depuis les livres sacrés des prophètes. C’est un peu beaucoup ; mais il est vrai que M. D’Avisson, médecin écossais, qui s’était acquis beaucoup de connaissances dans les lettres aussi bien que dans l’usage de notre langue, en avait parlé plusieurs fois de la sorte. »

Ce passage, ignoré de tous ceux qui se sont occupés de la vie ou des ouvrages de Molière, renferme, sinon la preuve de la modestie de l’abbé de Marolles, du moins le seul témoignage que l’on tienne d’un contemporain ayant vu quelque chose de cette traduction perdue.

Les trois actes du Tartuffe applaudis, mais défendus, aux fêtes de Versailles, furent donnés au mois de septembre suivant à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, devant le Roi, la Reine et la Reine mère. Deux mois après, le prince de Condé fit représenter la pièce entière au Raincy. Sans doute cet empressement d’augustes personnages à saisir les occasions d’applaudir à son talent, l’avide curiosité avec laquelle Paris, à défaut de représentations, recherchait les lectures de son ouvrage, durent consoler un peu l’amour-propre de notre auteur ; mais, si ce n’en était point assez pour le dédommager de la cruelle interdiction, c’en était beaucoup trop encore pour les tartuffes, qui eussent voulu voir leur portrait enseveli dans un oubli complet.

On était dans ces dispositions hostiles, quand Molière, pour profiter de la vogue dont jouissait alors le sujet du Festin de Pierre, songea à le mettre en scène. Jouée pour la première fois le 15 février 1665, cette production souleva des tempêtes ; non pas que le mérite de la pièce en eût compromis le succès, qui fut immense au contraire ; non pas qu’il se trouvât beaucoup de spectateurs de l’avis de la dévote qui disait à Molière : « Votre statue baisse la tête, et moi je la secoue » ; mais parce que le morceau sur l’hypocrisie, dans lequel Molière faisait allusion à ses griefs contre le corps inviolable des tartuffes, était peu propre à calmer leur sainte fureur. « Aujourd’hui, dit Dom Juan, la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine. »

Leur colère redoubla en entendant ces plaintes d’un homme assez hardi pour déplorer les persécutions dont il était l’objet. « À quoi songiez-vous, Molière, dit un anonyme qui prit alors sa défense, quand vous fîtes dessein de jouer les tartuffes ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel65. »

Les hypocrites se montrèrent tels jusque dans leurs attaques. Ils entendaient trop bien leurs intérêts pour avouer que le morceau qui les concernait attirât à la pièce la recrudescence de leur fureur. Ils se rejetèrent sur la scène du pauvre, et proclamèrent si haut leur indignation factice, que l’auteur fut forcé de la retrancher à la seconde représentation ; que la pièce elle-même, qui valait à la troupe du Palais-Royal des recettes auxquelles elle n’avait jamais atteint encore66, fut interdite après la quinzième représentation, et ne put jamais, malgré un privilège accordé67, être publiée du vivant de Molière. Ils étaient même parvenus à surprendre si durablement la religion de l’autorité sur tous les dangers de cette comédie, que dix-sept ans plus tard, en 1682, Vinot et La Grange, l’ayant fait imprimer dans leur édition des Œuvres de Molière telle qu’elle avait été jouée le premier jour, reçurent aussitôt l’ordre de faire disparaître, au moyen de cartons, non seulement le passage incriminé, mais plusieurs autres encore dont on était arrivé à rendre également l’esprit suspect.

La quinzième représentation du Festin de Pierre avait été donnée le 20 mars 1665, dernier jour de l’année théâtrale. Ce fut pendant la suspension de Pâques que les intrigues redoublèrent et que l’interdiction fut obtenue. À cette occasion parut un nouveau libelle68 venant faire cause commune avec celui du curé de Saint-Barthélemy. Son permis d’imprimer est à la date du 8 avril 1665. Cet écrit portait le nom, véritable ou supposé, d’un sieur de Rochemont, qui appelait sur Molière et le glaive de la justice temporelle et la foudre de la justice spirituelle, comme sur un athée, un monstre qui s’était peint, mais avec des traits adoucis, dans le principal rôle de sa pièce. Deux partisans de Molière répondirent à ces calomnies : ils eurent bien soin toutefois de garder l’anonyme, tant la coterie était puissante et redoutée69.

Notre auteur fut sans doute fondé à croire que certains courtisans grossissaient les rangs de ses ennemis acharnés. Appelé à Versailles avec sa troupe pour y jouer, le vendredi 12 juin, « Le Favori (comédie nouvelle de mademoiselle Des Jardins), dans le jardin, sur un théâtre tout garni d’orangers, M. de Molière, dit La Grange, fit un prologue en “marquis ridicule” qui voulait être sur le théâtre malgré les gardes, et eut une conversation risible avec une actrice, qui fit la “marquise”, placée au milieu de l’assemblée ». C’était une vengeance que le Roi lui permettait d’exercer ; mais elle ne suffisait pas aux yeux du prince, et il est digne de remarque que dès que Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s’efforçait de lui faire oublier leurs persécutions par un bienfait. Déjà nous l’avons vu répondre aux détracteurs de L’École des femmes par le brevet d’une pension, confondre Montfleury et ses complices en tenant sur les fonts de baptême le fils du comédien injustement calomnié, punir l’insolence de ses courtisans en faisant asseoir Molière à sa table ; au mois d’août 1665, si des scrupules religieux ne lui permirent pas encore de lever l’interdiction du Tartuffe, il s’empressa du moins d’en dédommager l’auteur en attachant à sa personne, avec une pension de sept mille livres, sa troupe, qui jusque-là n’avait été que la troupe de Monsieur. Les acteurs qui la composaient prirent dès lors le titre de Comédiens du Roi : noble réponse aux lâches efforts que la cabale avait faits pour indisposer contre Molière la Reine mère et le monarque lui-même.

Un nouveau succès vint inaugurer ce titre nouveau. Demandé pour un divertissement du Roi, L’Amour médecin fut, en cinq jours, proposé, fait, appris et représenté. La cour l’applaudit à Versailles le 15 septembre70, la ville confirma son jugement le 22. Dans son avis Au Lecteur sur cette pièce, l’auteur manifeste la crainte qu’elle ne paraisse « insupportable sans les airs et les symphonies de l’incomparable Lulli » ; il ne nous est pas parvenu une seule note de cette partition du célèbre Baptiste ; et les mots heureux dont la pièce abonde, le fameux « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse », et une foule d’autres traits dignes de cette histoire générale des donneurs d’avis, ne périront pas tant qu’il restera quelque sentiment du vrai.

On a assez généralement regardé L’Amour médecin comme le premier acte d’hostilité de Molière contre la Faculté. La remarque est inexacte. Dom Juan du Festin de Pierre avait déjà porté de dangereux coups aux médecins. À la vérité, ces traits sont lancés par un personnage puni à la fin de la pièce ; mais il y aurait bien de l’amour-propre à ces messieurs à croire que ce soit cette sorte d’hérésie qui attire sur sa tête la vengeance céleste.

On a avancé sans plus de fondement que l’acharnement dont il fit preuve contre la même profession dans cette comédie et dans plusieurs de celles qui la suivirent, eut pour cause une querelle survenue entre sa femme et celle d’un médecin, querelle à laquelle les maris crurent devoir prendre part. Ce n’est point à un aussi pitoyable motif qu’il faut attribuer de si justes attaques. Molière, à l’exemple de Montaigne, a poursuivi par une satire raisonnée des charlatans qui spéculaient sur la crédulité et l’amour de la vie, et que leur ignorance et leur entêtement entraînaient dans des erreurs non moins fréquentes que funestes à l’humanité. Molière ne parlait pas de cette science comme un homme qui bien portant la ravale, et malade y recourt ; il était valétudinaire lorsqu’il disait : « Un médecin est un homme que l’on paye pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade jusqu’à ce que la nature l’ait guéri ou que les remèdes l’aient tué. » Portons nos regards sur la médecine d’alors et sur les hommes qui l’exerçaient, et nous acquerrons la preuve que les accusations de Molière, qui n’ont aujourd’hui que l’autorité d’une saillie, auxquelles on n’accorde guère plus de crédit qu’à un badinage, n’avaient réellement rien d’exagéré.

Si nous envisageons d’abord les ridicules de leur extérieur grotesque, rien de plus propre à être traduit sur la scène. La robe ne les quittait jamais, et ils se rendaient d’une extrémité de Paris à l’autre montés sur une mule. Le plus souvent ils ne s’exprimaient qu’en latin ; quand ils daignaient se servir de la langue française, ils la défiguraient par des tournures scolastiques qui la rendaient presque inintelligible. Un sixain du temps peint très fidèlement les gens de cette profession au dix-septième siècle, et l’exactitude du portrait est telle qu’aujourd’hui on le prendra peut-être pour une épigramme :

Affecter un air pédantesque,
Cracher du grec et du latin,
Longue perruque, habit grotesque,
De la fourrure et du satin,
Tout cela réuni fait presque

Ce qu’on appelle un médecin.

Quant à leur savoir, ils concouraient eux-mêmes à en faire douter par le scandale de leurs discussions. En 1664, les médecins de Rouen et ceux de Marseille rendirent plainte devant les tribunaux contre les apothicaires de ces deux villes pour empiétement de droits. Les mémoires qui furent publiés de part et d’autre à cette occasion dévoilèrent des vérités fort peu honorables pour les deux corps et fort peu rassurantes pour les pauvres malades, auxquels il demeura démontré qu’ils n’accordaient leur confiance qu’à des empiriques.

Les quatre médecins que Molière mit en scène dans cette pièce, Tomès, Desfonandrès, Macroton et Bahis, n’étaient autres que Daquin, Desfougerais, Guénaut et Esprit, médecins ordinaires de Louis XIV, plus que suffisamment désignés par les noms significatifs que Boileau, aussi bon helléniste que mordant satirique, leur avait forgés à la demande de son ami.

Suivant un docteur contemporain qui trahit plus d’une fois les secrets du métier, le spirituel Guy Patin, Daquin, attaché à la personne du Roi par la faveur de madame de Montespan, et congédié par madame de Maintenon, n’était « qu’un pauvre cancre, race de juif, grand charlatan…, véritablement court de science, mais riche en fourberies chimiques et pharmaceutiques ».

Desfougerais était, suivant la même autorité, « charlatan s’il en fut jamais ; homme de bien, à ce qu’il dit, et qui n’a jamais changé de religion que pour faire fortune et mieux avancer ses enfants ». Mais l’horreur succéderait au mépris qu’inspire ce portrait, si l’on devait croire avec Bussy-Rabutin que madame de Châtillon ayant été mise par le duc de Nemours dans le malheureux état qu’on peut appeler l’écueil des veuves, et ayant recouru aux expédients de Desfougerais, celui-ci n’aurait pas reculé devant une ressource criminelle, et l’aurait délivrée à l’aide de vomitifs.

Peut-être moins pervers, mais tout aussi cupide et aussi ignare que Desfougerais, Guénaut répétait sans cesse « qu’on ne saurait attraper l’écu blanc des malades si on ne les trompait ». Accusé d’avoir tué, à l’aide de sa panacée universelle, l’antimoine, sa femme, sa fille, son neveu, deux de ses gendres et un très grand nombre d’autres malades, tous les crimes de son ignorance lui furent pardonnés quand il grossit encore le nombre de ses victimes du meurtre du cardinal Mazarin. À la mort d’Adrien VI, les Romains firent écrire en lettres d’or au-dessus de la porte de son médecin : « Au libérateur de son pays » ; après la mort du fameux ministre, Guénaut reçut un compliment non moins flatteur, expression naïve de la reconnaissance populaire. Il se trouvait un jour engagé dans un embarras de voitures ; un charretier le reconnut, et s’écria : « Laissons passer M. le docteux ; c’est li qui nous a fait la grâce de tuer le cardinal. »

Le quatrième médecin du Roi, Esprit, était également partisan du vin émétique, de l’antimoine et de la charlatanerie. C’en était assez pour qu’il ne fût pas plus ménagé par Molière que par Guy Patin.

Ces détails historiques suffisent pour expliquer les attaques de notre auteur contre ces quatre empiriques privilégiés que Louis XIV, auquel on n’a jamais reproché de n’avoir pas su apprécier les hommes, fut néanmoins obligé de choisir pour ses médecins ordinaires, comme moins ignares et moins dangereux encore que leurs confrères. En effet, il nous serait facile de démontrer par d’autres exemples que ces funestes travers étaient ceux de tous les médecins du temps. Chacun connaît le résultat de la fameuse consultation faite à Vincennes pour Mazarin. Guénaut, Desfougerais, Brayer et Valot y assistaient. L’un déclara que le siège de la maladie du cardinal était le foie, l’autre le mésentère, le troisième la rate, le dernier le poumon. Personne n’ignore que Valot, que nous venons de nommer, assassina la reine d’Angleterre en lui administrant de l’opium mal à propos. Son homicide ignorance donna lien à l’épigramme suivante :

Le croirez-vous, race future,
Que la fille du grand Henri
Eut, en mourant, même aventure
Que feu son père et son mari !
Tous trois sont morts par assassin,
Ravaillac, Cromwell, médecin :
Henri, d’un coup de baïonnette,
Charles finit sur un billot,
Et maintenant meurt Henriette
Par l’ignorance de Valot.

Voilà les hommes que les ennemis de Molière ont voulu défendre contre ses attaques. Louis XIV cependant, dont le nom se rencontre toujours là où notre premier comique a besoin d’un juste protecteur ; Louis XIV, qui faisait l’esprit fort en médecine quand il entendait ses bons mots, et qui se laissa bientôt après purger toutes les semaines par Fagon ; Louis XIV avait approuvé cette satire, sous prétexte, dit-on, que les médecins font assez souvent pleurer pour qu’ils fassent rire quelquefois, et qu’institués pour le rétablissement de la santé, ils y parviennent bien mieux en excitant la gaieté au théâtre qu’en ordonnant des remèdes dans leur cabinet. Il est faux toutefois que Molière ait, comme on l’a prétendu, fait prendre aux acteurs chargés des rôles de ces quatre médecins des masques qui reproduisaient exactement leurs traits. Il est aussi ridicule qu’injurieux pour la mémoire de deux grands hommes de penser un seul instant que l’un eût osé proposer une aussi licencieuse mascarade, et que l’autre se fût oublié au point de l’autoriser. À l’exception des Pierrots et des Arlequins de la scène italienne, on n’avait pas vu au théâtre des personnages sous le masque, depuis les premières représentations des Précieuses ridicules, où Molière avait rempli le personnage de Mascarille sous un masque dont les traits, comme on le pense bien, ne rappelaient ceux de qui que ce fût. Ce n’est pas dans une telle circonstance et avec de tels détails, qu’il eût fait renaître cette coutume entièrement oubliée.

Plus tard Molière, justement effrayé du nombre de ses ennemis, voulant en éclaircir les rangs et lever les derniers obstacles qu’on opposait encore au Tartuffe, sembla proposer la paix aux médecins : « La médecine, dit-il en 1669, dans la Préface de ce dernier chef-d’œuvre, est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant, il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. » Mais, soit que le souvenir de ses précédentes attaques eût porté la Faculté à demeurer sourde à ces paroles de paix, soit qu’il se fût ensuite effrayé de nouveau du dangereux empire des médecins et de leur ignorance, il attaqua dans une autre de ses comédies, Le Malade imaginaire, et cette confiance aveugle qui a sa source dans notre frayeur de la mort, et cet amour démesuré de la vie qui fait découvrir aux gens les mieux portants mille maladies mortelles, enfants de leur imagination. Dans L’Amour médecin, ses plaisanteries avaient été principalement dirigées contre les médecins ; dans sa dernière pièce, un grand nombre l’étaient contre la médecine. Avant lui, Montaigne était descendu dans la lice pour soutenir la même cause, pour combattre les mêmes préjugés ; et l’on peut dire que les coups portés par le premier champion rendirent au second la carrière plus facile à parcourir ; car nous retrouvons dans L’Amour médecin, dans Le Malade imaginaire, plus d’un trait satirique de l’auteur des Essais.

Ses envieux ne lui ménagèrent pas les reproches pour avoir osé attaquer une classe et un art aussi redoutables. Ils cherchèrent même à prouver qu’une telle conduite ne pouvait être que celle d’un hérétique. « Molière, a dit Perrault dans ses Éloges des Hommes illustres, ne devait pas tourner en ridicule les bons médecins, que l’Écriture nous enjoint d’honorer. » Celui-là eût pu opposer à cette insidieuse accusation l’autorité du prophète reprenant le roi Asa d’avoir eu recours aux médecins, et l’autorité, plus profane sans doute, mais imposante encore, des Romains défendant, pendant près de six cents ans, l’entrée de leur ville aux médecins, et les en chassant plus tard, quand ils eurent fait la triste expérience de leur savoir. Mais quels témoignages auraient pu convaincre Perrault, qui jouait presque dans cette pièce le rôle de M. Josse, puisqu’il avait un frère médecin, et les ennemis de l’auteur du Tartuffe, qui, n’écoutant que leur haine, demeuraient sourds à la vérité ? Aujourd’hui, nous le savons, on trouve encore des gens qui, sans compter de parents dans la Faculté, sans nourrir de rancune contre l’auteur qui flétrit l’hypocrisie, regardent comme plus comique que fondée la guerre qu’il déclara aux docteurs de son temps. Mais nous ne craignons pas d’affirmer, ce que les faits que nous avons rapportés plus haut ont d’ailleurs démontré, que cette opinion ne repose que sur une erreur en histoire médicale, sur une sorte d’anachronisme. Ces censeurs de Molière jugent la Faculté d’autrefois par celle de nos jours, ou du moins croient qu’il n’existe entre elles que cette différence en amélioration que deux siècles amènent naturellement chez un peuple policé. Ce raisonnement, qui, appliqué à d’autres sciences, pourrait se trouver juste, ne saurait l’être pour la médecine. Cet art, tout conjectural par lui-même, n’a acquis, ou du moins n’a mérité quelque confiance que depuis le moment où une connaissance profonde de l’anatomie est venue mettre ceux qui l’exercent à même d’entrevoir la cause de nos maux, de soupçonner les moyens de les guérir ; enfin, depuis que la raison, fortifiée par l’étude, a pris la place du charlatanisme. Mais quelle foi ajouter aux conseils imbéciles de gens qui se refusaient encore à croire à la circulation du sang, et voyaient dans une goutte d’or potable le remède de tous les maux ?

Les efforts de Molière ne pouvaient être couronnés d’un bien grand succès : car un aveuglement qui se fonde sur l’égoïsme et la crainte du trépas doit nécessairement vivre aussi longtemps que les chefs-d’œuvre par lesquels on essaye de le détruire. On est toutefois forcé de reconnaître que, si notre premier comique ne dessilla pas les yeux des malades, il ne fut pas étranger aux améliorations que subit l’exercice de cette profession ; ses sarcasmes, plus efficaces que beaucoup d’ordonnances, guérirent les médecins de quelques-uns de leurs ridicules pédantesques.

Un mois avant la représentation de L’Amour médecin, le 4 août, mademoiselle Molière donna le jour à un second enfant. Son mari avait lieu d’espérer que cette circonstance, et l’indulgente bonté qu’il lui avait témoignée pour ses premières fautes, la retiendraient dans le devoir ; et cependant il devait bientôt voir naître de nouveaux orages domestiques. Cherchant à pressentir ses moindres désirs, ses plus légers caprices, il s’empressait de les satisfaire. Mais les soins d’un époux bien épris, les inquiétudes de son amour, sont un pesant fardeau pour la femme qui ne répond pas à son ardeur ; elle semble n’y voir qu’un piège tendu à sa reconnaissance. Étrangère aux plaisirs de son mari, insensible aux contrariétés et aux peines sans nombre que ses travaux et ses ennemis lui suscitaient, mademoiselle Molière ne se souciait des applaudissements qu’il recevait que comme d’un motif de vanité personnelle. Sa prodigalité fastueuse et sa coquetterie, en attirant chez elle une foule d’étourdis, le forçaient à aller chercher la tranquillité et le calme dans la maison qu’il avait louée à Auteuil ; mais son amour inquiet, sa jalousie trop fondée, le ramenaient bientôt près d’elle.

De nouveaux dérèglements vinrent la rendre la fable de toutes les conversations, et Molière ne fut pas le dernier à être instruit de ses folies. Il renouvela donc les reproches, et la menaça de la faire enfermer. Elle eut d’abord l’air de s’affliger, parut être en proie au plus violent désespoir, s’évanouit enfin ; mais, revenue à elle, la perfide dédaigna le pardon que son mari, effrayé de la voir dans cet état, s’empressait de lui offrir ; et, craignant de ne pas retrouver une aussi belle occasion, elle lui signifia qu’elle voulait se séparer de lui, parce que, disait-elle, elle n’avait que de mauvais procédés à attendre d’un homme qui prêtait aveuglément foi aux imputations calomnieuses de mademoiselle De Brie, et qui avait même, ajouta-t-elle méchamment, conservé des relations intimes avec cette femme depuis leur mariage. Molière fut forcé de consentir à cette rupture ; mais, pour éviter tout éclat, il exigea d’elle qu’elle continuât à habiter la même maison que lui. Ils ne se voyaient plus qu’au théâtre.

Tout autre que Molière eût été, dès ce jour même, consolé de la perte d’une femme dissipée, qui n’avait jamais eu et ne s’était jamais donné la peine de feindre pour lui le moindre sentiment d’intérêt ; mais il était faible, et, malgré tous les torts de son épouse, il l’adorait encore. Une conversation que nous empruntons à La Fameuse Comédienne fait parfaitement connaître quelle était alors l’agitation de ce cœur désespérant de vaincre un penchant qu’il n’avait pas su prévenir.

« Molière rêvait un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venait promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put ; mais, comme il était alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami que la manière dont il était obligé d’en user avec sa femme était la cause de l’accablement où il le trouvait. Chapelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tous était d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu’on a pour elle. — “Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j’étais assez malheureux pour me trouver en pareil cas, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerais accordât des faveurs à d’autres, j’aurais tant de mépris pour elle qu’il me guérirait infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’était une maîtresse ; et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n’avez plus qu’à la faire enfermer ; ce serait même un moyen de vous mettre l’esprit en repos.”

« Molière, qui avait écoulé son ami avec assez de tranquillité, l’interrompit pour lui demander s’il n’avait jamais été amoureux. — “Oui, lui répondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être ; mais je ne me serais pas fait une aussi grande peine pour une chose que mon honneur m’aurait conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain. — Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui répondit Molière ; et vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d’exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion ; je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi quand elle a une fois pris sur nous l’ascendant que le tempérament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme par les portraits que j’en expose tous les jours en public, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible ; mais, si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il était impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pu vaincre les penchants que j’avais à l’amour, j’ai cherché à me rendre heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’être avec un cœur sensible. J’étais persuadé qu’il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère ; que l’intérêt, l’ambition et la vanité font le nœud de toutes leurs intrigues. J’ai voulu que l’innocence de mon choix me répondît de mon bonheur : j’ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau, je l’ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler : je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements ; mais je lui trouvai dans la suite tant d’indifférence, que je commençai à m’apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles, et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule, et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n’eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur : et la folle passion qu’elle eut quelque temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer ; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation : je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui en est bien persuadé, quoiqu’il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions ; et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était point ma femme ; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus de disposition, à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poète pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion ; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie, et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher ? — Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à vous faire des efforts, ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content.” »

Voilà les tourments auxquels était en proie cet homme que son génie, son âme brûlante, son amour pour l’humanité et sa charité empressée rendaient digne d’un meilleur sort. Quels efforts ne lui fallait-il pas faire sur lui-même pour pouvoir, le cœur déchiré, la santé appauvrie par ces chagrins poignants, conduire une troupe qui n’avait de ressources qu’en lui et dont l’ensemble ne répondait pas toujours à ses soins ; repousser les attaques d’ennemis acharnés, et composer des ouvrages qui, pour être bien accueillis du parterre, devaient contraster par leur gaieté avec l’état affreux où il se trouvait la plupart du temps ! Il est digne de remarque que c’est vers cette même époque qu’il peignait la jalousie d’Alceste et les infidélités de Célimène ; mais, à l’exception de quelques traits isolés, d’une ou de deux scènes détachées, on ne le vit jamais faire d’allusion aussi directe, dans ses autres ouvrages, à ses trop justes douleurs.

Des biographes de ce grand homme, emportés par un aveugle intérêt pour lui, ont été jusqu’à regretter que son cœur fût aussi accessible au sentiment de l’amour. Sans doute, ses amis pouvaient exprimer ce regret ; mais la postérité, égoïste avec raison, ne saurait préférer aux nobles jouissances qu’elle doit à ses tourments l’idée que le cœur de Molière, tranquille et froid, ne fût jamais déchiré par le désespoir et les fureurs de la plus impérieuse des passions. Il eût pu sans doute nous laisser néanmoins La Princesse d’Élide, Les Amants magnifiques, Mélicerte et quelques autres compositions froides, où tous les sentiments sont de convention ; mais sans amour il n’est point de génie ; sans ces transports de son âme, le dépit d’Éraste et de Lucile, les querelles charmantes de Valère et de Marianne, l’amoureuse colère d’Alceste, et tant d’autres situations touchantes, ne nous eussent jamais arraché de douces larmes ; sans eux, Marmontel eût pu dire de notre auteur ce qu’il a dit du législateur du Parnasse :

Jamais un vers n’est parti de son cœur.

Naturellement sérieux et rêveur, ces peines domestiques le jetèrent dans la mélancolie. Grimarest prétend qu’il poussait chez lui l'ordre jusqu’à la minutie, et que le moindre retard, le moindre dérangement le faisait entrer en « convulsions », et l’empêchait de travailler pendant quinze jours. Si ce biographe se fût borné à dire que ses chagrins avaient rendu son caractère un peu irritable, et surtout s’il n’eût pas ajouté à cette première exagération des assertions trop évidemment fausses, en prétendant que la vanité était son seul mobile et qu’il n’était charitable que par ostentation, on aurait pu y ajouter quelque foi. Mais on voit là trop ouvertement, comme l’a dit J.-B. Rousseau, le dessein de déshonorer Molière ; et l’on doit bien plutôt en croire mademoiselle Poisson, actrice de la troupe du Palais-Royal, qui, ayant sur Grimarest l’avantage d’avoir vécu avec le grand homme dont elle parle, assure qu’il était complaisant et doux.

Molière chercha dans la tranquillité de son intérieur un remède à sa douleur. Mademoiselle De Brie ne l’avait pas quitté, et l’intérêt qu’elle avait pris à ses tourments avait vivement excité sa reconnaissance. Après cette rupture avec mademoiselle Molière, il renoua ses liaisons avec son ancienne amie. Quelqu’un lui témoignait un jour son étonnement de l'attachement qu’il avait pour une femme qui, disait-il, avait beaucoup de défauts. « Je les connais, répondit Molière, j’y suis accoutumé, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m’accommoder aux imperfections d’une autre. Je n’en ai ni le temps ni la patience. » La Fontaine redoutait de même les amours superbes, et regardait « une grisette connue un trésor » :

       On en vient aisément à bout :
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.

Bien qu’on lise dans la Vie de Grimarest, que cette actrice « n’était pas belle », que « c’était un vrai squelette », il demeure constant par le témoignage de plusieurs contemporains, qu’elle était grande, bien faite, et extrêmement jolie. La nature lui accorda le don de conserver un air de jeunesse jusque dans un âge fort avancé. Quelques années avant sa retraite, ses camarades l’engagèrent à céder le rôle d’Agnès de L’École des femmes à mademoiselle Du Croisy. Quand celle-ci entra en scène pour le remplir, le parterre demanda avec tant de chaleur mademoiselle De Brie, qu’on fut forcé de l’aller chercher chez elle, et qu’elle se vit obligée de venir jouer dans son habit de ville. Elle fut accueillie par plusieurs salves d’applaudissements, et prit le parti de conserver ce rôle jusqu’à la fin de sa carrière théâtrale. On prétend qu’elle le jouait encore à soixante ans. Le quatrain suivant, qui fut fait pour elle, semble l’enfermer une allusion à l’anecdote que nous venons de rapporter :

Il faut qu’elle ait été charmante,
Puisqu’aujourd’hui, malgré les ans,
À peine des attraits naissants
Égalent sa beauté mourante.

Le même biographe a assez compté sur la crédulité de ses lecteurs pour avancer encore « qu’elle n’avait pas le sens commun ». À qui espérait-il donc faire croire que notre premier comique se plût à entretenir d’aussi longues liaisons avec un vrai squelette privé du commun bon sens ? On en cherche en vain dans ses assertions.

C’est peut-être ici l’occasion de peindre les rapports de Molière avec les hommes qu’il jugeait dignes de son amitié. Sa société la plus habituelle se composait de Boileau, de La Fontaine, de Chapelle, de Racine, de Mignard, de l’abbé Le Vayer, de Jonsac, de Desbarreaux, de Guilleragues, de Rohault, et d’un très petit nombre d’autres hommes d’esprit.

Molière, La Fontaine et Racine se réunissaient deux ou trois fois la semaine chez Boileau, qui demeurait alors dans une maison de la rue du Vieux-Colombier ; ils y soupaient et discouraient ensemble sur la littérature, quand l’épicurien Chapelle, qui était aussi fréquemment de ces parties, voulait bien leur permettre de parler raison.

La Fontaine, dans sa Psyché, a dépeint ces heureux entretiens ; et le tendre souvenir qu’il en avait conservé, la douce émotion avec laquelle il en parlait encore quelques années après, peuvent faire juger du bonheur qu’y goûtèrent ces hommes que leur amitié réunit de leur vivant, comme l’admiration de la postérité les réunit après leur mort.

« Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, tinrent une espèce de société que j’appellerais Académie si leur nombre eût été plus grand et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble et qu’ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l’occasion : c’était toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière ; voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L’envie, la malignité, ni la cabale, n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères lorsque quelqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. »

Les distractions du fabuliste égayaient souvent ces réunions. Un jour que Boileau et Molière s’entretenaient de l’art dramatique, La Fontaine se prononça contre les a parte. « Rien, disait-il, n’est plus contraire au bon sens. Quoi ! le parterre entendra ce qu’un acteur n’entend pas, quoiqu’il soit à côté de celui qui parle ! » Boileau, voyant qu’il s’échauffait et qu’il était absorbé par cette discussion, se mit à dire à haute voix : « Il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud. » Il répéta plusieurs fois cette même apostrophe sans que son antagoniste en entendit rien ; mais à la fin Boileau, Molière et les autres convives partirent d’un éclat de rire ; La Fontaine en demanda le sujet, et en rit avec eux.

Si l’on en croit l’auteur de la Galerie de l’ancienne cour, Molière était presque aussi distrait que son ami. Ayant un jour loué une brouette pour se faire rouler au spectacle, pressé d’arriver et contrarié de la marche du conducteur, trop lent pour son impatience, il mit pied à terre et vint l’aider à pousser la voiture. Il ne s’aperçut de sa distraction qu’en entendant les éclats de rire de celui au secours duquel il était venu pour abréger la durée du voyage. Nous n’avons vu ce fait rapporté que dans ce seul ouvrage ; mais il serait peu étonnant que Molière, continuellement occupé des soins de sa direction, de la composition de ses pièces et de l’observation de la société, n’eût pas l’esprit très présent à toutes ses actions. Boileau, nous l’avons déjà dit, l’avait surnommé « le Contemplateur ».

Le frère de celui-ci, Boileau-Puimorin, s’était avisé de critiquer La Pucelle devant Chapelain : « C’est bien à vous d’en juger, lui dit l’auteur piqué, vous qui ne savez pas lire ! » — « Je ne sais que trop lire, repartit Puimorin, depuis que vous faites imprimer. » Il rapporta celle réplique à son frère et à Racine ; ils la trouvèrent si piquante qu’ils en firent aussitôt l’épigramme que voici :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer ?
Hélas, pour mes péchés, je n’ai que trop su lire
       Depuis que tu fais imprimer.

« Mon père, dit Louis Racine qui nous a transmis cette anecdote, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l’avant-dernier vers, il valait mieux dire “de mon peu de lecture”. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : Elle est, lui dit-il, la plus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ; c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art. » Boileau, frappé de la justesse de l’observation, la mit en vers dans le quatrième chant de l’Art poétique :

Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,
Et de l’art même apprend à franchir les limites.

Molière n’était pas le moins docile aux « avis sincères » dont parle La Fontaine. Boileau trouva qu’« il y avait du jargon » dans ces vers des Femmes savantes :

Quand sur une personne on prétend s’ajuster,
C’est par les beaux côtés qu’il la faut imiter.

Notre auteur, qui « ignorait en écrivant le travail et la peine », ne voulait point prendre celle de faire disparaître ce que son ami trouvait de répréhensible dans ces vers, et l’autorisa à les changer. Boileau les rétablit de cette manière :

Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler.

Le satirique n’avait pas la même déférence pour les jugements de ses amis. Molière, auquel il lisait tous ses ouvrages, ne put obtenir de lui qu’il refit le dernier de ces vers de l’épître sur le passage du Rhin :

Il apprend qu’un héros conduit par la victoire
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire.

« Il peut faire entendre, disait-il, que la présence du Roi a déshonoré le fleuve. » Boileau ne se rendit point à cette critique, et le vers subsista.

Nous avons déjà vu le rocailleux Chapelain être l’objet de leurs plaisanteries ; sa Pucelle fut également pour eux le texte d’une sorte d’épigramme en action. Ce poème restait toujours ouvert sur la table, et celui des convives auquel il échappait dans la conversation une faute de langage était, suivant la gravité de son délit grammatical, condamné à en lire quinze ou vingt vers. « L’arrêt qui imposait la lecture d’une page entière, dit Louis Racine, était l’arrêt de mort. » Cette plaisanterie était toute naturelle de la part de Boileau et de Molière ; mais il était au moins très étrange que Racine y prît part, lui qui, au dire même de son fils, avait été comblé de bienfaits par Chapelain71. Cet oubli des convenances explique la conduite non moins affligeante qu’il tint plus tard envers Molière.

Personne mieux que ce dernier n’appréciait tout le mérite de La Fontaine. Un soir qu’on s’était réuni chez lui pour souper, Racine et Despréaux, en raillant le fabuliste, poussèrent un peu loin la plaisanterie. Molière, en sortant de table, dit tout bas à Descôteaux, célèbre joueur de flûte : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le Bonhomme. » C’était le nom que son caractère facile et son esprit sans apprêt avaient fait donner à La Fontaine ; nom que la postérité, en sanctionnant le jugement de son ami, lui a religieusement conservé.

Cette anecdote, qui prouve combien Molière rendait justice à son génie, nous servira à réfuter plus facilement encore l’accusation portée par Bret contre lui pour un prétendu déni de justice. Voici le fait : La Fontaine fit paraître en 1664 son conte intitulé Joconde. On avait publié en 1663 les œuvres posthumes de M. de Bouillon, dans lesquelles se trouvait une traduction du même morceau de l’Arioste. Cette production, quoique indigne d’un semblable honneur, fut opposée par quelques hommes de lettres à celle de La Fontaine. On remarqua surtout parmi ses prôneurs un M. de Saint-Gilles, qui offrit de parier mille livres en sa faveur. L’abbé Le Vayer accepta la gageure, et Molière fut pris pour juge. Il refusa de prononcer la sentence ; et Despréaux, choisi à sa place, donna gain de cause au champion de La Fontaine. En rapportant ces circonstances, Bret ajoute que M. de Saint-Gilles était ami de Molière, et que, dans cette occasion, « le cœur nuisit à l’esprit ». Il y a ici de la part de ce censeur ignorance ou confusion d’idées. Personne n’était plus cher à Molière que La Fontaine et l’abbé Le Vayer72, personne aussi ne lui était plus indifférent que M. de Saint-Gilles, avec lequel il s’était trouvé en rapport, pour la mise en scène de l’Arsace de De Prade, en novembre 1662, mais qui ne lui avait laissé que des souvenirs tels qu’il le peignait dans le même temps sous les traits fort ridicules du mystérieux Timante dans la scène des portraits du Misanthrope. Ce que Bret ignorait probablement encore, et ce qu’il eût dû chercher à savoir plutôt que de condamner notre auteur, c’est que M. de Bouillon était mort sociétaire de Monsieur ; qu’en cette qualité il avait été à même de rendre plus d’un service à Molière et à sa troupe ; qu’il n’était probablement pas étranger aux nombreux témoignages d’intérêt, sinon de munificence, que le prince, leur patron, leur avait prodigués, et que Molière, qui d’ailleurs ne donnait qu’une preuve de modestie de plus en refusant de jouer le rôle de grand juge littéraire, devait nécessairement répugner à le remplir quand il se voyait forcé par sa conscience à se prononcer pour un ami vivant contre son bienfaiteur mort ; c’eût été de gaieté de cœur s’exposer à des reproches d’ingratitude.

Molière s’amusait beaucoup des discussions de ses aimables commensaux ; mais il y prenait rarement une part active, et se bornait presque toujours au rôle d’arbitre. Un jour cependant qu’il se trouvait engagé dans une controverse avec Boileau, Chapelle et le célèbre avocat Fourcroy, leur ami commun, celui-ci, dont les poumons étaient des plus vigoureux, attaqua plus particulièrement Molière, qui sous ce rapport n’était pas de force à lutter avec lui. Aussi se tournant vers Despréaux : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix, lui dit-il, contre une gueule comme celle-là ? »

Chapelle, par ses saillies bouffonnes et son humeur anacréontique, donnait surtout du charme à ces réunions ; mais, tout en riant de ses folies, ses amis le blâmaient souvent de la source à laquelle il allait les puiser : Chapelle s’adonnait avec excès au vin. Un jour Boileau, le rencontrant dans la rue, saisit cette occasion pour lui reprocher de nouveau son insurmontable penchant. Chapelle semble pénétré de la justesse de ces observations, paraît ému du ton de cordialité avec lequel Boileau les lui adressait, et promet de mettre à exécution de si bons conseils. Mais, pour les recevoir plus à l’aise, il propose à son ami d’entrer dans une maison voisine : c’était un cabaret. Il demande une bouteille, la fait suivre d’une seconde, puis d’une troisième, et, tout en causant, il remplit tant de fois le verre de Despréaux, qui, dans la chaleur de son sermon contre le vin, le vidait sans s’en apercevoir, que le prédicateur et son auditoire finirent par s’enivrer.

C’était pour Chapelle un bonheur extrême d’entraîner quelquefois dans leurs réunions le satirique à cet excès. Dans une de ces bonnes fortunes il composa les vers suivants :

Bon Dieu ! que j’épargnai de bile
Et d’injures au genre humain,
Quand, renversant la cruche à l’huile,
Je te mis le verre à la main.

Le mauvais état de la poitrine de Molière le rendait sur ce point plus circonspect encore que Boileau. Cependant, si l’on en croit la même autorité, il était également forcé d’abandonner quelquefois son régime. Chapelle rend compte, dans une Épître à M. de Jonsac, d’un souper d’amis auquel il se trouvait, au cabaret de la Croix-de-Lorraine, et, après avoir nommé quelques-uns des convives, il ajoute :

Molière, que bien connaissez,
Et qui vous a si bien farcés,
Messieurs les coquets et coquettes,
Les suivait, et buvait assez
Pour, vers le soir, être en goguettes.

Mais ce serait bien à tort que ces vers feraient naître des doutes sur la sobriété habituelle de Molière. Il déplorait au contraire les excès de son ami, et disait à Baron : « Je ne vois point de passion plus indigne d’un galant homme que celle du vin : Chapelle est mon ami, mais ce malheureux faible m’ôte tous les agréments de son amitié. Je n’ose lui rien confier sans risquer d’être commis un moment après avec toute la terre. » Il recommandait également à son jeune élève « de ne point sacrifier ses amis, comme faisait Chapelle, à l’envie de dire un bon mot, qui avait souvent de mauvaises suites ».

Les deux anciens condisciples aimaient à se reporter quelquefois aux discussions de leur jeunesse. Chapelle surtout, ardent gassendiste, attaquait souvent Molière, qui adoptait quelques idées de Descartes. Un jour qu’ils revenaient par eau d’Auteuil à Paris, ils se mirent de nouveau à agiter ces questions devant un minime qu’ils avaient trouvé dans le bateau. Chapelle portait le système de Gassendi aux nues. « Passe pour la morale, répondit Molière ; mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse attention : n’est-il pas vrai, mon père ? » ajouta-t-il en s’adressant au minime.

« Le religieux, dit Grimarest, répondit par un hom ! hom ! qui faisait entendre aux philosophes qu’il était connaisseur dans cette matière ; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation aussi échauffée, surtout avec des gens qui ne paraissaient pas ménager leur adversaire. “Oh ! parbleu, mon père, dit Chapelle, qui se crut affaibli par l’apparente approbation du minime, il faut que Molière convienne que Descartes n’a formé son système que comme un mécanicien qui imagine une belle machine sans faire attention à l’exécution ; le système de ce philosophe est contraire à une infinité de phénomènes de la nature que le bonhomme n’avait pas prévus.” Le minime sembla se ranger à l’avis de Chapelle par un second hom ! hom ! Molière, outré de ce qu’il triomphait, redoubla ses efforts avec une chaleur de philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le religieux fut forcé de s’y rendre par un troisième hom ! hom ! obligeant, qui semblait décider la question en sa faveur. Chapelle s’échauffa, et, criant du haut de la tête pour convertir son juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. “Je conviens que c’est l’homme du monde qui a le mieux rêvé, ajouta Chapelle ; mais, morbleu ! il a pillé ses rêveries partout, et cela n’est pas bien. N’est-il pas vrai, mon père ?” dit-il au minime. Le moine, qui convenait de tout obligeamment, donna aussitôt un signe d’approbation sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu’il était au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les arguments de Chapelle. Les deux philosophes en étaient aux convulsions, et presque aux invectives d’une dispute philosophique, quand ils arrivèrent devant les Bons-Hommes. Le religieux pria qu’on le mît à terre. Il les remercia gracieusement et applaudit fort à leur profond savoir ; mais, avant que de sortir du bateau, il alla prendre, sous les pieds du batelier, la besace qu’il y avait mise en entrant. C’était un frère servant ; les deux philosophes n’avaient point vu son enseigne, et, honteux d’avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n’y entendait rien, ils se regardèrent l’un l’autre sans se rien dire. Molière, revenu de sa confusion, dit à Baron, qui était de la compagnie, mais d’un âge à négliger une pareille conversation : “Voyez, petit garçon, ce que fait le silence quand il est observé avec conduite.” »

Les plaisanteries de Molière contre la Faculté ne troublèrent jamais l’union qui exista entre lui et un homme qu’il appelait en riant son médecin, et qui s’honora toujours d’être son ami, M. de Mauvillain. C’est pour le fils de ce docteur qu’il adressa à Louis XIV le dernier des placets qui précèdent Le Tartuffe. Ils se trouvaient un jour ensemble à Versailles, au dîner du Roi, quand le prince dit à son valet de chambre : « Voilà donc votre médecin ? Que vous fait-il ? — Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris. »

Il voyait aussi quelquefois le célèbre Lulli. Il s’amusait de ses contes et de ses bouffonneries ; et, quand il voulait égayer ses convives, il disait à cet excellent pantomime : « Baptiste, fais-nous rire. » Boileau, au contraire, jugeait Lulli avec une sévérité qui semble avoir dégénéré en la plus cruelle injustice, si, comme le prétend l’auteur du Bolæana, c’est lui qu’il voulut peindre dans ces vers de l’épître à M. de Seignelay :

En vain, par sa grimace, un bouffon odieux
À table nous fait rire et divertit nos yeux,
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre ;
Prenez-le tête-à-tête, ôtez-lui son théâtre,
Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux ;
Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.

Mais ce prétendu portrait est si hideux, il peint en traits si noirs un homme qui ne peut guère passer que pour avoir eu un caractère sans dignité, qu’on est porté à croire que Montchesnay fut mal instruit en alléguant ce fait, accueilli trop légèrement par plusieurs commentateurs de Boileau.

Molière, comme nous avons déjà eu occasion de le dire, avait loué, à Auteuil, une maison dans laquelle, lorsque le théâtre et son service à la cour le lui permettaient, il allait respirer l’air de la campagne, que le mauvais état de sa santé lui rendait nécessaire, et chercher l’oubli des ennuis et des chagrins qui le poursuivaient chez lui. Ses amis venaient souvent l’y visiter. Un jour qu’il souffrait plus que de coutume de l’affection de poitrine qui abrégea ses jours, Despréaux, Chapelle, Lulli, de Jonzac et Nantouillet arrivèrent très disposés à se bien réjouir. Molière, forcé de garder la chambre, remit à Chapelle le soin de faire les honneurs de la maison. Celui-ci s’en acquitta si bien et doubla, pendant le souper, l’amphitryon avec un tel zèle, que tous les convives eurent bientôt perdu la raison, tous, jusqu’au sage Boileau lui-même. Ils discutèrent alors divers points de morale très sombres, et se livrèrent aux réflexions les plus plaisamment sérieuses. Enfin, s’étant appesantis sur cette maxime des anciens que « le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement », ils prirent l’héroïque résolution d’aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Elle n’était pas loin, et ils se préparaient à s’y rendre, quand Molière, qu’on était allé réveiller, arriva en toute hâte, et, voyant combien ils étaient peu disposés à entendre la voix de la raison, leur dit : « Comment, messieurs, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Quoi ! vous voulez vous noyer sans moi ? Je vous croyais plus de mes amis. — Il a parbleu raison, dit Chapelle ; voilà une injustice que nous lui faisions. Viens donc te noyer avec nous. — Oh ! doucement, répondit Molière, ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal à propos ; c’est la dernière action de notre vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour si nous nous noyions à l’heure qu’il est. On dirait à coup sûr que nous l’aurions fait la nuit comme des désespérés ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur, et qui réponde le mieux à notre conduite. Demain, sur les huit ou neuf heures du matin, bien à jeun, et devant tout le monde, nous irons nous jeter dans la rivière. — Il a raison, dit Chapelle ; oui, messieurs, ne nous noyons que demain matin ; et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. » Le jour suivant changea leur résolution : ils jugèrent à propos de supporter encore les misères de la vie. Boileau a raconté plus d’une fois cette folie de sa jeunesse.

On a prétendu que ce fut à Thomas Corneille que Molière voulut faire allusion quand, dans L’École des femmes, il se railla de

………… ce paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux,

et que ces vers firent naître la mésintelligence entre Molière et Pierre Corneille. Son frère avait en effet, pour se distinguer de lui, pris le nom assez banal de de l’Isle. Mais cette personnalité, qu’aucun nuage antérieur ne saurait expliquer, serait trop offensante ; les assertions de D’Aubignac, d’après lequel on a répété ce fait, sont trop peu dignes de foi pour qu’on y prêtât le moindre crédit, lors même qu’on n’aurait pas pour preuve de l’union de Molière et du grand Corneille l’opéra de Psyché, fruit de l’heureuse association de leurs veilles. Ce dernier confia d’ailleurs, un peu plus tard, le sort de deux pièces nouvelles à la troupe du Palais-Royal.

Il venait quelquefois voir notre premier comique et souper avec lui ; c’est ce que prouve l’anecdote suivante, rapportée par Brossette, et que nous empruntons à Cizeron-Rival, qui l’a consignée dans ses Récréations littéraires. « Baron, ce célèbre acteur, devait faire le rôle de Domitien dans Tite et Bérénice, et, comme il étudiait son rôle, l’obscurité de quelques vers lui fit quelque peine, et il alla en demander l’explication à Molière, chez qui il demeurait. Molière, après les avoir lus, dit qu’il ne les entendait pas non plus, “Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd’hui, et vous lui direz qu’il vous les explique.” Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au cou comme il faisait ordinairement parce qu’il l’aimait, et ensuite il le pria de lui expliquer ces vers, disant à Corneille qu’il ne les entendait pas. Corneille, après les avoir examinés quelque temps, dit : “Je ne les entends pas trop bien non plus, mais récitez-les toujours ; tel qui ne les entendra pas les admirera.” »

Si l’on ne voit pas le nom de Corneille figurer parmi ceux des habitués de la rue du Vieux-Colombier et d’Auteuil, on ne doit l’attribuer qu’à une assez grande disproportion d’âge, à son humeur casanière, et au peu de plaisir qu’il eût eu à y rencontrer Racine, son rival. Du reste, sa belle âme était faite pour comprendre celle de Molière, et tout porte à croire qu’il lui rendit toujours une complète justice. Celui-ci désignait par une image originale et vraie l’engourdissement trop fréquent du génie de l’auteur vieilli de Cinna. « Il a un lutin, disait-il, qui vient de temps en temps lui souffler d’excellents vers, et qui ensuite le laisse là en disant : “Voyons comme il s’en tirera quand il sera seul” ; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s’en amuse. »

Chéri par des hommes dont les talents, dont le génie firent la gloire de leur siècle et sont l’admiration du nôtre, Molière ne fut pas recherché avec moins d’empressement par deux femmes qui se sont acquis une égale réputation : l’une, par son inconstance en amour ; l’autre, par sa fidélité envers ses amis ; toutes deux par leur grâce et leur esprit, Ninon de Lenclos et madame de La Sablière. Il soumettait tous ses ouvrages à la première, et attachait d’autant plus d’importance à ses avis qu’il la regardait comme la personne sur laquelle le ridicule faisait une plus prompte impression. L’abbé de Châteauneuf, qui rapporte ce fait comme le tenant de Molière lui-même, ajoute que cet auteur étant allé lui lire son Tartuffe, « elle lui fit le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui traça le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles que, si sa pièce n’eût pas été faite, disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le Tartuffe de Ninon ». Quant à madame de La Sablière, son inviolable attachement pour La Fontaine la portait à rechercher la société des amis du fabuliste. Un auteur presque contemporain nous apprend que c’est en dînant avec elle et Ninon de Lenclos que Despréaux et Molière s’amusèrent à composer la cérémonie macaronique du Malade imaginaire.

Tallemant, dans ses Historiettes, cite aussi une demoiselle Honorée de Bussy, belle et galante personne, nièce de la femme de La Mothe le Vayer, à laquelle Molière lisait également ses ouvrages avant la représentation : « Quand L’Avare sembla être tombé : “Cela me surprend, dit Molière, car une « demoiselle de très bon goût et qui ne se trompe guère m’avait répondu du succès.” En effet, ajoute Tallemant, la pièce revint et plut. »

La juste guerre de représailles que Molière avait déclarée aux marquis ridicules ne l’avait point privé de l’estime des hommes de la cour faits pour l’apprécier ; et une circonstance qui les honore, c’est qu’à l’exemple du Roi ils foulèrent aux pieds le préjugé qui faisait peser une sorte d’anathème social contre l’auteur. Le maréchal de Vivonne, connu par son attachement pour Boileau et par les grâces de son esprit digne d’un Mortemart, secoua tout le premier ce joug ridicule, il voua une vive amitié à notre auteur, et, selon l’expression de Voltaire, vécut avec lui comme Lélius avec Térence.

Le grand Condé professait aussi pour Molière la plus haute estime ; souvent il le faisait mander pour s’entretenir avec lui. « Molière, lui dit-il un jour, je vous fais venir peut-être trop souvent ; je crains de vous distraire de votre travail. Ainsi, je ne vous enverrai plus chercher ; mais je vous prie, à toutes vos heures vides, de me venir trouver. Faites-vous annoncer par un valet de chambre ; je quitterai tout pour être avec vous. » En effet le prince, lorsque Molière venait, congédiait tout le monde, et ils demeuraient souvent trois et quatre heures ensemble. On l’a entendu dire, après une de ces conversations : « Je ne m’ennuie jamais avec Molière ; c’est un homme qui fournit de tout : son érudition et son jugement ne s’épuisent jamais. » La douleur que lui causa la mort de notre premier comique le porta à une boutade de franchise un peu bourrue envers un abbé qui lui présentait une épitaphe pour ce grand poète : « Ah ! lui dit le prince, que n’est-il en état de faire la vôtre ! »

Molière était également adoré de toutes les personnes qui l’entouraient. Parmi celles que sa bonté et leur gratitude lui avaient rendues les plus fidèles, nous ne devons pas oublier la bonne La Forêt. Cette estimable servante n’était pas seulement utile à son maître par les soins qu’elle lui prodiguait, elle lui rendait encore plus d’un service par ses avis sur les productions qui étaient de la compétence de son bon sens et de son naturel. « Molière, dit Boileau, lui lisait quelquefois ses comédies ; et il m’assurait que lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé, sur son théâtre, que ces endroits n’y réussissaient point. » Par le même motif il exigeait des comédiens, lorsqu’il leur soumettait ses pièces, qu’ils amenassent leurs enfants « pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels ». Un jour, pour éprouver le tact et le goût de La Forêt, il lui lut plusieurs scènes de La Noce de village de Brécourt, en les lui donnant pour son ouvrage. Mais elle ne prit point le change ; et, après avoir entendu la lecture de quelques morceaux, elle soutint à son maître qu’il n’en était pas l’auteur. Malherbe consultait sa servante, même sur ses vers ; et Voltaire se soumettait aussi à la juridiction de sa bonne Barbara, ou, comme il l’appelait, « Baba », « dans le moment même, a dit lady Morgan, où il exerçait un empire absolu sur les opinions de la moitié de l’Europe littéraire… Baba et La Forêt appartiennent autant à la postérité que les génies illustres qu’elles avaient l’honneur de servir ».

J.-J. Rousseau a dit : « Si Molière a consulté sa servante, c’est sans doute sur Le Médecin malgré lui, sur les saillies de Nicole, et la querelle de Sosie et de Cléanthis ; mais, à moins que la servante de Molière ne fût une personne fort extraordinaire, je parierais bien que ce grand homme ne la consultait pas sur Le Misanthrope, ni sur Le Tartuffe, ni sur la belle scène d’Alcmène et d’Amphitryon. » Il n’y avait rien que de très judicieux dans cette distinction ; mais Cailhava, beaucoup plus absolu, s’écrie : « Je demande si la bonne La Forêt n’aurait pas senti tout le piquant des conseils dont Célimène paye ceux d’Arsinoé ? » Nous répondrons, avec Rousseau, à Cailhava : « Non, elle ne l’aurait pas senti ; à moins toutefois que la servante La Forêt ne fût pas seulement bonne, mais qu’elle fût en même temps une personne fort extraordinaire pour le rang où elle se trouvait. » La coquetterie comme l’exerce Célimène, et la pruderie comme la conçoit Arsinoé, ne peuvent être appréciées par une femme du peuple ; tandis que la colère et la rancune de Martine, l’insouciance et l’humeur battante de Sganarelle sont des scènes dont elle peut être juge, parce qu’elle en est sans cesse témoin et souvent actrice.

Cette reconnaissance que Molière trouva dans une simple servante, nous la cherchons en vain dans la conduite d’un poète célèbre qui, après s’être dit son ami, ne sembla payer que par l’ingratitude les services qu’il en avait reçus. Reprenons à sa source cette histoire, que le nom du coupable rend plus pénible à retracer.

Racine, comme nous l’avons montré, fait dès son adolescence l’objet des soins de notre comique, qui guida ses premiers pas dans la carrière littéraire, l’accueillit dans sa société intime, produisit son talent à la cour et le combla de ses libéralités. On a lieu de s’attendre à voir Racine, pénétré de gratitude pour tant de bienfaits, les proclamer hautement de tous côtés. Hélas ! il n’en est rien ; et c’est avec un vif sentiment de regret que l’on ne rencontre que deux fois, dans sa correspondance, ce nom qui eût dû lui être si cher ; une fois encore pour dire : « Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a présentée au Roi. Il accuse Molière d’avoir épousé sa propre fille : mais Montfleury n’est point écouté à la cour. » Quoi ! celui qu’il appelait son ami, que l’on peut appeler son bienfaiteur, est lâchement et injustement accusé d’un crime horrible, et Racine rapporte cette incrimination sans le moindre sentiment d’indignation contre son auteur ! Ce n’est pas, selon lui, l’incorruptible honneur du calomnié qui doit ôter sa force et son danger à cette infâme calomnie, c’est le peu de crédit de l’accusateur à la cour ! Racine serait-il donc demeuré persuadé si cette requête eût été présentée par tout autre que Montfleury ?

Quelque temps après, sa conduite fut aussi peu délicate que ses soupçons avaient été offensants. Racine, qui avait le projet de ne plus donner ses pièces qu’aux acteurs de l’hôtel de Bourgogne, supérieurs à tous les autres dans la tragédie, sans considération pour les intérêts de son ami, autorisa secrètement la troupe rivale à étudier et à représenter simultanément son Alexandre, que Molière avait fait monter avec beaucoup de soin et qui venait de réussir sur son théâtre. La Grange dit à cette occasion : « La troupe fut surprise que la même pièce d’Alexandre fût jouée sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. Comme la chose était faite de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts d’auteur audit M. Racine, qui en usait si mal que d’avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. Lesdites parts d’auteur furent partagées. » Ce n’était là du reste que le prélude du tort que le même poète leur fit en enrôlant à Pâques 1667 mademoiselle Du Parc, qui était alors l’actrice la plus parfaite dans les deux genres et l’un des plus utiles soutiens de la troupe de Molière, pour l’hôtel de Bourgogne où elle débuta par le rôle d’Andromaque. Molière n’attendit pas ce second procédé pour apprécier le premier comme il devait le faire ; et dès ce moment, il cessa de voir Racine. Honteux du rôle qu’il avait joué, celui-ci essaya de redevenir juste envers l’auteur, s’il s’était montré ingrat envers l’homme. Le lendemain de la première représentation du Misanthrope, représentation qui fut assez froide, un spectateur, croyant lui plaire, accourut lui dire : « La pièce est tombée ; rien n’est si faible. Vous pouvez m’en croire ; j’y étais. — Vous y étiez, lui répondit Racine, et je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et examinez-la mieux. » Mais il demeura trop peu de temps dans cette bonne disposition ; car, persuadé qu’une mauvaise parodie d’Andromaque (La Folle Querelle, de Subigny) était l’ouvrage de Molière, il se joignit aux détracteurs de L’Avare. Il reprochait un jour à Boileau d’avoir ri seul à une des premières représentations de ce chef-d’œuvre. « Je vous estime trop, lui répondit le satirique, pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement. » Molière, qui, n’ayant aucun reproche à se faire, avait le droit d’en adresser beaucoup à Racine, sut se venger à sa manière des procédés de son ennemi. Assistant à la première représentation des Plaideurs, qui furent joués dans la même année que L’Avare, il s’écria : « Cette comédie est excellente, et ceux qui s’en moquent mériteraient qu’on se moquât d’eux. » Racine n’avait fait que louer un homme qu’il avait injustement offensé ; Molière loua son rival.

Quelques écrivains, pour disculper Racine, ont prétendu qu’il ne s’était déterminé à prendre ce parti qu’après avoir vu les comédiens de Molière jouer de la manière la plus désespérante sa tragédie d’Alexandre. Cette excuse, bien faible lors même qu’elle serait digne de quelque foi, n’est qu’une erreur volontaire. Le gazetier du temps, Robinet, autorité irrécusable en cette question, parle de la bonne exécution de la pièce et donne les éloges les plus flatteurs aux acteurs du Palais-Royal. Il ne faut donc pas chercher à se dissimuler que Racine eût les plus grands torts envers son bienfaiteur. Il est triste de penser qu’on rencontre plus d’une page semblable dans la vie de l’auteur d’Athalie. Sa conduite envers Chapelain, envers Fouquet73, avait déjà rendu moins surprenants ses torts envers Molière. Il ne tint pas à lui qu’il ne rompît également avec Boileau. Celui-ci ayant un jour, à l’Académie des Inscriptions, avancé par mégarde une proposition erronée, Racine ne s’en tint pas à une plaisanterie, qui part souvent du premier feu de la dispute ; mais, poussant rudement son ami à bout, il alla jusqu’à l’insulter ; si bien, dit Montchesnay, que Boileau fut obligé de lui dire : « Je conviens que j’ai tort ; mais j’aime mieux encore l’avoir que d’avoir aussi orgueilleusement raison que vous l’avez. »

Les justes griefs de Molière contre Racine rendaient plus rares les réunions d’Auteuil et de la rue du Vieux-Colombier. La vie continuellement dissipée de Chapelle leur avait déjà porté un coup funeste ; quelque froideur qui survint entre La Fontaine et Boileau les fit cesser entièrement.

Dans le temps même où Molière perdait son ami, la mort vint lui enlever une protectrice. La Reine, mère de Louis XIV, termina sa carrière le 20 janvier 1666. L’espèce de recueillement de douleur que la longue maladie et la mort de cette princesse devaient imposer à tous les gens dépendant de la cour, lui fit fermer son théâtre du 27 décembre 1665 au 21 février suivant, et l’empêcha pendant un certain temps encore de donner aucun ouvrage nouveau à son théâtre. Lorsqu’il eut laissé expirer le terme que devait imposer aux Comédiens du Roi l’étiquette, d’accord pour lui avec la reconnaissance, pressé à la fois par l’intérêt de sa gloire, qui ne s’était que soutenue depuis son École des femmes, et par celui de sa troupe, qui devait soupirer après une pièce nouvelle, il se détermina à faire représenter, le 4 juin, le plus correct de ses chefs-d’œuvre, Le Misanthrope.

Tous les éditeurs de Molière, tous les auteurs sifflés ou peu applaudis, pour donner une preuve convaincante de l’injustice du parterre, se sont accordés à faire valoir la courte faveur qu’obtint cette production, ou plutôt l’accueil glacial qu’elle essuya dès la troisième représentation, et la nécessité où se trouva l’auteur, pour la soutenir, de l’appuyer du Médecin malgré lui. Ce petit trait d’histoire littéraire, d’ailleurs fort piquant, et par conséquent sûr d’être accueilli sans autre examen, a cela de commun avec beaucoup de traits de l’histoire proprement dite, qu’il est original, mais controuvé. Le Registre de La Grange fait foi que, représenté vingt et une fois de suite, nombre de représentations auquel un ouvrage atteignait difficilement alors, si l’on en excepte toutefois les tragédies de Thomas Corneille, Le Misanthrope, seul, sans petite pièce qui l’accompagnât et malgré les chaleurs de l’été, procura au théâtre dix-sept recettes productives et quatre autres de bien peu moins satisfaisantes. Quant aux obligations qu’il avait, dit-on, contractées envers Le Médecin malgré lui, elles sont faciles à reconnaître, puisque ce ne fut qu’à la douzième représentation de cette farce qu’on la donna avec ce chef-d’œuvre, et cela cinq fois seulement. Cependant, il n’en est pas moins certain que grâce à l’heureuse folie de son dialogue, plus faite pour plaire à la multitude que les traits mâles du Misanthrope, il obtint encore plus de succès que lui ; mais la simple vérité, quelque singulière qu’elle pût être, ne le parut pas encore assez à l’auteur de la fable que nous venons de réfuter, parce qu’il voyait chaque jour se reproduire de nouveaux exemples de cette rectitude de goût du parterre. Il fit passer son conte : voilà comme on écrit l’histoire ! Chacun s’empressa de l’adopter : voilà comme on l’étudie !

De Visé, qui s’était toujours montré le véhément détracteur de Molière, soit qu’il rougît enfin du rôle que la passion et l’envie lui faisaient jouer, soit que ses yeux se fussent dessillés, soit plutôt parce que la troupe du Palais-Royal avait donné le 5 octobre précédent la première représentation de sa Mère Coquette, devint le plus chaud partisan du Misanthrope. Il composa sur ce chef-d’œuvre une lettre apologétique assez mal écrite, mais mieux pensée, qui fut imprimée à la tête de la première édition. Grimarest a prétendu que Molière, furieux contre son libraire, en fit jeter au feu tous les exemplaires. Pour admettre ce conte, il faut supposer que De Visé lui laissa ignorer entièrement le projet qu’il avait formé de faire l’apologie de son ouvrage, et que le libraire se permit d’imprimer à la tête du Misanthrope, sans le consentement de son auteur, un éloge emprunté à la plume d’un écrivain qui l’avait poursuivi de tant d’injustes critiques. Il est plus naturel de penser que Molière ne vit pas sans plaisir se déclarer pour sa pièce, en butte aux attaques acharnées de la médiocrité ombrageuse et de l’envie, le nouvelliste qui exerçait alors le plus d’influence sur l’esprit du public, et la preuve en est qu’à partir de ce moment De Visé fut un des auteurs les plus habituels du Palais-Royal.

Ce morceau curieux, en même temps qu’il constate cette conversion littéraire, donne aussi la mesure du goût du parterre, qui n’était pas fait encore à des beautés aussi franches. Retrouvant dans le sonnet d’Oronte ce qu’ils admiraient dans les poésies de leurs auteurs les plus à la mode, les antithèses et les traits brillantés, et prenant encore en cette circonstance Philinte pour l’organe de l’auteur, les spectateurs s’empressèrent d’applaudir comme lui au chantre de Philis, et témoignèrent par leurs bravos qu’ils trouvaient que

La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

Aussi se figure-t-on facilement l’étonnement ou plutôt le dépit de nos admirateurs enthousiastes, quand ils entendirent Alceste, plus fidèle à la vérité qu’aux convenances, prouver à Oronte, par bonnes et convaincantes raisons, que son sonnet ne valait rien. Un commentateur de Molière a taxé cette mystification d’invraisemblance, « parce qu’Alceste, pour faire connaître ce qu’il pense du sonnet, n’attend pas que la lecture en soit achevée ». Il n’y a pas ici, selon nous, de motifs suffisants pour ne pas ajouter foi au récit circonstancié d’un témoin oculaire ; car il serait peu naturel de penser que le parterre ait pu être détrompé par les brusqueries que l’approbation de Philinte arrache à chaque strophe à Alceste. Ces exclamations furibondes ne sont point une critique raisonnée, et rien ne pouvait prouver au parterre que le Misanthrope fût plus sensé en les laissant échapper qu’en s’emportant contre Philinte, parce qu’il avait répondu avec affabilité à l’accueil empressé d’un homme qu’il connaissait peu. Ce n’est donc qu’après que le sonnet est entièrement lu, et conséquemment après que le parterre a eu le temps d’exprimer ce qu’il en pense, qu’Alceste en fait véritablement la critique ; jusque-là on doit être au moins dans l’incertitude sur l’avis de l’auteur, puisque le sonnet est approuvé par l’homme modéré de la pièce. Ce panneau, dans lequel donna le public, dut nécessairement nuire un peu à la vogue de l’ouvrage ; mais il contribua indubitablement à augmenter l’effet que produisit sur le mauvais goût cette scène, qui n’eut pas moins d’influence que les meilleures satires de Boileau.

Le Misanthrope est une véritable galerie des travers et des ridicules alors en faveur à la cour. Le temps, en effaçant quelques-uns des noms placés par les contemporains au bas de ces portraits, en a respecté quelques autres consacrés par la tradition d’autorités malignes. Si ceux des originaux dont Arsinoé, Acaste, Clitandre, passaient pour être les copies, sont aujourd’hui ignorés ; si l’on ne connaît pas davantage l’homme entêté de sa qualité, le grand flandrin qui crache dans un puits pour faire des ronds, ni presque tous les autres personnages condamnés par contumace dans la fameuse scène des portraits, on nous a transmis du moins, d’une manière plus ou moins certaine, les noms des individus que Molière avait eus en vue en traçant quatre de ces figures ou de ses rôles.

Timante le mystérieux n’est autre que l’antagoniste de La Fontaine, M. de Saint-Gilles, qui a déjà eu place dans cette Histoire.

Célimène, selon les uns, est cette fameuse madame de Longueville qui, pour une misérable querelle avec madame de Montbazon, suscita entre son amant et celui de cette dame un duel fameux qui eut lieu sur la Place-Royale et auquel elle assista cachée derrière une jalousie. Selon les autres, et c’est le plus grand nombre, c’était cette même femme de la cour dont Boileau a dit dans sa dixième satire :

Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants.

Oronte passa pour la réflexion du duc de Saint-Aignan. Enfin, la principale figure de cette grande composition, Alceste, fut généralement regardée comme le portrait du duc de Montausier. Voici ce que Saint-Simon, auteur anonyme de quelques notes tracées sur le manuscrit du Journal de Dangeau, rapporte à ce sujet :

« Molière fit Le Misanthrope ; cette pièce fit grand bruit et eut un grand succès à Paris avant d’être jouée à la cour. Chacun y reconnut M. de Montausier, et prétendit que c’était lui que Molière avait eu en vue. M. de Montausier le sut et s’emporta jusqu’à faire menacer Molière de le faire mourir sous le bâton. Le pauvre Molière ne savait où se fourrer. Il fit parler à M. de Montausier par quelques personnes, car peu osèrent s’y hasarder, et ces personnes furent fort mal reçues. Enfin le Roi voulut voir Le Misanthrope ; et les frayeurs de Molière redoublèrent étrangement, car Monseigneur allait aux comédies suivi de son gouverneur. Le dénouement fut rare ; M. de Montausier, charmé du Misanthrope, se sentit si obligé qu’on l’en eût cru l’objet, qu’au sortir de la comédie il envoya chercher Molière pour le remercier. Molière pensa mourir du message, et ne put se résoudre qu’après bien des assurances réitérées. Enfin il arriva toujours tremblant chez M. de Montausier, qui l’embrassa à plusieurs reprises, le loua, le remercia, et lui dit qu’“il avait pensé à lui en faisant Le Misanthrope, qui était le caractère du plus parfaitement honnête homme qui pût être, et qu’il lui avait fait trop d’honneur, et un honneur qu’il n’oublierait jamais”. Tellement qu’ils se séparèrent les meilleurs amis du monde, et que ce fut une nouvelle scène pour la cour, meilleure encore que celles qui y avaient donné lieu. »

Malgré tout ce qu’il y a d’évidemment faux dans ce récit et le soin manifeste qu’a pris l’anonyme, pour le rendre plus dramatique, de faire jouer à Molière un rôle inconciliable avec la noblesse de son caractère, il fournit du moins la preuve certaine que le parterre ne s’était pas trompé dans son application, et que l’original, loin d’être fâché qu’on l’eût fait poser, craignait encore de ne pas assez ressembler à son portrait.

Mais ce qui était un éloge flatteur aux yeux du duc de Montausier passe pour une odieuse calomnie à ceux de J.-J. Rousseau, qui ne voit dans la conception du rôle d’Alceste que l’intention de faire rire aux dépens de la vertu. Les attaques du citoyen de Genève contre cette pièce ont été victorieusement réfutées par La Harpe, Marmontel et D’Alembert. Cependant il est juste de dire qu’il n’a pas dans cette circonstance émis une de ces opinions tout à fait paradoxales que l’on rencontre quelquefois dans ses ouvrages et qui n’ont pas trouvé encore de partisans réfléchis ; car, outre le sage philosophe dont nous rapporterons bientôt la critique, on a vu Fabre d’Églantine, plein de l’idée de Rousseau, travailler sur le plan que celui-ci avait pour ainsi dire tracé. Son entreprise, si elle fut connue d’avance, dut sembler bizarre et téméraire ; et ce serait encore le jugement qu’on en porterait aujourd’hui, si un succès, légitimé lui-même par sa durée, n’était venu la couronner. Il y a deux choses seulement à reprendre dans cet ouvrage : la première, c’est le style, qui semble d’autant plus faible que le titre de la pièce en rappelle un autre non moins vigoureux et bien plus facile, plus rapide et plus élégant ; la seconde, qui est moins importante il est vrai, c’est ce titre même de Philinte de Molière, titre faux, injurieux envers Molière, puisqu’il est constant que celui-ci avait donné à son Philinte plus d’un trait de son propre caractère, et précisément cette tolérance qui en était l’ornement et qui a excité l’indignation de l’intolérant Rousseau. « Les maximes de Philinte, dit-il, ressemblent beaucoup à celles des fripons. » Fabre d’Églantine a pris ces déclamations pour point de départ.

Il est une tâche plus difficile à remplir que celle de réfuter Rousseau, qui, en voulant empêcher de regarder la misanthropie comme un ridicule, était évidemment dirigé par un intérêt personnel, c’est de répondre à un homme dont le goût, non moins pur que son âme, ne porta jamais de faux jugements que contre notre auteur. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, dit : « Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d’esprit lui pardonnent, et que je n’ai garde de lui pardonner, est qu’il a donné un tour gracieux au vice avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. » Nul doute que Fénelon ne lui ait adressé ce reproche au sujet du Misanthrope ; ce n’est que le rôle d’Alceste mal saisi qui a pu lui faire prendre le change. Mais l’intention de l’auteur est trop manifeste pour qu’on ne sente pas au premier examen que cette accusation est sans fondement. Molière, qui jusqu’alors avait toujours retracé les mœurs de bons bourgeois, n’avait eu besoin ni de recourir à l’adresse, ni d’user de détours pour traduire sur la scène quelques défauts bien palpables, quelques ridicules qui s’offraient avec franchise à la malignité de l’observateur, et dont l’esprit de société n’avait pas encore émoussé la pointe. Mais, frappé des travers sans nombre qu’il remarquait dans les gens de cour, il résolut de les mettre en scène. Pour les faire paraître dans tout leur jour, un autre auteur eût peut-être enlevé à ses personnages ce vernis de bon ton, cet usage du monde qui leur servait à les dissimuler, ou les eût fait accompagner d’un homme droit et sincère qui eût soulevé avec modération le voile dont ils se couvraient.

Le premier moyen ne pouvait convenir à Molière : il était contraire à la vérité. Le second était antidramatique. La perfection ne saurait être mise en scène ; elle désespère plutôt qu’elle n’encourage ; d’ailleurs il n’eût pas été sans danger. Faire mettre la cour en accusation par un homme qui n’eût pas laissé le plus petit travers à reprendre en lui, c’était attaquer avec des armes trop redoutables un corps presque aussi fort que celui des tartuffes, et Molière savait ce qu’il en coûtait pour traiter de la sorte de tels sujets. Il désirait accroître le nombre de ses admirateurs sans augmenter encore celui de ses ennemis ; mais il voulait avant tout, fidèle observateur de la morale, immoler les vices : et comment y serait-il parvenu en faisant rire aux dépens de la vertu ? Quel meilleur moyen, et nous osons le dire, quel moyen plus moral pouvait-il employer pour arriver à ce but, que de mettre en scène un homme plein de droiture, mais poussant à l’extrême le besoin de dire tout ce qu’il pense ; portant aux méchants une haine vigoureuse, mais poursuivant d’une indignation trop chaleureuse certains défauts qui ne méritaient que sa pitié ? Cette manière d’envisager son sujet lui fournissait encore l’occasion de reprendre, avec les ménagements qu’il mérite, un excès qu’on rencontrait alors chez quelques personnes, en bien petit nombre il est vrai, un amour outré de la vérité et une vertu trop rigoureuse. « Si jamais, a dit Chamfort, auteur comique a fait voir comment il avait conçu le système de la société, c’est Molière dans Le Misanthrope. C’est là que, montrant les abus qu’elle entraîne nécessairement, il enseigne à quel prix le sage doit acheter les avantages qu’elle procure ; que, dans un système d’union fondé sur l’indulgence naturelle, une vertu parfaite est déplacée parmi les hommes et se tourmente elle-même sans les corriger : c’est un or qui a besoin d’alliage pour prendre de la consistance et servir aux divers usages de la société. Mais en même temps l’auteur montre, par la supériorité constante d’Alceste sur tous les autres personnages, que la vertu, malgré les ridicules où son austérité l’expose, éclipse tout ce qui l’environne ; et l’or qui a reçu l’alliage n’en est pas moins le plus précieux des métaux. »

Arsinoé est la peinture frappante et admirable d’une classe de femmes très nombreuse alors. Dans un temps où les tartuffes étaient puissants, les prudes devaient abonder. Il y a bien près de l’hypocrite en religion à l’hypocrite en vertu. Une femme longtemps adonnée aux plaisirs du monde et qui les voyait s’enfuir loin d’elle, pour paraître y renoncer de plein gré, se jetait dans la dévotion, fulminait contre les moindres écarts de celles que son exemple avait naguère entraînées, et semblait frémir à l’idée seule d’étourderies qu’elle ne commettait plus faute de complices. Ce caractère, comme presque tous ceux qu’a tracés Molière, est étroitement lié à l’histoire des mœurs de son siècle.

L’habit d’Oronte, ce bel esprit de cour, moins modeste encore qu’un poète de profession, qui a toute la rancune de l’orgueil blessé et toute la lâcheté de la sottise, allait à la taille d’une foule de grands seigneurs, comme à celle du duc de Saint-Aignan : Versailles abondait en rimeurs,

De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.

Toutefois il était des grands qui s’étaient scrupuleusement tenus en garde contre ce ridicule. L’un d’eux, qui avait parfaitement réussi à s’en préserver, a fourni à M. Jourdain un de ses meilleurs traits : « Comment donc, ma fille, dit madame de Sévigné dans une de ses lettres, j’ai fait un roman sans y penser. J’en suis aussi étonnée que M. le comte de Soissons quand on lui découvrit qu’il faisait de la prose. »

« Molière, dit Grimarest, avait lu son Misanthrope à toute la cour avant que de le faire représenter ; chacun lui en disait son sentiment ; mais il ne suivait que le sien ordinairement, parce qu’il aurait été souvent obligé de refondre ses pièces s’il avait suivi tous les avis qu’on lui donnait. Et d’ailleurs, il arrivait quelquefois que ces avis étaient intéressés… Il ne plaçait aucun trait qu’il n’eût des idées fixes. C’est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope ce grand flandrin qui crachait dans un puits pour faire des ronds, que Madame défunte lui avait dit de supprimer lorsqu’il eut l’honneur de lire sa pièce à cette princesse. Elle regardait cet endroit comme un trait indigne d’un si bon ouvrage. Mais Molière avait son original, il voulait le mettre sur le théâtre. »

Ce refus, où brille la noble indépendance de notre premier comique, prouve que, s’il règne dans quelques-unes de ses épitres dédicatoires un ton d’humilité obséquieuse, il ne s’en faut prendre qu’au protocole du temps, auquel il se conformait en cela. Corneille, qui n’était nullement courtisan, a sacrifié au même usage.

On sait qu’alors, séparés d’un accord mutuel, Molière et sa femme ne se voyaient plus qu’au théâtre. Le pauvre mari, qui n’eut d’autre tort que d’aimer une coquette, avait, malgré cette rupture, conservé pour elle des sentiments qu’elle ne méritait pas. La représentation du Misanthrope rouvrit nécessairement toutes les plaies de son cœur, et ralluma tout son amour. Il s’était chargé du rôle d’Alceste ; mademoiselle Molière remplissait celui de Célimène, et il n’est pas permis d’attribuer au hasard la similitude de leur position avec celle de ces deux personnages de la pièce. Plein de ses justes griefs, plus plein encore de sa passion, il avait donné à Célimène toute la coquetterie d’Armande, en même temps qu’il l’avait ornée de tous ses charmes, de tout son art séducteur. Pour Alceste, il l’avait dépeint tel qu’il était honteux de se voir lui-même, bien persuadé de toute sa faiblesse, bien convaincu de l’indignité de celle qui en était l’objet, et dominé par un penchant qu’il déplorait, mais qu’il ne pouvait ni maîtriser ni combattre. Non, répond Alceste aux représentations de Philinte, comme Molière à celles de Chapelle,

Non, l’amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui trouve,
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible, elle a l’art de me plaire :
J’ai beau voir ses défauts et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer.
Sa grâce est la plus forte : et, sans doute, ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.

Avec quelle vérité, avec quel accent de l’âme Molière ne devait-il pas prononcer ces vers ! Le dénouement du Misanthrope prouve qu’Alceste se berçait d’un faux espoir : les efforts de Molière ne furent pas moins malheureux.

Nous avons déjà dit que Le Médecin malgré lui fut applaudi le 6 août 1666. On sut apprécier dès la première représentation le dialogue rapide de cet ouvrage, l’esprit vif et naturel, les traits brillants, mais sans apprêt, dont il est continuellement semé, enfin cette gaieté de bonne grâce, cette joyeuse folie mises aujourd’hui à l’index et condamnées au bannissement par ce que nous sommes convenus de nommer le bon goût. Les successeurs de Molière, ne pouvant y atteindre, les ont proscrites. Le style d’un seul auteur, Beaumarchais, rappelle parfois celui de cette pièce. Mais ses personnages, toujours spirituels, sont rarement vrais ; et c’est plus souvent lui qui parle que le tuteur de Rosine et l’amant de Susanne.

Selon Ménage, Molière en composant son rôle de Sganarelle eut en vue le perruquier Didier l’Amour, que Boileau a de son côté fait figurer dans Le Lutrin. Cet homme, auquel sa taille gigantesque et son caractère altier avaient donné un certain empire dans son quartier, la cour de la Sainte-Chapelle, avait épousé en premières noces une femme vive et emportée qu’il « étrillait » comme Sganarelle « sans s’émouvoir ». Mais devenu veuf il en épousa une jeune et jolie, qui vengea la défunte par la domination qu’elle exerça sur lui. Boileau, qui avait été quelquefois témoin des querelles du premier ménage, les rapporta à son ami, qui en sut faire son profit.

Celui-ci ne parlait de son Fagotier, c’est ainsi qu’il appelait cette pièce, que comme d’une farce sans conséquence. Subligny lui reprocha cette injuste modestie dans des vers qui ne sont pas les plus mauvais de La Muse Dauphine :

       Molière, dit-on, ne l’appelle
       Qu’une petite bagatelle :
Mais cette bagatelle est d’un esprit si fin,
       Que, s’il faut que je vous le die,
L’estime qu’on en fait est une maladie
Qui fait que, dans Paris, tout court au Médecin.

Nous aurions pu citer, dans le nombre des personnes que Molière fréquentait, le président Rose, également lié avec Despréaux et Racine. Peu de jours après la première représentation du Médecin malgré lui, le président, se trouvant avec l’auteur applaudi chez le duc de Montausier, l’accusa au milieu d’un cercle nombreux de s’être approprié, sans en faire honneur à qui de droit, le couplet que chante Sganarelle :

           Qu’ils sont doux,
       Bouteille jolie,
           Qu’ils sont doux,
       Vos jolis glougloux !
Mais mon sort ferait bien des jaloux,
  Si vous étiez toujours remplie ;
     Ah ! bouteille, ma mie,
     Pourquoi vous videz-vous ?

Molière soutint qu’il était de lui ; Rose répliqua qu’il était traduit d’une épigramme latine, imitée elle-même de l’Anthologie grecque ; Molière le défia de produire cette épigramme ; Rose la lui dit sur-le-champ :

          Quam dulces,
       Amphora amœna,
          Quam dulces,
       Sunt tuæ voces !
Dum fundis merum in calices,
Utinam semper esses plena !
  Ah ! cara mea lagena,
     Vacua cur jaces ?

La latinité avait assez le goût antique pour en imposer aux plus fins connaisseurs en ce genre, la galerie y fut trompée ; aussi Molière restait confondu, quand son ami, après avoir joui un moment de son embarras, s’avoua enfin pour l’auteur de la chanson improvisée.

À la fin de cette même année, Louis, toujours avide de plaisirs, voulut donner à sa cour une longue série de fêtes plus galantes encore que les précédentes. Les acteurs de l’hôtel de Bourgogne se réunirent pour cette fois à ceux du Palais-Royal. La fameuse tragédie de Pyrame et Thisbé fut choisie pour cette solennité, et Benserade fut chargé de composer un ballet où chacune des Muses déployât tous les prestiges de ses attributs. Le poète de cour chargea Molière de remplir la partie du cadre que devaient occuper Thalie et Euterpe. Les deux premiers actes de Mélicerte, que Molière n’acheva jamais, et la Pastorale comique, dont il brûla depuis le manuscrit, formèrent le contingent qu’il avait à fournir en cette occasion. Mais ce qui contribua à rendre cette fête plus piquante, ce furent les grâces réunies de mademoiselle de La Vallière, de madame de Montespan et des principales beautés de la cour, qui y remplirent des rôles dansants.

Baron, alors âgé de treize ans, fut chargé du personnage de Myrtil dans Mélicerte. Mademoiselle Molière, qui voyait d’un mauvais œil tous ceux qui semblaient reconnaissants envers son mari des bienfaits qu’ils en recevaient, se laissa aller à sa haine contre son jeune protégé jusqu’à lui donner un soufflet. Baron voulait quitter la troupe aussitôt ; mais on parvint à lui faire sentir qu’il devait du moins attendre, pour exécuter ce projet, que la représentation devant le Roi eût eu lieu. Il s’enrôla immédiatement après dans une troupe de province. Plus tard il éprouva de vifs regrets de s’être éloigné de son bienfaiteur, les exprima, et se rendit à la première invitation qu’il lui fit de revenir. Molière obligé de s’interposer entre sa femme et Baron ! Mademoiselle Molière frappant ce jeune acteur, et celui-ci la fuyant ! Les sentiments et les rôles de ces divers personnages devaient bientôt changer de nature ; mais n’anticipons pas sur les événements.

Le Sicilien vint ensuite prendre également place dans Le Ballet des Muses. Cette production charmante a été regardée par tous les littérateurs comme l’essai heureux d’un genre frais et animé. Voltaire la cite comme un modèle de grâce ; Bret y voit le type de toutes les pièces de Saint-Foix ; mais on a fait observer avec raison que Le Sicilien a sur les ouvrages de ce dernier auteur le mérite de la vraisemblance et du naturel, ce qui est bien quelque chose aux yeux des gens dont l’imagination n’est pas assez facile aux illusions pour les transporter dans la grotte d’une fée ou dans le séjour enchanté d’une divinité. Le livret de la fête dit que cette pièce n’avait été composée que pour offrir des Turcs et des Maures aux yeux du Roi. Où est le temps où de semblables caprices enfantaient de semblables ouvrages ? Le Ballet des Muses fut représenté une seconde fois à Saint-Germain, au mois de janvier 1667. Mais l’absence de Baron, et la justice que Molière avait faite de Mélicerte en négligeant de l’achever, le déterminèrent à la faire disparaître de ce divertissement. On représenta seulement la Pastorale comique et Le Sicilien. Ces divertissements consécutifs de la cour retinrent la troupe de Molière pendant près de trois mois à Saint-Germain. Partie de Paris le 1er décembre 1666, elle ne fit sa rentrée au théâtre du Palais-Royal que le 25 février suivant, et reçut du Roi, pour cette absence, deux années de la pension qu’il lui faisait.

Huit jours après, le 4 mars suivant, elle représenta pour la première fois la tragédie d’Attila, « pièce nouvelle de M. de Corneille l’aîné, pour laquelle on lui donna deux mille livres, prix fait », dit La Grange. Robinet en rend ainsi compte dans sa Lettre en vers à Madame, du 13 mars 1667 :

Cette dernière des merveilles
De l’aîné des fameux Corneilles
Est un poème sérieux,
Où cet auteur si glorieux,
Avecque son style énergique
Des plus propres pour le tragique,
Nous peint, en peignant Attila,
Tout à fait bien ce règne-là,
Et de telle fatigue s’explique
En matière de politique
Été grand ministre ou grand roia.
Tel enfin est ce rare ouvrage
Qu’il ne se sent point de son âge,
Et que d’un roi des plus mal nés,
D’un héros qui saigne du nez,
Il a fait, malgré les critiques,
Le plus beau de ses dramatiques.

Mais on peut dire aussi cela
Qu’après lui le même Attila
Est, par le sieur La Thorillière,
Représenté d’une manière
Qu’il donne l’âme à ce tableau
Qu’en a fait son parlant pinceau.

Toute la compagnie, au reste.
Ses beaux talents y manifeste,
Et chacun, selon son emploi,
Se montre digne d’être au Roi.
Bref, les acteurs et les actrices
De plus d’un sens font les délices
Par leurs attraits et leurs habits,
Qui ne sont pas d’un petit prix ;
Et même une confidente
N’y paraît pas la moins charmante,
Et maint, le cas est évident,
Voudrait en être confident.

Ce compliment final est à l’adresse de mademoiselle Molière, qui débuta par ce rôle dans la tragédie et sut y faire preuve de talent.

Le Sicilien ne fut joué à la ville que le 10 juin suivant, avec la dix-huitième représentation d’Attila. Robinet nous apprend, dans sa Lettre du 11 juin, que ce retard du Sicilien, lequel du reste n’attira pas la foule, fut occasionné par une crise survenue à l’auteur acteur, dont une toux invétérée avait délabré la poitrine :

Depuis hier pareillement
On a pour divertissement
Le Sicilien, que Molière,
Avec sa charmante manière,
Mêla dans le Ballet du Roi,
Et qu’on admire, sur ma foi.
……………………………
Et lui, tout rajeuni du lait
De quelque autre infante d’Inache,
Qui se couvre de peau de vache,
S’y remontre enfin à nos yeux
Plus que jamais facétieux.

Livre troisième.
1667-1673

Si Le Tartuffe n’était pas fait il ne se ferait jamais.

Piron.

« Vous verrez bien autre chose ! » disait Molière à Boileau, qui le félicitait à l’occasion du Misanthrope. Il voulait parler du Tartuffe. En abordant le récit de la représentation de ce chef-d’œuvre, nous pourrions dire aussi aux lecteurs qu’ont révoltés les précédentes menées des ennemis de ce grand homme : Vous verrez bien autre chose !

Après Le Festin de Pierre, Molière n’eut que trop d’occasions de se confirmer dans les opinions qu’il avait prêtées à Dom Juan sur l’inviolabilité des charlatans de religion. Applaudi chez le frère du Roi, Le Tartuffe avait été honoré des suffrages des deux reines, du grand Condé, et de tout ce que la cour comptait d’hommes franchement religieux. Louis XIV lui-même, dont les idées naturellement grandes et généreuses n’étaient pas encore étouffées par les efforts des Le Tellier ou des Maintenon, ne cédait qu’avec impatience aux désirs de la cabale puissante qui sollicitait chaque jour l’éternelle suspension du Tartuffe. Huit jours après qu’il eut ajourné la représentation de ce chef-d’œuvre, on joua au spectacle de la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite, qui abondait en situations d’une révoltante immoralité, « Je voudrais bien savoir, dit-il en sortant au prince de Condé, pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie du Tartuffe, ne disent rien de celle de Scaramouche ? — La raison de cela, répondit le prince, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »

Le légat et les principaux prélats, consultés par le monarque, pour la sécurité de sa conscience, sur le danger prétendu de cette comédie, partagèrent ses dispositions favorables ; mais les tartuffes redoublèrent d’efforts. D’affreux pamphlets récusèrent ces respectables autorités. « À entendre Molière, disait un d’eux, il semble qu’il ait un bref particulier du pape pour jouer des pièces ridicules, et que M. le légat ne soit venu en France que pour leur donner son approbation. »

Ceux qui avaient assez d’impudence pour attaquer de tels protecteurs pouvaient bien aussi ne pas rougir de révoquer en doute le talent du protégé. Pour donner une idée de ces critiques, nous rapporterons ici quelques passages d’un libelle publié en 1665, ayant pour titre : Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre. Nous en avons déjà fait mention à l’occasion de cette dernière pièce ; mais son examen trouvera plus naturellement place en cet endroit ; car les ennemis de Molière, en attaquant son Dom Juan, ne faisaient que préluder à la guerre contre Le Tartuffe.

« J’espèreb, dit l’auteur, que Molière recevra ces observations d’autant plus volontiers que la passion et l’intérêt n’y ont point de part. Je n’ai pas le dessein de lui nuire ; je veux au contraire le servir. On n’en veut point à sa personne, mais à son athée. L’on ne porte point envie à son gain ni à sa réputation ; ce n’est pas un sentiment particulier, c’est celui de tous les gens de bien ; et il ne doit pas trouver mauvais que l’on défende publiquement les intérêts de Dieu qu’il attaque ouvertement, et qu’un chrétien témoigne de la douleur en voyant le théâtre révolté contre l’autel, la farce aux prises avec l’Évangile, un comédien qui se joue des mystères et qui fait raillerie de tout ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré dans la religion.

« Il est vrai qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de Molière, et je serais bien fâché de lui ravir l’estime qu’il s’est acquise ; il faut tomber d’accord que, s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce ; et, quoiqu’il n’ait ni les rencontres de Gaultier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du docteur, il ne laisse pas de plaire quelquefois et de divertir en son genre. Il parle passablement français ; il traduit assez bien l’italien et ne copie pas mal les auteurs ; car il ne se pique pas d’avoir le don de l’invention, ni le génie de la poésie, et ses amis avouent librement que ses pièces sont des jeux de théâtre où le comédien a plus de part que le poète, et dont la beauté consiste presque toute dans l’action ; ce qui fait rire en sa bouche fait souvent pitié sur le papier ; et l’on peut dire que ses comédies ressemblent à ces femmes qui font peur en déshabillé et qui ne laissent pas de plaire quand elles sont ajustées, ou à ces petites tailles qui, ayant quitté leurs patins, ne sont plus qu’une partie d’elles-mêmes… Toutefois, on ne peut dénier que Molière n’ait bien de l’adresse ou du bonheur de débiter avec tant de succès sa fausse monnaie, et de duper tout Paris avec de mauvaises pièces.

« Voilà en peu de mots ce que l’on peut dire de plus obligeant et de plus avantageux pour Molière ; et certes, s’il n’eût joué que les précieuses, s’il n’en eût voulu qu’aux petits pourpoints et aux grands canons, il ne mériterait pas une censure publique et ne se serait pas attiré l’indignation de toutes les personnes de piété. Mais qui peut supporter la hardiesse d’un farceur qui fait plaisanterie de la religion, qui tient école de libertinage, et qui rend la majesté de Dieu le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre, d’un athée qui s’en rit, et d’un valet plus impie que son maître qui en fait rire les autres ?

« C’est trahir visiblement la cause du ciel que de se taire dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée, où la foi est exposée aux insultes d’un bouffon qui fait commerce de ses mystères et en profane la sainteté, où un athée foudroyé en apparence foudroie en effet et renverse tous les fondements de la religion à la face du Louvre, dans la maison d’un prince chrétien, à la vue de tant de sages magistrats et si zélés pour les intérêts de Dieu, en dérision de tant de bons pasteurs que l’on fait passer pour des tartuffes ! Et c’est sous le règne du plus grand et du plus religieux monarque du monde ! Cependant, que ce généreux prince occupe tous ses soins à maintenir la religion, Molière travaille à la détruire ; le Roi abat la tempête de l’hérésie, et Molière élève des autels à l’impiété ; et, autant que la vertu du prince s’efforce d’établir dans le cœur de ses sujets le culte du vrai Dieu par l’exemple de ses actions, autant l’humeur libertine de Molière tâche d’en ruiner la créance dans leurs esprits par la licence de ses ouvrages.

« Certes, il faut avouer que Molière est lui-même un tartuffe achevé et un véritable hypocrite… Si le dessein de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessein de Molière est de les perdre en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur le visage de ceux qui en sont atteints…

« Molière, après avoir répandu dans les âmes ces poisons funestes qui étouffent la pudeur et la honte ; après avoir pris soin de former des coquettes et de donner aux filles des instructions dangereuses, après des écoles fameuses d’impureté, en a tenu d’autres pour le libertinage… ; et, voyant qu’il choquait toute la religion et que tous les gens de bien lui seraient contraires, il a composé son Tartuffe et a voulu rendre les dévots des ridicules ou des hypocrites… Certes, c’est bien à faire à Molière de parler de la religion, avec laquelle il a si peu de commerce et qu’il n’a jamais connue, ni par pratique ni par théorie…

« Son avarice ne contribue pas peu à échauffer sa verve contre la religion… Il sait que les choses défendues irritent le désir, et il sacrifie hautement à ses intérêts tous les devoirs de la piété ; c’est ce qui lui fait porter avec audace la main au sanctuaire, et il n’est point honteux de lasser tous les jours la patience d’une grande reine, qui est continuellement en peine de faire réformer ou supprimer ses ouvrages…

« Auguste fit mourir un bouffon qui avait fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à ses comédies, plus modestes que celles de Molière. Théodose condamna aux bêtes des farceurs qui tournaient en dérision les cérémonies ; et néanmoins cela n’approche point de l’emportement qui paraît en cette pièce…

« Molière devrait rentrer en lui-même et considérer qu’il est très dangereux de se jouer à Dieu, que l’impiété ne demeure jamais impunie, et que, si elle échappe quelquefois aux feux de la terre, elle ne peut éviter ceux du ciel… Il ne doit pas abuser de la bonté d’un grand prince, ni de la piété d’une reine si religieuse, à qui il est à charge et dont il fait gloire de choquer le sentiment. L’on sait qu’il se vante hautement qu’il fera paraître son Tartuffe d’une façon ou d’autre, et que le déplaisir que cette grande reine en a témoigné n’a pu faire impression sur son esprit ni mettre des bornes à son insolence. Mais s’il lui restait encore quelque ombre de pudeur, ne lui serait-il pas fâcheux d’être en butte à tous les gens de bien, de passer pour un libertin dans l’esprit de tous les prédicateurs, et d’entendre toutes les langues que le Saint-Esprit anime déclamer contre lui dans les chaires et condamner publiquement ses nouveaux blasphèmes ?… Enfin, je ne crois pas faire un jugement téméraire d’avancer qu’il n’y a point d’homme si peu éclairé des lumières de la foi qui, ayant vu cette pièce ou sachant ce qu’elle contient, puisse soutenir que Molière, dans le dessein de la jouer, soit capable de la participation des sacrements, qu’il puisse être reçu à pénitence sans une réparation publique, ni même qu’il soit digne de l’entrée des églises après les anathèmes que les conciles ont fulminés contre les auteurs de spectacles impudiques ou sacrilèges, que les Pères appellent les naufrages de l’innocence et des attentats contre la souveraineté de Dieu. »

Auteurs de nos jours, qui voyez vos ouvrages écartés de la scène par une politique ombrageuse, ce langage de la délation mystique ne vous est pas inconnu. Plus d’une fois vos persécuteurs hypocrites auront, sans pudeur, compromis les noms les plus augustes pour essayer de justifier leurs lâches proscriptions. Consolez-vous en vous rappelant que Molière but jusqu’à la lie ce calice amer dont on voudrait vous abreuver ! Consolez-vous en pensant que la postérité a fait justice de ces outrages !

Ce libelle insidieux avait été précédé, nous l’avons dit, d’un pamphlet non moins perfide et plus furieux peut-être encore, œuvre d’un curé de Paris, qui n’avait pas craint de le présenter au Roi. On ignorait jusqu’ici le nom de ce curé, sa paroisse et le titre de son ouvrage. Nous avons successivement fait et nous avons enregistré plus haut cette triple découverte. Il ne nous reste plus qu’à donner une idée de l’esprit de charité du Roy glorieux au monde, l’œuvre de ce doux pasteur : « Sa Majesté est maintenant en son château royal de Fontainebleau… mais elle n’y est allée qu’après une action héroïque et royale, véritablement digne de la grandeur de son cœur et de sa piété, et du respect qu’il a pour Dieu et pour l’Église, et qu’il rend volontiers aux ministres employés de leur part pour conférer les grâces nécessaires au salut. Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de toute l’Église et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux. Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine, qui va à ruiner la religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des âmes et des familles par de sages guides et conducteurs pieux. Mais Sa Majesté, après lui avoir fait un sévère reproche, animée d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et, afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa poésie licencieuse et libertine, Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et si infâmant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la religion, les sacrements et les officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement, et à toute la terre, qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la religion, à la révérence due aux sacrements, qui sont les canaux de la grâce que Jésus-Christ a méritée aux hommes par sa mort en la croix, à la faveur desquelles elle est transfuse et répandue dans les âmes des fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »

Le soin que ces délateurs avaient eu de se couvrir du manteau de la religion pour déverser leurs calomnies sur Molière, imposa au monarque et le jeta dans un nouvel embarras. « Quand celui qui se sert d’un tel prétexte, dit fort bien l’auteur d’une réponse aux Observations, n’aurait pas raison, il semble qu’il y aurait une espèce de crime à le combattre. Quelques injures qu’on puisse dire à un innocent, on craint de le défendre lorsque la religion y est mêlée ; l’imposteur est toujours à couvert sous ce voile, l’innocent toujours opprimé, et la vérité toujours cachée. On craint de la mettre au jour, de peur d’être regardé comme le défenseur de ce que la religion condamne, encore qu’elle n’y prenne point de part et qu’il soit aisé de juger qu’elle parlerait autrement si elle pouvait parler elle-même. »

Ces attaques concertées produisirent malheureusement cet effet sur le monarque. Il sentit tout ce qu’il y avait d’odieux dans les calculs des ennemis de Molière cherchant à jeter la discorde jusque dans sa propre famille, et à représenter la Reine, sa mère, comme révoltée de l’impiété de cet auteur, et comme sollicitant sans cesse, mais en vain, la suppression de ses ouvrages. Néanmoins l’adroit prétexte de l’accusation le fit encore passer pendant un certain temps par-dessus la perfidie des accusateurs. Il combla toutefois, comme nous l’avons déjà vu, Molière et sa troupe de faveurs nouvelles, mais il ne leva pas l’interdiction.

C’est sans aucun doute à l’imprudente audace d’une nouvelle attaque que l’on doit attribuer la cessation de cette rigoureuse mesure. Pour essayer de justifier leurs hostilités acharnées, les ennemis de l’auteur du Tartuffe firent paraître un infâme libelle qu’ils répandirent sous son nom. Il est probable que ce fut l’excessive lâcheté de ce moyen qui valut à Molière la permission que son premier placet n’avait pu encore arracher au Roi. Ce prince sentait qu’il ne pouvait s’opposer plus longtemps à ce qu’il confondît ses détracteurs par l’innocence de son ouvrage. Il permit donc, avant son départ pour l’armée de la Flandre, que cette comédie fût soumise au jugement du parterre, mais en y mettant pour condition que l’auteur donnerait à son principal personnage un autre nom que celui de Tartuffe qui était devenu, même avant la représentation, la plus cruelle injure pour les plus fieffés hypocrites ; que quelques passages, qui avaient eu plus particulièrement l’honneur de soulever la cabale, seraient ou supprimés ou adoucis ; enfin, que l’on ne pourrait être porté par aucun détail à supposer que l’auteur eût eu l’intention de prendre son original parmi les ministres des autels. Croyant acheter une paix durable, Molière consentit avec résignation à tout ce que demandait la conscience timorée du Roi. Sa pièce fut appelée L’Imposteur, son principal personnage « Panulphe », tous les passages suspects furent supprimés, et l’hypocrite fut vêtu de manière qu’avec la plus mauvaise foi imaginable on ne pût reconnaître en lui un caractère sacré.

Ce fut le 5 août que L’Imposteur, ainsi châtié, fut représenté pour la première fois en public. Il serait, dans toute autre circonstance, assez superflu de dire qu’il obtint un très grand succès ; mais ici ou ne saurait trop appuyer sur ce fait, puisque c’est là ce qui augmenta encore la colère, la fureur des ennemis de l’auteur. Les applaudissements du parterre ranimèrent leur rage à peine endormie, et Molière eut bientôt lieu de se repentir de son triomphe.

Le lendemain de cette première représentation, le premier président de Lamoignon, au nom du parlement, fit signifier à la troupe de Molière la défense de jouer L’Imposteur. La première permission ayant été donnée verbalement, on se trouva dans l’impossibilité de la produire, et force fut d’attendre un nouvel ordre de Sa Majesté.

Le 8 août, deux acteurs de la troupe, La Thorillière et La Grange, partirent de Paris en poste pour aller présenter au Roi, qui se trouvait alors au siège de Lille, le second des placets qui précèdent Le Tartuffe. Le prince leur répondit qu’à son retour « il ferait de nouveau examiner la pièce et qu’ils la joueraient ». Confiants en cette promesse, qui ne devait recevoir que bien tard son exécution, ils revinrent à Paris ; et le théâtre de Molière, qui avait suspendu ses représentations pendant toute la durée de leur absence, les reprit le 25 septembre.

On s’étonnerait probablement que nous passassions sous silence une anecdote plus piquante que vraisemblable, et par cela même généralement accréditée. C’est cependant le parti que nous prendrions, si cette popularité ne nous faisait un devoir d’en démontrer la fausseté. Il n’est personne qui n’ait lu dans tous les ana que le 7 août, au moment où le public, accouru pour la seconde représentation, comptait voir commencer ses jouissances, la toile se leva, et que Molière, après les trois saluts d’usage alors comme aujourd’hui, dit en s’adressant à l’assemblée : « Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner la seconde représentation du Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue. » L’inventeur de cette pasquinade, qui tenait à paraître donner les propres paroles de Molière, aurait dû se rappeler qu’une défense royale avait prohibé ce titre de Tartuffe, et qu’il ne se serait par conséquent servi que de celui de L’Imposteur ; mais il semble avoir oublié surtout que Molière ne se fût pas permis en public une aussi grossière attaque envers un homme dont toutes les vertus ne pouvaient être effacées à ses yeux par une mesure qui était celle du parlement et non la sienne propre. Non, Molière, qui a donné tant de preuves de son respect pour les convenances, ne les eût point violées à l’égard d’un citoyen chez qui la vertu était austère, mais sans rudesse, la religion zélée, mais sans aveuglement. Le protecteur et l’ami de Boileau et du grand Corneille, le magistrat qui montra une courageuse bienveillance envers Fouquet malheureux, avait trop de titres à la reconnaissance des hommes de lettres et à l’estime du public pour que quelqu’un eût pu le croire « joué » ; et Molière, on admettant qu’il eût été assez peu modéré, ce que nous ne saurions croire, pour se laisser aller à cet injuste jeu de mots, eût bientôt vu ses défenseurs jusque-là les plus constants, l’abandonner et le laisser seul aux prises avec la cabale. Nous avons tout lieu de croire que celui qui le premier a mis cette charge sur le compte de Molière n’a pas même le mérite, assez triste, il est vrai, de l’avoir inventée. « On avait fait à Madrid une comédie sur l’alcade : il eut le crédit de la faire défendre ; néanmoins les comédiens eurent assez d’amis auprès du Roi pour la faire réhabiliter. Celui qui fit l’annonce, la veille que cette pièce devait être représentée, dit au parterre : “Messieurs, Le Juge (c’était le nom de la pièce) a souffert quelques difficultés : l’alcade ne voulait pas qu’on le jouât ; mais enfin Sa Majesté consent qu’on le représente.” » Cette anecdote, qu’on lit dans le Menagiana, a évidemment fourni l’idée et le trait de celle où l’on s’est calomnieusement plu à faire figurer Molière.

C’est ici que nous devons donner place au mandement lancé par l’archevêque de Paris contre L’Imposteur, le 11 août. Il montrera contre quels puissants adversaires et quelles perfides accusations Molière avait à soutenir une lutte dans laquelle il eût à coup sûr succombé dès le principe sans l’appui de Louis XIV, qui n’était pas encore le mari de madame de Maintenon.

ORDONNANCE
de Monseigneur l’Archevêque de Paris.

« Hardouin, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, archevêque de Paris, à tous curés et vicaires de cette ville et faubourgs, salut en Notre-Seigneur. Sur ce qui nous a été remontré par notre promoteur, que, le vendredi cinquième de ce mois, on représenta sur l’un des théâtres de cette ville, sous le nouveau nom de L’Imposteur, une comédie très dangereuse, et qui est d’autant plus capable de nuire à la religion que, sous prétexte de condamner l’hypocrisie ou la fausse dévotion, elle donne lieu d’en accuser indifféremment tous ceux qui font profession de la plus solide piété, et les expose par ce moyen aux railleries et aux calomnies continuelles des libertins ; de sorte que, pour arrêter le cours d’un si grand mal, qui pourrait séduire les âmes faibles et les détourner du chemin de la vertu, notredit promoteur nous aurait requis de faire défense à toute personne de notre diocèse de représenter, sous quelque nom que ce soit, la susdite comédie, de la lire ou entendre réciter, soit en public, soit en particulier, sous peine d’excommunication ;

« Nous, sachant combien il serait en effet dangereux de souffrir que la véritable piété fût blessée par une représentation si scandaleuse et que le Roi même avait ci-devant très expressément défendue ; et considérant d’ailleurs que, dans un temps où ce grand monarque expose si librement sa vie pour le bien de son État, et où notre principal soin est d’exhorter tous les gens de bien de notre diocèse à faire des prières continuelles pour la conservation de sa personne sacrée et pour le succès de ses armes, il y aurait de l’impiété de s’occuper à des spectacles capables d’attirer la colère du ciel ; avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de notre diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, et ce sous peine d’excommunication.

« Si mandons aux archiprêtres de Sainte-Marie-Madeleine et de Saint-Séverin de vous signifier la présente Ordonnance, que vous publierez en vos prônes aussitôt que vous l’aurez reçue, en faisant connaître à tous vos paroissiens combien il importe à leur salut de ne point assister à la représentation ou lecture de la susdite ou semblables comédies. Donné à Paris sous le sceau de nos armes, ce onzième août mil six cent soixante-sept. »

 

« HARDOUIN, archevêque de Paris.

« Par mondit seigneur, Petit. »

Grimarest a prétendu que notre auteur, découragé par tant de persécutions, en avait conçu un profond chagrin, et que souvent on lui avait entendu dire, en parlant de cette comédie : « Je me suis repenti plusieurs fois de l’avoir faite. » Rien ne serait plus opposé qu’une telle exclamation, qu’une telle pensée, au caractère de Molière, qui ne connut de faiblesses qu’en amour. Rien dans ses ouvrages, dans ses actions, ne peut porter à croire qu’il ait eu jamais le dessein de fuir devant de tels ennemis, ou le regret de se les être attirés. On le vit au contraire solliciter sans relâche des permissions du Roi dans des placets qui respiraient une noble fermeté et une tranquille indépendance, et ajouter dans ces écrits, par des traits et des sarcasmes nouveaux, à tous les griefs que la cabale pouvait avoir déjà contre lui. « Pourquoi, répondit-il à ceux qui lui faisaient un reproche d’avoir profané la morale en la mettant en scène, pourquoi ne me serait-il pas permis de faire des sermons, tandis qu’on permet au père Maimbourg de faire des farces ? » Les chefs-d’œuvre et les folies que nous allons voir se succéder rapidement réfuteront d’ailleurs plus que suffisamment ce prétendu abattement d’esprit, ce découragement, ce profond chagrin.

J.-B. Rousseau, dans une de ses lettres à Brossette, dit que « l’aventure du Tartuffe se passa chez la duchesse de Longueville ». L’abbé de Choisy nous apprend dans ses Mémoires que Molière, en traçant son principal rôle, eut en vue l’abbé de Roquette, depuis évêque d’Autun, un des plus empressés courtisans de cette dame, le même dont on a fait valoir les droits à la propriété de ses sermons dans cette épigramme, attribuée à tort à Boileau :

On dit que l’abbé Roquette
Prêche les sermons d’autrui.
Moi qui sais qu’il les achète,
Je soutiens qu’ils sont à lui.

Madame de Sévigné, sans nous faire connaître davantage l’aventure en question, confirme pleinement l’assertion de l’abbé de Choisy quand elle écrit : « Il a fallu dîner chez M. d’Autun ; le pauvre homme ! » et une autre fois, à propos de l’oraison funèbre prononcée pour cette même duchesse par le même prélat : « Ce n’était point Tartuffe, ce n’était point un pantalon, c’était un prélat de conséquence. »

Nous avons indiqué où Molière avait pris son modèle, il nous reste maintenant à faire connaître l’origine du titre de sa pièce. Cette généalogie d’un mot pourrait paraître minutieuse en toute autre occasion ; mais rien de ce qui concerne le chef-d’œuvre de notre scène ne saurait manquer d’intérêt. Quelques commentateurs, entre autres Bret, ont prétendu que Molière, plein de l’ouvrage qu’il méditait, se trouvait un jour chez le nonce du pape avec plusieurs saintes personnes. Un marchand de truffes s’y présenta, et le parfum de sa marchandise vint animer les physionomies béates et contrites des courtisans de l’envoyé de Rome : « Tartufoli, signor nunzio, tartufoli », s’écriaient-ils en lui présentant les plus belles. Suivant cette version, c’est ce mot tartufoli, prononcé avec une sensualité toute mondaine par ces bouches mystiques, qui aurait fourni à Molière le nom de son imposteur. Le premier nous avons combattu cette fable, et l’honneur que nous a fait un de nos littérateurs les plus distingués en adoptant notre opinion nous engage à la reproduire ici :

On disait généralement encore, du temps de Molière, « truffer » (pour « tromper »), dont on avait fait le mot « truffe », qui convient très bien à l’espèce de fruit qu’il sert à désigner, à cause de la difficulté qu’on a à le découvrir. Or il est bien certain qu’on employait autrefois indifféremment « truffe » et « tartuffe », ainsi qu’on le voit dans une ancienne traduction française du traité de Platina intitulé De honesta voluptate, imprimée à Paris en 1505, et citée par Le Duchat dans son édition du Dictionnaire étymologique de Ménage. L’un des chapitres du livre IX de ce traité est intitulé « Des Truffes ou Tartuffes » ; et, comme Le Duchat et autres étymologistes regardent tous le mot « truffe » comme dérivé de « truffer », il est probable que l’on n’a dit aux quinzième et seizième siècles « tartuffe » pour « truffe », que parce qu’on pouvait dire également « tartuffer » pour « truffer ». « Les « truffes », ajoute M. Étienne, après avoir indiqué la même étymologie, viendraient donc de la tartufferie : peut-être n’est-ce point parce qu’elles sont difficiles à découvrir qu’on leur a donné ce nom, mais parce qu’elles sont un moyen puissant de séduction, et que la séduction n’a guère d’autre but que la tromperie. Ainsi, d’après une antique tradition, les grands dîners, qui ont aujourd’hui une si haute influence dans les affaires de l’État, seraient des dîners de tartuffes. Il y a des étymologies beaucoup moins raisonnables que celle-là. »

Le caractère de Tartuffe est certainement le plus profondément tracé de tous ceux qui ont été mis sur la scène jusqu’à ce jour. C’est l’âme d’un hypocrite devinée ou surprise, car elle ne se dévoile pas d’elle-même, elle ne se livre à personne ; et La Harpe a bien su apprécier l’intention de Molière et la difficulté qu’il a eu à vaincre, lorsqu’il l’a loué de n’avoir donné à son Tartuffe ni confident ni monologue, de n’avoir montré ses vices qu’en action.

La Bruyère, dont l’amour-propre a, dans cette circonstance, faussé le jugement, essaya, dans son chapitre « De la mode », de tracer un caractère de faux dévot qui fut la contrepartie et la critique de celui de Molière. Son Onuphre n’est qu’une création sans mouvement et sans vie, et qui par conséquent ne saurait être appropriée à la scène ; et ce qui prouve d’ailleurs combien le censeur est demeuré loin de l’auteur qu’il a osé critiquer, c’est que jamais aucun des originaux qui s’étaient reconnus dans le premier portrait, et qui avaient maudit leur peintre, ne fit entendre la moindre clameur contre le second. Ce silence parle plus haut que toutes les critiques.

Outre les reproches adressés par le Théophraste français à ce rôle, on lui a encore fait celui d’être odieux, et par conséquent presque insupportable à la scène. Ce dernier n’est pas mieux fondé que les autres ; car Molière, pendant quatre actes, a principalement fait envisager le côté ridicule du personnage ; et si, au cinquième, il lui a donné une audace plus ouverte, ce n’était, comme l’a dit J.-B. Rousseau, que pour y apporter le dernier coup de pinceau ; d’ailleurs le châtiment ne se fait pas longtemps attendre, et, dès les premiers vers que prononce l’exempt, le spectateur respire et son cœur se desserre.

Quel art, quelle variété dans la peinture de cet admirable tableau ! Madame Pernelle a tout l’entêtement, toute la prévention de l’âge et de la bigoterie ; Cléante, toute la modération et toute la tolérance d’un homme éclairé et sagement religieux ; Orgon est violent dans son fanatisme, aveugle dans son engouement ; Elmire, vertueuse sans pruderie, sage sans ostentation ; le caractère de Damis est impétueux et irréfléchi ; celui de Valère est sensible et généreux ; Mariane montre une âme aimante et douce, Dorme un esprit mordant qui s’exerce même aux dépens d’une famille qu’elle sert avec attachement. Enfin, dans cette admirable conception, il n’est pas une seule idée, il n’est pas un seul détail qui ne réponde à la sagesse, à la perfection de l’ensemble.

Molière n’avait rien négligé non plus pour que l’exécution scénique fût également irréprochable. Il s’était chargé du rôle d’Orgon, et avait confié celui d’Elmire à sa femme. Comme elle prévoyait bien que cette pièce attirerait beaucoup de monde, mademoiselle Molière avait à cœur de s’y faire remarquer par l’éclat de sa toilette : elle commanda donc un habit magnifique sans en rien dire à son mari, et, le jour de la représentation, elle se mit de très bonne heure en devoir de s’en vêtir. Molière, en faisant sa ronde, entra dans sa loge pour voir si elle se préparait. « Comment donc, dit-il en la voyant si parée, que voulez-vous dire avec cet ajustement ? Ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce ? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête. Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être. »

Nos Elmires ignorent probablement cette anecdote, ou du moins les soins de l’amour-propre l’emportent chez elles sur leur respect pour les intentions de l’auteur. Il est vrai que, s’il fallait les observer toutes fidèlement, la représentation de ce chef-d’œuvre serait aujourd’hui impossible : il n’est guère d’acteurs qui eussent le droit d’y prendre un rôle. L’anecdote suivante fait connaître les qualités, bien rares de nos jours, que Molière exigeait de ses interprètes :

Un soir qu’on représentait Le Tartuffe, Champmêlé alla voir Molière dans sa loge, près du théâtre. Ils n’en étaient qu’à l’échange des premiers compliments d’usage quand Molière, se frappant la tête avec les marques du plus violent désespoir, se mit à crier : « Ah ! chien ! ah ! bourreau ! » Champmêlé crut qu’il tombait en démence, et ne savait trop quel parti prendre ; mais Molière, qui s’aperçut de son embarras, lui dit : « Ne soyez pas surpris de mon emportement : je viens d’entendre un acteur déclamer faussement et pitoyablement quatre vers de ma pièce ; et je ne saurais voir maltraiter mes enfants de cette force-là sans souffrir comme un damné. »

Le trait que nous allons rapporter fera également connaître avec quel tact Molière savait apprécier l’aptitude de ses camarades.

Une actrice nommée Bourguignon, après avoir parcouru la Hollande avec des comédiens ambulants, s’engagea dans une troupe qui se trouvait à Lyon. Elle était d’un caractère altier et dominant, et la crainte de trouver un maître dans un mari l’avait jusque-là détournée de former une union. Il y avait dans la troupe où elle venait d’être enrôlée un homme d’une simplicité à toute épreuve, qui n’était que gagiste, et que son intelligence bornée semblait condamner à jamais à l’emploi dont il était alors chargé, celui de moucher les chandelles. Beauval, c’était son nom, parut à la jeune Bourguignon un sujet précieux pour le mariage : aussi convinrent-ils de s’unir. Le chef de la troupe, père adoptif de la fiancée, voulut mettre des obstacles à l’exécution de ce projet ; il parvint même à obtenir de l’archevêque de Lyon une défense à tous les curés de son diocèse de marier ces deux amants. Mais l’esprit inventif de la future mariée trouva un singulier moyen pour éluder cet ordre. Elle se rendit à sa paroisse un dimanche matin avant l’office, accompagnée de Beauval, qu’elle fit cacher sous la chaire où le curé faisait le prône ; et, lorsqu’il l’eut fini, elle se leva et déclara à haute voix qu’elle prenait, en présence de l’Église et des assistants, Beauval pour son légitime époux. Celui-ci sortit aussitôt de sa cachette et fit la même déclaration. Après cet éclat, on ne jugea pas prudent de leur refuser un sacrement dont ils menaçaient de se passer.

Nous verrons plus tard, à Pâques 1670, Beauval et sa femme entrer dans la troupe du Palais-Royal. Celle-ci créa plusieurs rôles avec un véritable talent ; et son mari, dont on avait désespéré absolument jusque-là, représenta d’une manière satisfaisante certains personnages des comédies de notre auteur, notamment Thomas Diafoirus du Malade imaginaire. Molière, à une des répétitions de cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle Beauval, qui faisait Toinette. Cette actrice peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta : « Vous nous tourmentez tous, et vous ne dites mot à mon mari ? —  J’en serais bien fâché, reprit Molière, je lui gâterais son jeu ; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle. » Ces divers faits prouvent suffisamment qu’il n’y a rien d’exagéré dans les éloges que Segrais a donnés à « cette troupe accomplie de comédiens, formée de la main de Molière, dont il était l’âme, et qui ne peut pas avoir de pareille ».

Quinze jours après la défense du parlement, on vit paraître, à la date du 20 août, une Lettre sur la comédie de l’Imposteur, qui dut nécessairement être très recherchée alors. Beaucoup de personnes n’avaient ni entendu de lectures particulières ni assisté à l’unique représentation de la pièce : c’était pour elles une bonne fortune que la publication d’une analyse aussi détaillée du chef-d’œuvre dont une défense doublement cruelle les privait à la scène et à la lecture. Cet examen raisonné, que l’auteur anonyme donne comme écrit de mémoire après la représentation, offre un extrait d’une scrupuleuse fidélité, tant pour l’enchaînement des scènes que pour la citation des passages les plus remarquables et des vers les plus saillants. Cette exactitude, l’adresse avec laquelle l’auteur de la Lettre se constitue le défenseur de la pièce, le tact et le goût dont il fait preuve dans ce compte rendu, tout nous porte à croire que cette analyse ne put sortir que de la plume de Molière. Cependant plusieurs littérateurs, n’apercevant pas dans cette brochure toute l’économie de son style, ont pensé qu’il ne fallait l’attribuer qu’à quelque ami qui l’aurait composée sous ses yeux. Il importait trop à Molière de confondre les infâmes calomnies répandues contre lui et son ouvrage pour confier ce soin même à un ami. D’un autre côté, il sentait que sa défense n’arriverait au but qu’il se proposait qu’autant qu’on ne pourrait deviner qu’il en fût l’auteur. Son plus sûr moyen était donc de chercher à déguiser son style : c’est le parti qu’il prit en cette occasion. Mais quiconque aura étudié la manière d’écrire de l’auteur du Tartuffe, retrouvera dans la Lettre sur l’Imposteur des tours et des expressions qui ne sont qu’à lui. Cette pièce, une des plus importantes de ce grand procès, sert à constater quelques changements qui différencient L’Imposteur et Le Tartuffe.

Cinq mois après la première représentation de ce chef-d’œuvre, au milieu des orages qui s’amassaient et éclataient sans cesse sur sa tête, quand l’air retentissait encore des vociférations effrénées qu’une fanatique hypocrisie avait proférées contre lui, Molière, dont le génie avait à tâche de prouver son mépris pour de si basses attaques, enrichit notre scène de l’imitation la plus heureuse et la plus enjouée du drame le plus original qui ait jamais été représenté sur aucun théâtre, Amphitryon. Voltaire disait que la première lecture de cette pièce le fit rire de si bon cœur qu’il se renversa sur sa chaise, tomba en arrière et faillit se tuer. La folâtre gaieté dont le rôle du nouveau Sosie est empreint, les boutades si comiques de Cléanthis, en prouvant dans leur auteur une entière liberté d’esprit, dévoilent suffisamment à ceux qui se reportent au temps et aux circonstances qui les virent naître, et la grande âme de Molière et sa noble philosophie.

Ce contraste entre la situation de l’auteur et la disposition de son esprit nous amène à en faire ressortir un non moins saillant dans la conduite de ses ennemis. Certes, s’il est dans tout son théâtre un ouvrage où la décence soit presque continuellement blessée, c’est bien Amphitryon. Cependant parmi ces mêmes hommes qui s’étaient montrés si acharnés à crier au scandale à l’occasion du Festin de Pierre et du Tartuffe, il ne s’en trouva pas un seul dont les sorties et les surprises souvent plus que gaies de Cléanthis et de Sosie, d’Alcmène et d’Amphitryon, choquassent la religion ou alarmassent la pudeur. Cette inconséquence ne peut, ne doit s’expliquer que par la réponse du prince de Condé à Louis XIV à l’occasion de Scaramouche ermite : le sujet de l’une blessait la morale, dont ils ne se souciaient point ; les autres les jouaient eux-mêmes, ce qu’ils ne pouvaient souffrir.

Ce fut le 13 janvier que cette œuvre nouvelle fut donnée, pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal. S’il nous faut en croire Tallemant des Réaux, la représentation fut encore égayée par une plaisanterie qui porte assez à penser que la police des théâtres n’était pas alors très sévère. Quand le troisième acte, à la fin duquel Jupiter descend sur un nuage avec fracas, fut terminé, le Jodelet de la troupe s’avança aussitôt sur le devant de la scène comme pour annoncer le spectacle suivant : « Si toutes les fois, dit-il aux spectateurs, qu’on fait un cocu à Paris, on faisait un aussi grand bruit, tout le long de l’année on n’entendrait pas Dieu tonner. » Cette comédie obtint un succès des plus grands, constaté par vingt-neuf représentations consécutives. Imprimée dans la même année, elle parut précédée d’une dédicace au prince de Condé : c’était un hommage rendu par l’auteur d’Amphitryon au protecteur zélé du Tartuffe.

Le sujet n’en appartient pas plus à Plaute qu’à Molière. Bien avant lui, Euripide et Archippus l’avaient traité ; et, si l’on en croit le colonel Dow, cette fable a pris naissance chez les brachmanes. Voltaire donne la traduction d’un passage d’un livre des Indiens, écrit dans un langage que l’on parlait de temps immémorial aux bords du Gange, et recueilli par le savant colonel ; ce morceau renferme une anecdote qui, au dénouement près, a la plus grande conformité avec l’aventure du général thébain. La voici :

« Un Indou, d’une force extraordinaire, avait une très belle femme : il en fut jaloux, la battit et s’en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama, ou un Vishnou, ou un Sib, mais un dieu de bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif, et se présente sous cette forme à la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie vraisemblable.

« Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de ses emportements, obtient sa grâce et les faveurs de la belle, féconde son sein74 et reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds. Il trouve un autre lui-même établi chez lui ; il est traité par cet autre d’imposteur et de sorcier. Cela forme un procès… L’affaire se plaide devant le parlement de Bénarès. Le président était un brachmane, qui devina tout d’un coup que l’un des deux maîtres de la maison était une dupe et que l’autre était un dieu. »

Ici nous sommes forcés d’abandonner le traducteur, dont les expressions pourraient paraître à beaucoup de lecteurs un peu trop naturelles. Il serait maladroit et impardonnable à nous d’encourir le reproche d’indécence en parlant d’une pièce où l’auteur a su vaincre tant de difficultés pour respecter les convenances. Nous nous bornerons donc à dire que le tribunal, connaissant le mari de la belle en litige pour le plus robuste de tout le pays, ordonna, par une mesure assez semblable à celle de l’ancien congrès, qu’elle accorderait successivement ses faveurs aux deux prétendants, et que celui qui donnerait le plus de preuves d’amour et de vigueur serait présumé être fondé dans sa demande. Le véritable époux atteignit, au grand étonnement de ce singulier jury, le nombre des travaux d’Hercule. Déjà les assistants, persuadés de l’inutilité des efforts de son rival, voulaient que, sans plus attendre, on prononçât en sa faveur ; mais, le tribunal en ayant ordonné autrement, quelle fut la surprise de l’assemblée lorsqu’elle vit le nouvel athlète se montrer digne d’être, seul, l’époux des cinquante filles de Danaüs ! On allait lui adjuger le prix, quand le président s’écria : « Le premier est un héros, mais il n’a pas dépassé les forces de la nature humaine ; le second ne peut être qu’un dieu qui s’est moqué de nous. » Le dieu avoua tout, et s’en retourna au ciel en riantc.

Presque tous les théâtres de l’Europe ont eu leur Amphitryon. Au siècle dernier, on en représentait un à Vienne, dans lequel le dieu, en lorgnant Alcmène au travers d’un nuage, en devenait amoureux et revêtait la forme de son mari. Mais il profitait beaucoup plus de son déguisement pour faire des dettes au nom de celui qu’il remplaçait que pour user de ses droits conjugaux. Camoëns a donné aussi, sous ce titre, une imitation de Plaute, très pâle et très indigne de l’auteur des Lusiades ; mais tel était l’attrait de ce sujet, que ces imitations, toutes faibles qu’elles étaient, ont obtenu des succès de vogue dans les lieux qui les virent naître : l’original, on le pense bien, n’avait pas reçu un accueil moins éclatant à Rome ; car, quelques siècles encore après la mort du poète latin, on le représentait aux fêtes de Jupiter. Les Romains avaient pensé que ce drame convenait mieux à cette solennité que le tableau en action de quelque haut fait de ce maître du monde. En effet, si nous jugeons des dieux par les mortels, ils devaient être plus fiers de se voir érigés en hommes à bonnes fortunes qu’en héros.

Si tout Paris était allé rire des malheurs d’Amphitryon75, il avait, deux mois auparavant, donné bien des larmes à ceux d’Andromaque, que Racine avait produite au commencement du mois de novembre précédent à l’hôtel de Bourgogne sous les traits d’une charmante transfuge, mademoiselle Du Parc. Le 25 mai 1668, on joua au théâtre du Palais-Royal la première comédie critique et parodie à laquelle une tragédie eût jamais donné lieu jusqu’alors, La Folle Querelle, ou La Critique d’Andromaque. Cette pièce eut dix-sept représentations consécutives. La Préface de son véritable auteur, Subligny, qui ne se fit pas tout d’abord connaître, nous apprend qu’on l’attribua à Molière. Racine, fort dépité, fut du nombre de ceux qui la crurent de lui. « Je sais combien cette erreur m’a été avantageuse, dit Subligny ; mais je n’ai pas le front d’en profiter plus longtemps, et, dût-on ne trouver plus ma comédie si belle, je fais conscience d’exposer davantage cet homme illustre aux reproches que méritent, à ce qu’on dit, les faiseurs de Critiques. C’est donc moi qui ai fait le crime. » Et le crime fut dédié à Marie Mignot, la maréchale de L’Hôpital.

Peu de réjouissances avaient signalé à la cour le carnaval de 1668. La conquête de la Franche-Comté avait tenu éloignés de Versailles le Roi et tous les jeunes seigneurs. Mais le glorieux traité d’Aix-la-Chapelle étant venu mettre fin à ces débats sanglants et rendre les vainqueurs aux douceurs de la paix, Louis XIV voulut qu’une fête brillante servît à célébrer les succès de ses armes et à réparer le temps perdu pour les plaisirs. Le talent de Molière fut de nouveau mis à contribution pour ajouter au charme de cette journée. Empressé de plaire au monarque, de qui dépendait le sort du Tartuffe, il saisit ses admirables pinceaux et traça le plaisant tableau de George Dandin. Le 18 juillet, un des jours de la fête, cette charmante comédie obtint les suffrages des courtisans, qui virent leur décision confirmée par la ville le 9 novembre suivant, époque où, dégagée de ses intermèdes, elle fut soumise au jugement des habitués du théâtre du Palais-Royal.

Cette pièce, une de celles auxquelles on est convenu de donner le nom de farces, fronde un ridicule qui, pour être aujourd’hui plus rare que du temps de Molière, existe néanmoins, et sera probablement durable encore, puisqu’il repose sur l’un des grands mobiles du cœur humain, la vanité. Toutefois les idées qu’une génération nouvelle a adoptées nous donnent lieu d’espérer que, dans un siècle où le lustre d’un homme ne réside plus guère qu’en lui-même, l’alliance avec les Sotenvilles deviendra de jour en jour moins attrayante pour les Georges Dandins.

Le but de Molière était louable parce qu’il était utile ; les moyens qu’il a employés pour l’atteindre ont été jugés blâmables, parce qu’ils sont, dit-on, dangereux. Riccoboni, le premier écrivain un peu renommé qui se soit élevé contre l’immoralité de cette pièce, la range parmi celles qui « ne peuvent être admises sur un théâtre où les mœurs sont respectées ». Cette opinion a été adoptée avec chaleur par un de nos plus célèbres auteurs, qui a dit, dans une de ses trop fréquentes et trop violentes déblatérations contre Molière : « Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable, en forçant par un charme invincible les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices : mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise… Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? »

Certes, on s’étonnera toujours avec raison d’entendre porter par qui que ce soit contre Molière un jugement dont les considérants sont généralement aussi peu fondés, dont les expressions sont aussi acerbes. Mais combien la surprise n’est-elle pas plus grande encore, quand on songe que c’est l’auteur de Julie, J.-J. Rousseau, qui l’a prononcé ! Oui, c’est cet écrivain dont la plume a tracé le voluptueux tableau des séduisantes faiblesses de mademoiselle d’Étanges, et qui crut avoir tout racheté en nous peignant madame de Wolmar fidèle à ses devoirs qu’elle maudit intérieurement plus d’une fois ! c’est lui qui vient accuser Molière « d’avoir troublé tout l’ordre de la société, d’avoir renversé avec scandale tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée », parce que, afin d’éclairer sur leurs dangers des hommes entraînés par une sotte vanité à des liaisons disproportionnées, il a exposé à leurs yeux une fille de qualité, légère mais non criminelle, faisant damner le manant que le honteux calcul de ses parents lui a imposé pour mari. À Dieu ne plaise qu’émule de nos saints modernes nous allions mêler notre voix à leur concert quotidien de clameurs contre le philosophe genevois ! C’est parce que nous apprécions tout son talent, tout son génie, c’est parce que ses arrêts exercent sur le public une influence puissante, que nous avons voulu démontrer l’injuste rigueur de celle-ci ; c’est parce que la mémoire de l’auteur d’Émile mérite et obtient sans cesse de nouveaux tributs d’estime et d’admiration qu’on lui eût peut-être accordés avec peine s’il n’eût produit que La Nouvelle Héloïse, que nous avons entrepris de justifier de ses accusations, par une simple récrimination, l’auteur de George Dandin, qui est aussi celui du Tartuffe : Amicus Plato, magis amica veritas.

Nous sommes cependant loin de prétendre, ainsi que l’ont fait un grand nombre de littérateurs, que l’on doive regarder Molière comme tout à fait irréprochable à ce sujet. Nous pensons qu’en voulant nous guérir de la folle manie des alliances superbes il a exposé les maris à ce même malheur dont ces unions finissent par les rendre victimes. Angélique étourdie et inconséquente, recevant les œillades et les billets doux d’un amant, acceptant ses offres galantes de service et ses rendez-vous nocturnes, n’est-elle pas un tableau aussi dangereux pour les femmes que la moralité adressée aux hommes peut être utile ? Nous ne demanderons pas avec Rousseau lequel est le plus criminel du manant ou de la coquette, ce n’est point ce dont Molière avait à s’occuper ; nous ferons seulement observer avec La Harpe que la conduite imprudente de celle-ci est peut-être plus faite pour augmenter le nombre des Angéliques, que le sort de celui-là n’est propre à diminuer le nombre des Georges Dandins. Mais si les mauvais exemples de cette nature produisent plus d’effet que les plus sages leçons, leur danger n’accuse pas l’immoralité de l’auteur qui les met en scène, mais des spectatrices qu’ils peuvent séduire.

Toutefois ce vice de l’ouvrage n’en compromit pas un seul instant le succès. La cour rit et fut désarmée ; la ville, comme nous l’avons déjà dit, ne montra pas des dispositions moins favorables. Suivant Grimarest, Molière, pour aplanir tous les obstacles qui pouvaient nuire à l’accueil de sa comédie, se trouva cependant forcé de faire une démarche qui paraîtra singulière même à ceux qui ne la jugeront pas invraisemblable. Un de ses amis lui fit observer qu’il y avait dans le monde un Dandin dont les infortunes conjugales étaient en plus d’un point semblables à celles du héros de sa pièce, et qui, s’il venait à se reconnaître dans ce personnage, pourrait, par l’influence de sa famille, non seulement décrier l’ouvrage, mais même se venger de l’auteur. Molière chercha le moyen de parer ce coup, et le trouva bientôt. Ce mari trompé était un des habitués de son théâtre. Il s’approcha de lui la première fois qu’il l’y aperçut et lui demanda en grâce de lui donner une heure, voulant, dit-il, lui lire une comédie et la soumettre à son jugement. Le confrère du mari d’Angélique s’empressa de lui indiquer le lendemain soir. Plein d’une orgueilleuse satisfaction, il se mit dans cet intervalle à courir publier de tous côtés l’honneur que Molière lui faisait, et convoquer pour l’heure dite toutes les personnes qu’il connaissait. Le lendemain Molière arrive, et n’est pas peu surpris de se voir attendu par une aussi nombreuse assemblée. Cependant cet auditoire improvisé ne le déconcerte pas ; il fait sa lecture et recueille les applaudissements de chacun. L’hôte surtout se fit remarquer par les fréquentes marques de sa bruyante admiration, et quand la pièce fut jouée il s’en montra le plus chaud prôneur : tant est vrai ce qu’a dit de la comédie l’auteur de l’Art poétique :

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y voit avec plaisir, ou croit ne s’y pas voir.

Molière fit suivre cette production riante d’une composition d’un ordre beaucoup plus élevé. Le 9 septembre 1668, il exposa aux yeux du public le tableau des vilenies d’Harpagon. Cette comédie fut froidement accueillie dans sa nouveauté ; aujourd’hui encore les représentations en produisent peu d’effet. Cherchons à expliquer l’espèce d’indifférence des spectateurs de notre siècle pour ce chef-d’œuvre ; nous dirons ensuite les causes de l’injustice des contemporains de l’auteur.

L’Avare est, ainsi que Les Femmes savantes, une page immortelle de l’histoire de nos mœurs ; mais le vice auquel Molière avait déclaré la guerre dans la première de ces pièces était passager comme le ridicule qu’il frondait dans la seconde. Depuis longtemps déjà de nouveaux défauts, de nouveaux travers sont venus leur succéder ; et ce n’est qu’à l’espèce d’impossibilité où le spectateur se trouve aujourd’hui de constater la ressemblance de ces portraits en les confrontant avec les originaux, devenus trop rares, et de faire de malignes applications de leurs traits admirables, que l’on doit attribuer l’accueil peu empressé que reçoivent aujourd’hui ces ouvrages. Il y aura dans tous les temps des Célimènes : on nous assure avoir, naguère encore, rencontré des Tartuffes ; mais il n’est plus de Philamintes ; on chercherait longtemps des Harpagons. Si cette circonstance ne justifie pas les froides dispositions de notre parterre et de nos acteurs pour L’Avare, elle peut servir du moins à les expliquer. Au siècle de Molière, au contraire, on voyait à la vérité les hommes de cour dissiper le plus souvent l’héritage de leurs pères ; l’immense majorité, en cherchant la fortune dans le jeu et l’intrigue, et dans le luxe et le scandale une rapide célébrité ; un petit nombre, en servant la patrie avec désintéressement, plus jaloux de laisser à leurs enfants un nom sans tache et de bons exemples que des titres pompeux et une opulence suspecte ; mais la bourgeoisie, comptée pour très peu de chose dans l’État, vivait obscure et retirée. Les lettres, dont l’amour enflammait les rangs élevés de la société, étaient généralement inconnues à cette classe, qui, tout entière au commerce ou à l’administration parcimonieuse de ses biens, voyait dans l’accroissement de sa fortune le but principal, l’unique but de son existence.

On peut, sans crainte d’être taxé d’une aveugle admiration pour Molière, attribuer à ses sages leçons, et surtout à ses mordants sarcasmes, le retour sur lui-même d’un sexe fait pour plaire et pour aimer ; mais il y aurait ignorance et engouement à vouloir le proclamer le vainqueur de l’avarice : ce défaut n’a, longtemps encore après lui, cédé qu’aux progrès d’un défaut contraire. La civilisation, étendant ses progrès sur toutes les classes de citoyens, répandit partout le goût de la dépense et de la prodigalité. Les trésors si longuement amassés disparurent en peu de temps : la soif de l’or fit place à la folle dissipation, qui sans doute est un blâmable excès, mais n’est pas du moins, comme la manie des Harpagons, un délit de lèse-société.

Les glaciales préventions des premiers juges de L’Avare n’avaient évidemment d’autre cause que l’envie, qui trouva un appui dans la sottise. Il n’eut, dans le principe, que neuf représentations, pas même consécutives. Repris deux mois après, il disparut encore après avoir été joué onze fois.

On a souvent répété que ce fut l’étrangeté d’une pièce en cinq actes et en prose qui compromit le sort de celle-ci ; mais l’allégation est complètement fausse. Une comédie en cinq actes et en prose n’était pas alors une chose assez nouvelle pour paraître bizarre. Le Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, La Princesse d’Élide et Le Festin de Pierre avaient dû y habituer le public. Il est bien plus naturel de croire que les ennemis de Molière, qui, en lui accordant par un adroit calcul assez de talent pour la farce et le comique de second ordre, voulaient lui interdire la haute comédie comme au-dessus de ses moyens, embarrassés pour motiver l’arrêt qu’ils avaient rendu contre L’Avare, se fondèrent sur ce ridicule grief. Grimarest rapporte les plaisantes exclamations d’un duc qu’il ne nomme pas, à qui l’on avait probablement persuadé, comme on aurait pu le faire à ce bon M. Jourdain, qu’il était de mauvais ton de s’amuser en entendant autre chose que des vers : « Molière est-il fou, disait le grand seigneur bel esprit, et nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes de prose ? A-t-on jamais vu plus d’extravagance ? Le moyen d’être diverti par la prose ! » Le moyen de n’être pas révolté en entendant de semblables critiques !

Le public revint bientôt de la pression qu’avaient exercée sur lui des attaques acharnées. La prose et L’Avare avec elle obtinrent une complète réhabilitation ; et, comme pour faire oublier l’excès auquel l’injustice les avait poussés, ces mêmes censeurs, trop longtemps abusés, se laissèrent bientôt aller à un excès contraire. Ménage trouva la prose de Molière bien préférable à ses vers ; cet avis, qui du reste était celui de Boileau, fut partagé par un assez grand nombre de littérateurs, et le chantre de Télémaque l’accueillit avec plus d’empressement que tout autre. Dans sa Lettre sur l’éloquence, adressée à l’Académie française, Fénelon dit, en parlant de Molière : « En pensant bien il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers ; par exemple, L’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers… Mais en général il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions. »

Le style de Molière ne nous semble pas aujourd’hui, dans quelques détails, plus irréprochable qu’à Fénelon ; mais nous ferons observer que la plus grande partie des négligences et des tours forcés qui le déparent appartiennent au temps où vivait notre comique. Né au commencement de 1622, c’est-à-dire près de dix-huit ans avant Racine, et mort en 1673, il ne put écrire comme cet auteur ni comme Bossuet, qui mirent à profit tous les progrès de la langue. C’est déjà beaucoup pour lui de s’être montré si supérieur à ses véritables contemporains les Scarron et autres ; et, pour ne parler que de son style poétique, que Fénelon a plus vivement attaqué, nous pouvons affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’aucun des auteurs qui se sont présentés depuis sa mort jusqu’à ce jour pour recueillir sa succession n’a atteint à ce naturel, à cette vivacité et à cette énergie qui distinguent la poésie du Misanthrope et des Femmes savantes, et principalement celle des quatre premiers actes du Tartuffe.

Ce que nous venons de dire des vers de Molière, nous pouvons le répéter de sa prose. Celle des auteurs dramatiques que la fin du dix-septième siècle et le dix-huitième tout entier ont vus naître est restée à une immense distance de la sienne. Personne n’a su comme lui y répandre ce comique, ce sel et cette vigueur qui font le charme de ses spectateurs et le désespoir de ses rivaux ; mais nous trouvons qu’il y aurait prévention à la mettre au-dessus de son style poétique, qu’elle égale mais ne surpasse pas.

La Harpe, tout en rendant justice au dialogue vraiment comique de cet ouvrage, dit dans son Cours de littérature : « Si Molière ne versifia pas L’Avare, c’est qu’il n’en eut pas le temps. » Jamais assertion ne nous a paru plus étrangement hasardée. Quoi ! l’on peut penser que la prose de Molière n’est que celle d’un canevas ; qu’elle ne nous est restée que parce que Molière ne trouva pas le temps de versifier son ouvrage, et qu’en la laissant échapper de sa plume il ne la regardait que comme une espèce d’argument détaillé de ses scènes ! La Harpe ne réfléchissait donc pas, en avançant ce fait, qu’il est de ces traits rapides et concis qui perdraient la plus grande partie de leur charme s’il fallait les allonger selon le besoin du vers ? Qui pourrait penser à versifier la scène d’Harpagon et de La Flèche, du premier acte ; celle du diamant au troisième, et tant d’autres dont les expressions si naturelles ne le sembleraient plus autrement disposées ? Non, L’Avare, Le Médecin malgré lui ont été écrits pour demeurer en prose ; il suffit de les lire après Le Festin de Pierre pour sentir que le changement que Thomas Corneille fit subir à celui-ci est impraticable pour ceux-là. La prose de Molière est bien supérieure à celle de Beaumarchais ; eh bien ! qu’on essaye de rimer Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, et la pâle couleur de ce nouveau vêtement, auprès du brillant éclat du véritable, donnera la mesure de la folie dont on s’est plu si gratuitement à faire soupçonner notre auteur.

Les reproches que Rousseau adresse généralement à Molière portent toujours sur des points beaucoup plus graves que le style. C’est encore aux intentions morales de l’auteur qu’il s’en prend à l’occasion de L’Avare : « C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure, dit-il ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand un père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’“il n’a que faire de ses dons” ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable, et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? »

Comme il nous est pénible de combattre sans cesse J.-J. Rousseau, et comme d’ailleurs il nous serait à coup sûr impossible de défendre Molière mieux que Marmontel ne l’a fait en cette occasion, nous laisserons ce littérateur lui répondre.

« Supposons que, dans un sermon, l’orateur dit à l’avare : “Vos enfants sont vertueux, sensibles, reconnaissants, nés pour être votre consolation : en leur refusant tout, en vous défiant d’eux, en les faisant rougir du vice honteux qui vous domine, savez-vous ce que vous faites ? Votre inflexible dureté lasse et rebute leur tendresse. Ils ont beau se souvenir que vous êtes leur père, si vous oubliez qu’ils sont vos enfants, le vice l’emportera sur la vertu, et le mépris dont vous vous chargez étouffera le respect qu’ils vous doivent. Réduits à l’alternative, ou de manquer de tout ou d’anticiper sur votre héritage par des ressources ruineuses, ils dissiperont en usure ce qu’en usure vous accumulez ; leurs valets se ligueront pour dérober à votre avarice les secours que vos enfants n’ont pu obtenir de votre amour. La dissipation et le larcin seront le fruit de vos épargnes ; et vos enfants, devenus vicieux par votre faute et pour votre supplice, seront encore intéressants pour le public que vous révoltez.”

« Je demanded si cette leçon serait scandaleuse ? Eh bien ! ce qu’annoncerait l’orateur, le poète n’a fait que le peindre ; et la comédie de Molière n’est autre chose que cette morale en action. Ni l’orateur ni le poète ne veulent encourager par là les enfants à manquer à ce qu’ils doivent à leurs pères ; mais tous les deux veulent apprendre aux pères à ne pas mettre à cette cruelle épreuve la vertu de leurs enfants. »

L’Avare fut, en 1733, transporté avec un prodigieux succès sur la scène anglaise par un homme de talent et de génie, Fielding, qui, s’il ne fut pas heureux dans les changements qu’il fit subir au plan de l’ouvrage, sut du moins ajouter au dialogue de nouveaux traits que Molière n’eût certes pas désavoués. Mais, du vivant même de notre premier comique, un autre auteur anglais, Shadwell, avait donné une imitation de L’Avare qui eût pu passer pour une copie fidèle si l’auteur ne se fût avisé d’y ajouter de ces grossièretés qu’une plume française se refuse à rapporter. C’est cependant par de tels changements que l’écrivain d’outre-mer s’est cru autorisé à dire dans sa préface : « Je crois pouvoir avancer sans vanité que Molière n’a rien perdu entre mes mains. Jamais pièce française n’a été maniée par un de nos poètes, quelque méchant qu’il fût, qu’elle n’ait été rendue meilleure. Ce n’est ni faute d’invention, ni faute d’esprit, que nous empruntons des Français ; mais c’est par paresse : c’est aussi par paresse que je me suis servi de L’Avare de Molière. »

Que la paresse ne l’a-t-elle empêché de le profaner de son travail ! Une telle absurdité soulèverait notre indignation, si ce n’était à la pitié à en faire justice. Lemierre a dit :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Shadwell veut qu’il soit aussi la lyre d’Apollon.

Le plus bel éloge de ce chef-d’œuvre est l’enthousiasme qu’il causa à un avare de bonne foi, auquel on entendit dire, après la représentation : « Il y a beaucoup à profiter dans la pièce de Molière ; on en peut tirer d’excellents principes d’économie. » Nous pouvons aussi en tirer quelques documents pour cette histoire. Molière, ici comme dans plusieurs autres de ses ouvrages, fait allusion à lui et aux siens ; il se plaint à Frosine de sa toux, « qui lui prend de temps en temps » ; et dit, en parlant de La Flèche : « Je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. » Fort souvent incommodé de son affection de poitrine, et gêné sans doute alors dans son jeu par des crises de toux, Molière aura voulu, en donnant cette même indisposition à son personnage, se faire pour ainsi dire pardonner la sienne par les spectateurs. Il prit la même précaution pour Béjart cadet. Cet acteur, nous y avons déjà fait allusion, se trouvant sur la place du Palais-Royal, aperçut deux de ses amis qui venaient de mettre l’épée à la main l’un contre l’autre. Il se jeta au milieu d’eux, et, en rabattant avec son arme celle de l’un des combattants, il se blessa au pied si grièvement qu’il en demeura estropié. Molière le tirait d’embarras en donnant la même infirmité à La Flèche. Ce comédien étant très aimé du parterre, les acteurs qui étaient chargés de son emploi en province cherchaient à reproduire son jeu autant que cela leur était possible ; ils poussèrent l’imitation jusqu’à boiter, non seulement dans le rôle de La Flèche, où la phrase d’Harpagon le rendait nécessaire, mais indistinctement dans tous ceux que jouait Béjart.

Les succès d’Amphitryon et de George Dandin, la fortune incertaine de L’Avare, n’avaient point fait perdre de vue à leur auteur le fruit trop longtemps proscrit de sa verve comique. Il n’avait pas interrompu un seul instant ses recours en grâce pour Le Tartuffe. Le prince de Condé, comme pour venger Molière de l’injuste rigueur qu’on exerçait contre lui, avait bien, plusieurs fois, fait représenter cette comédie à Chantilly, et tout récemment encore le 20 septembre 1668, au mépris de la bouffonne excommunication de l’archevêque de Paris ; mais ces consolants égards ne pouvaient suffire à notre auteur, et, à force de démarches nouvelles, il obtint enfin la permission qu’il appelait depuis si longtemps de tous ses vœux. Le 5 février 1669, Le Tartuffe fut rendu à la juste impatience du public, que quarante-quatre représentations presque consécutives satisfirent à peine76 ; et, depuis, cet admirable ouvrage n’a cessé de figurer au répertoire courant que dans nos temps de révolution, où l’hypocrisie de religion eût été, sinon une vertu, du moins un acte de courage, et il y a plus de trente ans, lorsque des personnages influents, semblant voir une personnalité dans le chef-d’œuvre de Molière, ont voulu le punir d’avoir offert un miroir à leurs yeux.

La pièce subit quelques changements de l’une à l’autre représentation. La Lettre sur la comédie de l’Imposteur, dont nous avons déjà parlé, sert à constater quelques modifications ou suppressions dans sept ou huit scènes ; en outre, Molière rendit à son personnage le nom de « Tartuffe » ; la pièce ne porta plus qu’en second son titre de L’Imposteur, et reprit celui qu’elle avait d’abord, et sous lequel elle est depuis longtemps uniquement connue. La tradition prétend aussi qu’à la première représentation, celle d’août 1667, Panulphe disait, dans la scène vii de l’acte III, en parlant du fils d’Orgon :

Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !

et que les ennemis de Molière ayant voulu y reconnaître un prétendu travestissement du Dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris de l’Oraison dominicale, il fut forcé, à la seconde représentation, de remplacer ce vers par celui que dit aujourd’hui le saint homme :

Ô ciel ! pardonne-lui la douleur qu’il me donne !

Nous ne voyons rien que de très vraisemblable dans cette anecdote : les tartuffes nous ont habitués à tout croire en fait de persécutions.

La cabale ne négligea aucun moyen pour révoquer en doute le mérite de cette immortelle production et pour en balancer le succès ; c’est dans ce dernier but que l’on représenta, six semaines après, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, La Femme juge et partie, de Montfleury fils ; production qu’ils regardaient avec raison comme propre à piquer vivement la curiosité publique. En effet, le sujet de la pièce, fourni à l’auteur par l’aventure romanesque du marquis de Fresne, qui avait réellement vendu sa femme à un corsaire, excita tant d’empressement, que ce médiocre ouvrage obtint à peu près le même nombre de représentations que le chef-d’œuvre de notre scène. « Ce dernier fait, disent les historiens de notre théâtre, n’a rien que de fort ordinaire ; on aurait plus lieu de s’étonner si le bon goût avait prévalu. »

On nous pardonnera peut-être d’intervertir l’ordre des temps en parlant ici d’une comédie en un acte et en vers qu’un anonyme fit paraître, en 1670, sous le titre de La Critique du Tartuffe. Il est fort douteux que cette rapsodie ait jamais été représentée. Elle était précédée d’une satire contre le même chef-d’œuvre, adressée à l’auteur par un de ses amis. Les noms de ces deux pamphlétaires sont demeurés ignorés. Mais Bret a fait observer, avec quelque apparence de raison, que l’on doit peut-être attribuer à Pradon et à sa secte tout l’honneur de la dernière de ces estimables productions. Quelques vers ont un air de famille avec le sonnet contre la Phèdre de Racine. L’on se borne toutefois, dans cette épître, à attaquer la réputation littéraire de Molière, et le mérite de son ouvrage, dont on dit :

Un si fameux succès ne lui fut jamais dû,
Et, s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.

Il n’en est pas de même de La Critique dont nous venons de parler. Après avoir parodié de la manière la plus scandaleuse les principales situations de la pièce de Molière, l’auteur examine l’action sous le point de vue moral, et démontre qu’elle ne peut sortir que du cerveau d’un ennemi du Roi. Il faudrait être bien obstiné pour ne pas se rendre à la force d’arguments semblables :

En fidèle sujet il (Tartuffe) va trouver son Roi,
Et l’instruit d’un secret qui le tire de peine :
Mais, parce qu’il commence à nuire sur la scène,
Pour l’en faire sortir, cet auteur sans raison
Fait commander au Roi qu’on le mène en prison ;
Et, contre son devoir, quoi qu’Orgon ait pu faire,
Et sachant ce secret, quoiqu’il ait su s’en taire,
Qu’il ait blessé par là l’auguste Majesté,
Il triomphe, bien loin d’en être inquiété.
Qu’importe à cet auteur d’élever l’injustice.
Pourvu qu’heureusement son poème finisse ?
Qu’une telle action est bien digne de toi,
Et que tu connais mal le cœur d’un si grand Roi !

C’est ainsi que les ennemis de Molière se partageaient la besogne. L’un était chargé de le poursuivre comme ennemi de la religion, l’autre comme ennemi du trône. Prose et vers, drames et pamphlets, tout était bon à leurs saints anathèmes, à leurs délations monarchiques, et il semblait qu’ils prissent à tâche, par leur apparence de désintéressement, de laisser mieux constater encore la vérité du rôle que Molière avait créé à leur image.

Deux personnages, plus éminents sans doute que ces deux anonymes, s’élevèrent aussi contre lui. Le célèbre Bourdaloue, dans son sermon pour le septième dimanche après Pâques, prétend que « comme la vraie et la fausse dévotion ont un grand nombre d’actions qui leur sont communes, et comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là ». Il en conclut que Molière, qu’il ne fait que désigner, mais plus que suffisamment, a tourné en ridicule les choses les plus saintes. Eh quoi ! Bourdaloue avait-il oublié et la belle tirade de Cléante, le sage de la pièce, sur la vraie et la fausse dévotion, et ce reproche qu’un zèle pieux lui fait adresser à Orgon :

Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d’une fausse grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences.

Le second antagoniste de Molière était un écrivain plus célèbre encore ; c’était l’aigle de Meaux, Bossuet, que sa conduite envers le vertueux Fénelon n’honore pas plus que ses diatribes contre le grand homme dont nous prenons ici la défense.

Dans ses Maximes et réflexions sur la comédie, l’orateur chrétien, réfutant l’opinion de ceux qui regardent les comédies comme innocentes, s’écrie avec colère :

« Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu’on ne veuille pas ranger parmi les pièces d’aujourd’hui celles d’un auteur qui a expiré pour ainsi dire à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens…] Songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante ?…

« La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien qui, en jouant son Malade imaginaire e ou son Médecin de force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de Celui qui dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »

Eh quoi ! Mathan, d’un prêtre est-ce là le langage ?

« Quelle dureté fanatique en cette apostrophe ! a dit M. Lemercier, quelle délectation cruelle à se retracer la mort d’un homme de génie qui expira non sur la scène, mais dans les bras de deux religieuses, sœurs de la charité, dont il avait toujours pris soin, qui furent inconsolables de sa perte, et qui se jetèrent en pleurant aux pieds des gens d’Église pour en obtenir une sépulture refusée à leur bienfaiteur, circonstance que Bénigne Bossuet omet insidieusement. Quel ton d’intolérance en cette doctrine ! quel appareil de rigueur ! quelle emphatique sévérité ! et, ce qui doit plus étonner en lui, que d’assertions calomnieuses à l’égard de la plus morale des comédies ! »

Voilà quel fut le sort du Tartuffe, que tant de persécutions et de clameurs doivent faire regarder non seulement comme un chef-d’œuvre, mais encore comme une bonne action, comme un acte de courage. Puisse ce noble exemple, dans l’intérêt de notre gloire littéraire comme dans celui de nos mœurs, rencontrer de nos jours un imitateur ! Qu’il se borne à trouver des couleurs et un pinceau : le siècle pourra lui fournir plus d’un modèle.

La pièce, fort attendue, fut imprimée au mois de mars, et à un grand nombre d’exemplaires sans doute. Le libraire Jean Ribou, qui pendant plusieurs années s’était exercé à usurper les droits de Molière ou à publier les satires dirigées contre lui, au lieu de continuer à se faire intenter des procès77, avait, depuis un certain temps déjà, pris le bon parti de se rendre éditeur avoué et légitime de ses œuvres. Il avait précédemment publié, en 1667, Le Misanthrope et Le Médecin malgré lui, en 1668, Le Mariage forcé, Le Sicilien et Amphitryon, et, dans cette même année 1669, L’Avare et George Dandin. Gabriel Guéret nous apprend, dans sa Promenade de Saint-Cloud, que ce libraire avait donné du Tartuffe deux cents pistoles et qu’« il commençait à les regretter ». Quoiqu’un prix semblable fût inouï jusqu’alors, on est fort autorisé à ne pas croire à ces prétendus regrets. Sans doute Ribou put voir d’un très mauvais œil une contrefaçon qui se répandit presque au même moment que son édition ; mais, dès le mois de juin, c’est-à-dire moins de trois mois après, il était obligé d’en publier une seconde qu’il fit précéder des trois Placets de Molière au Roi.

Le 6 octobre, Chambord retentit des applaudissements que provoqua la farce si plaisante de Monsieur de Pourceaugnac. Cette pièce fut représentée devant Louis XIV, et la gaieté et le comique de ses situations captivèrent tous les suffrages. Des divertissements qu’on a supprimés depuis, et dont Lulli avait fait la musique, ajoutaient encore à l’effet qu’elle pouvait produire. Le 15 du mois suivant, Paris s’égaya à son tour de la mystification du hobereau limousin.

C’est une opinion commune à Limoges que Molière voulut se venger par cette charge de l’accueil peu agréable que sa troupe et lui avaient reçu dans cette ville ; mais Grimarest assure que ce fut le ridicule qu’un gentilhomme de ce pays étala dans une querelle qu’il eut un jour, sur le théâtre, avec les comédiens qui donna l’idée à Molière de mettre en scène un personnage de cette sorte78. Le gazetier Robinet confirme cette assertion :

L’original est à Paris.
En colère autant que surpris
De se voir dépeint de la sorte,
Il jure, il tempête, il s’emporte,
Et veut faire ajourner l’auteur
En réparation d’honneur,
Tant pour lui que pour sa famille,
Laquelle en Pourceaugnacs fourmille.

Quel génie que celui auquel une aventure aussi simple a pu fournir la matière de la pièce la plus originale, les scènes les plus riantes et les traits les plus piquants ! Oui, l’on peut dire avec Diderot : « Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que Le Misanthrope, on se trompe. »

Mais on s’exposerait à une bien moindre erreur si l’on regardait le poème de La Gloire du Val-de-Grâce, qu’il publia la même année pour rendre hommage au talent de Mignard, comme peu digne de lui. Quelques morceaux ne laissent pas sans doute de témoigner pour le talent de leur auteur ; mais en général le style en est lâche, et l’on trouve peu de poésie dans ce sujet, qui en comportait beaucoup. Toutefois, l’intention qu’avait Molière en le composant l’honore plus que n’aurait pu le faire une production meilleure. Colbert, dont Le Brun avait su capter la faveur, n’accordait pas à Mignard la même protection. Sa vanité souffrait de ce que cet artiste célèbre ne grossissait pas la foule de ses flatteurs. Molière prend à tâche de justifier la conduite de son ami dans des vers qui démontrent toute l’indépendance et toute la noblesse de son caractère.

Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,
Peu faits à s’acquitter des devoirs complaisants ;
……………………………………………………
L’étude et la visite ont leur talent à part.
Qui se donne à la cour se dérobe à son art.
……………………………………………………
Ils ne sauraient quitter les soins de leur métier
Pour aller chaque jour fatiguer ton portier ;
Ni partout, près de toi, par d’assidus hommages,
Mendier des prôneurs les éclatants suffrages.
……………………………………………………
Souffre que, dans leur art s’avançant chaque jour,
Par leurs ouvrages seuls ils te fassent leur cour.

Le ministre ne fut sans doute que faiblement persuadé par ces raisons, car une femme, pour se faire bien voir de lui, adressa à Molière une réponse dans laquelle elle déverse sur Mignard les plus injustes mépris :

Si tu fais bien des vers, tu sais peu la peinture,

dit-elle à notre auteur, dans sa lettre d’envoi, pour récuser son autorité. Nous ne pensons pas que cette pièce, plus que faible, ait été imprimée au temps où elle fut composée ; mais en 1700 on la comprit dans un volume de Mélanges, l’Anonymiana, dont l’auteur nous apprend qu’elle « réjouit » beaucoup Colbert. C’est, nous le croyons, tout ce que demandait l’auteur de cette réponse, qui eût obtenu plus difficilement les suffrages du public.

Guy Patin prétend dans sa correspondance (21 novembre 1669) que Molière songea à mettre à la scène une histoire plaisante qui eut lieu à la fin de cette année, et dont nous empruntons le récit à ce malin épistolaire : « Il y a ici un procès devant M. le lieutenant criminel pour un de nos docteurs nommé Cressé, fils d’un jadis chirurgien fameux. Il a dans son voisinage, vers la rue de la Verrerie, un barbier barbant, nommé Griselle, qui avait une femme fort jolie, à ce qu’on dit. Le médecin a été appelé chez le barbier pour y voir quelqu’un malade ; dès qu’il fut entré dans la chambre, où il faisait sombre, quatre hommes se jetèrent sur lui, lui mirent une corde autour du cou, et lui voulurent lier les mains et les pieds. Il se mit en défense, et se remua si bien contre ces quatre hommes qu’ils n’en pouvaient venir à bout. Le bruit et sa résistance vigoureuse firent que les voisins vinrent au secours et frappèrent à la porte. Cela obligea les quatre hommes de le lâcher et de s’enfuir. Le médecin alla aussitôt faire sa plainte chez le commissaire ; après quoi le barbier a été mis en prison, où il est et sera jusqu’à la fin du procès. Quelques-uns disent qu’il y a quelques amourettes cachées et quelque intelligence secrète entre le médecin et la femme du barbier qui en est jaloux… Charron en sa Sagesse (ô le beau livre ! il vaut mieux que des perles et des diamants !) a dit quelque part qu’un avare est plus malheureux qu’un pauvre, et un jaloux qu’un cocu. Il me semble que ce grand homme a dit vrai là, aussi bien là qu’ailleurs. Nota que ledit médecin est marié, et de plus qu’il est bien glorieux. »

Les lettres qui suivent celle dont nous venons d’extraire ce récit donnent à entendre que la femme du barbier était le véritable malade que le médecin allait visiter de temps à autre, et que les coups que celui-ci avait reçus des robustes mandataires du jaloux avaient été plus particulièrement dirigés sur ses reins débarrassés de tout vêtement. « Molière, ajoute Guy Patin, veut, dit-on, en faire une comédie ridicule, sous le titre du Médecin fouetté et le Barbier cocu. » L’affaire fut assoupie, et l’on n’entendit jamais parler du prétendu projet de Molière. Il nous paraît même démontré qu’il ne put jamais l’avoir, car ce Cressé était son parent79, et avait par conséquent droit, sinon à toute sa pitié, du moins à son silence sur sa mésaventure.

Au mois de janvier 1670 parut la comédie d’Élomire hypocondre ou Les Médecins vengés, que nous avons déjà eu occasion de citer. Le nombre démesuré de personnages qui y figurent, et surtout la confusion, la platitude et l’odieux de ce pamphlet dialogué, en rendaient la représentation impossible. Son auteur, Le Boulanger de Chalussay, fut obligé de s’en tenir à l’épreuve de la lecture, mais il est très possible que la foule des dévots, les médecins et les envieux de Molière aient procuré une sorte de succès à ce misérable ouvrage.

Nous voyons cependant à cette époque le clergé se montrer à l’égard de Molière et des siens, dans toutes les cérémonies religieuses où ils avaient à figurer, moins intolérant qu’il ne le sera plus tard. Son père avait été inhumé le 27 février 1669 dans l’église Saint-Eustache par « quatre prêtres porteurs, assistance de M. le curé ». La mère de sa femme le fut le 9 janvier 1670 dans l’église Saint-Paul, et une inscription qu’on autorisa Madeleine Béjart à faire poser portait que par là « elle voulait donner à sa mère, encore après sa mort, des marques de la reconnaissance qu’elle avait de son amitié et des soins qu’elle avait eus d’elle80 ». Il avait été admis le 10 septembre 1669 par le curé de Saint-Roch comme parrain de la fille d’un marchand ; il le fut le 15 novembre 1670 par le curé de Saint-Germain-en-Laye81, et le 30 mars 1671 par celui d’Auteuil, pour tenir également sur les fonts de baptême les enfants de deux officiers du Roi82.

À Pâques 1670, d’assez notables changements s’opérèrent au théâtre de Molière. Béjart le jeune, auquel sa blessure avait fini par rendre l’exercice de son art fort difficile, fut obligé, bien qu’il n’eût que quarante ans, de songer à se retirer. Ses camarades, qui l’aimaient et l’estimaient, lui constituèrent une pension pour, suivant leur délicate et noble expression, qu’il vécût avec honneur.

« Cette pension, dit La Grange, a été la première établie à l’exemple de celles qu’on donne aux acteurs de l’hôtel de Bourgogne.

« Quelques jours après qu’on eut recommencé après Pâques, continue le Registre, M. de Molière manda de la campagne le sieur Baron, qui se rendit à Paris après avoir reçu une lettre de cachet, et eut une part. Et, deux mois après, M. de Molière manda de la même troupe de campagne M. et mademoiselle de Beauval83 pour une part et demie, à la charge de payer cinq cents livres de la pension dudit sieur Béjart, et trois livres chaque jour de représentation à Château neuf, gagiste de la troupe. »

Nous ferons connaître plus tard les détails financiers de la société ; ce que nous voulions enregistrer ici, c’est la constitution de la première pension servie par la Comédie, le retour de Baron et les débuts de Beauval et de sa femme.

C’est à une circonstance assez singulière que Molière dut le succès d’une de ses plus faibles productions. Louis XIV, qui jusqu’alors s’était borné à applaudir au talent de son protégé, voulut pour ainsi dire partager avec lui la gloire d’une composition nouvelle en lui en fournissant l’idée. Il désirait donner à sa cour un divertissement composé de tous ceux que le théâtre peut réunir ; et, afin de les lier ensemble, « Sa Majesté, dit Molière, choisit pour sujet deux princes rivaux qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. »

Il est assez inutile de dire que Molière et son collaborateur nouveau obtinrent les suffrages de toute la cour. Mais cette réussite était inévitable ; ce succès de par le Roi ne fascina point les yeux de notre auteur, et ne put servir à lui déguiser la faiblesse de son ouvrage. Il ne le fit pas représenter sur son théâtre, et le garda en portefeuille. Ce ne fut qu’en 1682, dans l’édition de Vinot et La Grange, qu’il fut imprimé pour la première fois ; et les Comédiens français ne pensèrent qu’en 1688 à le monter pour leur théâtre. Leur zèle et l’espère d’hommage qu’ils rendaient à la mémoire de notre premier comique auraient mérité un succès plus brillant et plus productif que ne le fut celui de cette comédie-ballet. Après neuf représentations fort peu suivies, ils se virent forcés de l’abandonner à l’oubli dont ils l’avaient tirée. En 1704, Dancourt fit une tentative non moins malheureuse en la voulant reproduire aux yeux du public, à l’aide de changements dans les intermèdes.

Cette pièce ne laisse pas cependant d’offrir encore un grand nombre de détails ingénieux. Elle se fait remarquer aussi par un caractère de plaisant de cour qui diffère de celui de La Princesse d’Élide, et surtout par la guerre fine et délicate que Molière y déclare à l’une des erreurs les plus accréditées de son temps.

Dans des siècles encore peu reculés du nôtre, l’astrologie judiciaire était aveuglément accueillie par une foule de personnes dont une grande partie, placées dans les hauts rangs de la société, auraient dû se trouver par cela même au-dessus de ces sots préjugés et de ces ridicules croyances. Mais l’amour-propre chez les grands, la cupidité chez les petits, ne servirent pas médiocrement à propager cette folie. Comment ceux-ci pouvaient-ils ne pas ajouter foi à la science qui devait dévoiler à qui la posséderait l’inappréciable secret de la fabrication de l’or ? N’était-il pas doux, n’était-il pas flatteur pour ceux-là de pouvoir se répéter que l’intelligence de l’homme sait dérober à la Divinité ses secrets et ses desseins; que leurs moindres faits, que leurs moindres gestes étaient écrits d’avance dans des mondes qui avaient avec eux une étroite connexité ; enfin, que l’ordre de l’univers se rattachait à leur existence ? Voilà pourtant les erreurs qui affligèrent l’espèce humaine pendant tant de siècles, et qui comptèrent des croyants dans les cours et jusque sur les trônes. Voltaire rapporte, avec Vittorio Siri, qu’Anne d’Autriche voulut qu’un astrologue demeurât auprès de son lit au moment où elle accoucha de Louis XIV. Plus tard, le célèbre Morin quitta la médecine pour se faire prophète, persuadé peut-être que sa nouvelle science ne serait pas plus conjecturale que celle qu’il abandonnait. L’engouement était tel que ce devin de nouvelle création, ayant imprudemment annoncé la mort de Gassendi pour le mois d’août 1650, ne vit pas son crédit s’écrouler entièrement par le démenti que la nature prit sur elle de lui donner en laissant vivre le condamné. N’avons-nous pas vu, à la fin du dix-huitième siècle, un intrigant mystérieux, Cagliostro, faire par un semblable charlatanisme de nombreux prosélytes, capter par ses décevantes promesses l’esprit d’un cardinal trop célèbre, et l’entraîner dans des menées sourdes, dans une intrigue odieuse, où se trouva injustement compromis un nom auguste ? Enfin, il y a cinquante ans, qui n’a plaint les crédules faiblesses pour l’art de la divination de cette femme, ange de bonté envoyé sur la terre pour exciter les élans généreux, pour conjurer la sévérité redoutable du grand homme qui a tenu en ses mains les destinées de la France et de tant d’empires !

Outre le plaisir obligé que les courtisans devaient prendre en écoutant un ouvrage dont l’idée première appartenait eu quelque sorte à leur Roi, outre le plaisir plus libre que leur devait causer une pièce dont les intermèdes avaient été mis en musique par Lulli, si vanté et si fêté alors, et dans laquelle on pouvait reconnaître encore et Molière et son génie à quelques traits comiques, à une ou deux scènes ingénieusement filées et au rôle spirituel de Clitidas, il en était un autre beaucoup plus vif et plus piquant, si l’on en croit un éditeur de Molière : c’était l’allusion que l’auteur avait faite, selon lui, à la passion de Mademoiselle pour M. de Lauzun, par l’amour d’Ériphile pour Sostrate. Voici le passage des Réflexions de Petitot sur cette pièce :

« Une grande princesse dut se reconnaître dans le caractère d’Ériphile, qui préfère à des rois dont elle est recherchée un simple gentilhomme. On sait que Mademoiselle, petite-fille d’Henri IV, eut pour Lauzun une passion pareille, mais qui fut bien moins heureuse. Un an avant la représentation des Amants magnifiques, Louis XIV avait ordonné à cette princesse de renoncer à l’espoir d’épouser son amant ; et, deux mois après, elle eut la douleur de le voir enfermer à Pignerol. Louis XIV donna le sujet de cette pièce à Molière, les mémoires du temps s’accordent à l’attester : mais lui prescrivit-il de faire cette allusion ? Rien n’est plus douteux. Il est naturel de croire que le Roi dit à l’auteur de faire une comédie où deux princes se disputeraient en magnificence pour éblouir et charmer une princesse ; et que Molière, afin de donner de l’intérêt à un sujet si simple et si peu susceptible de fournir cinq actes, y joignit cet amour, dont la peinture dut singulièrement réussir en présence d’une cour qui savait toute cette intrigue. Il n’y eut que Mademoiselle qui dut souffrir. »

Le caractère bien connu de Molière serait une réfutation suffisante de l’étrange assertion renfermée dans les lignes que nous venons de rapporter ; car il n’est personne, nous l’espérons, qui, après avoir lu Le Misanthrope et Le Tartuffe, n’y ait reconnu, en même temps qu’un génie supérieur, un homme de bien, un cœur généreux. Mériterait-il donc ces deux titres, l’auteur qui, abusant de la protection d’un monarque, irait, en la mettant en scène aux yeux de toute la cour, aux yeux de la France entière, insulter à la douleur d’une princesse malheureuse ? Mais il est une réponse plus positive à faire à cette supposition offensante pour Molière : elle n’est fondée que sur un anachronisme. Petitot dit qu’« un an avant la représentation des Amants magnifiques Louis XIV avait ordonné à Mademoiselle de renoncer à l’espoir d’épouser son amant ». Ce ne fut que le jeudi 18 décembre 1670, que cette défense fut faite par le Roi à la princesse, ainsi que le constatent les annales contemporaines, et notamment la lettre très détaillée de madame de Sévigné du 19 décembre 1670. Or, Les Amants magnifiques avaient été représentés, comme nous l’avons dit, dès le 7 septembre 1670, c’est-à-dire plus de trois mois avant que l’on connût ses chagrins et même sa passion, et non un an après, comme il est dit dans le morceau précité. Il était donc impossible que, quelque malignes qu’eussent été les intentions de Molière, il eût fait allusion à cette intrigue ; à moins que l’on ne suppose que, devin lui-même, il n’ait eu recours dans cette circonstance à une science qu’il semble cependant combattre de bonne foi.

Les Amants magnifiques lui fournirent l’occasion de mystifier un poète de cour dont il avait à confondre l’orgueil.Benserade, chargé par le Roi de la composition du Ballet des Muses, s’était vu forcé d’appeler Molière à son aide. Celui-ci avait, comme on l’a vu, composé pour cette fête Mélicerte et la Pastorale comique. Le peu de succès de cette dernière production avait encouragé l’avantageux Benserade à prendre des airs de hauteur avec son collaborateur plus modeste. Ayant eu des premiers connaissance des Amants magnifiques, il dit, à l’occasion de ces deux vers du troisième intermède,

Et tracez sur les herbettes
Les images de vos chansons,

qu’il fallait sans doute lire :

Et tracez sur les herbettes
Les images de vos chaussons.

Molière probablement n’attachait pas grande importance à son distique ; mais il n’était pas d’humeur à se laisser turlupiner par un faquin. « Le mépris, disait-il, est comme une pilule qu’on peut bien avaler, mais qu’on ne peut mâcher sans faire la grimace. » Il jura de se venger et tint aussitôt parole. Benserade jouissait à la cour d’une immense réputation comme poète de ballets ; la fadeur et la recherche de ses compositions précieuses lui avaient assuré un grand nombre d’admirateurs. Molière, pour en venir à ses fins, inséra dans le premier intermède des Amants magnifiques, pour le Roi, qui représentait Neptune, des vers tout à fait dans le genre de ceux du poète bel esprit. Il ne s’en déclara pas l’auteur, et ne mit que le prince dans sa confidence. Tous les courtisans, dupes de cette ruse, accablèrent de compliments le complaisant Benserade, qui, par ses faibles dénégations, acheva de leur persuader que les stances étaient de lui. Quels durent être sa confusion et son dépit quand Molière, levant le masque, se déclara le père de ce prétendu chef-d’œuvre ? Ce fut alors qu’il sentit combien était vrai le dernier vers du quatrain qu’il avait consacré au poète comique dans le Ballet des Muses :

Le célèbre Molière est dans un grand éclat ;
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome.
Il est avantageux partout d’être honnête homme,
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat.

Celui-ci venait de se venger d’un rimeur qui se croyait poète ; il mit en scène, le mois suivant, un de ces bons roturiers qui veulent trancher du gentilhomme.

Nous ne craignons pas de dire qu’aucune de ses pièces n’est d’une moralité plus générale, d’une vérité plus étendue que celle dont M. Jourdain est le héros. Que dans Le Tartuffe il ait courageusement démasqué l’infamie sous les traits de la religion ; qu’il se soit érigé dans Le Misanthrope en censeur de l’humeur morose et de l’esprit insociable ; que George Dandin lui ait fourni un libre champ pour effrayer les petits bourgeois de l’alliance des Sotenvilles ; qu’il ait, par le portrait d’Harpagon, tenté de faire rougir les avares ; que ses traits malins et mordants aient été dirigés, dans Les Femmes savantes, contre les pédants, et, dans L’École des femmes et L’École des maris, contre les infortunes conjugales, toujours est-il qu’il n’avait jusque-là atteint que les travers de certaines classes de la société, qu’il n’avait peint que certaines phases de nos mœurs. L’hypocrisie de religion, la manie des hautes alliances ne sont que des vices, que des défauts passagers : car, il y a cinquante ans, il n’y avait pas de Tartuffes ; il n’est plus guère aujourd’hui de Georges Dandins. Les pédantesques prétentions, les mésaventures des maris ne sont que des mécomptes, des malheurs particuliers : car on rencontre parfois des auteurs modestes, et d’ailleurs tout le monde n’est pas auteur ; on trouve, en cherchant bien, des maris heureux, et, au reste, il est bon nombre de célibataires ; mais, des Jourdains, il en fut, il en est, il en sera toujours. L’excès d’amour-propre est chez nous un défaut essentiel, et par conséquent général et impérissable. Dans quelque classe que la fortune l’ait fait naître, il n’est guère d’homme qui ne s’associe aux ridicules de M. Jourdain, sous le rapport du rang, de la fortune, ou de la prétention aux talents. Chacun s’enfle comme la grenouille, et veut paraître plus grand que nature ; enfin, comme l’a dit le bon, l’excellent La Fontaine,

Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Ce fut à Chambord, le 14 octobre 1670, que l’on représenta, pour la première fois, cet important ouvrage. La cour était alors rassemblée dans ce séjour, et Molière comptait pour juges tout ce que la France avait de plus éminent. L’impénétrable impassibilité que le Roi conserva pendant la représentation, et la crainte qu’eurent les courtisans d’émettre un avis contraire à celui du monarque, les empêchèrent de se prononcer. Au souper, Louis XIV ne se déclara pas davantage, et l’on crut même remarquer qu’il n’adressa pas la parole à Molière, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre. Ce silence suffit pour persuader aux marquis et aux comtes, qui n’avaient point oublié leurs anciens griefs contre l’auteur, et auxquels le rôle de Dorante en fournissait même de nouveaux, que le Roi partageait leur sentiment sur la pièce ; alors ils cessèrent de le dissimuler. Les censures les plus amères lui furent prodiguées ; et certain duc, dont la chronique a cru mal à propos devoir taire le nom, laissa plus particulièrement éclater son dépit et sa fureur, « Molière, disait ce zoïle titré, nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés. Qu’est-ce qu’il veut dire avec son Ha la ba, ba la chou ? Le pauvre homme extravague, il est épuisé : si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber dans la farce italienne ! » Voilà ce que la vanité, la sottise et l’ignorance dictaient à monsieur le duc et à ses nobles confrères ; voilà ce qu’ils répétèrent tous à l’envi pendant cinq grands jours que la seconde représentation se fit attendre. Nous disons cinq grands jours : en effet, que l’on se peigne le malheureux Molière désespéré de ce concert de diatribes, mais plus encore du silence du Roi, renfermé dans sa chambre, dont il n’osait sortir, et envoyant, de temps à autre, Baron chercher des nouvelles qui n’avaient jamais rien de consolant.

Enfin il arriva, ce jour qu’il redoutait même en le désirant. La seconde représentation fut aussi calme que la première ; mais le Roi dit à Molière après le spectacle : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce le premier jour, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » On rendrait difficilement la joie qu’un tel jugement, qu’un tel acte de justice fit éprouver au malheureux patient ; mais on aurait tort de se figurer que ses critiques, si violents et si acharnés, en demeurèrent confus. À peine l’approbation royale leur fut-elle annoncée qu’ils entourèrent Molière et l’accablèrent de louanges. « Cet homme-là est inimitable, disait ce même duc, naguère si furieux ; il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré. » Et voilà les bons amis de cour !

Paris fut tout d’abord de l’avis de Louis XIV ; et Le Bourgeois gentilhomme, représenté à la ville le 23 novembre 1670, contribua par son succès à attirer au théâtre du Palais-Royal une foule à laquelle la Bérénice de Corneille, presque simultanément mise à la scène, faisait également prendre le même chemin84. Bientôt après, il n’obtint pas moins de succès à la lecture.

Cette charmante production avait encore pour les Parisiens un attrait de plus, le plus grand de tous à leurs yeux, celui de la malignité. Le bruit se répandit généralement qu’un chapelier millionnaire, nommé Gandoin, la fable de la capitale par sa prodigalité, avait été pour Molière le type de M. Jourdain. Grimarest prétend que cette anecdote est controuvée. Quoi qu’il en soit, elle n’a rien d’invraisemblable, parce qu’un personnage aussi aveugle de vanité n’est pas très rare à rencontrer. N’a-t-on pas vu, seize ans après, en 1686, l’abbé de Saint-Martin, homme estimable, qui enrichit la ville de Falaise de monuments agréables et d’établissements utiles, recevoir très gravement trois prétendus ambassadeurs de Siam, qui venaient lui annoncer que leur monarque, ayant lu ses ouvrages, l’avait élevé à la dignité de mandarin ! Il accueillit avec transport ce message, leur en fit témoigner sa reconnaissance par leur truchement, les combla de présents, fut reçu avec des cérémonies plus singulières encore que celles du Bourgeois gentilhomme, et resta toute sa vie persuadé qu’il était mandarin de Siam et marquis de Miskou à la Nouvelle-France, titre qu’il ne manquait jamais d’ajouter à sa signature. Un auteur dramatique, quelquefois observateur fin et délicat, Poinsinet, n’a-t-il pas, par sa facile crédulité pour les contes burlesques de quelques mauvais plaisants, reculé les bornes du vraisemblable dans ce genre ? La conférence avec les ambassadeurs de Siam, et les épreuves subies si patiemment par l’aspirant « Écran du Roi », justifient complètement la cérémonie du muphti.

On a aussi affirmé, du temps de Molière, qu’un de ses amis, Rohault, lui avait servi d’original pour tracer son Maître de philosophie. On a dit même que, pour rendre la copie plus ressemblante au modèle, il avait envoyé Baron prier ce philosophe de lui prêter son chapeau, qui était d’une forme toute particulière ; mais que Rohault, informé du rôle que l’on voulait faire jouer à son chapeau, le refusa. Cette anecdote ne saurait être vraie ; Rohault n’avait pas à craindre d’être mis en scène et d’être tourné en ridicule par celui qui s’honorait de son amitié ; et ce qui certainement n’était pas plus digne de foi, c’est que son Traité de physique eût fourni à Molière, comme on le prétendait encore, une partie de la leçon de son philosophe. On se convainc de l’inexactitude de cette assertion en lisant cet ouvrage, qui d’ailleurs ne parut qu’en 1671, c’est-à-dire un an après Le Bourgeois gentilhomme. C’est du Discours physique de la parole, par Cordemoy, de l’Académie française, qu’est tirée en partie la leçon si plaisante de prononciation.

Mademoiselle Beauval, dont nous avons déjà eu occasion de parler, joua d’original le rôle de Nicole. Le Roi, auquel elle n’avait pas eu le bonheur de plaire, dit à Molière, peu avant la première représentation à Chambord, qu’il fallait la remplacer. Le jour de la fête était trop prochain pour qu’une autre actrice pût apprendre le rôle. Force fut donc de le laisser à mademoiselle Beauval, qui le remplit avec un tel talent que Louis XIV, après la pièce, dit à Molière : « Je reçois votre actrice. »

Le public avait abandonné depuis quelque temps le théâtre de Molière pour se porter à celui de Scaramouche, revenu à Paris après une absence de trois ans. Cet acteur, ayant amassé dix ou douze mille livres de rente, qu’il avait placés à Florence, sa patrie, avait eu le désir de s’y aller fixer. Il y avait d’abord envoyé ses enfants et sa femme, et était demeuré en France jusqu’à ce qu’il eût obtenu de son gouvernement l’assurance de n’être pas inquiété pour ses anciennes condamnations, et de Louis XIV la permission de retourner dans son pays. Le Roi la lui donna, mais en le faisant prévenir qu’il ne devait pas songer à obtenir jamais celle de revenir en France. Scaramouche, dans les idées duquel il n’entrait pas de projets de retour, s’embarrassa peu de la condition et partit. Mais à son arrivée à Florence, il reçut un accueil auquel il ne s’attendait guère. Sa femme, qui avait goûté tous les charmes du veuvage, lui fit une réception à le dégoûter de rester longtemps près d’elle. Comme elle s’était emparée des épargnes qu’il avait amassées, il fut forcé, pour vivre, de reprendre son métier de farceur. Après avoir parcouru pendant quelque temps l’Italie, il fit solliciter le roi de France de l’autoriser à rentrer. Ce prince, malgré ses anciennes menaces, y consentit. La ville désapprouva fort cette condescendance ; mais elle s’empressa néanmoins de courir en masse aux représentations de ce nouvel enfant prodigue. M. Jourdain eut seul le talent de la ramener au Palais-Royal.

La troupe de Molière avait repris depuis 1660 une ancienne comédie intitulée Don Quichotte ou Les Enchantements de Merlin, arrangée par mademoiselle Madeleine Béjart. Cette pièce, grâce à l’intérêt que la belle-sœur de Molière avait à ce qu’on la jouât souvent, était restée au répertoire. L’auteur du Tartuffe et du Misanthrope y remplissait le rôle de Sancho. Un jour qu’on la représentait (c’était, a-t-on dit, en 1670), comme il devait paraître sur son âne, il se mit dans la coulisse pour ne pas se faire attendre, et pour saisir le moment où il fallait entrer en scène. « Mais l’âne, qui ne savait pas son rôle par cœur, dit Grimarest, n’observa point ce moment ; et dès qu’il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu’il n’en fit rien. Il tirait le licou de toute sa force ; l’âne n’obéissait point et voulait paraître. Molière appelait : “Baron ! La Forêt ! à moi ; ce maudit âne veut entrer ! ”…f Cette femme était dans la coulisse opposée, d’où elle ne pouvait passer par-dessus le théâtre pour arrêter l’âne ; et elle riait de tout son cœur de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettait de force à tirer son licou pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours et désespérant de pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son âne, il prit le parti de se retenir aux ailes du théâtre et de laisser glisser l’animal entre ses jambes pour aller faire telle scène qu’il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravitég de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aventures et prit sur lui les personnages les plus comiques. »

Il fut encore chargé de composer une pièce à grand spectacle pour les fêtes du carnaval de 1671. Il songea à la fable de Psyché, qui appartient à l’antiquité, et que La Fontaine, en 1669, avait naturalisée dans notre littérature en rajeunissant et en appropriant au goût d’alors des fictions surannées. Mais voyant arriver le terme qu’on lui avait assigné, et n’ayant encore mis que la première main à son ouvrage, il prit le parti de s’adjoindre deux collaborateurs, Corneille et Quinault, qui travaillèrent sur le plan qu’il avait entièrement tracé. Il ne composa que le prologue, le premier acte et les premières scènes du second et du troisième. Corneille, dont la modeste complaisance en cette occasion dément sa prétendue inimitié contre Molière, fit le surplus, et à soixante-cinq ans retrouva toute la vigueur, tout le feu de sa jeunesse pour écrire la scène brûlante de la déclaration de Psyché à l’Amour85. Quant à Quinault, il se chargea d’entremêler chaque acte

… De lieux communs de morale lubrique,

c’est-à-dire qu’il laissa échapper de sa plume les intermèdes de cette pièce, à l’exception du premier, qui est de Lulli, semblant prendre à tâche de justifier d’avance, dans ses compositions éphémères, l’arrêt que Boileau devait un jour si injustement étendre jusqu’à ses opéras. Enfin le Florentin mit en musique ce poème, qui fut soumis au jugement très favorable de la cour en janvier 1671, sur le théâtre des Tuileries.

« Il est à remarquer, dit La Grange, que le dimanche xve  mars de la présente année 1671, avant que de fermer le théâtre, la troupe a résolu de faire rétablir les dedans de la salle, qui avaient été faits à la hâte lors de l’établissement et à la légère, et que, par délibération, il a été conclu de refaire tout le théâtre, particulièrement la charpente, et le rendre propre pour des machines ; de raccommoder toutes les loges et amphithéâtre, bancs et balcons, tant pour ce qui regarde les ouvrages de menuiserie que de tapisserie, et ornements et commodités ; plus, de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu’audit jour xve  mars, n’avait été couverte que d’une grande toile bleue, suspendue avec des cordages. De plus, il a été résolu de faire peindre lesdits plafond, loges, amphithéâtre et généralement tout ce qui concerne la décoration de ladite salle, où l’on a augmenté un troisième rang de loges qui n’y était point ci-devant ; plus d’avoir dorénavant, à toutes sortes de représentations, tant simples que de machines, un concert de douze violons, ce qui n’a été exécuté qu’après la représentation de Psyché.

« Sur ladite délibération de la troupe, on a commencé à travailler auxdits ouvrages de réparation et de décoration de la salle le xviiie  mars, qui était un mercredi, et on a fini un mercredi xve  avril de la présente année. La dépense générale s’est montée, en bois de menuiserie, charpenterie, serrurerie, peintures, toiles, clous, cordages, ustensiles, journées d’ouvriers, et généralement toutes choses nécessaires, à 1 989 liv. 10 sols. Les Italiens sont entrés dans la moitié de ladite dépense…

« Ledit jour, mercredi xve  avril, après une délibération de la compagnie de représenter Psyché, qui avait été faite pour le Roi l’hiver dernier et représentée sur le grand théâtre du palais des Tuileries, on commença à faire travailler tant aux machines, décorations, musique, ballet et généralement tous les ornements nécessaires pour ce grand spectacle. Jusques ici les musiciens et musiciennes n’avaient point voulu paraître en public ; ils chantaient à la comédie dans des loges grillées et treillissées ; mais on surmonta cet obstacle, et, avec quelque légère dépense, on trouva des personnes qui chantèrent sur le théâtre à visage découvert, habillées comme les comédiens […] Tous lesdits frais et dépenses pour la préparation de Psyché h se sont montés à la somme de 4 359 liv. 1 sol.i Dans le cours de la pièce, M. de Beauchamps a reçu de récompense, pour avoir fait les ballets et conduit la musique, 1 100 livres, non compris les 11 livres par jour que la troupe lui a données tant pour battre la mesure à la musique que pour entretenir les ballets. »

Psyché, après six semaines de répétitions, fut représentée le 24 juillet sur le théâtre de Molière. On conçoit facilement le succès que dut avoir une pièce qui, à l’intérêt même du sujet et à celui qu’inspiraient les noms de ses auteurs, joignait le prestige des arts, offrait aux yeux les tableaux les plus magiques qu’on eût vus jusque-là, des enfers, de la terre et des cieux. Aussi trente-huit recettes productives furent-elles la récompense de cette association littéraire et de ce luxe inusité de mise en scène.

La chronique prétend que la représentation de cet ouvrage fut pour l’honneur marital de Molière un écueil nouveau, et d’autant plus affreux qu’il y était poussé par celui qu’il avait toujours traité comme son fils.

« Tant que mademoiselle Molière avait demeuré avec son mari, dit l’auteur de La Fameuse Comédienne, elle avait haï Baron comme un petit étourdi qui les mettait fort souvent mal ensemble par ses rapports ; et comme la haine aveugle, aussi bien que les autres passions, la sienne l’avait empêchée de le trouver joli. Mais quand ils n’eurent plus d’intérêts à démêler, et qu’elle lui eut entièrement abandonné la place, elle commença à le regarder sans prévention, et trouva qu’elle en pouvait faire un amusement agréable. La pièce de Psyché, que l’on jouait alors, seconda heureusement ses desseins et donna naissance à leur amour. La Molière représentait Psyché à charmer, et Baron, dont le personnage était l’Amour, y enlevait les cœurs de tous les spectateurs : les louanges communes qu’on leur donnait les obligèrent de s’examiner de leur côté avec plus d’attention, et même avec quelque sorte de plaisir. Baron n’est pas cruel ; il se fut à peine aperçu du changement qui s’était fait dans le cœur de la Molière en sa faveur, qu’il y répondit aussitôt. Il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il lui fit sur le bonheur qu’il avait d’avoir été choisi pour représenter son amant ; qu’il devait l’approbation du public à cet heureux hasard ; qu’il n’était pas difficile de jouer un personnage que l’on sentait naturellement ; qu’il serait toujours le meilleur acteur du monde si l’on disposait les choses de la même manière. La Molière répondit que les louanges que l’on donnait à un homme comme lui étaient dues à son mérite, et qu’elle n’y avait nulle part ; que cependant la galanterie d’une personne qu’on disait avoir tant de maîtresses ne la surprenait pas, et qu’il devait être aussi bon comédien auprès des dames qu’il l’était sur le théâtre.

« Baron, à qui cette manière de reproches ne déplaisait pas, lui dit de son air indolent qu’il avait à la vérité quelques habitudes que l’on pouvait nommer bonnes fortunes, mais qu’il était prêt à lui tout sacrifier, et qu’il estimerait davantage la plus simple de ses faveurs que le dernier emportement de toutes les femmes avec qui il était bien, et dont il lui nomma aussitôt les noms, par une discrétion qui lui est naturelle. La Molière fut enchantée de cette préférence, et l’amour-propre, qui embellit tous les objets qui nous flattent, lui fit trouver un appas sensible dans le sacrifice qu’il lui offrait de tant de rivales. »

Ce commerce fut heureusement de peu de durée. Il serait consolant de pouvoir penser que ce furent les remords de Baron qui l’en détournèrent. Mais la coquetterie de mademoiselle Molière, qui associait d’autres galants à son bonheur, la jalousie qu’il lui causait lui-même en continuant à voir les femmes qu’il avait promis de lui immoler et en fermant de nouvelles liaisons, firent seules naître le trouble entre les deux amants, qui s’aperçurent trop tard qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre.

Des intrigues nouvelles vinrent faire oublier celle-ci à mademoiselle Molière. Quant à Baron, pour tranquilliser le lecteur sur la douleur qu’il put en ressentir, il suffit de dire qu’il s’est peint très fidèlement dans L’Homme à bonnes fortunes. Le Sage, dans Gil Blas, a laissé de son caractère un portrait peu flatteur ; mais, pour faire connaître sa vie et les mœurs de son siècle, nous n’avons besoin que de citer une seule phrase de La Bruyère : « Roscius, dit-il en s’adressant à Lélie, ne peut être à vous ; il est à une autre : et quand cela ne serait pas ainsi, il est retenu ; Claudie attend pour l’avoir qu’il se soit dégoûté de Messaline. »

Il eut en effet de grands succès auprès des femmes de la cour, qui rougissaient quelquefois de cette passion plus par vanité que par bienséance. Baron, qui s’en apercevait, s’en vengeait avec impudence, mais toujours avec esprit. Si une duchesse déconcertée de le voir se présenter en plein jour dans son salon, quand elle lui avait signifié qu’elle ne voulait le recevoir que la nuit dans son appartement, lui demandait avec hauteur ce qui pouvait l’amener, il s’excusait en disant qu’il venait chercher son bonnet de nuit, qu’il avait oublié le matin. Si une autre, honteuse de sa faiblesse et de l’objet de son amour, s’écriait en regardant les portraits de sa famille : « Que diraient mes ancêtres s’ils me voyaient dans les bras d’un histrion ?… » on sait ce que Baron répliquait.

Mais laissons les causes des chagrins de Molière pour revenir à ses succès. Depuis l’apparition de L’Avare, c’est-à-dire depuis plus de trois ans, il n’avait exercé son talent et son génie que sur des ouvrages réclamés pour les plaisirs de la cour. Cette sorte de dépendance, qui eût éteint la verve de tout autre auteur, ne semble pas avoir été préjudiciable à la sienne ; car, s’il est vrai de dire que Psyché et surtout Les Amants magnifiques se ressentent du peu d’instants qu’il eut à leur consacrer, on reconnaîtra du moins que George Dandin, Pourceaugnac, et principalement Le Bourgeois gentilhomme, annoncent toute la liberté d’esprit, toute l’étendue de moyens qu’il déploya dans ses productions les plus remarquables.

Les Fourberies de Scapin furent le premier ouvrage que notre auteur fit représenter après avoir acquitté l’impôt qu’il devait aux plaisirs de la cour. Cette dette envers le public payée, il vit Paris, auquel il n’avait pas depuis longtemps offert les prémices de ses pièces, faire le meilleur accueil à celle-ci, le 24 mai, et revenir la voir pendant un assez grand nombre de représentations.

À cette farce charmante, la veine de Molière fit succéder La Comtesse d’Escarbagnas ; elle fut jouée d’abord sur le théâtre de la cour, à Saint-Germain-en-Laye, le 2 décembre. Elle composait, avec une Pastorale dont il ne nous reste qu’une nomenclature de personnages, un divertissement intitulé Le Ballet des ballets, donné par le Roi lors de l’arrivée à Paris de la princesse de Bavière, que Monsieur, veuf d’Henriette d’Angleterre, avait épousée, par procureur, à Châlons, le 16 novembre précédent. La Comtesse d’Escarbagnas ne fut représentée à Paris que le 8 juillet de l’année suivante.

Les longues excursions de Molière dans différentes provinces avaient fourni à son esprit contemplateur de favorables occasions d’y étudier et d’y saisir mille ridicules divers. Alors plus qu’aujourd’hui, les habitudes des provinciaux contrastaient avec celles des habitants de la capitale. Des relations beaucoup plus rares avec Paris, une ignorance complète du luxe et de ses prestiges brillants, peu d’amour des plaisirs, donnaient à la province une grande supériorité sur la métropole sous le rapport des mœurs, mais l’empêchaient absolument de s’initier à ce savoir-vivre aimable que les grandes villes acquièrent presque toujours aux dépens de leur moralité, et de se dépouiller de cette simplicité grossière, source féconde de vertus comme de ridicules. Cependant notre premier comique, se contentant d’esquisser plus d’un de ces travers dans quelques cadres qu’ils ne remplissaient pas seuls, comme dans George Dandin, n’y consacra entièrement que La Comtesse d’Escarbagnas.

Au milieu des scènes plaisantes où se dessinent les caractères de M. Harpin, receveur des tailles, premier acte d’hostilité de la comédie contre la finance86, et de M. Thibaudier, type ébauché de ces magistrats hommes à bonnes fortunes et fats surannés aux dépens desquels on s’est plus d’une fois égayé au dix-huitième siècle ; au milieu de ces scènes, il en est une que dépare une équivoque grossière, celle où la Comtesse se récrie contre les leçons indécentes de M. Bobinet, le précepteur de M. le Comte son fils, quand celui-ci répète son Despautère,

Omne viro soli quod convenit, esto virile,
Omne viri………………………………

Nous avons été forcés de rappeler cette plaisanterie pour pouvoir dire qu’on prétend que Molière voulut faire par là allusion à une méprise du même genre. Ninon de Lenclos aimait le marquis de Villarceaux, dont elle était aimée. L’épouse de ce seigneur, voulant faire admirer son fils par une réunion nombreuse qui se trouvait chez elle, pria son précepteur de l’interroger. Ce pédant lui dit gravement : Quem habuit successorem Belus, rex Assyriorum ? — Ninum , répondit le petit prodige. Cette réponse choqua beaucoup sa mère, qui, frappée de ce Ninum, gronda le précepteur d’entretenir son élève des folies de son père ; et les protestations de cet autre Bobinet, qui n’y entendait pas malice, ne purent servir à l’apaiser.

La Comtesse d’Escarbagnas fut donnée à ses quatorze premières représentations consécutives avec Le Mariage forcé, que Molière fit reprendre alors simultanément avec un grand éclat, « accompagné, dit le Registre de La Grange, d’ornements dont M. Charpentier a fait la musique, M. de Beauchamps les ballets, et M. Baraillon les habits ». Ce nom nouveau de musicien nous oblige à une explication.

Lulli, nous l’avons dit déjà, était depuis plusieurs années dans des rapports familiers avec Molière. Notre auteur lui avait même prêté pour l’aider à se faire construire la maison qui existe encore à l’angle sud-ouest de la rencontre des rues Saint-Anne et Neuve des Petits-Champs, une somme de 11 000 livres, par un acte du 14 décembre 1670, récemment découvert. Il lui avait successivement donné à mettre en musique les intermèdes de Pourceaugnac, ceux du Bourgeois gentilhomme, et Psyché. Mais Molière crut avoir à se plaindre du Florentin, qui avait sollicité et obtenu, le 14 avril 1672, une ordonnance du Roi portant défense à tous autres spectacles qu’à l’Académie royale de musique d’employer dans leurs représentations plus de six chanteurs et de douze violons. Il demanda la musique des intermèdes du Mariage forcé à Charpentier, qui s’en acquitta de manière à ne pas lui laisser de regrets.

Mais ce choix en causa beaucoup à un musicien-poète que nous avons perdu de vue depuis le séjour de Molière en Languedoc, à D’Assoucy. Cet ancien commensal de la troupe, cet hôte compromettant et compromis, avait cherché évidemment à renouer avec ses bienfaiteurs d’autrefois. Sans doute Molière, généreux comme il l’était, ne se refusa pas à l’aider de sa bourse, mais il rencontra, c’est D’Assoucy qui va nous le dire, une invincible répugnance de la part des actrices à se trouver en contact avec ce personnage soupçonné, pour ne pas dire convaincu.

Le compositeur tenu à distance s’épancha alors dans une plainte en vers et en prose qu’il censura bientôt et rogna lui-même, car on n’en trouve que quelques rares passages à la suite du petit nombre d’exemplaires qui subsistent des Rimes redoublées 87.

« Malgré le malin détracteur,
J’ai toujours été serviteur
De l’incomparable Molière
Et son plus grand admirateur ;
Car, sur l’un et l’autre hémisphère,
Onc ne fut si gentil auteur…
Aussi chacun le considère,
Et qui n’est pas estimateur
De cet esprit plein de lumière,
N’est qu’un fat en toute manière…
Tu m’en crois bien, ami lecteur ;
Pour moi je l’aime et le révère,
Oui, sans doute, et de tout mon cœur.
Il est vrai qu’il ne m’aime guère.
Que voulez-vous ? c’est un malheur.
L’abondance fuit la misère,
Et le petit et pauvre hère
Ne cadre point à gros seigneur. »

« Il fut pourtant autrefois mon ami, et je crois qu’il le serait encore, si ses excellentes qualités lui pouvaient permettre d’aimer d’autre que lui-même. Il sait que c’est moi qui ai donné l’âme aux vers de l’Andromède de M. de Corneille ; que j’étais en réputation de faire de beaux airs auparavant que tous ces illustres Amphions de notre temps y eussent jamais pensé ; que je suis sur le point de faire entendre, au Roi et au public, un genre de musique tout particulier, et qu’enfin, à mon très grand regret, je me puis vanter d’être aujourd’hui le doyen de tous les musiciens la France. C’est pourquoi, entre ces notions, comme j’avais déjà animé plusieurs fois de ses paroles, il ne se fit pas grande violence pour me prier de faire la musique de ses pièces de machines, puisque je ne fais la musique auprès des Rois que pour ma gloire et pour mes amis, sans intérêt. Cependant, ayant été averti qu’au préjudice de la parole qu’il m’avait donnée, il employait un garçon qui, pour avoir les ventricules du cerveau fort endommagés, n’est pas pourtant un fol à lier, mais un fol à plaindre, et qui, ayant eu dans Rome88 besoin de mon pain et de ma pitié, n’est guère plus sensible à mes grâces que tant d’autres vipères que j’ai nourries dans mon sein, cela m’obligea de lui envoyer cette lettre :

« À Monsieur Molière. — Je fus charmé et surpris tout ensemble d’une nouvelle que j’appris hier : on m’assura que vous étiez sur le point de donner votre pièce de machines à l’incomparable M. *** pour en faire la musique, quoique le rapport qu’il y a de ses chants à vos beaux vers ne soit pas tout à fait juste, et que cet homme, qui sans doute est un original, ne soit pas pourtant si original qu’il ne s’en puisse trouver aux Incurables quelque copie. Comme pour les grands desseins il faut de grands personnages, et qu’il ne tient qu’à une paire d’échasses que celui-ci ne soit le plus grand homme de notre siècle, vous avez tort d’hésiter sur un si beau choix. Toutefois, si vous daignez vous souvenir de la promesse que vous me fîtes lorsque je vous allai voir durant votre dernière maladie, aujourd’hui que, perdant M. de Lulli, vous ne sauriez tomber que de bien haut, possible que vous ne tomberiez pas au moins du ciel en terre, vous auriez quelque pitié de vos chers enfants qui sont à la veille de se rompre le col, et ne les sacrifieriez pas à l’ignorance de ceux qui ne me connaissent pas, ou à l’envie de ceux qui me connaissent : et comme dans cette affaire il y va sans doute du vôtre beaucoup plus que du mien, vous penseriez un peu avant que cracher contre le ciel et me faire cette injure, puisque vous ayant offert, et vous offrant encore par cette lettre, de faire votre musique purement pour mon plaisir, et d’ailleurs ne pouvant douter ni de l’affection que j’ai toujours eue pour votre personne, ni de l’estime que j’ai pour votre mérite, non plus que de ma capacité, vous ne sauriez me manquer de parole sans faire éclater à la vue de tout le monde une aversion d’autant plus injuste que ceux qui lisent mes ouvrages et m’entendent parler de vous savent très bien que vous n’avez point de plus grand estimateur ni de meilleur ami que moi, qui suis et serai encore, après cela, toute ma vie, votre, etc., etc. »

« Je crois pourtant qu’il avait fait ce qu’il avait pu pour me tenir sa parole et me procurer un si glorieux emploi ; mais quoi ! parmi les comédiens, il y a toujours des héroïnes et des déesses qu’il faut encenser ; mais si pour l’archet de ma lyre je n’ai pas seulement de la poix-résine, comment aurais-je de l’encens pour des fausses divinités, et comment, étant si fort brouillé avec le beau sexe, pourrais-je pacifier tant de vierges irritées, n’ayant plus rien désormais à leur donner ? »

— Bientôt après Le Malade imaginaire devint l’occasion d’un nouveau mécompte pour D’Assoucy.

Des prétentions des femmes de province aux beaux airs, Molière passa aux prétentions des femmes de Paris au savoir. Nous avons, à l’occasion des Précieuses ridicules, dépeint les cercles où, avant le succès de cette piquante satire, tout ce que la littérature, la noblesse et le clergé comptaient de plus distingué venait chaque jour conspirer contre le bon goût et le naturel. Nous avons dit aussi l’influence que le manifeste de Molière exerça sur ces ridicules. L’alarme fut jetée aux rangs de ces nouveaux croisés ; leurs dieux furent reniés, leurs autels renversés. Mais, semblables à des esclaves qui combattent pour leurs fers, les fanatiques ne peuvent vivre sans idoles. D’ailleurs, si l’hôtel de Rambouillet avait abjuré le jargon du Cyrus, il ne pouvait aussi facilement renoncer à l’espèce d’influence qu’il exerçait sur la société ; et, pour la conserver, il fallait ouvrir une nouvelle école. À la manie des lettres succéda la fureur des sciences ; les petits vers, au lieu d’être une occupation principale, ne furent plus que le délassement des plus hautes spéculations ; l’astre de mademoiselle de Scudéry et de La Calprenède pâlit devant celui de Descartes ; et le bonnet de docteur remplaça sur le front des femmes la coiffure des héroïnes de leurs romans.

Molière, qui avait cru le premier travers digne de sa colère, ou plutôt de sa gaieté, ne pouvait garder le silence sur celui-ci, non moins menaçant, non moins redoutable. Il avait combattu l’afféterie et la déraison prétentieuse qui exaltaient les sentiments des femmes aux dépens du naturel et de la grâce ; pouvait-il ménager ce pédantisme glacial qui, les destituant entièrement de leurs charmes et pour ainsi dire de leur sexe, en faisait des êtres équivoques et d’une nature incertaine ? Non : vainqueur d’un ridicule, c’était un devoir pour lui de reprendre les armes contre le travers qui, phénix nouveau, renaissait de ses cendres.

Le 11 mars, Les Femmes savantes parurent sur le théâtre du Palais-Royal. Accueillie assez froidement aux premières représentations, la pièce fut peu après entièrement abandonnée de la foule, moins frappée d’abord des beautés dont l’ouvrage est rempli que de l’apparente stérilité de son sujet. Plus tard, l’autorité des hommes de goût fit revenir le public de ses injustes préventions, et ce chef-d’œuvre reprit le rang auquel il avait le droit de prétendre.

Nous avons déjà dit avec quel tact Molière savait choisir ses acteurs. La représentation des Femmes savantes en fournit une preuve piquante et nouvelle. Il avait opposé à sa Philaminte, à son Armande, à sa Bélise, la simplicité rustique, mais pleine de sens et de naturel, de la bonne Martine. On croit peut-être qu’il chargea une de ses actrices de remplir ce rôle ? Non : il le confia à une de ses servantes qui portait le nom de ce personnage, et qui, sans aucun doute, avait à son insu fourni plus d’un trait, pour le peindre, au génie observateur de son maître. Dirigée par Molière et la nature, cette actrice improvisée ne dut rien laisser à désirer.

C’est ici l’occasion d’examiner un point d’histoire et de morale littéraire sur lequel on n’a guère jeté encore qu’un jour très incertain. Molière ne joua-t-il pas Cotin et Ménage dans les rôles de Trissotin et de Vadius ? Quels motifs eut-il pour exercer une telle vengeance contre eux ? Pouvait-il même en exister d’assez puissants pour justifier une semblable conduite ? Afin de ne donner lieu à aucun soupçon de partialité de notre part en faveur de notre premier comique, nous nous attacherons à ne retracer les faits que d’après l’autorité d’écrivains qui ne peuvent, dans cette occasion, être accusés ni de prévention ni d’ignorance.

On lit dans plusieurs recueils que Molière avait été reçu à l’hôtel de Rambouillet ; qu’on s’y était plu à lui faire le meilleur accueil ; mais que, Ménage et Cotin lui ayant adressé quelques mots piquants, il n’y retourna plus, et mit ses deux adversaires en scène. Cette assertion a bien peu de vraisemblance à nos yeux. Quand on songe au mépris que l’on avait alors pour la profession d’acteur, à la morgue de la noblesse de ce temps, qui composait en grande partie la société de cet hôtel, on ne peut croire que Molière, malgré tout son talent, eût pu y trouver grâce. Bussy-Rabutin, qui mit tant d’ardeur à faire casser le mariage de sa fille avec M. de La Rivière parce que les trente-deux quartiers de celui-ci n’étaient pas incontestables ; madame de Sévigné, qui trouvait cet acharnement légitime, madame de Sévigné, Bussy-Rabutin et tant d’autres eussent-ils pu prendre sur eux de s’asseoir à côté d’un comédien ? La version suivante, appuyée sur de plus imposants témoignages, nous semble digne d’une tout autre confiance.

Au temps où Molière était poursuivi le plus vivement par les ennemis que les représentations particulières et les lectures de son Tartuffe lui avaient déjà suscités, l’abbé Cotin et Ménage, ce même Ménage que nous avons vu plus généreux, ou seulement plus prudent, lors du succès des Précieuses ridicules, « s’étant trouvés à la première représentation du Misanthrope, dit l’abbé D’Olivet, poussèrent la haine contre Molière jusqu’à aller, au sortir de là, sonner le tocsin à l’hôtel de Rambouillet, disant qu’il jouait ouvertement le duc de Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos, dans l’esprit de quelques courtisans, pour tomber dans la misanthropie. L’accusation était délicate : Molière sentit le coup ». Il sut cependant contenir sa juste indignation ; et il est probable que si Cotin ne l’eut pas lui-même contraint à la vengeance par de nouvelles attaques, il eût gardé sur son compte le silence du mépris.

Mais irrité contre Despréaux, qui l’avait peu flatté, le pauvre Cotin, après avoir essayé de lui rendre trait pour trait dans une plate satire, composa encore un pamphlet, Despréaux, ou la Satire des satires, où, non content de prodiguer à son censeur les injures les plus grossières et de lui imputer des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi, il eut la maladresse de ne pas ménager davantage Molière, dont le silence à son égard lui semblait probablement la plus cruelle injure. Voici le passage où l’attaque leur est commune :

Despréaux, sans argent, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Son Turlupin89 l’assiste, et, jouant de son nez,
Chez le sot campagnard gagne de bons dîners.
Despréaux à ce jeu répond par sa grimace,
Et fait, en bateleur, cent tours de passe-passe.
Puis ensuite, enivrés et du bruit et du vin,
L’un sur l’autre tombant, renversent le festin ;
On les promet tous deux quand on fait chère entière,
Ainsi que l’on promet et Tartuffe et Molière90.
Il n’est comte danois, ni baron allemand,
Qui n’ait à ses repas un couple aussi charmant ;
Et dans la Croix-de-Fer91 eux seuls en valent mille
Pour faire aux étrangers l’honneur de cette ville.
Ils ne se quittent point. Ô ciel ! quelle amitié !
Et que leur mauvais sort est digne de pitié !
Ce couple si divin par les tables mendie,
Et, pour vivre, aux Coteaux donne la comédie92.

Ce libelle parut en 1666, et Molière prit encore le parti de ne pas répondre à un homme dont il avait dédaigné la folie, dont il voulait mépriser la fureur. Ayant néanmoins résolu, quelques années après, de peindre le pédantisme, il se rappela ses deux antagonistes, qui pouvaient passer pour le type de l’orgueilleuse sottise, et crut qu’ils lui avaient, par leurs attaques, donné le droit de les prendre pour modèles des beaux esprits, et de les livrer au rire vengeur du parterre.

Sans doute, si Molière n’eût fait à l’égard de Cotin que ce qu’il fit à l’égard de Ménage, c’est-à-dire s’il se fût étudié seulement à saisir ses travers pour en enrichir son personnage, Cotin lui-même n’eût pas eu plus à se plaindre que le lieutenant criminel Tardieu en voyant déclarer la guerre à l’avarice. Mais il n’en fut malheureusement pas ainsi : Molière ne se borna point à faire un portrait ressemblant du « père de l’Énigme française93 », de cet homme qui faisait retentir, tour à tour, et la chaire de vérité du texte sacré de l’Évangile, et les ruelles de ses productions galantes ; il mit encore le nom de l’original au bas de la copie, par plus d’une allusion à ses ouvrages et à la guerre que Boileau leur avait déclarée, mais surtout en empruntant à son recueil deux de ses pièces, le sonnet à la princesse Uranie et le madrigal sur un carrosse, et en donnant le nom de Tricotin, puis de Trissotin, à l’idole de ses femmes savantes94.

Tous ces traits ne pouvaient laisser au spectateur aucune espèce de doute sur le modèle qui avait posé pour ce rôle ; et nous ne croyons pas que Molière ait pu abuser quelqu’un par la harangue qu’il prit la peine de faire deux jours avant la première représentation pour détourner le parterre de l’idée d’y chercher quelque application. Il était impossible même de demeurer dans le doute à ce sujet ; car, s’il se fût trouvé quelqu’un aux yeux de qui tous les traits de ressemblance que nous avons déjà fait ressortir n’eussent pas semblé assez frappants, pouvait-il du moins conserver la moindre incertitude en se rappelant que la dispute de Trissotin et de Vadius n’était que la représentation d’une semblable scène dont Ménage et Cotin avaient été les acteurs ? Le dernier achevait de lire, chez Mademoiselle, son sonnet à la princesse Uranie, quand Ménage vint faire sa cour à la princesse. Mademoiselle fit voir l’opuscule au nouvel arrivé, sans lui en nommer l’auteur. Ménage dit ouvertement son avis, dont la juste sévérité excita la colère du père des vers condamnés, et fit naître l’amusante dispute dont Molière a su tirer tant de parti.

Toutes ces particularités étaient autant de désignations positives, et, sous ce rapport, Molière est inexcusable. Sans doute Cotin avait eu envers lui les plus grands torts ; mais l’auteur du Misanthrope devait laisser aux comiques grecs le soin de faire prendre à l’acteur un masque reproduisant les traits de l’homme qu’ils voulaient vilipender. Ces réflexions, que les convenances de la scène nous suggèrent ici, sont déjà venues à l’esprit de plusieurs des commentateurs qui nous ont précédé ; aucun n’a mieux envisagé la question que celui qui a dit à ce sujet que « la meilleure satire qu’on puisse faire des mauvais poètes, c’est de donner de bons ouvrages ». Il est fâcheux toutefois que l’auteur de cette remarque, qui, par la finesse de son esprit et l’étendue de son génie, était, plus que personne, à même d’user de cette sorte de vengeance, n’ait pas toujours pris cette maxime pour règle de conduite. Mieux eût valu pour sa gloire, comme pour nos plaisirs, que Voltaire eût employé à composer quelque roman ou quelque conte en vers le temps qu’il consacra à mettre Fréron en scène.

Ménage, toute piquante que fut l’attaque de Molière, sut se tirer avec beaucoup d’esprit et d’adresse de la fausse position où tout autre serait probablement demeuré. Il ne voulut pas se reconnaître dans le personnage de Vadius, ne laissa pas apercevoir la moindre marque de mécontentement contre l’auteur, et fut même des premiers à rendre justice au mérite de cet ouvrage ; car, allant voir madame de Rambouillet après la première représentation, à laquelle cette dame avait assisté, il se borna à lui répondre, lorsqu’elle lui dit : « Souffrirez-vous que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte ? — Madame, j’ai vu la pièce, elle est parfaitement belle ; on n’y peut trouver rien à redire ni à critiquer. » Il est probable que Molière, touché de la mesure d’une telle conduite, désavoua, par égard, qu’il eût eu l’intention de le mettre en scène, comme Ménage prétend qu’il le fit.

Mais Cotin, sur lequel le ridicule avait été plus abondamment et plus directement déversé, fut tellement loin de prendre aussi bien la chose, « qu’il demeura, dit Bayle, consterné de ce coup ; qu’il se regarda et qu’on le considéra comme frappé de la foudre ; qu’il n’osait plus se montrer ; que ses amis l’abandonnèrent ; qu’ils se firent une honte de convenir qu’ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et qu’à l’exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d’Apollon et des neuf Sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques ».

Exemple effrayant du néant des réputations de coterie, cet homme si aveuglément admiré, si pompeusement vanté, mourut ignoré, en janvier 1682 ; et « il y a toute apparence, dit encore Bayle, que le temps de sa mort serait inconnu si la réception de l’abbé Dangeau, son successeur à l’Académie française, ne l’avait notifié ». Enfin, contre l’usage constamment suivi jusque-là, et qu’on n’a jamais songé à violer depuis, son nom fut à peine prononcé dans le discours du récipiendaire, et le directeur de l’Académie garda sur son compte le plus profond silence. On peut donc regarder ce quatrain, qui vit alors le jour, comme sa seule oraison funèbre :

Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin ?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.

Un de ces compilateurs d’anecdotes sous la plume desquels le récit le plus vrai prend toujours, par les détails, l’apparence d’un roman, a dit que le chagrin que Cotin avait ressenti de se voir ainsi traité l’avait conduit au tombeau. L’abbé D’Olivet et Voltaire se sont trop légèrement faits les échos de ce bruit ridicule. Cotin mourut dix ans après la représentation des Femmes savantes, à l’âge de soixante-dix-huit ans. L’on voit que si c’est au chagrin qu’il faut attribuer sa mort, il fut pour lui, comme le café pour Fontenelle, un poison lent.

Après le succès des Femmes savantes, les amis de Molière renouvelèrent auprès de lui les tentatives qu’ils avaient déjà infructueusement faites pour le déterminer à renoncer à la profession de comédien et à se livrer entièrement aux lettres. L’Académie française offrait à ce prix une place à l’auteur du Misanthrope et du Tartuffe. Boileau fut chargé de cette négociation auprès de son ami : « Votre santé, lui dit-il, dépérit, parce que le métier de comédien vous épuise ; que n’y renoncez-vous ? — Hélas ! lui répondit Molière en soupirant, c’est le point d’honneur. — Et quel point d’honneur ? répliqua Boileau. Quoi ! vous barbouiller le visage d’une moustache de Sganarelle pour venir sur un théâtre recevoir des coups de bâton ! voilà un beau point d’honneur pour un philosophe comme vous ! » Ce point d’honneur consistait à ne pas abandonner plus de cent personnes que ses travaux faisaient vivre, et qui seraient tombées dans la misère s’il eût quitté le théâtre. C’est aussi l’excuse qu’il faisait valoir lorsqu’on lui reprochait de se livrer quelquefois à un genre de compositions qui n’était pas toujours digne de son génie : « Si je travaillais pour l’honneur, disait-il, mes ouvrages seraient tournés tout autrement. Mais il faut que je parle à une foule de peuple et à peu de gens d’esprit pour soutenir ma troupe : ces gens-là ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style et dans les sentiments. » Mais ces touchants sacrifices que cet homme généreux ne balançait pas à faire pour ses camarades ne lui assuraient pas constamment le zèle et la reconnaissance de chacun d’eux ; aussi s’écrie-t-il dans son Impromptu de Versailles : « Les étranges animaux à conduire que des comédiens ! »

On avait eu plus de succès à la fin de l’année précédente dans les démarches qu’on avait faites pour le réconcilier avec sa femme. Molière se vit père pour la troisième fois, le 15 septembre 1672, d’un fils que Boileau-Puimorin, frère de Despréaux, et la fille du peintre Mignard, tinrent sur les fonts de baptême le 1er octobre suivant ; mais il eut la douleur de perdre cet enfant le 11 de ce dernier mois. Le 17 février de la même année, Madeleine Béjart, sa belle-sœur et le premier objet de son amour, avait également terminé sa carrière.

L’état de sa poitrine devint plus inquiétant chaque jour ; le parti qu’il avait pris pour complaire à sa femme de se soustraire au régime sévère qu’il avait observé jusque-là, le fit cruellement empirer. Ce fut précisément dans ce moment où tout autre se serait empressé de recourir aux médecins, qu’il se prépara à leur porter le coup le plus redoutable. Le Malade imaginaire, ce chant du cygne, fut représenté le 10 février 1673 ; mais, hélas ! la Faculté devait être trop tôt vengée.

Le succès de ce dernier ouvrage ne fut pas un seul instant incertain ; cependant, une plaisanterie inconvenante qu’il renfermait choqua le premier jour les spectateurs. Béralde, dans la scène où il congédie monsieur Fleurant, l’apothicaire de son frère, lui disait : « Allez, monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des c… » Le parterre manifesta son improbation, et, à la seconde représentation, Béralde fit subir à sa phrase cette variante ingénieuse : « Allez, monsieur, on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages. » « C’est dire la même chose », comme le fait observer Boursault, qui rapporte cette anecdote ; « mais le dire plus finement ».

Si l’on en croit une ancienne tradition de Lyon, Molière, pendant le séjour qu’il y fit avec sa troupe en 1653, passant un jour dans la rue Saint-Dominique de cette ville, aperçut, sur le seuil de la boutique d’un apothicaire, un homme dont la figure pharmaceutique le frappa. « Monsieur, monsieur, comment vous nommez-vous ? lui dit-il en l’abordant. — Pourquoi ?… Mais… » — Molière insiste. « Eh bien ! je m’appelle Fleurant ! — Ah ! je le pressentais, que votre nom ferait honneur à l’apothicaire de ma comédie ; on parlera longtemps de vous, monsieur Fleurant ! » Suivant cette croyance des Lyonnais, ce serait cette plaisanterie qui lui aurait fourni ce nom. L’anecdote, recueillie par les historiens du département du Rhône, a été racontée par le petit-fils de ce monsieur Fleurant à un de nos plus savants bibliographes, qui nous l’a transmise. Mais nous sommes portés à croire que ce descendant du prétendu interlocuteur de Molière ne la tenait pas de son grand-père lui-même ; que de génération en génération elle s’était un peu altérée, et que Molière, qui, à coup sûr, à l’époque où il se trouvait à Lyon, était bien loin de songer à son Malade imaginaire, représenté vingt ans plus tard, se sera borné à remarquer le nom de Fleurant au-dessus de l’officine d’un apothicaire, ou, si tant est qu’il ait engagé la conversation avec celui-ci, se sera borné à lui dire : « Monsieur Fleurant, votre nom ferait honneur à un apothicaire de comédie95. » Il ne négligeait nullement le comique pouvant résulter du nom donné à un personnage. Monteil le soupçonne d’avoir pris celui de George Dandin sur l’enseigne d’un sellier, et nous trouvons sur le Registre de la Comédie, à la date du 14 décembre 1679 : « Payé à M. Loyal, pour une signification, 1 livre 10 sous. » L’huissier de la troupe s’appelait donc Loyal, et il avait fourni son nom à l’huissier du Tartuffe :

Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal.

Il est assez bien établi que le latin macaronique de la burlesque cérémonie par laquelle Molière eut l’idée de terminer son Malade imaginaire fut improvisé en commun à un souper chez madame de La Sablière, où se trouvaient, entre autres convives, avec Ninon de Lenclos, Molière, Boileau96 et, on l’en a accusé, le médecin Mauvillain97, qui fournit à cette collaboration le programme d’une réception de docteur à la Faculté et bon nombre d’expressions techniques.

Le jour de la quatrième représentation du spectacle nouveau, le 17 février 1673, premier anniversaire de la mort de Madeleine Béjart, sa belle-sœur, Molière, qui remplissait le rôle d’Argan, se sentit plus malade que de coutume. Baron et tous ceux qui l’entouraient le sollicitèrent en vain de ne pas jouer : « Comment voulez-vous que je fasse ? leur répondit-il ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre, que feront-ils si je ne joue pas ? je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant absolument. » Il fut convenu seulement que la représentation aurait lieu à quatre heures précises. Sa fluxion le fit si cruellement souffrir qu’il lui fallut faire de grands efforts intérieurs pour achever son rôle. Dans la cérémonie, au moment où il prononça le mot juro, il lui prit une convulsion qui put être aperçue par quelques spectateurs, et qu’il essaya aussitôt de déguiser par un rire forcé. La représentation ne fut pas interrompue ; mais immédiatement après ses porteurs le transportèrent chez lui, rue de Richelieu. Là, sa toux le reprit avec une telle violence qu’un des vaisseaux de sa poitrine se rompit. Dès qu’il se sentit en cet état, il tourna toutes ses pensées vers le ciel, et demanda un prêtre pour recevoir les secours de la religion. Deux ecclésiastiques de Saint-Eustache, sa paroisse, s’étant refusés à venir lui administrer les sacrements, il s’écoula quelque temps avant qu’on en trouvât un troisième plus pénétré des devoirs de son ministère. Mais, pendant ces démarches, Molière perdit l’usage de la parole, fut bientôt suffoqué par l’abondance du sang qu’il rendait par la bouche, et expira entouré des siens et de deux pauvres sœurs religieuses qui venaient quêter à Paris pendant le carême, et trouvaient chaque année chez l’auteur du Tartuffe une touchante hospitalité.

Livre quatrième

Le siècle de Louis, le siècle des beaux-arts,
N’accorda qu’à regret, vaincu par la prière,
Du pain au grand Corneille, une tombe à Molière.
C. Delavigne.

Molière était mort sans les secours de la religion. Mais le coupable fanatisme de deux prêtres avait été, comme on l’a vu, la seule cause de cette sorte d’abandon ; car ses habitudes étaient religieuses98, il avait appelé de tous ses vœux les saintes consolations ; ses derniers regards s’étaient portés vers le ciel. Rien toutefois ne put lui faire trouver grâce auprès d’un prélat fameux. L’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, que ses débauches menèrent au tombeau, et qui croyait racheter par une barbare intolérance toutes les bassesses de sa vie, voulut que celui dont la carrière entière n’avait été qu’une bonne œuvre, dont la mort avait été celle d’un vrai chrétien, demeurât sans sépulture. Le comédien vertueux ne put trouver grâce auprès de ce comédien hypocrite. Cette persécution posthume arracha ces vers à l’indignation de Chapelle :

Puisqu’à Paris on dénie
La terre après le trépas
À ceux qui pendant leur vie
Ont joué la comédie,
Pourquoi ne jette-t-on pas
Les bigots à la voirie ?
Ils sont dans le même cas.

Mademoiselle Molière, au moment de la mort de son mari, garda un maintien qui, s’il n’était pas celui d’une douleur sincère et profonde, témoignait du moins qu’elle était fière encore de porter un tel nom. « Quoi ! s’écria-t-elle, on refusera la sépulture à celui qui, dans la Grèce, eût mérité des autels ? »Elle alla à Versailles se jeter aux pieds du Roi, et se plaindre de l’injure qu’on faisait à la mémoire de son mari. Mais, emportée par une sincérité irréfléchie, elle indisposa un peu Louis XIV, en lui disant que « si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même ». L’argument était trop sans réplique pour ne pas paraître inconvenant à une oreille habituée aux flatteries des courtisans. Pour surcroît de malheur, elle s’était fait accompagner par le curé d’Auteuil, afin qu’il témoignât des bonnes mœurs du défunt ; et ce pasteur, au lieu de s’en tenir à cette mission, entreprit mal à propos de se justifier d’une accusation de jansénisme dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès du Roi. Ce contretemps acheva de tout gâter. Le prince les congédia assez brusquement l’un et l’autre, en disant à mademoiselle Molière que l’affaire dont elle lui parlait dépendait de l’archevêque de Paris.

Toutefois, comme la désobligeante maladresse de la femme ne diminuait en rien l’estime que Louis XIV avait pour la mémoire du mari, il ordonna secrètement à Harlay de Champvallon de lever la défense contre l’inhumation de Molière, défense reposant sur le reproche fort injuste qu’il était mort sans avoir reçu le sacrement de confession dans un moment où il venait de jouer la comédie. L’archevêque ne s’exécuta qu’à moitié ; car il ne permit au curé de Saint-Eustache « de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunt Molière qu’à la condition que ce serait sans aucune pompe, avec deux prêtres seulement, hors des heures du jour, et qu’il ne se ferait aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache ni ailleurs, même dans aucune des églises des réguliers ».

Toutes ces démarches, ces pourparlers et ces transactions avaient conduit du vendredi 17 au mardi 21 février. Ce dernier jour, quand la nuit fut venue, des milliers de gens du peuple se réunirent devant la maison de Molière, en manifestant des intentions hostiles. Il est plus que probable que les tartuffes et les ennemis de ce grand homme n’étaient pas étrangers à ce rassemblement. Sa veuve en fut épouvantée. On lui donna le conseil de faire distribuer de l’argent à cette populace ; elle n’hésita pas, et une somme de mille à douze cents livres changea ces dispositions tumultueuses. Ces mêmes individus qui étaient venus pour troubler l’enterrement de Molière accompagnèrent silencieusement ses restes.

« Sur les neuf heures du soir, lisons-nous dans un récit contemporain, l’on a fait le convoi de Jean-Baptiste Poquelin Molière, tapissier valet de chambre, illustre comédien, sans autre pompe, sinon de trois ecclésiastiques ; quatre prêtres ont porté le corps dans une bière de bois couverte du poêle des tapissiers ; six enfants bleus portant six cierges dans six chandeliers d’argent ; plusieurs laquais portant des flambeaux de cire blanche allumés. Le corps, pris rue de Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière de Saint Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait grande foule de peuple, et l’on a fait distribution de mille à douze cents livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun cinq sols… M. l’archevêque avait ordonné qu’il fût ainsi enterré sans aucune pompe, et même défendu aux curés et religieux de ce diocèse de faire aucun service pour lui. Néanmoins l’on a ordonné quantité de messes pour lui99. »

Contre l’usage du temps, on ne fit entendre aucun chant funèbre pendant le convoi. On a déjà fait observer que ce ne fut pas dans l’ombre que Garrick fut conduit à sa dernière demeure ; une foule de carrosses accompagna sa cendre aux caveaux de Westminster : et Garrick n’était cependant que l’interprète habile du génie.

Ce qu’on ignorait et ce que nous avons lieu de penser, par suite de la communication qui nous a été donnée d’un sonnet du temps récemment retrouvé par un érudit, c’est que le choix même de l’emplacement où le corps de Molière fut inhumé dans le cimetière de Saint-Joseph, de la partie non bénite sans doute de ce champ de repos, fut une preuve nouvelle d’intolérance, un acte de plus de persécution100.

Si l’on peut craindre que notre premier comique n’obtint pas un tombeau, on ne fut pas exposé à avoir les mêmes inquiétudes pour une épitaphe ; car à peine fut-il mort, qu’on en fit courir avec profusion dans Paris101. La plus remarquable de toutes est celle que les regrets de l’amitié inspirèrent à La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis, et j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts102.

Chapelle montra également la plus vive douleur à la mort de son ami. « Il crut avoir perdu toute consolation, tout secours, dit Grimarest ; et il donna des marques d’une affliction si vive, que l’on doutait qu’il lui survécût longtemps. »

Il est à peu près certain que la Faculté ne partagea pas ces déchirants regrets ; et nous pouvons affirmer que quelques-uns de ses membres furent assez superstitieux d’amour-propre pour attacher à la mort de Molière, survenue au moment même où il ridiculisait leur charlatanisme par une cérémonie burlesque, une idée de châtiment et de fatalité. C’est ainsi du moins que l’interprétait encore dans le siècle suivant le docteur Malouin, dont madame de Graffigny disait plaisamment que Molière, en travaillant à ses rôles de Diafoirus et de Purgon, l’avait vu en esprit, comme les prophètes le Messie. Il remontrait un jour à Grimm et à quelques autres personnes, pour les guérir de leur incrédulité, que les véritables grands hommes avaient toujours respecté les médecins et leur science. — « Témoin Molière », s’écria l’un de ses auditeurs. — « Voyez aussi, reprit le docteur, voyez comme il est mort ! »

Les camarades de cet hérétique sentirent toute l’étendue de la perte qu’ils venaient de faire. Leur théâtre demeura formé pendant sept jours, et ils ne le rouvrirent que le 24 février par Le Misanthrope. Les représentations du Malade imaginaire reprirent le 3 mars suivant. Ce fut La Thorillière qui assuma la tâche difficile de remplacer Molière dans le rôle d’Argan, comme Baron venait de le remplacer dans celui d’Alceste.

Nous devons consigner ici que le fauteuil qui sert encore aujourd’hui à la Comédie-Française pour les représentations du Malade imaginaire, et auquel on a donné, comme à celui de Pézénas, le nom de « fauteuil de Molière », est, selon une tradition conservée dans la famille qui, depuis ce grand homme jusqu’à nos jours, a fourni sans interruption des concierges au théâtre, celui-là même dans lequel il s’est assis le jour de sa mort, en remplissant le rôle d’Argan.

Cette charmante comédie continua d’attirer la foule. Mais quelques-uns des principaux acteurs qui composaient la troupe se souciaient peu de rester sous la direction de mademoiselle Molière : aussi, à la rentrée de Pâques, vit-on les représentations suspendues par suite de l’émigration de Baron, de La Thorillière, de Beauval et de sa femme, en possession de rôles dans beaucoup de pièces, et que l’hôtel de Bourgogne venait d’engager. Pour comble d’infortune, la salle du Palais-Royal fut accordée à Lulli, qui avait obtenu un privilège pour la représentation des tragédies lyriques. Sans théâtre et sans premiers sujets, mademoiselle Molière fut obligée de recourir aux bontés du Roi, qui, par égard pour le nom qu’elle portait, autorisa sa troupe, dans laquelle l’élite de celle de l’hôtel du Marais, supprimé presque à ce même moment, vint se fondre, à s’installer dans la salle d’opéra que le marquis de Sourdéac avait fait construire rue Mazarine, vis-à-vis de la rue Guénégaud. Les mêmes considérations portèrent Louis XIV à rendre, le 16 janvier suivant, une ordonnance interdisant à tous comédiens autres que ceux de la rue Mazarine de représenter Le Malade imaginaire, tant que la pièce n’aurait pas été rendue publique par l’impression, ce qui valut peu après à cette comédie une reprise de trente-sept représentations consécutives. À cette compagnie, sept ans plus tard, en 1680, se réunit la troupe de l’hôtel de Bourgogne. Il n’y eut plus dès lors, à Paris, qu’une société de comédiens français sous le titre de « Troupe du Roi ».

Molière mourut âgé de cinquante et un ans un mois et deux jours. C’est dans la force de son talent qu’il fut enlevé à ces nobles travaux qui firent la gloire de son nom et la consolation de sa vie. Sans cette mort prématurée, que de chefs-d’œuvre eussent encore enrichi notre scène ! Que de sujets se présentaient à son génie, inépuisable comme les ridicules des hommes ! Sans sortir de la cour, n’avait-il pas à peindre encore, comme il l’avait dit dans son Impromptu de Versailles, « ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? Ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? Ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce ? ceux qui sont toujours mécontents de la cour ? ces suivants inutiles ; ces incommodes assidus ; ces gens qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? Ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche et courent à tous ceux qu’ils voient, avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? Oui, Molière, dit-il lui-même, aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui restej ».

Si l’on ne savait qu’il « ignorait en écrivant le travail et la peine », on pourrait en songeant à sa trop courte carrière, s’étonner du nombre des pièces qu’il a composées, avec d’autant plus de raison que son service de valet de chambre tapissier du Roi et la direction de sa troupe ne devaient lui laisser que peu de loisirs. Encore lui fallait-il en consacrer une partie à l’étude de ses rôles. Il joua dans presque tous ses ouvrages ; ce fut lui qui créa Mascarille de L’Étourdi et des Précieuses ridicules, Albert du Dépit amoureux, Sganarelle du Cocu imaginaire, de L’École des maris, du Mariage forcé, du Festin de Pierre, de L’Amour médecin et du Médecin malgré lui, dom Garcie, Arnolphe de L’École des femmes, Molière et le Marquis ridicule de L’Impromptu de Versailles, Moron et Lyciscas de La Princesse d’Elide, Alceste du Misanthrope, Lycarsis de Mélicerte, dom Pèdre du Sicilien, Orgon du Tartuffe, Sosie d’Amphitryon, George Dandin, Harpagon de L’Avare, Pourceaugnac, Clitidas des Amants magnifiques, Jourdain du Bourgeois gentilhomme, Zéphyre de Psyché, Scapin des Fourberies, Chrysale des Femmes savantes, et enfin Argan dans Le Malade imaginaire.

Nous avons déjà eu occasion de dire, d’après une autorité contemporaine, qu’il était « tout comédien depuis les pieds jusqu’à la tête ». Tous les témoignages les moins suspects viennent confirmer cet hommage rendu à la supériorité de son jeu. La Grange nous apprend que, dès son début à Paris, devant le Roi, dans le rôle du Docteur amoureux, « la manière dont il s’en acquitta le mit dans une si grande estime, que Sa Majesté donna des ordres pour faire établir sa troupe à Parisk » ; que « il excellait comme acteur par des talents extraordinaires », et enfin que « il n’était pas seulement inimitable dans la manière dont il soutenait tous les caractères de ses comédies, mais qu’il leur donnait encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait le jeu des acteurs ». La Serre a dit à son tour : « Non seulement Molière plaisait dans ses rôles de Mascarille, de Sganarelle, etc., etc., mais il excellait encore dans les rôles du haut comique, tels que ceux d’Arnolphe, d’Orgon, d’Harpagon. C’est alors que, par la vérité des sentiments, par l’intelligence des expressions et par toutes les finesses de l’art, il séduisait les spectateurs au point qu’ils ne distinguaient plus le personnage représenté d’avec le comédien ; aussi se chargeait-il toujours des rôles les plus longs et les plus difficiles. »

Il remplissait également les fonctions d’orateur de la troupe ; et ses contemporains se sont généralement accordés à dire qu’il affectionnait beaucoup cet emploi, parce qu’il lui fournissait l’occasion de haranguer souvent le parterre. Nous avons déjà fait voir en partie, d’après Chappuzeau, en quoi consistait cette charge.

« Ci-devant, ajoute cet historien du théâtre qui écrivait en 1674, quand l’orateur venait annoncer, toute l’assemblée prêtait un très grand silence, et son compliment, court et bien tourné, était quelquefois écouté avec autant de plaisir qu’en avait donné la comédie. Il produisait chaque jour quelque trait nouveau qui réveillait l’auditeur, et marquait la fécondité de son esprit ; et, soit dans l’annonce, soit dans l’affiche, il se montrait modeste dans les éloges que la coutume veut que l’on donne à l’auteur et à son ouvrage, et à la troupe qui le doit représenter.

« Molière, dit le même historien, ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement. Il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai trismégiste du théâtre. Mais outre les grandes qualités nécessaires au poète et à l’acteur, il possédait celles qui font l’honnête homme. Il était généreux et bon ami, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. »

Nous aurions considérablement dépassé notre cadre si nous avions voulu suivre constamment Molière au milieu de sa troupe, montrer, en chaque occasion, l’activité qu’il savait lui imprimer, l’admirable ensemble, la perfection auxquels, dans la comédie, il l’avait fait arriver. Nous nous sommes bornés à faire entrevoir ce petit nombre d’acteurs habilement dirigés par un comédien de génie se multiplier pour suffire à la fois aux plaisirs des habitués de leur théâtre, d’un roi magnifique qui les appelait à toutes ses fêtes, de grands seigneurs et d’hommes opulents qui achetaient chèrement la faveur d’une visite, tant que la troupe voulut bien leur en accorder. Tous les noms historiques, ceux de la noblesse comme de la robe, de la finance comme de la galanterie, auraient pu être passés en revue dans ce tableau. Il nous a fallu n’en citer qu’un petit nombre ; ne dire que quelques-uns des poètes avec lesquels fut en rapport cette compagnie de comédiens que nous aurions pu montrer généreusement secourable pour La Calprenède, que nous aurions pu suivre, à l’aide des registres de dépense, aux repas donnés par elle aux auteurs après la réception de leurs pièces, au cabaret des Bons-Enfants.

C’est que chaque part d’acteur, très exactement reçue chaque soir après le spectacle, était fort productive. La Grange nous apprend qu’il reçut pour la sienne, dans les cinq dernières années de la vie de Molière, une moyenne de quatre mille six cents livres environ. Les frais de déplacement et de nourriture de la troupe étaient de plus payés dans toutes les occasions où le service du Roi les réclamait en dehors de Paris. Enfin la munificence de Louis XIV leur accordait des indemnités pour les costumes des pièces dont les premières représentations étaient données devant lui. Tout cela, complètement en dehors des pertes que l’on avait à supporter, pour l’altération des monnaies d’or, du crédit qui était à faire souvent, par le bureau d’entrée, à de grands seigneurs oublieux, et des aumônes presque quotidiennes qu’on avait à accorder aux capucins et à de nombreux pauvres, constituait, en faveur de chaque partageant, un dividende, à coup sûr, de beaucoup supérieur à celui dont, la proportion des temps gardée, jouissent aujourd’hui les sociétaires de la Comédie-Française.

Il ne nous était parvenu aucune donnée un peu complète sur la fortune de Molière. Malgré des découvertes récentes, faites par un chercheur plein de zèle et d’intelligence, un heureux émule de Beffara, M. Soulié, on semble autorisé à croire qu’il ne laissa pas à sa mort de biens-fonds. Après son retour à Paris, il demeura successivement rue Saint-Honoré, vis-à-vis du Palais-Royal ; dans la même rue, plus près de Saint-Eustache ; rue Saint-Thomas-du-Louvre, et rue de Richelieu dans la maison, on le croit du moins, aujourd’hui numérotée 31. Mais il n’était que locataire des propriétés qu’il habita. Il n’avait également qu’à louer la jolie maison d’Auteuil, qui lui servait de refuge contre les poursuites des fâcheux et les tourments domestiques. Il est probable que sa générosité, son esprit de bienfaisance et les dispositions de sa femme à la dépense ne lui permirent pas de faire de très grandes économies. Il est certain du moins que, grâce aux succès de sa troupe et à la fréquente représentation de ses ouvrages, il vécut dans une aisance brillante, surtout pour le temps. Il avait presque constamment, depuis la première représentation de L’École des femmes, quatre parts de sociétaire dans les bénéfices de son théâtre : une pour sa femme, une comme acteur et deux comme auteur. Il en toucha même parfois cinq. On s’est généralement accordé à dire que ses revenus se montaient à vingt-cinq ou trente mille livres, somme considérable au dix-septième siècle.

Mademoiselle Molière ne conserva pas longtemps ce respect que toute femme se doit à elle-même, mais qu’elle devait plus particulièrement à la mémoire de son mari. Nous l’avons vue, il est vrai, solliciter vivement pour les restes de Molière l’abri d’une tombe, mais c’était l’amour-propre et non la douleur qui la guidait dans ces démarches. D’ailleurs, si l’on en croit l’historienne de sa vie, les derniers devoirs sont toujours ceux qu’une épouse rend avec le plus de plaisir à la mémoire de son mari. Elle osa remonter sur la scène peu de jours après la perte qu’elle et la France venaient de faire. Ce révoltant mépris de toutes les convenances aide beaucoup à faire la part des regrets et celle de la vanité dans le fait suivant, rapporté avec une admiration un peu crédule par Titon du Tillet : « La veuve de Molière fit porter une grande tombe de pierre qu’on plaça au milieu du cimetière Saint-Joseph, où on la voit encore (1732). Cette pierre est fendue par le milieu ; ce qui fut occasionné par une action très belle et très remarquable de cette demoiselle. Deux ou trois ans après la mort de Molière, il y eut un hiver très froid. Elle fit voiturer cent voies de bois dans ledit cimetière, lequel bois fut brûlé sur la tombe de son mari pour chauffer tous les pauvres du quartier : la grande chaleur du feu ouvrit cette pierre en deux. Voilà ce que j’ai appris, il y a environ vingt ans, d’un ancien chapelain de Saint-Joseph, qui me dit avoir assisté à l’enterrement de Molière, et qu’il n’était pas inhumé sous cette tombe, mais dans un endroit plus éloigné attenant à la maison du chapelain. »

Les intrigues amoureuses de cette veuve inconsolable se croisèrent avec une nouvelle activité. À cette époque de sa vie, on voit figurer parmi ses adorateurs un sieur Du Boulay, qui réunissait les principales vertus des amants de ces sortes de femmes, l’opulence et la prodigalité. Personne plus que mademoiselle Molière n’estimait ces qualités : aussi accueillait-elle gracieusement celui qui en était doué. Mais comme par un excès de modestie elle se méfiait de son propre talent, elle eut recours dans cette occasion aux lumières et à l’expérience d’une honnête personne, nommée la Châteauneuf, pour savoir la conduite qu’elle avait à tenir avec ce nouvel aspirant. Cette confidente, jugeant, d’après les détails qui lui furent donnés, Du Boulay assez épris pour ne pas être trop éloigné de l’épouser, lui recommanda expressément de forcer nature s’il le fallait, mais de demeurer cruelle.

Mademoiselle Molière remplit d’abord assez bien son rôle ; mais elle avait affaire à forte partie. Éclairé sur son projet par quelques mots, Du Boulay sembla très disposé à former une union avec elle, promit même de ne laisser écouler que peu de temps avant de lui donner son nom, enfin joua si bien la bonne foi et l’amour, qu’on le rendit heureux par anticipation. L’amante trompée vit trop tard quels pièges sont sans cesse tendus à la vertu des femmes ; et, sentant qu’il fallait renoncer à l’espoir de légitimer ses faiblesses pour le perfide, elle s’en consola en le ruinant et en formant d’autres liaisons.

Une de ses camarades, mademoiselle Guyot, entretenait depuis longtemps un commerce amoureux avec Guérin d’Estriché, comédien de la même troupe. Elle conçut le dessein de troubler cet accord et chercha à captiver l’amant de cette actrice. Heureux de trouver un prétexte pour rompre avec elle, Du Boulay, dès qu’il s’aperçut de ce manège, feignit la jalousie, et la laissa tout entière à ses nouveaux projets de conquête.

Elle se trouva, à peu près dans le même temps, compromise, grâce à deux intrigantes et à sa mauvaise réputation, dans une aventure scandaleusement romanesque. Nous abrégeons le récit qu’en fait l’auteur de La Fameuse Comédienne, qui n’a rien négligé pour faire connaître à fond la moralité de son héroïne.

Un président du parlement de Grenoble, nommé Lescot, séduit par les charmes et le talent de mademoiselle Molière, qu’il n’avait jamais vue qu’au théâtre, en était devenu éperdument amoureux. N’entrevoyant aucun moyen d’arriver directement à elle, il s’adressa à une dame Le Doux, dont l’honorable emploi consistait à lever les difficultés et à rapprocher les personnes. Ce diplomate femelle, qui ne connaissait nullement mademoiselle Molière, mais qui se serait reproché toute sa vie d’avoir perdu une aussi belle occasion de faire une dupe, se rappela qu’il y avait à Paris une fille entretenue, nommée La Tourelle, qui ressemblait parfaitement à l’idole du président Lescot. Elle fit donc espérer à celui-ci que, par ses soins et ses démarches, elle parviendrait à faire combler ses vœux. L’amoureux magistrat promit de proportionner sa générosité à son bonheur.

Madame Le Doux se concerta avec mademoiselle La Tourelle ; et, après un délai de quelques jours, qu’elle feignit d’avoir consacré à vaincre la résistance de la belle, elle prévint le président que l’objet de son amour consentait enfin à se rendre chez elle le lendemain, et qu’il pourrait l’y voir et l’y entretenir tête-à-tête. On devine aisément que notre amant, heureux en espérance, ne fut pas le dernier au rendez-vous. La Sosie de mademoiselle Molière y arriva en affectant ses airs et ses minauderies, et fit comprendre à son adorateur combien il devait être fier de lui avoir fait vaincre l’horreur qu’elle avait pour de tels lieux. Celui-ci, enivré de bonheur et d’amour, l’invita à déterminer elle-même le tribut de sa reconnaissance ; mais mademoiselle La Tourelle, laissant adroitement à sa complice le soin de dépouiller leur dupe, affecta le désintéressement et ne consentit à accepter qu’un collier d’un prix très modique. Tant de délicatesse ravit le pauvre président. Il ne manquait pas un seul jour d’aller au théâtre admirer mademoiselle Molière, qui remplissait alors avec talent le rôle principal de la tragédie de Circé, de Thomas Corneille ; mais il se gardait bien de lui parler ou même de lui adresser le moindre signe, pour ne pas violer la défense qui lui en avait été faite : de peur, avait-on dit, de fournir un prétexte à la médisance des autres actrices.

Cette intrigue continua ainsi pendant quelque temps ; mais, un jour que mademoiselle La Tourelle avait promis à Lescot de venir déjeuner avec lui chez madame Le Doux, elle manqua au rendez-vous. Son amant, inquiet et jaloux, après l’avoir attendue une partie de la journée, se rendit le soir à la Comédie, malgré les instances de la duègne, qui semblait avoir un pressentiment de la catastrophe de ce roman. Il monta sur le théâtre, pour chercher à parler secrètement à sa belle. Mademoiselle Molière ne comprit rien à ses signes et ne fit aucune attention à ses discours, croyant avoir affaire à un fou. Enfin, la pièce terminée, il la suit dans sa loge et lui adresse les plus vifs reproches sur ce qu’elle a trompé son impatience. Mademoiselle Molière lui ayant ordonné de se retirer, sa colère éclata, et il s’emporta contre elle au point de lui prodiguer les plus injurieuses invectives devant plusieurs comédiennes qu’elle avait fait appeler ; il poussa même la fureur jusqu’à lui arracher le collier qu’elle portait, et qu’il croyait être celui dont il avait fait emplette. On envoya chercher un commissaire et la garde, et le président fut conduit en prison.

Le lendemain il en sortit sous caution, et soutint tout ce qu’il avait avancé la veille, prétendant toujours avoir eu le droit d’en agir ainsi avec une femme dont il était l’amant, et qui semblait ne lui témoigner que par le mépris sa reconnaissance pour les soins qu’il avait eus d’elle. De son côté, l’actrice outragée demandait une réparation formelle ; elle fit même commencer une information, et voulut être confrontée avec l’orfèvre chez qui le président et sa maîtresse étaient allés acheter un collier. L’orfèvre déclara la reconnaître, tant sa ressemblance avec mademoiselle La Tourelle était étonnante. Cette circonstance, jointe à la célébrité galante de mademoiselle Molière, commençait à convaincre beaucoup de personnes de la véracité de l’assertion de Lescot, quand, par bonheur pour elle, on parvint à arrêter madame Le Doux, qui s’était jusque-là dérobée à toutes les recherches de la justice. Elle découvrit la retraite de sa complice, et rien ne s’opposa plus à la complète instruction de ce procès.

Une sentence du Châtelet, du 17 septembre 1675, condamna le président Lescot à faire à mademoiselle Molière une réparation verbale en présence de témoins, et les deux intrigantes à subir nues la peine du fouet devant la porte du Châtelet et devant la maison de mademoiselle Molière, et en outre à un bannissement de trois ans de la ville de Paris.

Madame Le Doux subit seule son jugement, qui, sur son appel, avait été confirmé par le parlement, le 17 octobre suivant. La Tourelle était parvenue à s’évader. Un auteur dont le nom ne nous est pas parvenu reproduisit toutes les situations de ce roman dans un drame qui ne fut pas représenté, La Fausse Clélie. Thomas Corneille y fit aussi allusion dans sa comédie de L’Inconnu, et la présence de mademoiselle Molière, qui y remplissait un rôle, dut donner du piquant aux représentations de cette pièce.

On a déjà fait remarquer que cette trame scandaleuse, que cette fille perdue chargée de représenter une autre femme et d’abuser des yeux crédules par sa ressemblance avec elle, que ce collier, une des pièces les plus importantes de ce procès, en rappellent un autre trop célèbre où le nom d’une reine infortunée se trouva injustement compromis avec ceux d’une intrigante et d’un prélat dont le rôle fut, sinon celui d’un fripon, du moins celui d’une dupe imprudente. L’évasion de madame de La Motte donne encore à son histoire et à celle de La Tourelle une plus grande conformité.

On se figure aisément combien l’issue de ce procès dut rendre mademoiselle Molière triomphante. Elle en ressentit d’autant plus de joie, qu’elle espéra faire croire que tous les bruits qui avaient précédemment couru sur elle n’étaient pas plus fondés. Elle continua ses poursuites auprès de Guérin, et fit valoir à ses yeux le brevet de vertu que le Châtelet venait de lui octroyer. Cet acteur, qui regardait comme une fortune pour lui de devenir son époux, abandonna mademoiselle Guyot ; il parut si passionné et si soumis auprès de sa nouvelle maîtresse, et la mit dans une position si critique pour une veuve, qu’elle fut forcée, pour ne pas achever de se perdre dans l’opinion publique, de donner en toute hâte sa main à cet homme, dont l’esprit et la réputation n’avaient rien d’assez attrayant pour devoir faire renoncer au nom de Molière. Mais la grossesse prématurée dont parle La Fameuse Comédienne et le penchant prononcé que lui suppose le quatrain suivant donnent l’explication de cette manière d’agir :

Les grâces et les ris règnent sur son visage ;
Elle a l’air tout charmant et l’esprit plein de feu.
Elle avait un mari d’esprit qu’elle aimait peu ;
Elle en prend un de chair qu’elle aime davantage.

Leur mariage fut célébré le 31 mai 1677. Mais le sacrement rendit à Guérin tout son esprit de domination ; et sa femme, qui « voulait être applaudie en tout, n’être contredite en rien », s’aperçut, mais trop tard, que son esclave deviendrait son maître. Peut-être commença-t-elle alors à regretter sincèrement Molière.

Elle continua de faire l’agrément de la scène jusqu’au 14 octobre 1694, époque à laquelle elle prit sa retraite avec une pension de mille livres. Retirée dans son ménage, elle y mena, disent les auteurs de l’Histoire du Théâtre-Français, une conduite exemplaire, retour tardif sur elle-même, auquel ses quarante-neuf ans ôtaient malheureusement de son mérite. Elle termina sa carrière le 30 novembre 1700. Son mari ne mourut que vingt-huit ans plus tard. Il avait perdu vers la fin de 1707, ou au commencement de 1708, un fils issu de leur mariage, qui refit et acheva Mélicerte. Le triste succès de cet essai apprit au téméraire que son père avait bien pu succéder au mari, mais qu’il ne lui appartenait pas, à lui, de refaire et de continuer l’auteur.

Des trois enfants que Molière avait eus, un seul lui survécut ; c’était sa fille : elle était grande et bien faite ; peu jolie, mais en revanche très spirituelle. Elle se trouvait au couvent lors du second mariage de sa mère, qui espérait l’y voir rester à jamais. Cette jeune personne ayant témoigné une aversion insurmontable pour l’état religieux, mademoiselle Guérin fut obligée de l’en retirer. Ce fut un grand crève-cœur pour sa coquetterie : une fille déjà formée était comme un acte de naissance qui la suivait incessamment. Celle-ci s’aperçut de son dépit ; aussi Chapelle, qui depuis la mort de Molière avait à peu près perdu de vue et la mère et la fille, lui demandant un jour l’âge qu’elle avait : « Quinze ans et demi, lui répondit-elle tout bas ; mais, ajouta-t-elle en souriant, n’en dites rien à maman. » Lasse d’attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever vers 1685 ou 1686, c’est-à-dire à vingt ou vingt et un ans, par le sieur Rachel de Montalant, homme d’une quarantaine d’années, et veuf avec quatre enfants. Mademoiselle Guérin commença quelques poursuites. Mais des amis communs accommodèrent l’affaire. Les amants s’unirent, et allèrent habiter Argenteuil, où madame de Montalant mourut le 23 mai 1723, et son mari le 4 juin 1738, sans avoir eu d’enfants de leur mariage. Ainsi s’éteignit la descendance de Molière.

Si la profession de comédien ne l’avait pas destitué de l’estime de gens distingués par leur rang et leur esprit, si le grand Condé, le duc de Vivonne et d’autres grands seigneurs se faisaient, comme on l’a vu, un plaisir de le fréquenter, l’Académie crut se compromettre en le recevant dans son sein. La Motte a cependant répété plus d’une fois que cette compagnie, à l’instigation de Colbert, l’avait, peu de temps avant sa mort, désigné pour remplir la première place qui viendrait à vaquer, et que le futur académicien avait, par suite de cet arrangement, promis de ne plus paraître que dans des rôles de haut comique. Nous ignorons si cette convention a réellement existé, mais cela est peu vraisemblable ; car nous demanderons, ainsi qu’on l’a déjà demandé, quelle différence essentielle on doit faire entre l’acteur qui reçoit des coups de bâton et celui qui les donne.

Un des auteurs de nos jours qui ont fait valoir le plus de droits à une partie de la succession de Molière, Picard a dit dans une excellente notice sur l’auteur du Joueur : « Regnard ne fut point de l’Académie. C’est surtout aux poètes comiques que l’entrée du temple semble avoir été interdite. Je ne sais quel écrivain spirituel a prétendu qu’on ferait une Académie bien complète de tous les bons auteurs qui ne furent pas académiciens. Regnard y tiendrait une belle place au-dessous de Molière et entouré de Le Sage, Piron, Du Fresny, Bruéis, Palaprat, Dancourt, D’Allainval et Beaumarchais. » On peut encore ajouter à ces noms ceux de Baron, Le Grand, Fagan, Collé, Saint-Foix et Fabre d’Églantine.

Les académiciens du dix-huitième siècle cherchèrent à faire oublier les torts de leurs devanciers. En 1778, le buste de Molière fut placé dans la salle de leurs séances avec cette inscription proposée par Saurin :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Quelques années auparavant ils avaient payé un autre tribut tardif à la mémoire de ce grand homme. En 1769 son éloge fut mis au concours et le prix fut décerné à un littérateur misanthrope qui s’essaya dans plusieurs genres, mais qui, par un singulier contraste, serait aujourd’hui presque inconnu des lecteurs sans ses épigrammes en prose et ses éloges. Chamfort sut s’affranchir du protocole usé de ces sortes de panégyriques, et apprécia dignement le génie de Molière dans un morceau rempli d’aperçus ingénieux dont la finesse n’exclut pas la profondeur. Parmi les rivaux qui lui disputèrent la couronne on remarquait Bailly, qui depuis fut comme lui martyr de cette révolution dont il avait été le généreux apôtre. Il obtint le troisième accessit. Mais son éloge « ne valait rien ; un prix d’Académie ne saurait rien prouver : la plupart des ouvrages couronnés ne sont que des folies de jeunesse ». Cet arrêt sévère fut porté par Bailly lui-même ; et personne, après avoir lu son ouvrage, ne sera tenté d’en appeler.

Pour donner plus de solennité à cette réparation posthume, l’Académie Française fit prendre, le jour de la lecture publique de l’Éloge de Chamfort, une place honorable à deux arrière cousins de Molière ; M. Poquelin, vieillard plus qu’octogénaire, conseiller rapporteur en la chancellerie du Palais, et M. l’abbé de La Fosse, fils d’une Poquelin et du commissaire La Fosse, le même qui, selon Rigoley de Juvigny, assurait Piron qu’il avait un frère homme d’esprit. M. Poquelin mourut en 1772, sans postérité. Quant aux autres membres de cette famille qui existaient encore à cette époque, nous croyons pouvoir affirmer qu’ils moururent avant l’année 1780. Depuis plus de quarante ans, le nom de Poquelin est éteint ; celui de Molière vivra toujours.

En 1792, le champ du repos où les restes de l’auteur du Misanthrope avaient été déposés, Saint-Joseph, devint le siège d’une des sections de la commune de Paris. D’autres se décoraient des noms de Brutus et de Scévola ; celle-ci, par un patriotisme mieux entendu, préféra choisir ses patrons dans les fastes de notre gloire littéraire, et prit le titre de Section armée de Molière et de La Fontaine. Les administrateurs, mus par un louable sentiment d’admiration pour ces deux immortels écrivains, ordonnèrent que leurs cendres soient exhumées, pour être déposées dans des monuments dignes de cette destination.

Le 6 juillet, on procéda aux fouilles ; mais il est à peu près certain que ce ne furent pas les ossements de La Fontaine qu’on retira ; il est douteux qu’on ait été plus heureux pour Molière.

Quoi qu’il en soit, les dépouilles funèbres qu’on recueillit comme étant celles des deux illustres amis ne reçurent pas les honneurs pour lesquels on avait troublé leur repos. Pendant sept ans, ces mânes précieux furent transportés successivement dans plusieurs lieux, où ils demeurèrent dans un profond abandon. Enfin, M. Alexandre Lenoir, conservateur des monuments français, rougissant pour notre patrie de sa coupable indifférence, obtint, par ses instantes démarches, la translation des deux cercueils aux Petits-Augustins ; elle eut lieu sans aucune pompe, le 7 mai 1799.

Le musée des Monuments français ayant été supprimé le 6 mars 1817, les restes présumés de Molière et de La Fontaine, après avoir été présentés et reçus à l’église paroissiale de Saint-Germain-des-Prés avec une pompe qu’on n’obtint, dit-on, du clergé que par surprise, furent transportés au cimetière du Père-Lachaise. C’est là que deux tombeaux voisins, dont les noms qu’ils portent sont le plus bel ornement, rappellent à l’étranger qui visite ces lieux deux des titres les plus incontestables de notre gloire littéraire. Puisse l’émotion que ces grands souvenirs font naître dans son cœur l’empêcher de remarquer la mesquinerie de l’hommage funéraire que leur patrie leur a rendu !

Dès 1773, à l’époque du centenaire de Molière, un artiste illustre, Lekain, avait émis l’idée d’élever une statue à ce grand homme. Elle fut accueillie avec indifférence, et l’insuffisant produit d’une représentation, donnée dans ce but par la Comédie-Française, eut besoin d’être complété par les sacrifices de cette compagnie pour lui permettre non pas de réaliser le projet de Lekain, mais de placer dans son foyer, suivant l’expression de cet acteur, un buste du fondateur de la vraie comédie, du père et de l’ami des comédiens.

En 1818 une feuille quotidienne103 proposa de nouveau l’érection, par souscription, d’un monument national. Un certain élan se manifesta ; mais les influences de l’époque étaient peu favorables, et le projet avorta. En 1829 on tenta de le faire revivre, mais le ministre de l’intérieur d’alors signifia à ses promoteurs que les places publiques de Paris devaient être exclusivement consacrées aux monuments érigés en l’honneur des souverains. En 1836, nouveaux efforts et insuccès nouveau.

Enfin, en 1838, cette idée, conçue d’abord, on vient de le voir, par un Comédien Français, dut à l’esprit d’à-propos d’un de ses plus distingués et de ses plus intelligents successeurs d’être reprise et mise en œuvre dans une circonstance qui en détermina le succès. Un édifice d’utilité publique allait être élevé en face de la maison où mourut Molière et sur ce même carrefour où la foule avait été ameutée pour outrager son cercueil. Un sociétaire de la Comédie, M. Régnier, fit appel à l’administration de la ville de Paris, représenta la convenance du lieu, fit valoir qu’occasion pareille ne s’était jamais présentée, qu’elle ne se représenterait peut-être jamais. Une commission fut instituée ; le Conseil municipal n’hésita pas à accorder son généreux concours à l’hommage à rendre à ce Molière, a dit le rapporteur du Conseil, « parisien par sa famille, par sa naissance, par sa vie, par sa mort, par ses études, par son art, par ses chefs-d’œuvre, dont la gloire, en un mot, n’a pas un rayon qui ne brille sur Paris ». La Chambre des Députés et la Chambre des Pairs adoptèrent en 1840 un projet de loi par lequel l’État, venant ajouter son offrande à l’offrande individuelle des citoyens sans nombre qui s’étaient empressés de déposer la leur, donna à cet hommage le caractère qu’il devait avoir, le caractère national. Le 15 janvier 1844, jour anniversaire de la naissance de Molière, le monument fut inauguré.

Ici finit notre rôle d’historien ; mais il nous reste encore à venger Molière de prétentions injustes et de reproches sans fondement. Déjà nous avons essayé de repousser les attaques que J.-J. Rousseau a dirigées contre lui et qui n’ont rien gagné à être reproduites par Mercier dans son Essai sur l’art dramatique et dans plusieurs chapitres de son Bonnet de nuit : entreprenons encore de répondre à quelques autres de ses détracteurs.

L’envie et la médiocrité, qui, ne pouvant s’élever jusqu’aux hommes de génie, voudraient du moins les rabaisser jusqu’à elles, ont prétendu que ce grand comique n’avait rien créé, et que ses pièces, souvent traduites, étaient le reste du temps imitées d’auteurs français et étrangers. Les Italiens surtout ont revendiqué pour les imbroglios et les canevas de leur théâtre l’honneur d’avoir fourni à Molière l’idée, le plan, les caractères et même le dialogue de la plupart de ses chefs-d’œuvre. Le Misanthrope, à les en croire, est un vol manifeste fait à leur scène. Ces prétentions ont cela de commode, qu’elles dispensent de les réfuter : « Soyez surtout bien en garde, a dit J.-B. Rousseau, contre ce que les Italiens, toujours admirateurs d’eux-mêmes, nous racontent des courses que Molière a faites sur leurs terres. Il n’y en a pas au monde de plus désertes ni de plus stériles que les leurs. »

Nous ne prétendons pas nier cependant que Molière ait emprunté à ses devanciers des idées qu’il a su faire fructifier. Nos vieux écrivains ont été mis par lui à contribution avec un rare bonheur. Il n’a pas dédaigné surtout ce conteur plein de verve et d’originalité, Rabelais, qu’on ne lit plus assez depuis que Voltaire, qui a fait son profit d’un grand nombre de ses plaisanteries, l’a condamné par un jugement aussi tranchant que superficiel ; « comme un gourmand, a dit un homme d’esprit, qui crache au plat pour en dégoûter ses convives ». Mais qu’on prenne un seul instant la peine de rapprocher Molière des auteurs qu’il a mis à contribution, et l’on verra si imiter de la sorte ce n’est pas inventer.

Un critique dont l’Allemagne littéraire s’enorgueillit avec raison, Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, porte sur Molière un jugement plus que rigoureux. Nous nous bornerons à faire observer qu’un poète comique qui peint la plupart du temps les habitudes de son siècle et de son pays ne saurait être jugé que bien difficilement par des hommes d’un autre âge, nés dans d’autres contrées, dont les goûts, les penchants, et par conséquent les travers et les ridicules, différent essentiellement. Les brillants marquis du Misanthrope doivent paraître aussi faux à des Allemands que les vers de Goethe et les noms de ses personnages paraissent barbares et antiharmonieux aux académiciens français qui ne savent pas les prononcer. On peut d’ailleurs être porté à croire, avec un de nos critiques les plus distingués, que les appréciations de Schlegel ne sont pas toujours impartiales, et qu’il put bien songer, en rabaissant le génie de Racine et de Molière, à venger son pays de l’oppression de Napoléon et à ranimer la nationalité allemande.

Mais ce n’est plus contre l’amour-propre rival d’auteurs étrangers, ou contre les erreurs d’un censeur récusable, qu’il nous faut maintenant défendre notre comique. C’est de la sévérité, tranchons le mot, c’est de l’injustice avec laquelle Boileau, qui du reste ne cessa un seul instant de se montrer son ami sincère, jugea trop longtemps ses productions, que nous devons chercher à le venger.

Du vivant de l’auteur du Misanthrope et du Tartuffe, Boileau ne parla guère que deux fois de lui dans ses ouvrages : la première, et c’est celle où l’éloge fut le plus délicat, pour lui demander :

………………… Térence
Sut-il mieux badiner que toi ?

la seconde, pour lui dire :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.

Marmontel, qui se montre quelquefois prévenu contre Boileau, témoigne, ainsi que nous l’avons déjà dit, un étonnement spécieux de ce que cette facilité à rimer ait pu être regardée comme le principal mérite de Molière. Nous n’imiterons pas dans sa fausse bonne foi le critique de Nicolas, comme l’appelait Voltaire ; mais nous prendrons sur nous d’affirmer que notre satirique n’appréciait pas entièrement l’énergie entraînante et le génie profond et observateur de notre premier comique. La correction du style était à ses yeux la première qualité, ou plutôt une qualité sans laquelle toutes les autres n’étaient rien. Chez lui cette exigence était d’autant plus impérieuse qu’elle se fondait sur l’amour-propre. Nul doute donc que Térence, toujours froid, mais toujours pur et châtié, n’ait séduit exclusivement Boileau, et ne l’ait rendu injuste envers le rival, envers le vainqueur du successeur de Plaute.

En 1674 parut l’Art poétique. Molière n’y est point oublié ; mais, comme le dit M. Daunou dans son Discours préliminaire sur l’auteur de ce poème, « les huit vers qui le concernent mêlent à la louange une si rigoureuse censure, qu’on aimerait mieux pour Molière, et surtout pour Boileau, qu’ils n’y fussent pas :

Étudiez la cour, et connaissez la ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et, sans honte, à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope. »

Il nous serait doux de penser avec certains commentateurs de Boileau que le poète par « le prix de son art » a voulu dire la perfection absolue et non pas la perfection relative. Mais, nous le répétons, le législateur du Parnasse nous semble ici, et dans plus d’un autre endroit, donner une préférence marquée au comique latin. Dire que Molière « a, sans honte, à Térence allié Tabarin », c’est dire que, souvent au-dessous de Térence, il l’égale quelquefois, mais ne le surpasse jamais. Pour mieux justifier sa préférence, il a faussement prétendu que Molière s’était montré « l’ami du peuple en ses doctes peintures ». Serait-ce dans Le Misanthrope, dans Le Tartuffe, dans L’Avare ou dans Les Femmes savantes ? Dans lequel de ces chefs-d’œuvre a-t-il « fait grimacer ses figures » ? Tous ces traits ne pourraient donc tomber tout au plus que sur les farces de Molière, qu’il n’a jamais eu la prétention de donner pour de « doctes peintures », mais dont Boileau a fait bien involontairement le plus bel éloge en disant qu’il n’y reconnaissait pas l’auteur du Misanthrope. Eût-il donc pu, notre immortel comique, se glorifier de cette variété féconde, des ressources inépuisables qu’il possédait, si la nature de son génie l’eût forcé à se servir du même pinceau, des mêmes couleurs, pour rendre et la fureur d’Alceste et le désespoir de George Dandin ? Boileau le voudrait-il blâmer de n’avoir pas toujours exercé son talent sur des sujets nobles et élevés ? Mais J.-B. Rousseau l’a dit :

Aristophane, aussi bien que Ménandre,
Charmait les Grecs assemblés pour l’entendre,
Et Raphaël peignit, sans déroger,
Plus d’une fois maint grotesque léger :
Ce n’est point là flétrir ses premiers rôles,
C’est de l’esprit embrasser les deux pôles,
Par deux chemins c’est tendre au même but,
Et s’illustrer par un double attribut.

Enfin, de quelque manière qu’on doive interpréter ce passage, on voit que Boileau, pour un jeu de scène, qui passe à la vérité les bornes habituelles de la plaisanterie, a trouvé mille défauts qui se sont jusqu’à ce jour cachés à tous les yeux. Mais ce qu’on n’a pas encore remarqué, que nous sachions, c’est que ce critique, en relevant une inconvenance dans les œuvres de son ami et en leur prêtant d’innombrables imperfections, ajoute encore que sans ces imperfections, sans cette inconvenance, « il eût peut-être remporté le prix de son art… » Le « peut-être » ne compromet-il pas beaucoup le goût du censeur qui craint tant de se compromettre ? Non, il ne faut pas attacher à ce mot plus d’importance qu’il n’en mérite. Ce n’est pas la raison, ce n’est pas la justesse de l’idée qui l’ont fait entrer dans cette phrase ; c’est le seul besoin du vers : mais il faut avouer que jamais cheville n’a plus malheureusement dénaturé la pensée du versificateur qui l’a appelée à son secours.

On doit regretter que cet arrêt ait été porté contre Molière quand ses restes étaient à peine refroidis. Boileau, il est vrai, dans son épître adressée, en 1667, à Racine, n’affaiblit par aucune censure les éloges qu’il accorda aux chefs-d’œuvre de son ami. Mais des éloges vagues ne pouvaient détruire l’effet de critiques précisées ; la plus belle réparation que Boileau ait faite de ce qu’on nous permettra d’appeler ses torts, est dans sa réponse à Louis XIV lui demandant quel était le plus grand écrivain de son siècle. « Sire, c’est Molière. — Je ne le croyais pas, répondit le roi ; mais vous vous y connaissez mieux que moi. » La réponse de Boileau l’honore ; celle de Louis XIV le fait aimer.

Nous n’ajouterons rien à ce noble aveu d’un rival : il parle plus haut que toutes les déclamations. Nous nous bornerons, en terminant cet essai, à faire remarquer l’influence sur son siècle de cet écrivain qui renversa le faux goût avant les Satires ; posa les règles de la comédie avant l’Art poétique ; la ramena à son véritable genre, l’imitation de la société ; découvrit son véritable but, la critique de nos ridicules et le châtiment de nos vices. Si des travers nouveaux succédèrent à ceux qu’il avait censurés, ce n’est point à lui, c’est au cœur humain qu’il faut s’en prendre. On a comparé avec raison les ridicules aux modes : on ne s’en corrige pas, on en change ; quant au vice, le poète comique peut le stigmatiser, mais non le détruire. Il résista aux chefs-d’œuvre de Molière : nous avons tout lieu de craindre que, comme eux, il ne vive à jamais.

Addition

Nous avions trouvé (voir les notes des pages 47 et 54) quelques détails relatifs à Molière dans un écrit intitulé La Pompe funèbre de M. Scarron, mais en le citant nous ignorions quel en était l’auteur. M. Paul Lacroix vient de découvrir une sorte de réponse en vers, également anonyme, à cet ouvrage de circonstance, intitulée Le Songe du rêveur, Paris, G. De Luyne, 1660, qui fait connaître que La Pompe funèbre était de Somaize, et fournit d’autres détails non moins précieux.

Le rêveur voit en songe Apollon tenir son tribunal et les Muses venir lui dénoncer les coupables et leurs délits. Une d’elles, Terpsichore, nous ne savons pourquoi, se charge d’exposer la plainte de Molière :

Molière, notre cher ami,
Que nous n’aimons pas à demi,
Depuis quelque temps a su faire
Un Cocu, mais imaginaire.
Cependant un archigredin,
Qui n’a pas pour avoir du pain,
De peur de passer la carrière
De la saison d’hiver entière
Avecque son habit d’été,
Fut pour lors assez effronté
Pour, je ne sais comment, le prendre,
Et de plus pour le faire vendre.
Il a bien même été plus loin,
Car l’on dit qu’il a pris le soin
De l’afficher à chaque rue.
De plus, l’on a fait La Cocue
Imaginaire, dont un sot
A pris avec soin mot à mot
L’expression et la matière
Dans Le Cocu du sieur Molière,
Dont chacun fut fort étonné ;
Il l’a seulement retourné,
Et, le retournant, cet infâme
Pour un homme a mis une femme.

Puis Érato dit à son tour à Apollon :

Vous n’êtes pas encore au bout,
Nous n’avons que trop de matière.
Vous connaissez le sieur Molière :
Cet autre dont on a parlé,
Qui depuis peu se voit pelé,
Dont les actions sont honteuses,
Lui déroba ses Précieuses,
Puis à l’imprimeur les livra
Pour cent francs qu’il en retira.
Devons-nous souffrir cet outrage ?
Quoi donc ? dérober un ouvrage ?
Le dérober impunément ?
Oser le vendre assurément ?
Souffrir qu’on fasse ces injures
À l’une de nos créatures ?

Apollon demandant le nom du coupable,

Toutes les Muses à la fois,
S’écrièrent à haute voix :
C’est le fameux sieur de Somaize !
……………………………………
— Quoi ! cet écrivain du pont Neuf
Qui n’a pas pour avoir un œuf ?
Dit Apollon tout plein de rage.

Sur quoi Somaize est mandé, condamné à faire amende honorable à Molière, puis berné par quatre palefreniers dans la couverture du cheval Pégase.

Ce récit complète ce que nous savions des procédés, en fait de propriété littéraire, de Neuf-Villenaine et de Somaize.