(1900) Molière pp. -283
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(1900) Molière pp. -283

Préface

Le bon sens. — Le bon sens c’est la petite fleur bleue de la bruyère, elle croît aux champs, où on la foule aux pieds ; les bonnes gens de province la mettent à leur boutonnière, le soir, quand ils reviennent de goûter le frais dans les prairies d’alentour, et cela les expose à la risée des élégants qui ont vu la capitale. Mais faites attention qu’il se fabrique dans le monde bien des bouquets où l’on associe avec fracas la tulipe de Hollande aux cactus des tropiques, et où manque la petite fleur bleue.

J.-J. Weiss.

Dans les derniers mois de l’année 1865, on voyait, en certains soirs de la semaine, arriver et se réunir un nombre considérable de personnes sur la place de l’Opéra, au coin des rues Scribe et des Mathurins. L’Opéra cependant était encore en construction, les hôtels qui l’entourent n’étaient pas tous achevés, le milieu de la place était un chantier abandonné aux entrepreneurs de maçonnerie, aux tailleurs de pierre, aux menuisiers, peintres de l’architecte C. Garnier. À un signal donné, une grande porte cochère ouvrait ses deux battants, toutes ces personnes assemblées s’engouffraient sous sa voûte, puis lentement, prudemment, les unes étonnées, les autres anxieuses, descendaient un, puis deux, puis trois escaliers et s’arrêtaient devant une cave. Le gaz flambait et alors apparaissait une coquette salle, véritable bonbonnière décorée avec grand art et un goût raffiné. Au bout, on apercevait une petite scène, avec une petite rampe éclairée ; — dans le fond de la scène se dressait un orgue qui laissait supposer qu’on y faisait de la musique ; plus près, au premier plan, une petite table, avec son petit verre d’eau classique, attendait un conférencier. Cette salle s’intitulait l’Athénée, et le public descendu dans cette cave tapissée de velours rouge venait assister à un tournoi oratoire.

Deux hommes, anciens élèves de l’École normale, dont l’un fut un éminent professeur, s’étaient entendus pour y établir des conférences régulières. Dans les années qui avaient suivi le coup d’État, M. Deschanel avait fait avec grand succès des conférences à Bruxelles, il avait rapporté à Paris l’expérience du métier : un art merveilleux de bien dire, un grand savoir, une connaissance des détails matériels de l’entreprise et de la direction, un grand flair de son public1. Il trouva dans M. Yung un auxiliaire précieux. M. Eugène Yung, écrivain distingué, possédait deux grandes qualités, véritables dons de nature : il savait manier la publicité et donner une direction aux foules ; il possédait en outre les qualités d’un administrateur. Tous deux adressèrent un appel aux personnalités de grand renom et de grand talent, et firent de la presse et du public leurs complices. On décida qu’il y aurait trois soirées par semaine, chaque soirée se partagerait deux conférences ; et on s’adressa au gouvernement pour obtenir l’autorisation nécessaire… Ombrageux et méfiant par nature, le Gouvernement impérial ne vit pas ces conférences d’un œil favorable. Il exigea d’abord le nom des conférenciers ; puis il mit, comme condition, que le sujet choisi pour chaque conférence serait approuvé par le Ministre compétent ; enfin, il répondit qu’il accordait à MM. Yung, Hément, La Pommeraye, Léon Say, Taine, Weiss, Assolant, Sarcey, Deschanel, l’autorisation de faire des conférences littéraires ; mais qu’il la refusait à MM. Saint-Marc Girardin, Jules Simon, Laboulaye, Albert de Broglie, Augustin Cochin. Le nom de ces derniers, l’opposition constante qu’ils avaient faite au Gouvernement impérial, leur talent, leur habileté, et l’autorité dont ils jouissaient, avaient excité au dernier point l’inquiétude ombrageuse de Napoléon III.

Malgré ces obstacles, l’institution nouvelle commença avec un réel succès : l’Athénée de Paris, rivale de l’Institution royale de Londres, eut de belles soirées. Le balcon, les loges étaient occupés par des dames en toilette de bal ; l’orchestre, le parterre, par des professeurs, des membres de l’Institut, des journalistes, des étudiants, des curieux, des hommes instruits qui prenaient à l’Athénée plus de plaisir qu’au théâtre. C’est sur cette scène petite et pimpante, c’est devant ce public choisi que ces jeunes orateurs presque tous professeurs, ces écrivains connus déjà du public, à la veille de devenir célèbres, vinrent successivement parler au lieu d’écrire, les uns avec autorité et conviction, tous avec une franchise courtoise, et souvent avec une profondeur hardie et spirituelle. Le public suivait avec un vif plaisir et un réel intérêt ces jeunes savants dont la parole était si sûre, si élégante et parfois si indépendante.

C’est dans cette salle, à cette table et devant ce verre d’eau sucrée que J.-J. Weiss eut aussi ses jours de parole ; c’est dans cette salle de l’Athénée qu’il fit ces conférences sur Molière, que nous publions aujourd’hui pour la première fois.

Elles sont assez piquantes, les circonstances qui amenèrent Weiss à exposer ses idées sur Molière. On s’était déjà occupé de Molière à l’Athénée ; tout un mois on disserta dans les journaux sur ce qui s’y était dit au sujet du grand poète comique. M. Sarcey, dans une conférence, avait commencé en lançant un simple mot2 ; ce mot avait soulevé des contradictions. Excité, piqué au jeu par ces contradictions, M. Sarcey qui d’ailleurs était d’un caractère, d’un esprit, et d’une sûreté de savoir à ne pas lâcher facilement pied, continua dans le même sens pendant une nouvelle soirée. M. Deschanel vint ensuite, et répondit à M. Sarcey par le panégyrique absolu de Molière, de sa personne, de sa vie, du rôle politique et social qu’il a joué ou du moins du rôle politique et social que depuis une soixantaine d’années on s’est habitué à lui attribuer. Enfin, M. Étienne Arago à son tour intervint plume en main dans la querelle ; il reprit et soutint dans son feuilleton de L’Avenir national la thèse qu’avait déjà plaidée avec son éloquence habituelle M. Deschanel. M. Sarcey se trouva ainsi seul contre deux. C’était beaucoup d’avoir à la fois contre soi et l’éloquence aimable de M. Deschanel, et le savoir de M. Étienne Arago, l’un des hommes très rares qui possédaient à fond l’histoire du théâtre depuis deux cents ans, et que l’on pouvait presque définir « le dernier des classiques ». Weiss eut alors envie d’intervenir à son tour pour venir en aide à M. Sarcey ; non qu’il eût la prétention de rétablir la balance, il voulait seulement peser un peu de son côté. Pour se faire bien comprendre, il dut donner quelque développement à son sujet, et le partagea en quatre conférences.

La thèse ou plutôt les thèses que l’on y trouvera soutenues forment un ensemble de vues sur Molière, une étude de son génie et de son théâtre assez particulière, assez nouvelle, inattendue même en plus d’un point, et en tout cas très personnelle. Cette conférence en quatre parties, tout animée des ardeurs de la brillante polémique littéraire qui en fut l’occasion, fit-elle parmi les auditeurs de l’Athénée de 1866 beaucoup de prosélytes ? Nous n’en savons rien, et, à vrai dire, il semble permis d’en douter. Mais qu’elle ait été très curieusement accueillie, écoutée avec un sérieux et vif intérêt, même par ceux d’entre eux dont elle contrariait ou même heurtait, ici ou là, les sentiments instinctifs ou raisonnés à l’égard du grand poète, nous le croyons sans peine, et, d’ailleurs, le succès d’attention et d’applaudissement qu’elle obtint, nous est attesté par plus d’un contemporain et véridique témoignage.

Nous osons espérer que les dissentiments auxquels aujourd’hui, comme alors, elle pourrait donner lieu, n’ôteront rien, pour les lecteurs intelligents, à l’intérêt de l’exhumation que nous avons cru devoir en faire à leur adresse.

Peut-être ils nous diront que le Molière qui, dans ces pages ressuscitées, leur est offert, n’est plus celui qu’ils ont l’habitude d’entendre célébrer par la voix publique et par les juges compétents, d’accord avec elle, celui qu’eux-mêmes, pour leur compte, ont appris à connaître et à aimer, ou du moins qu’il en diffère notablement et s’en éloigne par certains traits et par l’ensemble ; que, sans être diminué, ils en conviendront sans peine, ni rabaissé, c’est là pourtant en somme, le Molière de J.-J. Weiss, et de quelques autres, qui, avant ou après lui, l’ont étudié avec une égale indépendance d’esprit, sinon avec la même puissance d’observation et d’interprétation.

Oui, peut-être ; et toutefois, dans ce Molière nouveau, imprévu, à certains égards, nous le reconnaissons, combien de parties du Molière de tout le monde, du Molière du peuple et des doctes, du Molière à bon droit traditionnel, se retrouvent les mêmes, de nouveau appréciées, commentées, caractérisées, avec un degré d’approfondissement qui les met en plus vive et plus pleine lumière3. Et même ce qui, dans cette étude si fièrement originale et personnelle, pourra sembler risqué, aventureux, paradoxal et contestable, est si étudié, si creusé, si sincère, et, d’ailleurs, si fortement mêlé de vues aussi justes que pénétrantes et d’irréfutables aperçus, que, même en résistant, en protestant, on sent, malgré soi, sa résistance toute mêlée de concessions partielles. Au contact d’esprits originaux de cette trempe, d’une telle initiative et d’une telle vigueur, ce qui étonne ou surprend de leur part, ce qu’on n’admet pas, — ce qui choque même, — donne à penser. En pareil cas on ne laisse pas de tirer un profit de lumière et d’instruction des contradictions même qu’on essuie sans y souscrire.

Les hardies et paradoxales nouveautés d’opinion que, dans cette étude, se permet le critique doublé d’un moraliste, ne sont le plus souvent, qu’on veuille bien le remarquer, que vérités poussées verveusement à l’extrême, hyperboliquement affirmées, développées, sans certains correctifs ou tempéraments, qu’elles comportent ou qu’elles demandent, — des outrances de vérités. En veut-on un exemple ? Il avoue goûter peu, ou plutôt ne pas aimer (tout en convenant qu’elles sont admirablement peintes, et du plus vivant coloris) les femmes de Molière4. Elles ont le tort, à ses yeux, le grand tort d’être, en un sens, trop vraies, c’est-à-dire voisines encore, trop voisines de l’état de nature, et, dès lors, beaucoup trop, quoique à des degrés divers, sujettes et livrées aux instincts de leur sexe, et non pas à ceux qui le font aimer ; instinct de vanité, instinct d’indépendance et de plaisir, instinct de ruse et de mensonge, inné, se déployant avec de stupéfiantes ressources dans la lutte qu’elles soutiennent contre parents, maris, futurs imposés, amants déçus, etc. ; créatures primitives, en dépit des mœurs de civilisation avancée qu’elles partagent, et dont elles ne prennent pas le meilleur ; pétries de caprice, d’artifice et d’égoïsme ; en somme, malgré ce qu’elles montrent ou étalent de grâce légère ou de vive jeunesse, non moins redoutables qu’attrayantes, ou, tout au moins, pour qui sait réfléchir et prévoir, point désirables5.

Voilà, sans doute, sur les femmes de Molière, un arrêt bien sévère et morose. Mais sommes-nous bien à l’aise pour le démentir et le rejeter, si, sans parti pris, nous nous remettons devant les yeux celles qu’il semble viser tout d’abord ? Cette Angélique, qui fait si cruellement expier au pauvre George Dandin sa folie ; cette Isabelle de L’École des maris, moins scélérate, mais engagée d’elle-même en si audacieuse et aventureuse fourberie ; et la Dorimène du Mariage forcé ; et la plus séduisante, la plus éblouissante des coquettes, qui en est aussi la plus rouée, la plus perverse, Célimène ? Et comment faire pour que de ce rigoureux jugement il ne retombe pas une bonne part sur la célèbre ingénue de L’École des femmes, sur celle Agnès, dont l’ingénuité cache des abîmes de machiavélisme inconscient et d’autant plus effrayant ? Comment même refuser de mettre, avec d’autres encore6 en cette compagnie, pour sa précoce habileté, la Louison du Malade imaginaire, oui, cette petite, qui, avec tant de soudain à-propos et une si merveilleuse présence d’esprit, fait la morte sous les verges dont son papa la menace, et rapporte en témoin si instruit et si fidèle tout ce qu’elle vient de voir et d’observer curieusement dans la chambre de sa grande sœur ?

Ces concessions faites, auxquelles il est difficile, en conscience, de se dérober, nous refusons d’aller plus loin, et nous nous retranchons en toute assurance derrière quelques-unes au moins, derrière Elmire, Éliante, Henriette, derrière Elmire et Henriette surtout. Tout en consentant à mettre celles-ci à part, comme il convient, le terrible conférencier ne désarme pas. Il reconnaît, il honore en Elmire l’honnête courage avec lequel, épouse de second lit seulement, et belle-mère de grands enfants, elle vient au secours du foyer domestique envahi par un odieux parasite et combat pour la famille en péril. Cependant l’extrême degré de souplesse et d’habileté qu’il lui voit déployer dans cette chaude affaire (le tête-à-tête avec Tartuffe de l’acte IV) ne laisse pas de l’offusquer et lui gâte quelque peu le personnage. Il avoue n’avoir qu’une admiration froide pour une femme aussi forte ; il avoue même n’avoir qu’une foi limitée dans l’impeccabilité d’une personne capable de se tirer d’une aussi scabreuse situation avec un aussi étonnant sang-froid et une aussi diabolique adresse, et qui ne se gêne pas de témoigner le plus profond, le plus parfait mépris au sot mari qu’elle éclaire à tout risque et qu’elle venge !

Quant à Henriette, oh ! il n’a garde de contester ses excellents principes, sa droiture, sa vive intelligence, le sérieux de ses sentiments, sa sincérité : mais le charme, demande-t-il, le charme, le trouve-t-on vraiment chez cette fille qui, d’un esprit si positif, oppose aux conceptions métaphysiques de l’amour caressées par sa sœur Armande les félicités matérielles du mariage, et tient tête aux obstinées prétentions et obsessions de Trissotin avec une si accablante supériorité de bon sens, de raison malicieuse et d’ironie ? Oui, dit-il, goûtez à votre aise et justement en celle-là tant de fins mérites et de solides vertus ; mais, en songeant à son avenir de femme (comme à celui des filles que vous voulez former sur ce modèle), n’applaudissez pas trop à ce qui entre de maturité précoce et de virilité d’esprit dans cet idéal créé par le poète ; et, telle qu’elle est, ne vous promettez pas pour elle, aussi sûrement que vous le faites, un bonheur, un particulier lot de bonheur, dans le mariage, qui ferait exception au mélancolique arrêt prononcé par l’auteur des Maximes : « Il y a de bons mariages ; il n’y en a pas de délicieux7 ».

Voilà, certes, sur le compte de deux figures typiques qui nous sont chères, des réserves assez imprévues, et qui vont faire bondir d’indignation quelque dévot commentateur des chefs-d’œuvre où elles paraissent. Peut-on nier, cependant, qu’elles aient un coin de vérité ? Elles ne sont pas du tout d’un détracteur de Molière, encore moins d’un critique contredisant par nature et quinteux, mais d’un penseur sévère et sagace, d’un libre et pénétrant esprit, qui regarde de près avec ses propres yeux, et scrute curieusement. Sans y donner pleinement les mains, n’est-il pas permis, n’est-il pas sage d’en tenir compte pour ce qu’elles ont de subtilement observé, et de suggestif, après tout ? D’ailleurs, par l’impression, plus ou moins combattue, qu’on en reçoit et que l’on en garde, elles ont leur utilité à titre de préservatif contre les admirations outrées et routinières, contre les adorations béates, que propage le fanatisme de certains moliéristes, et dont J.-J. Weiss était à bon droit agacé. Enfin, ce qui pourra nous être accordé sans peine, elles réveillent, elles piquent, elles amusent, par la verve qui les anime et l’humour qui les colore.

En abordant dans cet esprit l’œuvre originale que nous tirons de l’ombre pour eux, les lecteurs n’auront, nous l’espérons, nul effort à faire pour se laisser contredire, instruire, divertir, par les enseignements les plus personnels, et même les plus risqués en apparence, du conférencier.

Telles qu’elles sont, ces pages sur Molière nous ont paru, à plus d’un titre, mériter de voir le jour, et de prendre place à la suite des extraits de chronique théâtrale, de critique du lundi, que nous avons récemment publiés, sous plusieurs titres différents, et dont l’heureuse fortune a répondu à nos soins et à nos vœux d’ami et de légataire intellectuel. Ces pages nouvelles sont l’œuvre sincère du même esprit, de cet esprit chercheur, indépendant, jamais frivole dans ses audaces, lumineux et puissant jusque dans ses écarts, qu’on ne risque pas, ce nous semble, de surfaire en l’honorant du nom de génie.

Quant à la forme de ce nouvel écrit, elle est autre, à certains égards et différente. À celui-ci, le dernier et délicat travail qui arrête le détail de la composition et du style, et donne à tout le fini, le poli, le travail de la dernière main a manqué. L’état du manuscrit semble indiquer que, sa conférence faite, J.-J. Weiss l’a recueillie à peu près telle quelle, l’a parlée, de nouveau, au papier, en quelque sorte pour mémoire, en vue d’une publicité possible, mais lointaine, et dont l’heure n’est jamais venue. Ou bien, avant sa conférence, il a, non rédigé, mais mis en forme une première fois ses idées et leurs développements, d’une main rapide, en se transportant en esprit devant son public d’auditeurs. Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre cas, c’est ici, ou peu s’en faut, sa parole que l’on entend, c’est lui-même ; c’est sa libre parole, avec les inégalités, les négligences, les hasards, les parenthèses, les redites rapides, les soudaines et courtes digressions, que l’improvisation orale comporte et qu’elle excuse ; mais aussi, avec un caractère particulier de naturel, une facilité entraînante, une abondance, un abandon sans cesse traversés de traits expressifs, de mots qui se gravent, de vives saillies… Ce mélange même, au lieu de nuire au succès du présent volume, lui donne peut-être une chance de plus d’accueil curieux et bienveillant.

Cette fois, en effet, au lieu de l’écrivain que l’on connaît, de l’irréprochable, de l’impeccable écrivain, dont on sait la langue constamment exemplaire et définitive, la verve serrée, l’essor hardi, mais toujours sûrement réglé, nous offrons un autre J.-J. Weiss, dont le souvenir se perd ou s’est effacé, celui qui se révélait avec tant d’imprévu et de charme dans la causerie sérieuse comme dans les propos familiers ; un J.-J. Weiss conférencier littéraire et mondain, et l’un des plus originaux, des plus inoubliables, que l’Athénée d’il y a trente ans ait entendus.

Conférences faites à l’Athénée en 1866

Molière. Première conférence

Mesdames et Messieurs,

En relisant Molière pour la troisième fois, il m’a semblé qu’il valait mieux, au lieu d’intervenir dans la controverse telle qu’elle s’est élevée ici, et même ailleurs, entre MM. Sarcey, Deschanel, Étienne Arago et autres, m’occuper de Molière lui-même, de voir et de saisir, dans cette controverse ardente, un prétexte, une occasion d’étudier à nouveau l’écrivain, sinon le plus grand, sinon le premier, du moins certainement le plus extraordinaire de notre littérature.

Je veux vous présenter ici Molière tel que je le conçois, en lui appliquant mes procédés propres de critique, procédés qui consistent à ne pas séparer de la littérature l’histoire et le tableau historique de l’heure et du temps, mais aussi de ne pas trop écraser la littérature et l’esthétique sous l’histoire, comme le font trop la critique allemande et la nouvelle école de critique française.

Cette manière de procéder est bonne ou mauvaise ; mais vous voyez que je ne veux que vous donner l’occasion de la juger ; d’ailleurs, elle ne renverse pas la tradition et les idées généralement acceptées, elle permet seulement et entraîne un libre commentaire ; on peut y ajouter et la compléter.

Pour donner toute ma pensée, et ne donner surtout que ma pensée, j’ai besoin de plus d’un entretien ; il m’en faudra deux ou trois ; Molière est un morceau qu’on n’avale pas, si je puis parler ainsi, qu’on ne digère pas en un jour et en une fois.

Je ne dis pas que je ne heurterai pas quelquefois vos opinions acquises ; mais ne vous impatientez pas trop vite : en fin de compte, après avoir passé par des chemins qui peut-être ne vous plairont pas toujours, nous nous retrouverons, vous et moi, au même but, c’est-à-dire à conclure que Le Misanthrope, Tartuffe, le Dom Juan, Le Malade imaginaire, ne sont pas des œuvres communes, et que l’influence de Molière en deux ou trois matières capitales, et c’est beaucoup, a été une influence saine et salutaire.

Vous admirerez peut-être Molière un peu autrement que vous n’avez coutume de le faire, mais vous ne l’admirerez pas moins.

Peut-être même votre culte, dégagé de superstition, sera-t-il plus assuré, peut-être aussi vous fournirai-je quelques motifs nouveaux, auxquels beaucoup d’entre vous peuvent n’avoir pas assez pensé, d’aimer Molière et de vous incliner devant lui ; mais nous ne commencerons pas par nous incliner ; avant de le faire nous le regarderons en face et entre les deux yeux.

Je vous parlais tout à l’heure de tradition ; mais dans l’ancienne France, dans la France littéraire, l’admiration de parti pris, l’admiration absolue et un peu vague n’était guère de tradition surtout à l’égard de Molière.

On croit généralement que les seuls écrivains qui aient élevé quelques objections soit morales, soit littéraires contre Molière, c’est Bossuet, c’est Boileau ; Bossuet, par esprit religieux ; Boileau, dans des vers restés célèbres sur « Scapin et le sac où il s’enveloppe », vers qui ne constituent un jugement exact ni dans la forme ni dans le fond. Boileau dédaignait ces basses bouffonneries : il avait tort, foncièrement tort !

Mais il y en a bien d’autres, que Bossuet et Boileau, qui ont eu des objections contre Molière ; il y a Bourdaloue, qui, dans un sermon très dur contre les hypocrites, trace un tableau très peu flatté de la vie et du particulier de Molière. Puis, il y a des tempéraments littéraires qui ont été outrés dans leurs objections contre Molière ; il y a Dufresny, qui, a-t-on dit, haïssait Molière et ne l’a jamais pu souffrir ; on a prétendu qu’il était poussé par un sentiment de jalousie. Il y a aussi Marivaux. Dufresny n’était pas assez envieux pour être jaloux de Molière, Molière lui déplaisait, parce qu’il lui déplaisait.

Pour Marivaux, dira-t-on qu’il était jaloux aussi ? Mais il s’est taillé un domaine dans lequel personne n’est au-dessus ni à côté de lui ; qu’aurait-il eu besoin d’être jaloux ?

Il y a aussi J.-J. Rousseau ; il était révolté de certaines œuvres de Molière. J’abandonne volontiers J.-J. Rousseau : c’était un grand homme ; mais il y avait en lui des parties de cuistre, faisant des phrases pompeuses sur la vertu, et c’étaient ces parties-là que choquait Molière en lui. Mais je ne puis vous abandonner les écrivains du xviiie  siècle les plus honnêtes, les plus décents, qui ne pouvaient lire Molière sans être choqués ; par exemple, je citerai encore madame Riccoboni, qui a dressé contre Molière un réquisitoire très vif sur le terrain de la moralité.

Et Fénelon, avant eux ! N’a-t-il pas imprimé un jugement très sévère sur Molière, dans l’un de ses deux écrits critiques, la Lettre sur les occupations de l’Académie (1714) ?

Il y a deux écrits critiques de Fénelon, la Lettre à Dacier, sur les occupations de l’Académie et les Dialogues des Morts, ce sont deux œuvres étonnantes, pleines de génie. Il n’y a pas de vue nouvelle trouvée depuis, pas de théorie nouvelle inventée depuis, qui ne soient en germe là. On y trouve, par exemple, la réhabilitation presque complète de Ronsard, que le romantisme croit avoir inventé depuis ; on y découvre, à bien des points de vue, les théories futures du romantisme.

Quand un tel juge exprime des scrupules sur Molière, c’est une raison de réfléchir. Je ne donne pas raison à toutes les critiques de madame Riccoboni, de Fénelon, de Bourdaloue, de Jean-Jacques Rousseau, ce n’est pas mon dessein, mais je m’abrite derrière ces autorités pour faire d’autres critiques qu’elles n’ont pas connues.

Savez-vous quand a commencé l’admiration absolue et de parti pris pour Molière ? Dans les premières années du xixe  siècle, à l’époque de la Restauration, quand s’était engagée la querelle entre le parti libéral et le parti congréganiste ; c’est alors qu’on a sacrifié à Molière comme à une divinité, il avait fait Tartuffe, il devenait sacré !

Parmi les apôtres de la déification absolue, il y avait eu La Harpe, qui, après avoir été l’ami des encyclopédistes, devint contre-révolutionnaire et dévot ; il n’en était pas moins grand admirateur de Molière ; mais La Harpe était très jaloux de ceux de ses contemporains qui obtenaient des succès au théâtre ; pour que Beaumarchais fût mieux anéanti, et ce n’était pas trop pour La Harpe, il fallait que Molière fût inviolable et sans tache.

Sous la Restauration, le panégyrique de Molière passe toute mesure. Ainsi, on admire son « indépendance civique », qui éclate dans le refus qu’il fit, à ce qu’il paraît, à Madame, de changer certain passage du Misanthrope, où il est question de « ce grand flandrin de vicomte, qui crache dans un puits pour faire des ronds ». Indépendance civique !

Il y a un autre écrit où on l’appelle Citoyen vertueux, et où l’on affirme qu’il est meilleur chrétien que Bossuet. Le valet de chambre tapissier de Louis XIV converti en citoyen ! Le compagnon, l’associé de Madeleine Béjart et de quelques autres, converti en homme vertueux ! Et enfin l’auteur de Dom Juan converti en chrétien, et en chrétien plus parfait que Bossuet, c’est un peu fort ! Cela légitimerait presque les représailles qu’a entreprises un écrivain catholique de nos jours, M. Louis Veuillot. — Je ne veux pas, moi, faire de représailles ici ; je veux étudier l’homme en lui-même, tel qu’il est, et essayer de juger l’écrivain. Tâchons d’abord de vous donner un caractère général de sa vie et de son théâtre,

Ouvrez Molière, messieurs, ouvrez-le dans une édition complète, tout à fait complète de ses œuvres, et qui contienne sa première pièce informe : La Jalousie du Barbouillé.

Voici les premières lignes que vous lirez ; c’est Barbouillé qui parle :

Il faut avouer que je suis le plus malheureux homme du monde. J’ai une femme qui me fait enrager ; au lieu de me donner du soulagement et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois par jour ; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère et fréquente je ne sais quelle sorte de gens ! Ah ! pauvre Barbouillé, que tu es misérable ! Il faut pourtant la punir. Si tu la tuais… ! (Scène première.)

Passez ensuite tout à fait à la fin du théâtre de Molière, au Malade imaginaire, aux dernières lignes que Molière, à la veille de mourir en jouant cette pièce, a tracées de sa main défaillante. Il s’agit du Malade qu’on reçoit docteur, et à qui les assistants souhaitent une longue série de fléaux pour qu’il puisse gagner sa vie et prospérer.

LE CHIRURGIEN

Puisse toti anni
Lui essere boni
Et favorabiles,
Et n’habere jamais
Quam pestas, verolas,
Fievras, pleuresias,
Fluxus de sang et dysenterias !

LE CHŒUR

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat
Novus doctor qui tam bene parlat !
Mille, mille annis et manget et bibat,
Et seignet et tuat8 !

Et qu’il saigne et qu’il tue ? Et qu’il tue ! C’est le dernier mot de cette délirante bouffonnerie.

Le nom de l’homme qui a écrit ces lignes ne se sépare plus dans aucun esprit du nom de la Comédie. La Comédie et Molière, c’est absolument la même chose. Eh bien, la Comédie elle-même, quelques libertés qu’elle eût de ce temps, — elle en avait d’immenses qu’elle a perdues depuis, — la Comédie n’a pas suffi à recevoir tout l’emportement de sa fièvre bouffonne. Molière ne s’est senti tout entier lui-même, il ne s’est senti bien à l’aise, bien au large, que dans les farces poussées aux dernières limites de l’extravagance et de la grossièreté sans loi. Son vaste répertoire, c’est le répertoire du rire ; le rire s’y démène si bien, il y règne en souverain, en maître si absolu, que rien n’y manque, pas même les plus libres facéties de tréteaux et les plus violentes tabarinades.

Et, vous venez de le voir, cet élément comique, cher à Molière, au début et à la fin de son théâtre, se traduit par des images également sinistres. Au début, une méchante femme tourmente un pauvre diable à tel point qu’il faudra qu’il aille se jeter à l’eau ; au terme, une énumération de fléaux pires encore, si toutefois il en est de pires pour un homme qu’une méchante femme telle que la conçoit et la peint Molière ; et, au terme comme au début, le comique est tiré de la même image, de la même idée, du même mot affreux : tuer !

Bossuet, jetant l’anathème à Molière, lui a dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! » Eh bien, lorsque avec ce mélange d’autorité et de terreur chrétiennes, avec cette dureté froide, cette joie presque violente, l’implacable et religieux Bossuet appliquait si magnifiquement à Molière cette condamnation contenue dans le verset de l’Écriture : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez », on pouvait dire que les mots de cette prédiction tombaient bien à faux, et qu’il était bien superflu de faire planer les menaces de la seconde partie du verset sur l’avenir de Molière ; elles s’étaient déjà très suffisamment réalisées dans son passé. Il n’avait fait rire… que les autres ; lui il avait pleuré tout ce que sa vie contenait de pleurs ; une vie pleine de chutes et de fautes, souillée par de flagrants désordres, livrée au hasard, usée par la maladie et par les fatigues surmenantes de deux professions toutes deux très pénibles, celles d’auteur et d’acteur, rongée et dévorée par tous les mauvais chiens qui peuvent mordre le cœur de l’homme, la colère, la luxure, la jalousie, l’amour impuissant à se faire partager, la douleur et la honte d’un mariage malheureux.

Vous le savez, il était issu d’une famille de bonne bourgeoisie parisienne, il avait fait d’excellentes études au collège de Clermont, il semblait n’avoir devant lui qu’une carrière facile et une vie honorable. Mais, lorsqu’il a vingt-trois ans, la fatalité s’abat sur lui sous la forme d’une passion de théâtre ; il s’éprend d’une comédienne, qui faisait alors assez de bruit dans Paris, et qui vivait avec M. de Modène, auquel elle était, dit-on, unie par un mariage secret ; on la nommait Madeleine Béjart. Pour se rapprocher d’elle, Molière n’hésite pas ; il se fait comédien, et, après que la passion l’a jeté au théâtre, la vocation l’y retient. Un jour il sera comédien du roi, ce qui, avec le préjugé qui régnait de ce temps, n’était déjà pas très brillant. — En attendant, il est comédien de campagne !

Peut-être y a-t-il bien des gens parmi vous, messieurs, qui ont habité pendant tout un hiver une petite ville de province peuplée de quinze à dix-huit mille âmes ! Vous y avez vu peut-être quelques-uns de ces pauvres gens qui sur le théâtre sont Agamemnon, le roi des rois, Henri IV, Richard III ; vous les avez vus le matin, en redingote crasseuse, en casquette honteuse, se glisser vers le petit marché de leur ville pour y marchander un peu de denrées qu’on leur refusait, parce qu’ils n’avaient pas de quoi les payer ! Molière fut un de ces hommes-là ! Il quitte Paris en 1646, et il n’y rentre qu’en 1658, à l’âge de trente-huit ans, treize ans après.

Tout ce temps-là, il court la province, pendant treize ans, jouant où il peut, arrangeant les canevas traditionnels qui avaient le privilège de réjouir la foule, revêtant lui-même la livrée de Mascarille et du Barbouillé, vivant en communauté avec sa troupe, et quand je songe que pendant tout ce temps-là il y eut à côté de cette troupe des gens tels que d’Assoucy, l’homme le plus mal famé de son temps, au lieu de dire sa troupe, je devrais peut-être dire sa bande. Son génie, ce génie qui nous paraît à distance si merveilleux de facilité et de fécondité, ce génie s’est débrouillé lentement, péniblement, si vous regardez les dates ; et, ce qu’il y a de pis, il s’est débrouillé loin du public de Paris, le seul pour lequel il soit doux de travailler, le seul qui puisse donner et donne la gloire en un jour, quelquefois en une heure. C’est pour les Lyonnais qu’il a composé sa première pièce de quelque mérite, L’Étourdi ; on était en 1657. C’est pour les Languedociens qu’il a composé Le Dépit amoureux. Vous avez tous présente à l’esprit la fameuse tirade de Gros-René sur les femmes :

… Voyez-vous la femme est, comme on dit, mon maître, un certain animal difficile à connaître9.

Etc.

Vous avez également devant l’esprit la scène de rupture entre Marinette et Gros-René :

MARINETTE

Ô la lâche personne !

GROS-RENÉ

Ah ! le faible courage !

MARINETTE

…………………………………………………………..
Moi ! j’aurais de l’amour pour ta chienne de face ?

Etc.10.

Vous avez tout cela présent à l’esprit : eh bien, cette tirade de Gros-René sur les femmes, vrai tourbillon de fureur comique, qui, si elle eût éclaté pour la première fois sur une scène parisienne, eût certainement enlevé le parterre de surprise et d’enthousiasme, et la scène de rupture entre Marinette et Gros-René, c’était à ce moment-là, dans le dialogue comique, une révélation de même force et de même sublimité que l’avait été dans le dialogue tragique le : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » qui avait enflammé tout Paris.

Savez-vous qui a eu la primeur de cette tirade et de cette scène de rupture, de ces scènes impérissables ? Ce sont Béziers et Pézenas.

Molière arrive à Paris bien tard. À trente-neuf ans, il fait Les Précieuses ridicules ; c’est à trente-neuf ans qu’il fait ce chef-d’œuvre ; et voyez combien il doit courir longtemps après la réputation : il y avait alors à la cour un gazetier, qui faisait métier de courir après toutes les singularités, l’homme du temps le mieux informé, à l’affût de toutes les gloires nouvelles. Eh bien, le lendemain de la première représentation des Précieuses ridicules, Molière ne lui était pas encore exactement connu par son nom.

Un an après, il est vrai, il peut dédier L’École des maris au duc d’Orléans, et Les Fâcheux au roi lui-même. Il est enfin en pleine possession de la faveur et de la renommée ; mais il n’est pas encore en pleine possession de son génie ; il ne produit encore que des essais, assez remarquables toutefois pour donner une haute opinion de ce qu’il fera plus tard. C’est seulement en décembre 1662 qu’il donne sa première œuvre vraiment faite à sa taille, L’École des femmes ; c’est seulement en décembre 1662 qu’il brise, en quelque sorte, sa coquille, et qu’on peut voir apparaître l’homme de génie tout entier. En ce moment, il a quarante et un ans ; il doit mourir à cinquante et un ans, dix ans après, après avoir composé, entre L’École des femmes et le moment de sa mort, vingt comédies ou impromptus, sans compter les intermèdes, sans compter les pastorales, sans compter sa part dans la comédie-ballet de Psyché, faite en communauté avec Corneille, déjà bien vieux. Vingt comédies en dix ans ! Vous pouvez bien regarder ces dix dernières années de sa vie, si vous songez qu’il a écrit vingt comédies en dix ans, et que non seulement il les a écrites, mais qu’il les a fait jouer, qu’il a dirigé la troupe destinée à les jouer, et la direction d’une troupe n’est pas une petite affaire, qu’il les a jouées lui-même, vous ne trouverez pas un jour de relâche dans ces dix années. Vous pouvez maintenant passer toute sa vie en revue, vous n’y trouverez pas place pour trois mois de satisfaction véritable et complète.

En 1662, à ce moment où il commençait à avoir enfin la fortune, la renommée et la faveur, sa santé est irréparablement atteinte. C’est dans cette même année qu’il prend à l’auteur de La Jalousie du Barbouillé et de Sganarelle la fantaisie de se marier avec Armande Béjart. Vous en savez les suites.

Il y a deux portions dans cette vie, la portion obscure et la portion glorieuse ; cherchez dedans un temps de bonheur : vous ne l’y découvrirez pas. Vous verrez que Molière a eu à subir treize ans de province et d’obscurité, treize ans pendant lesquels Paris applaudissait de toutes ses forces des choses médiocres et plates comme le Don Japhet d’Arménie de Scarron, et était persuadé que Le Menteur de Corneille, — comédie charmante de cape et d’épée dont je ne dis pas de mal, — était un sommet qu’on ne surpasserait jamais en fait de comédie forte.

Au reste, pour le génie de Molière, ce long séjour en province n’a pas été un malheur. Il faut revenir de province, il faut en revenir assez vite, mais cependant il faut y être allé.

Paris fournit aux auteurs de quoi tailler en pleine étoffe, mais la vie de province est une lice où toutes les passions sont en présence, où un ennemi ne peut se dérober à son ennemi, où personne ne peut échapper aux regards, où l’on passe sa vie à s’épier les uns les autres : c’est le vrai champ de l’espionnage.

Si vous voulez voir ce que Molière dut à la province, vous avez un moyen très simple. Ce que Molière conçut dans sa vie de province de charmantes et de fécondes idées, a fructifié dans son cerveau, et plus tard son imagination se charge de les colorer. Prenez, par exemple, La Jalousie du Barbouillé, et George Dandin, c’est le même sujet, c’est la même pièce ; d’un côté, seulement, vous avez un canevas sans art, et de l’autre un chef-d’œuvre ; c’est le même fond, conçu, observé quelque part, je ne sais où, dans le Limousin ou la Gascogne, et qui plus tard deviendra George Dandin.

Mais si Molière prit en province de bonnes idées comiques, il faut convenir qu’il les paya leur prix : nous avons peu de documents sur sa vie de province, mais, en lisant ses œuvres, nous trouvons bien des traits de lumière sur ce qu’était alors la province. Figurez-vous cet homme de génie qui a tout quitté pour une passion d’aventure, et qui vagabonde en compagnie d’un d’Assoucy, qui vit d’incertitude et se dévore dans l’attente de la réputation. Pour moi, ses œuvres en main, ayant devant les yeux les types qu’il a créés, je vois Molière qui s’en va solliciter humblement madame la Baillive ou madame l’Élue, ou madame l’Intendante du Roi, pour obtenir la permission de jouer dans leur petite ville ; je le vois qui rencontre pour juge de son mérite M. Harpin, le receveur des tailles, qui avale les politesses impertinentes de M. le conseiller Tibaudier, et qui dépense le plus pur de son esprit pour madame la comtesse d’Escarbagnas, qui daigne sourire à ses « petites drôleries », et dit, devant ce poètereau, qu’elle arrive de Paris, où elle a causé avec des gens illustres, de grande renommée et de grand génie, les seuls dignes d’elle, Benserade, Scarron, La Calprenède, etc.

Ah ! Il y avait dans tout cela de quoi exaspérer pour toute sa vie un homme infiniment moins patient que Molière ! Prenez la préface des Précieuses, sa première pièce faite à Paris, vous y verrez le plaisir, la joie folle de se savoir devenu enfin quelque chose à Paris, Parisien ! Et cette joie, toute naïve qu’elle est, est touchante, car le sentiment est profond et sincère.

Il dit dans cette préface : « Si l’on m’avait donné du temps (pour l’impression de ma pièce), j’aurais pu mieux songer à moi, et j’aurais pris toutes les précautions que prennent messieurs les auteurs, à présent mes confrères. »

À présent mes confrères ! Il dit cela avec fierté, avec orgueil, et ces auteurs de Paris dont il est fier d’être le confrère, je viens de vous les nommer !

Cette joie si sentie nous donne la mesure de ses chagrins, quand il errait, complètement inconnu, du bourg à la ville et du château à la grange, récoltant ici des mépris et là des compliments plus outrageants que des mépris.

« Oh ! la sotte province ! » Il l’a marquée au front, dans sa colère, de dix vers qui sont ineffaçables, et qui sont vrais aujourd’hui, dans leur impitoyable vérité, tout autant qu’il  y a deux cents ans.  Mettez seulement, à la place de madame la Baillive ou de madame l’Élue, madame la Générale ou madame la Directrice de l’enregistrement, et il n’y aura rien à changer à ce tableau.

Molière déteste donc bien la province pour tout ce qu’il y a souffert ; et je crois bien que, dans sa vie de province, ce qu’il détestait encore le plus, pour le moment, c’était Paris, où il aspirait, c’étaient ces favoris du monde parisien qu’il a qualifiés durement, violemment ( Mauvais singes dignes d’être bernés )11, mais que, du fond de ses ténèbres du Languedoc, il voyait se prélasser à sa place, dans la lumière convoitée de la gloire.

Ici, je me heurte à un problème psychologique, et je me demande si on peut être jaloux du premier venu d’entre les barbouilleurs de papier, quand on est Molière !

Je crois bien qu’il le fut ; je crois qu’il laissa à son mauvais destin cette prise sur lui, de l’aigrir ; — je ne dis pas jusqu’à l’envie (car on ne peut nommer envie la colère d’un homme de génie obscur contre les succès des sots et des imbéciles) ; mais jusqu’à une colère du genre envieux. Nous voyons cette maladie singulière de l’homme de génie consignée dans un monument précieux de notre littérature, les lettres de Bussy-Rabutin.

Bussy-Rabutin avait eu des succès très brillants comme général ; il tombe tout à coup en disgrâce ; on le met à la réforme, et on l’envoie passer sa vie dans son château de Bussy-Rabutin, dans son manoir de Bourgogne, où il se rêvait général de génie, comme Molière à Pézenas se rêvait grand poète ; Bussy-Rabutin était tout irrité, tout désespéré, à tel point qu’il ne pouvait se donner un coup d’épée en Flandre, sur le Rhin, ou en Italie, que ce coup d’épée n’eût l’air d’être donné à travers son cœur ; la fortune ne pouvait pas laisser tomber sur qui que ce fût une de ses faveurs, on ne pouvait pas accorder un cordon, un bâton de Maréchal, sans que cette faveur ne retombât sur l’orgueil de Bussy-Rabutin, pour le faire rebondir. Un jour il parle de Lauzun, et il laisse tomber de sa plume un mot presque aussi beau et aussi sublime que le roseau pensant de Pascal :

« La fortune a beau élever Lauzun, et lui donnerait-elle l’ordre de la Jarretière, celui de Saint-Étienne ou de la Toison d’Or, que je n’en penserais jamais que ce que j’en pense. Cette folle ne sait pourquoi elle l’aime, et moi je sais pourquoi je le méprise. »

Eh bien, au lieu de Lauzun, qui offusquait Bussy-Rabutin, supposez Molière, le soir du jour où il vient de jouer Mascarille en province, songeant à l’auteur de Don Japhet d’Arménie, ou de toute autre comédie analogue qu’il sait qu’on applaudit à outrance dans Paris, et vous aurez le même mal, ressenti par Molière bien plus violemment que par Bussy-Rabutin, parce que Molière avait le tempérament bien plus violent, et bien plus puissant.

Je laisse de côté la préface des Précieuses, qui est un document assez certain de cet état d’esprit que j’attribue à Molière. C’est qu’en effet on voit par là tout ce qu’il a souffert, on le voit dans tous les passages où l’intrus, désormais accepté dans l’honorable corps des auteurs parisiens, cherche à excuser, et aggrave en les excusant, les sacrilèges qu’il s’est permis la veille, en enfant perdu, contre un monde dont il n’était pas et dont il voulait être.

Comment expliquer par cette disposition d’esprit qu’à peine venu à Paris sa première idée ait été justement de tomber sur la coterie littéraire la plus puissante, la plus en vogue, celle qui se rattachait à l’hôtel de Rambouillet ? Comment expliquer encore que sa première idée ait été aussi d’exécuter une charge à fond de train sur les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, qui était le théâtre Français par excellence dans ce temps, et possédait le privilège exclusif de jouer les belles tragédies de Corneille ? Ce fut un tort ; mais ce qui peut le faire comprendre, c’est que l’hôtel de Rambouillet et l’hôtel de Bourgogne suffisaient à la cour, à la société polie de Paris, tandis que lui-même ne suffisait peut-être pas toujours aux beaux esprits du Limousin et de l’Armagnac. Ce n’est pas trop que tous ces succès littéraires de gens incapables, succès qui venaient au fond de son âme se tourner en bile, pour expliquer l’impatiente fureur avec laquelle il se précipite, pendant ses dix années glorieuses, non seulement sur les écrits ridicules des écrivains de son temps, mais sur ces écrivains eux-mêmes, qu’il dévorait tout entiers, et tout vivants, dans ses comédies, absolument comme le serpent boa avale des lapins tout vivants.

Quand sa fureur épique s’est bien satisfaite sur des personnages de convention, comme le Lysidas de La Critique de l’École des femmes, et même contre des personnages réels, tels que Montfleury, Benserade, Boursault, qu’il traduit à la moindre offense, au moindre soupçon d’offense, en chair et en os, sur son théâtre, il lui reste encore assez de colère pour traîner sur la scène et livrer à la risée du parterre, dans Les Femmes savantes, presque sous son nom, avec un sonnet de lui, afin que personne ne puisse s’y méprendre, un vieillard, un ecclésiastique, Cotin, qui ne lui avait jamais rien fait, sinon d’être devenu célèbre « sans que personne ait jamais pu savoir pourquoi, et d’être entré à l’Académie française, sans que personne ait jamais pu savoir pourquoi non plus. »

Je ne crains pas de le dire : c’est là un abus excessif de la force ; mais plus l’action est violente, plus elle trahit dans ses pensées d’impuissantes colères, des colères nées des insultes qu’il a dévorées jadis sans espoir de vengeance.

Eh bien, maintenant, prenez-le dans ses années glorieuses : est-ce que vous croyez qu’il est plus heureux et plus tranquille ? Pas le moins du monde ! Après tout, messieurs, il faut bien dire le mot, il est valet de chambre-poète du roi, il est domestique, et il le sent ; il sait très bien qu’il ne pourra rire librement de tout le monde qu’à condition de se prosterner devant le maître ; et il se prosterne, à part quelques révoltes de son esprit chagrin, singulièrement éloquentes, comme celle qui est consignée dans ces vers de l’Amphitryon, mis dans la bouche de l’esclave Sosie12 :

Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis !
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits !
Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s’immoler.
Etc.

À part cela, il a été le serviteur constant et dévoué de Louis XIV.

Puis la maladie arrive, qui ne le quitte plus ; il la brave, cette maladie, avec une fierté douloureuse, mais il sait bien, il a trop d’esprit pour ne pas savoir qu’elle est incurable, et qu’il en mourra ; et puis son mariage, les troubles de son ménage, le scandale de sa femme et le scandale de sa propre vie…

Cette histoire du mariage de Molière est infiniment trop délicate pour être traitée en public, et pour que nous recherchions ici toutes les suppositions auxquelles il a donné lieu. Toutes les suppositions sont un peu vérité. La plus douce, celle qui présente le mariage de Molière avec Armande Béjart sous sa forme la plus acceptable, la voici : dans cette tradition, dans ce système, Armande Béjart, qu’il épouse, est tout au moins la sœur de cette Madeleine Béjart à la suite de laquelle il a couru fortune.

Il ajoute à ce ménage mademoiselle de Brie, et sa maison recèle cette existence en commun sous le même toit13. Si vous voulez bien songer que Molière a écrit le rôle du Misanthrope, et vous représenter tout ce que ce rôle suppose de noblesse et de grandeur naïves, si vous voulez voir, par ce rôle d’Alceste, combien la nature avait fait l’âme de Molière grande et cornélienne, combien il était naturellement fait pour sentir toutes les joies et tous les bonheurs d’une vie foncièrement régulière et foncièrement honnête, et si après cela vous songez à Madeleine Béjart et à mademoiselle de Brie, à tout ce mélange affreux, vous conclurez avec moi qu’il a dû bien souvent ressentir le remords, l’hypocondrie de cette dégradation de sa grandeur naturelle ! Eh bien, maintenant, rassemblez tous ces traits, mettez-vous devant les yeux cet humiliant collier de servitude, cette vie en promiscuité, avec l’idéal constant d’une vie et d’une vertu austères devant les yeux, la mort sans cesse défiée, mais sans cesse présente ; le chagrin et la honte d’une situation de mari que nos bons aïeux désignaient par un mot impossible à répéter ici, et où ils avaient rassemblé tout ce qui peut s’imaginer de grotesque et de pénible ; quand vous aurez rassemblé tous ces traits, supposez que tout cela, jeté dans un cerveau de poète comme dans un laboratoire, y fermente et s’y tourne en rire, et songez quel rire formidable, quel rire triste, quel rire sinistre jusque dans sa pleine expansion, vous aurez alors ! Telle est l’impression que pour ma part j’ai éprouvée ; je viens de relire Molière, plume en main, pour la troisième fois ; et je ne sais pas s’il a écrit les plus bouffonnes des comédies ou les plus lugubres des drames !

Ce rire de Molière, messieurs, ce rire se donne pleine carrière ; il n’épargne rien ; Molière, poète comique, n’a respecté ni les autres ni lui-même, ni rien de ce qui était autour lui ! Son courage, l’élévation naturelle de son âme, que les désordres de sa vie n’avaient pu entamer, la violence de son caractère, un fonds d’humeur misanthropique ont fait de lui un moraliste hardi et emporté, mais cette même amertume, qui se complaisait dans le spectacle de ses propres souffrances et des misères et des souffrances de la société de son temps, et qui recevait sa profondeur même d’une vue désespérée du monde, son avilissante servitude d’amuseur officiel, sa vie souillée, ont fait de lui un peintre dont la crudité et l’immoralité attristent par moments, dont l’indélicatesse parfois révolte.

 

Molière, messieurs, est tout ensemble un moraliste passionné et un observateur indifférent. Je sais bien que ces deux termes se contredisent : je n’y puis rien. Je tâcherai de vous les présenter successivement l’un après l’autre ; je ne crois pas à l’existence, chez la plupart des hommes de génie, d’une faculté unique et maîtresse. Molière eut au moins ces deux-là ; il en eut une troisième encore : il était visionnaire, mais je dis qu’il était visionnaire dans le sens le plus haut et le plus général du mot ; il avait le don de double vue, le don de suivre une pensée jusqu’à des extrémités où il n’eût pu l’observer et la suivre de ses yeux dans la vie réelle, mais cette pensée, pour cela, n’en était pas moins juste, vraie et nécessaire.

Il était visionnaire à un tel point qu’il n’y a que deux écrivains à qui je puis trouver la même qualité, Balzac et Saint-Simon, et deux écrivains étrangers, Shakespeare, à un degré assez haut, Goethe, à un degré moindre, mais le don de vision chez l’auteur d’Hamlet et chez l’auteur de Wilhelm Meister, est un peu couvert des nuages de l’Écosse et de la Baltique ; au contraire, le don de vision chez Molière est toujours limpide ; la vision chez ces auteurs est souvent fausse, elle fait souvent fausse route, elle est toujours maladive ; chez Molière, elle est vraie et saine ; dans Saint-Simon, elle est circonscrite par toutes sortes de préjugés ; Molière voit droit devant lui, il voit distinctement, hardiment, toujours juste, parce que précisément le visionnaire est doublé chez lui d’un observateur exact, et parce que l’observation exacte persiste toujours sous la vision.

L’observation est en effet le grand don de Molière ; l’observation le domine, elle déborde ; c’est d’un caractère ou d’une passion violemment saisis, personnifiés à l’aide de mille détails indifférents en eux-mêmes, qui n’ont de prix que celui de l’expression d’une passion, que Molière tire et fait jaillir ce comique violent et puissant, qui nous arrache à nous-mêmes, et nous jette dans un rire absolument involontaire et invincible.

S’arrêter à combiner des faits qui constituent une intrigue ? Il n’en a pas le temps, il ne s’en donne pas le souci. Que lui importe en effet, puisqu’il a l’art de faire une pièce avec un seul caractère qu’il suit jusqu’où la logique le conduit ? Avant tout, il est dominé par le besoin d’observer, par la nécessité de rendre ses observations telles qu’elles sont, dans leur extrême justesse. On ne dira jamais qu’il a exposé régulièrement ce qu’on appelle une action.

Prenez par exemple la pièce de Sganarelle ; rien de plus simple : une jeune fille laisse tomber un portrait, un mari jaloux le ramasse, toute la pièce tourne là-dessus, la voilà tout entière. Prenez L’École des maris : le stratagème par lequel l’œuvre se dénoue est des plus naïfs ; il ne faut pas plus d’efforts pour le percer à jour que pour l’inventer. Vous avez tous lu bien des fois Le Dépit amoureux, et Les Fourberies de Scapin, avec Géronte, la galère et le sac. Est-ce que jamais personne d’entre vous a pu se reconnaître au milieu de ces suppositions de personnes, de ces changements de noms, de ces déguisements, de ces filles perdues et retrouvées, retrouvées et perdues, qui forment toute l’intrigue et le dénouement du Dépit ? Est-ce vraisemblable ? Prenez L’École des femmes : c’est admirable ; et cependant, malgré tout l’esprit, toute l’éloquence, toute la philosophie que Molière a dépensés dans cette pièce, à nous peindre cette lutte si singulière et si vraie d’une petite fille qui vient à bout de toute la diplomatie du bourgeois le plus prudent et le plus retors, je ne trouve pas trop forte l’expression de Diderot, qui ne voulait voir dans cette suite de rencontres sur la place publique qu’un enchaînement ou plutôt une accumulation de contes à dormir debout.

Molière a tellement peu besoin de compléter la vraisemblance des caractères par la vraisemblance de l’action, que, s’il faut aller chercher son dénouement à trois cents, à cinq cents, à mille lieues de l’endroit où se trouvent et ses personnages et les spectateurs, il ira à mille lieues sans hésiter. Vous n’avez qu’à vous rappeler L’Avare, L’Étourdi, où il va chercher un dénouement à Alger, et maint autre exemple. Quand on a suivi ses pièces, où l’on est tout le temps dans Paris, on se trouve à la fin transporté, par un hasard presque toujours inintelligible, en Sicile, en Italie, à Constantinople même, jusque dans les contrées les plus lointaines.

Molière ne termine aucune de ses pièces ; à vrai dire, il ne fait de dénouement à aucune d’elles, il ne s’en donne pas la peine.

Il y avait, quand nous étions jeune, à la Sorbonne, un professeur de beaucoup d’esprit, M. Sturm ; on lui avait dit qu’il fallait faire tous les ans un discours d’ouverture d’environ une heure ; il plaçait sa montre devant lui, et quand il avait parlé une heure, en quelques développements qu’il fût engagé, il mettait un point et s’arrêtait court ; il tournait la tête à droite d’une façon grincheuse et désagréable, et disait, pendant qu’on attendait sa péroraison : « Messieurs, c’est fini ! » — Il y a quelque chose de semblable dans la manière dont Molière finit ses pièces ; quand le caractère est bien développé, qu’on l’a jugé, qu’il est complet, quand même seraient encore ouvertes devant nous toutes les perspectives de la passion, il tire une barre, termine la pièce, en y adaptant un dénouement de pacotille.

Ce dénouement, il est le même au fond pour L’Étourdi, pour Le Dépit amoureux, pour L’Avare, pour L’École des femmes, pour Les Fourberies de Scapin.

C’est à ce dédain, à ce dédain absolu de l’intrigue et de l’action, qu’il faut attribuer l’extrême sans-façon avec lequel Molière pille tous ses contemporains. Je dis piller, terme qu’on applique aux conquêtes, mais qui ne déshonore pas les soldats victorieux, ou du moins qui ne les déshonore pas toujours ; car c’est en victorieux, en conquérant, en vainqueur et en triomphateur que Molière envahit le bien d’autrui.

Il y a des écrits très bien faits et très savants, où vous trouverez accumulés nombre de ces exemples de sujets tout entiers pris par Molière à ses voisins. Dans Les Fourberies de Scapin, par exemple, il y a des scènes qui sont prises à Cyrano de Bergerac et à Tabarin, ses contemporains, et ce ne sont pas les plus mauvaises ; ces scènes ont été prises, et, entendons-nous, arrangées ; ce sont la scène de la galère, la scène du sac. Et la grande scène de Tartuffe, entre Elmire et Orgon ! Elle est empruntée à un conte de Scarron intitulé Les Hypocrites ; il a pris tout cela sans scrupule ; tant pis pour Scarron ! Nous ne nous souvenons plus de Scarron ; c’est la faute de Scarron ; pourquoi n’a-t-il pas fait ses Hypocrites de façon à ce qu’ils fussent impérissables ?

Molière prend son bien où il veut, et nous sommes bien heureux que la propriété littéraire n’ait pas été inventée dans ce temps-là. Je ne veux pas discuter ici la loi sur la propriété littéraire, je sortirais du domaine qui m’est attribué ; je reste convaincu que s’il y avait eu dans l’ancienne France, sur la propriété littéraire, une jurisprudence analogue à celle qui existe aujourd’hui, il y a dix chefs-d’œuvre dans notre langue que nous n’aurions pas. Je laisse de côté Scarron ; je pense bien que madame de Maintenon n’aurait pas fait de procès à Molière pour avoir pris à Scarron, dont elle était veuve, la scène du Tartuffe, mais d’autres auraient pu en faire.

Assurément ces auteurs de l’ancienne France étaient gens bien singuliers ; si on les pillait pour faire mieux, ils disaient : tant mieux ! Si on les pillait pour faire plus mal, ils disaient : tant mieux ! encore. Ils aimaient qu’on répandît, qu’on éparpillât leurs idées, leurs types.

Il y en a des exemples très extraordinaires. Par exemple, Marmontel avait fait un conte intitulé Annette et Lubin, et c’est dans ce conte que Favart a pris son opéra-comique d’Annette et Lubin.  Marmontel, au moment même où Favart faisait Annette et Lubin, sachant bien qu’il le faisait, conçoit ridée de mettre le même sujet au théâtre. Nous n’avons aucune espèce de lettre ou de document qui nous indique d’une manière quelconque que Favart se soit excusé auprès de Marmontel pour lui avoir pris son idée ; mais en revanche, ce que nous avons, c’est une lettre de Marmontel, qui demande pardon à Favart d’oser, lui indigne, traiter pour le théâtre la même idée que Favart n’a pas dédaigné d’embellir de son rare talent pour la scène.

Molière a usé de cette disposition générale ; je ne le blâme donc pas, je le loue ; mais je constate le fait, pour montrer que la seule chose dont Molière eût besoin, c’était d’observer, et pour vous faire voir son absolu dédain pour le reste.

Nous avons le droit de nous montrer sévères en matière d’intrigues, maintenant ; nous avons eu Regnard, qui était passé maître dans ce genre ; nous avons Beaumarchais, Picard et Scribe ; nous avons le droit de faire quelques observations sur ce dédain de l’intrigue.

Dans un prochain entretien, nous aurons quelques observations à faire sur le dessin des caractères dans Molière, car c’est aux caractères surtout qu’il s’est attaché.

Deuxième conférence

Mesdames, Messieurs,

Lorsqu’on veut étudier complètement et à fond un grand homme, soit dans l’histoire, soit dans la littérature, il faut préalablement, avant toutes choses, se donner, pour ses grandes qualités et pour son génie, une admiration légitime et sympathique. Il faut ensuite le dépouiller de l’illusion que les siècles ont amassée autour de lui. La postérité fait des statues ; elle fait des statues de tous les grands hommes. Je ne dis pas qu’elle a tort ; c’est en effet par leurs aspects de sérénité, de grandeur, de forte conception qu’il faut les voir, si on ne veut les voir qu’en masse ; mais si on veut les étudier de plus près, les connaître distinctement, il faut détruire, et il faut essayer de ressusciter l’homme en chair et en os.

C’était le procédé surtout des écrivains anciens de faire des statues, et des statues irréprochables ; et encore une fois, ce procédé, nous le croyons légitime et le meilleur de tous ; nous croyons même que, s’il fallait s’en tenir à un seul, c’est celui-là qu’il faudrait choisir.

Si je ne veux vous donner qu’une première idée d’Alexandre, et vous la donner fidèle, je peindrai un jeune homme brillant, élevé par les philosophes grecs, fou de gloire, qui s’en va conquérir l’Asie ; je le peindrai généreux, magnanime, plein de génie, civilisateur, et mourant à Babylone au milieu de fêtes splendides. Mais si je veux vous en donner une idée plus complète, ou du moins plus particulière, je vous le ferai voir infatué de lui-même, colère, emporté, livré à des passions infâmes, ivrogne, fou d’orgueil, se disant et se croyant sincèrement le fils de Jupiter, et mourant à Babylone du genre d’excès qui prête le moins à la description poétique, d’excès de table.

Si je ne vous montrais que ce second Alexandre, je vous fausserais complètement l’idée d’Alexandre ; si je ne vous montrais que le premier, je ne vous la fausserais pas, mais je vous la donnerais incomplète. Le procédé vrai, historique, celui qui donne la vérité absolue, c’est celui qui essaye de mêler, d’entrelacer l’homme réel, tel que nous le voyons sous nos yeux tous les jours, et l’homme idéal avec son rôle historique, dans la littérature et dans l’histoire, et de montrer à la fois l’homme et le grand homme : c’est ce que j’ai essayé de faire pour Molière.

J’ai tracé le caractère général de sa vie, de sa conduite, de ses mœurs, tel qu’il ressort de sa biographie étudiée de très près. Vous pouvez regarder, rue Richelieu, sa statue ; elle est impassible, elle est très belle, et respire le génie. Mais si je veux vous montrer Molière complet, il faut bien faire voir, avec la statue, l’homme vivant, le comédien ambulant, le valet de chambre tapissier du roi, le poète en grande partie complaisant, non pas officiel, mais ce que nous appelons aujourd’hui, en plus d’une circonstance, officieux et agréable.

Quand on a fait ce premier travail préalable, il faut étudier les procédés du génie ; c’est ce que nous ferons aujourd’hui ; il faut prendre ensuite les trois ou quatre grandes œuvres capitales, pour les considérer en elles-mêmes, et non plus d’après leurs caractères généraux ; ce sera la troisième partie de ces études, puis, il faut essayer d’apprécier le rôle historique joué par l’homme, son rôle de moraliste, de moraliste influent ; ce sera le complément de ces études sur Molière.

Nous avons vu que son grand procédé, sa grande faculté, c’est l’observation, l’observation dépouillée de tous les accessoires que recherchent ordinairement les auteurs dramatiques. Chez Molière, l’intrigue est nulle, le sujet matériel presque toujours emprunté, le dénouement forcé ; mais les caractères sont d’une vérité que le temps n’a pas encore altérée. Toutes les comédies de Molière dédaignent la finesse qui tiendrait à des faits : la comédie pour lui est tout entière dans l’observation. Il y a bien des manières d’observer ; Molière ne cherche pas l’observation fine et subtile ; il n’essaye pas de fouiller les replis perdus du cœur humain : non, il suit une voie large, une grande voie. À être trop curieuse et trop subtile, l’observation risquerait de manquer d’ampleur, et de n’être ni absolument exacte ni absolument juste. Or l’exactitude et la justesse sont la passion, l’instinct, le besoin de Molière : il est juste et exact avant tout, surtout dans le langage qu’il prête aux personnages qu’il crée.

Je ne crois pas en effet que, dans notre langue au moins, aucun écrivain dramatique ait su se plier au personnage et s’assimiler sa manière de parler, comme Molière ; et cela est d’autant plus remarquable, que, considéré en lui-même, Molière a un style très personnel, rempli de défauts et de défaillances. Tous ceux qui ont dit : le jargon de Molière, ont eu raison ; il est d’une époque où la langue n’était pas encore complètement formée ; et, comme Regnard, qui vient après lui, ressemble beaucoup, par son élégance achevée, à Racine, Molière, par la façon pittoresque et rocailleuse dont il lui arrive de dire les choses, ressemble à Corneille ; il en a la rudesse, les formes oratoires, les traits sublimes : il en a aussi le forcé et le prétentieux.

Vous trouverez, par exemple, dans Molière comme dans Corneille, des allocutions faites par un personnage à une qualité intérieure.

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien,
Vous êtes une sotte et je n’en ferai rien14
Etc.

Et Mascarille continue ainsi pendant huit ou dix vers.

Vous trouverez, surtout dans les vers, des phrases pénibles, lourdes, enchevêtrées, dont il semble que le personnage ne va pas pouvoir sortir. Celle qui vient d’être citée se trouve dans L’Etourdi, une des premières pièces de Molière, il est vrai. Dans Le Dépit amoureux, quand il s’agit d’exposer tous les événements autour desquels roule la pièce, le nœud de la pièce, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus important, de tout à fait nécessaire pour la conduite de tout le reste, enfin ce qui doit être fait clairement, Frosine fait une phrase de douze vers dont elle ne peut pas sortir, phrase où sont étrangement mélangés des incidents les plus divers, les plus abstrus et les plus forcés ; le forcé du style se joint au forcé de l’action pour jeter le spectateur dans une obscurité complète.

Quand il mourut, ce fils, l’objet de tant d’amour,
Au destin de qui, même avant qu’il vint au jour,
Le testament d’un oncle abondant en richesses
D’un soin particulier avait fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S’il voyait chez un autre aller tout l’héritage
Dont sa maison tirait un si grand avantage ;
Quand, dis-je, etc.15.

Ou bien c’est encore une phrase comme celle-ci. Une jeune fille raconte à sa suivante qu’une certaine nuit elle a confié à Valère qu’il était aimé de Lucile ; voici de quelle façon alambiquée et pénible Molière lui fait dire cela :

Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable,
Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable16.

Est-ce que le terme de galimatias dont se sert Fénelon est trop fort ? Cela veut dire : « Je lui ai dit : Lucile est favorable à vos vœux ! »

C’est avec ce style, ce style sujet à de tels contournements et à de telles défaillances, que Molière réussit à faire parler à tous ses personnages, une fois qu’il les a vigoureusement conçus, le langage le plus juste, le plus varié, le plus simple, et, quand il le faut, le plus aisé. Je vous ai dit que sa phrase était périodique, enveloppée, pénible ! Eh bien, prenez le langage de l’homme de cour dans Dom Juan, et vous trouverez des phrases hachées fin et menu comme celles de Voltaire, dans la scène où Dom Juan veut séduire Charlotte et Mathurine. Molière détestait les Précieuses ; lui-même n’était pas raffiné dans son style ; toutes les grossièretés imaginables d’expression, vous pouvez les ramasser dans ses comédies ; il met, toutes les fois qu’il le peut, l’expression crue et brutale : eh bien, il veut peindre un jour les Précieuses : voyez comme il attrape leur jargon !

Il attrape de même dans Le Misanthrope le langage de la société la plus polie, comme, dans les scènes de paysans, le langage des paysans les plus mal façonnés. Il attrape également le patois de nos provinces ; regardez dans Monsieur de Pourceaugnac comment parlent la Picarde et la Languedocienne ; vous jureriez que vous êtes en Languedoc et en Picardie ; vous pouvez prendre dans L’Étourdi la scène où Mascarille se fait Suisse, et la scène des deux Suisses dans Monsieur de Pourceaugnac ; s’il existe quelques Suisses à Paris, qui parlent ce mélange d’allemand et de français que vous pouvez entendre encore aujourd’hui, c’en est une photographie.

Ainsi, la justesse du langage est complète ; et Molière y a d’autant plus de mérite, c’est d’autant plus un fait de génie, que le langage que lui a donné la nature, et que son temps lui donne aussi, n’est pas encore bien débrouillé ni assoupli.

La justesse de Molière est non moins étonnante dans le choix des circonstances destinées à exprimer un sentiment vif, et cela d’une façon tout à la fois simple et naturelle ; à le faire sauter, pour ainsi dire, aux yeux du spectateur, de la façon la plus prompte et la plus facile.

Chaque fois qu’il s’agit pour Molière d’exprimer un état d’âme énergique, vous êtes sûrs qu’il cherchera la circonstance en apparence la plus facile à trouver, si facile, si simple, que peut-être un d’entre vous dira : « Je l’aurais bien trouvée ! » Et cependant, parmi tous les auteurs comiques, pas un ne l’a trouvée !

Cette circonstance est souvent triviale et brutale, surtout quand il s’agit de peindre un état d’âme excité, une passion ; c’est alors qu’il se plaît à la choisir telle, mais il la rend charmante, pittoresque, colorée, sans qu’elle cesse d’être triviale et brutale, et surtout pleinement comique.

Quand Dom Juan, le seigneur brillant, couvert d’or, et prodigue de belles paroles, arrive dans le village de Charlotte et de Mathurine, qu’il accable Charlotte de ses brillantes promesses et de ses projets de mariage, comment Molière exprimera-t-il d’un seul mot Charlotte fascinée et séduite d’avance par le beau langage de Dom Juan ? Il prend la circonstance la plus vulgaire, celle de tous les jours.

DOM JUAN

Sganarelle, regarde un peu ses mains.

CHARLOTTE

Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.

DOM JUAN

Ah ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.

CHARLOTTE

Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites ; et si j’avais su ça tantôt, je n’aurais pas manqué de les laver avec du son17.

Tournez et voyez ces expressions comme vous voudrez, vous y trouverez langage et idées de village, comique absolu, humilité, passion entraînante, grâce touchante même, délicatesse, crédulité niaise, et tout ce qu’il faut qu’ait Charlotte en cette circonstance.

Passez au Malade imaginaire, voici un mot tout simple :

M. ARGAN

Monsieur Purgon m’a dit de me promener, le matin, dans ma chambre, douze allées et douze venues, mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long ou en large18.

Eh bien, si on ne trouve pas ce trait si simple tout à fait sublime, c’est qu’on n’est jamais passé par les mains des médecins !

Même justesse dans le choix des expressions destinées à exprimer une condition ou un caractère.

Voyez le Sganarelle de Dom Juan dans ses discussions métaphysiques avec son maître ; Molière cherche à exprimer la foi du village, la foi du charbonnier, la foi qui n’est éclairée en aucune façon : il établit dans les croyances de Sganarelle la plus singulière et cependant la plus vraie des gradations.

Sganarelle, discutant avec Dom Juan, lui dit : « Vous croyez bien à une autre vie ? » Dom Juan hausse les épaules. Sganarelle reprend : « Mais vous croyez bien au paradis ? » Dom Juan hausse encore les épaules. Sganarelle : — « Alors, vous croyez à l’enfer ? » — Dom Juan ne dit rien, et Sganarelle poussé dans ses derniers retranchements : « Vous croyez au moins au moine bourru ? » — Et comme Dom Juan fait le même signe qu’auparavant, Sganarelle s’écrie : « Vous ne croyez pas au moine bourru… ? Voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le moine bourru, et je me ferai pendre pour celui-là ! »

Voulez-vous encore un trait, un trait admirablement choisi pour peindre l’esprit d’une condition : vous le trouverez dans la bouche du même Sganarelle. Il a été associé, malgré lui, à tous les crimes de Dom Juan ; il déteste Dom Juan qu’il sert, et cependant ne peut se défendre d’une certaine sympathie pour lui. Eh bien, quand Dom Juan disparaît, entraîné par la statue du Commandeur, Sganarelle, comme moralité, fait entendre ce seul cri : « Mes gages, mes gages19 ? »

Ainsi, c’est toujours la circonstance la plus simple, et en même temps la plus expressive que Molière choisit. Cette circonstance toute simple peut être quelquefois atroce. On rit toujours aux Précieuses ridicules : il est convenu qu’on doit rire, et l’on rit, et l’on ne médite pas sur tous les mots. Chaque fois qu’on recommence la lecture de Molière, on trouve des abîmes de perversité causée par la passion. Dès la deuxième scène des Précieuses ridicules que voyons-nous ? C’est Cathos, et c’est Madelon, qui sont des filles romanesques, des filles de la bourgeoisie que leur condition irrite, qui veulent vivre dans le grand et dans le fin ; comment Molière exprimera-t-il cet état d’esprit d’une sotte bourgeoise enragée de l’être, et qui a l’imagination dépravée par d’absurdes romans ? Par le langage qu’elle tient à son père :

MADELON

Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi20.

Et, comme si sa pensée n’était pas assez claire, dans la scène suivante, elle dit à Cathos :

Que veux-tu, ma chère ? J’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre21.

Est-il possible de peindre l’effet des romans mauvais, des romans extravagants, par une circonstance plus saisissante ?

Quelquefois, c’est un portrait que Molière met dans la bouche d’un personnage. Les traits choisis, recueillis à cet effet, s’assemblent, se composent sous sa main en un tout d’un relief extraordinaire, et alors la figure va bien au-delà de ce qu’il veut peindre. Tel est le portrait de M. Purgon ; le voici, je veux vous le lire. Voici M. Purgon, le médecin systématique.

Votre Monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds, un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile, et qui, avec une impétuosité de prévention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir de mal de tout ce qu’il pourra vous faire ; c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera, et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin, il se ferait à lui-même22.

Ce n’est pas seulement le médecin systématique qui est peint ici : ce portrait, devenu, tout en restant particulier, si général, c’est celui de l’esprit de système : il s’y trouve peint, saisi, exprimé en toute chose. On y voit, non seulement l’entêtement dans la médecine, mais encore l’entêtement dans tous les genres et dans tout le domaine de l’esprit humain.

Même sûreté, même puissance de Molière à recueillir, à rassembler, par le jeu du dialogue, autour d’une de ces figures qu’il crée toutes vives, beaucoup de traits accessoires, de circonstances, dont l’effet est de la mettre pour nous, au mieux, dans son cadre, ou de lui donner un fond, un fond d’une teinte appropriée, et dont le détail la complète.

Il y a de ceci un exemple merveilleux dans une scène de Monsieur de Pourceaugnac. Cet avocat gentillâtre de Limoges, en arrivant à Paris, tombe dans les mains de Sbrigani et d’Éraste, qui cherchent à se moquer de lui et le font causer : il n’a pas plus tôt parlé, que vous voyez, non seulement le personnage lui-même, de pied en cap, mais tout son entourage, mais toute sa ville, toute sa province ; Limoges tout entier est là, non seulement Pourceaugnac, mais derrière lui son frère le Consul, son cousin l’Élu, son cousin l’Assesseur, sa tante qui est morte il y a six mois, et son neveu le chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole ; la promenade des Arènes, où l’on va se promener le soir à Limoges, et le restaurateur Petit-Jean, chez qui l’on va faire des parties fines : tout le croquis d’une ville de province, ressuscitée et peinte, vous saute aux yeux dans une seule scène.

M. de Pourceaugnac est un des personnages qui ont fait dire à beaucoup de critiques, et de grands critiques, à Fénelon, par exemple, à Vauvenargues, et même un peu à Boileau, que les personnages de Molière étaient outrés. En effet, le bourgeois gentilhomme, qui se fait recevoir mamamouchi ; M. de Pourceaugnac poursuivi par des apothicaires, croyant toutes les bourdes qu’on lui vient conter, et fuyant tout effrayé cette ville de Paris comme un lieu de brigandage où l’on est exposé aux mensonges les plus assassins ; le malade imaginaire qui se fait recevoir docteur, tout cela a été défini « outré » ! — À vingt ans, quand on voit les comédies de Molière pour la première fois, on trouve tout cela comique, bouffon, burlesque ; on rit, on ne raisonne pas.

À vingt-six ans, de vingt-six à trente ans, quand on n’est pas trop avancé dans la vie, on réfléchit un peu ; la course aux apothicaires, le malade docteur, le mamamouchi, on trouve tout cela impossible, absurde : « Cela n’a jamais pu arriver ; pure extravagance ! » dit-on. Mais, lorsqu’on est plus avancé dans la vie, on lit tous les jours dans la Gazette des tribunaux ces histoires incroyables, où des gens qu’on connaît, qu’on a toujours jugés des plus honnêtes et des plus intelligents, se laissent embarquer dans des intrigues sans fin, se laissent mener chez de soi-disant duchesses, cueillies par quelque intrigant dans un mauvais lieu ; ils croient devenir gendres d’un ministre, obtenir les décorations les plus insensées ; et, après avoir été pendant trente ans les caissiers, les dépositaires les plus fidèles, ils deviennent tout à coup de malhonnêtes gens, des voleurs, des infâmes, parce qu’un candidat au trône de Honduras leur a fait croire que Honduras l’appelait, et eux avec lui, de tous ses vœux.

Alors, on voit jusqu’où peut aller l’extravagance humaine nourrie par une passion ; on voit à quels désordres, à quels ravages peut se porter une passion qui s’est emparée d’un homme, on voit jusqu’à quelles extrémités elle peut aller, parce qu’on l’a sous les yeux, et parce que cela crève les yeux !

Eh bien, l’homme de génie peignant M. Argan, M. Jourdain, M. de Pourceaugnac, ne les a pas sous les yeux ; mais il les sent, les devine, les conçoit par intuition, c’est-à-dire que voulant peindre la passion et ses crédulités, il prend un trait ici, un autre là, les assemble, les rapproche, les unifie, mais il ne se borne pas à cela ; il en suit l’enchaînement de génie. La passion est un être concret, qui, suivant les individus, va tantôt jusqu’ici, tantôt jusque-là, tantôt un peu plus loin, tantôt plus loin encore ; l’homme de génie voit pourquoi telle passion ne va que jusqu’à tel point chez Paul sous l’action de telles ou telles circonstances qui la modèrent, tandis que chez Jean une autre passion aura un essor bien plus lointain.

Il suit cette marche des passions comme les médecins et les savants suivraient une maladie à travers les siècles ; il voit les derniers excès auxquels elles peuvent atteindre ; il rassemble tout cela sur une seule tête : celle d’un individu, qui devient alors typique et mythique, et la vérité même de la passion. Ce ne sont pas les individus que nous coudoyons tous les jours, qui peignent et affirment cette passion, c’est l’être typique, c’est Argan, c’est M. Jourdain, c’est M. de Pourceaugnac, qui en sont devenus la vérité pure, bien plus que les Argan, les Jourdain, les Pourceaugnac de tous les jours, qui ne vont pas jusqu’à l’extrémité de leur passion, et qui n’y vont pas par inconséquence. C’est cette marche de la passion, que Molière voit et peint en visionnaire, qui est la vérité absolue de son œuvre.

Pour revenir à Monsieur de Pourceaugnac, plus on médite ce type, plus on admire l’effrayante vérité de tous les détails. On en peut dire à peu près autant de Madame d’Escarbagnas : tous deux peignent l’esprit de province ; mais non pas seulement dans ce qu’il a de plus général. Tout à l’heure, je vous faisais voir, dans Molière, le type de M. Purgon, qui, à force d’être bien peint, devient général ; eh bien, voilà maintenant des types généraux qui ne sont pas seulement des types généraux ; ils deviennent des êtres concrets, en chair et en os, et que, si vous avez voyagé, vous n’avez jamais pu rencontrer que dans les lieux d’où les fait venir Molière lui-même. Ils ne sont pas de la province, ils sont d’une province ; vous ne rencontrerez jamais M. de Pourceaugnac, si vous n’allez pas le chercher à Limoges, dans le Limousin et dans le centre de la France, tant la vérité vraie a été saisie et embrassée d’une manière complète dans ce personnage fondu et jeté d’un seul jet dans le moule.

Cette puissance d’observation et de généralisation, elle éclate surtout, d’une manière effrayante, chez Molière, dans la peinture des sexes. Elles sont bien de leur sexe, les femmes de son théâtre : au reste, si la conception du caractère féminin, telle qu’elle est dans Molière, est tout à fait vraie, elle est aussi tout à fait particulière. Molière, ai-je déjà dit, ne suit que les grandes voies, les voies en général les plus près de la nature. Eh bien, la grande qualité comme le grand défaut de Molière traçant des caractères de femmes, c’est qu’il a pris, non pas autant qu’on pourrait le croire, la femme telle que la société l’a faite, non pas telle que la bonne éducation doit la faire, non pas telle que les bons instincts mêlés aux mauvais peuvent la créer, mais la femme la plus rapprochée de l’état de nature, de l’état de nature le moins louable ; cela vient aussi du désir qu’avait Molière de ne peindre qu’à fresque et d’une grande touche.

Goethe a créé un mot, une expression de génie que tout le monde connaît : l’éternel féminin.

Ce terme si simple est, quand on le médite, infiniment plus compréhensif que tout ce qu’ont écrit sur la nature féminine les moralistes français, qui sont cependant, de tous les hommes de toutes les littératures, ceux qui ont le plus étudié, le plus creusé ce sujet : La Rochefoucauld, La Bruyère, Racine.

Goethe, en créant cette expression, qui est à la fois chez lui une expression poétique et scientifique, a voulu signifier que la nature, en créant des sexes, a fait de la différence des sexes une différence aussi profonde, en quelques points, que le peut être la différence des espèces. Je sors du genre humain pour que ma pensée (ou du moins la pensée de Goethe) soit plus claire, plus facile à accepter. Je me transporte purement et simplement dans le règne animal. Quand Goethe, préoccupé de définir la ressemblance créée par la nature entre individus d’un même sexe, a dit l’éternel féminin, il a voulu dire évidemment que la colombe et la panthère, quelque éloignées de tempérament qu’elles puissent être, ont cependant des côtés par lesquels elles se ressemblent bien plus entre elles, que chacune d’elles ne ressemble au pigeon et au léopard.

Cet éternel féminin, Molière l’a saisi ; mais il faut convenir qu’il n’en a saisi que les parties qui ne sont ni les plus belles ni les meilleures.

Il a pris de la nature féminine uniquement les instincts aussi rapprochés de la nature brute que cela se peut dans un état de société civilisée et avancée. La crédulité, la vanité, même la vanité méchante, l’instinct du mal, voilà surtout de quoi il nous les montre pétries. Ce n’est pas qu’il déteste les femmes ; au contraire, ce peintre, dont je ferai tout à l’heure ressortir la profonde impartialité, s’il a eu des indulgences et des faiblesses, il les a eues de ce côté ; il pardonne, il concède tout aux femmes, il leur permet tout dans son théâtre, pourvu qu’elles soient jeunes et dans l’éclat de la beauté. Cependant, il les a peintes comme leur plus cruel ennemi les peindrait difficilement.

J’ai dit crédulité et vanité ; je ne crois pas qu’il soit possible, dans aucun théâtre, de trouver une scène à ce point de vue plus étonnante, plus foudroyante que l’arrivée de Dom Juan au village de Charlotte et de Mathurine. Ceci accable !

Il n’a jamais vu Charlotte et Mathurine ; en dix minutes, en une demi-journée, si vous voulez, il leur fait accepter à toutes deux comme sérieuses ses promesses de mariage ; il les leur fait accepter, toutes deux étant présentes ; et toutes deux le croient ; chacune croit que c’est elle qu’il va épouser ; et tout cela est si bien agencé, si naturel, que le spectateur ne voit à cet égard, de part et d’autre, aucune invraisemblance. Les quelques mots dits par Dom Juan à Charlotte font qu’elle se croit sûre d’épouser Dom Juan. Or, il y a dans le village un malheureux qui meurt d’amour pour elle, qui l’aime ; son mariage avec Pierrot était décidé, et la voilà qui explique à Pierrot qu’elle va épouser ce jeune seigneur si brillant, qu’il aurait été si grand dommage de laisser noyer. Aussi, lorsqu’elle dit cela à Pierrot, lui répond-il d’une façon très brutale : « J’aime mieux te voir crevée que te voir à un autre. »

Tout ce qui peut s’imaginer de méchant et de pervers se trouve certainement condensé dans cette espèce de vanité féminine, fille de l’instinct pur, que l’éducation, les bonnes maximes et les bons exemples d’une famille honnête ont infailliblement la puissance d’élever, de corriger.

Charlotte ajoute :

« Va, va, Pierrot, ne te mets pas en peine ; si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous23. »

J’ai dit qu’il est impossible que la vanité méchante trouve nulle part une expression plus naturelle et plus forte.

Il y a dans le théâtre de Molière deux femmes qui sont terribles, et qui sont peintes, comme je le disais tout à l’heure, tout à fait à fresque ; ce sont Angélique de Sotenville, femme de George Dandin, et Dorimène, du Mariage forcé. Il est bien certain que, dans le domaine de la littérature et du théâtre, jamais plus épouvantable perversité ne s’est étalée avec plus de calme, de sérénité tranquille et de vérité saisissante.

Laissons Angélique et Dorimène toutes deux très rapprochées de la nature instinctive ; elles ne sont qu’instinct. Il y a une femme polie, sortie toute polie de la main de Molière ; je ne connais qu’une femme qui le soit à ce degré dans son théâtre, c’est Célimène. Étudiez-la de près, et vous verrez qu’avec ses formes douces, sa politesse extrême, elle n’est pas elle-même moins livrée à tous les instincts de la nature brute qu’Angélique et que Dorimène ; qu’elle n’est pas d’un cœur moins dépravé par l’égoïsme et la coquetterie, par la soif du plaisir et par le besoin tout féminin de se contenter, d’agir à sa guise ; je dis besoin, bien entendu, chez les femmes que ni l’éducation, ni les bonnes maximes, ni l’exemple n’ont élevées, cultivées, formées. Ce qui est effrayant dans cette perversité, c’est qu’elle est toute simple, tout unie ; il n’y a pas moyen de la bien voir à la scène ; mais dans le silence du cabinet, quand nous lisons Molière, nous la voyons chez ces femmes qui, à peine entrées dans la vie, savent être absolument insensibles pour ceux qui doivent être leurs victimes, ou ne s’apercevoir de leurs souffrances que quand il n’est plus temps, quand le meurtre est irréparable, quand il n’y a plus, comme dit George Dandin, qu’à se jeter à l’eau.

Je ne veux pas dire absolument qu’il y a un type et un idéal supérieur de vertu qui a tout à fait manqué aux femmes de Molière ; j’en excepte deux : Dona Elvire, qui devient tout à coup si fière et si digne ; avec quelle fermeté elle arrache de son cœur sa passion pour son indigne époux ! Mais Dona Elvire est traduite de l’espagnol, elle ne vient pas de Molière. Puis, il y en a une autre encore pour laquelle il faut faire exception ; c’est Marianne du Tartuffe, créature sinon tout à fait pure et innocente, du moins chaste et discrète ; elle est à peine esquissée. Mais, ces deux exceptées, je suis un faux frère pour ceux qui ont fait de ces types de femmes de Molière des femmes sensées et parfaites, des femmes à épouser ; je ne puis partager en aucune façon leur avis ; l’instinct d’une ruse où elles entrent avec la complète spontanéité des passions sauvages, est l’argile dont sont toutes pétries ces formes que Molière fait vivre, s’agiter et agir. À peine sont-elles en état de bégayer, qu’elles sont en ce genre de ruse passées maîtresses ; moins même elles sont façonnées, moins elles sont élevées, moins elles sont expérimentées, plus elles sont jeunes, plus rusées elles se montrent, justement parce qu’elles sont les femmes les plus voisines de l’instinct, les plus abandonnées à l’instinct qu’on ait jamais mises sur aucun théâtre. Voyez plutôt la petite Louison, la fille du Malade imaginaire, qui fait si galamment la morte quand son père la menace du fouet, son père, qui est malade, ou que tout au moins elle croit malade, et qu’elle peut tuer en lui donnant cette émotion ; à force de regarder les allées et venues de Cléante et de Marianne, elle est devenue bien savante, elle dit si bien à son père ce qu’elle a vu ! Elle en sait déjà presque plus long qu’Agnès qui, à seize ans, sait à peine lire, et a été élevée au village ; cependant, il serait infiniment plus facile de jouer au plus fin avec Célimène qu’avec Agnès.

On nous a célébré, comme un type de vertu et d’honnêteté, Elmire, la femme d’Orgon ; presque tous les commentateurs se prosternent devant cette bonté, cette honnêteté sans affectation ; en effet, de l’affectation il n’y en a pas ; aussi ne suis-je pas absolument sûr que dans le fond elle soit si honnête qu’on veut bien le dire. Ce n’est pas l’avis de madame Pernelle que sa bru est si honnête ! Il est vrai que c’est une belle-mère ; mais, enfin, voici ce qu’elle dit :

Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle et cela n’est pas bien24.

Nous n’accepterons pas ces mauvais discours sur Elmire ; mais je la prendrai dans la scène capitale où les commentateurs la vantent, celle où elle met Orgon sous la table pour écouter la déclaration de Tartuffe ; elle le fait avec un sang-froid que les soldats n’ont sous le feu que quand ils ont déjà assisté à plus d’une bataille. Elle a tant d’art, se possède si profondément, elle est si dissimulée, elle écrase si terriblement de sa supériorité son mari qui est sous la table, elle cause avec tant d’impassibilité avec Tartuffe, elle les met si galamment tous deux dans le même filet, avec tant d’habileté, que franchement j’aurais très peur pour Orgon, si au lieu de ce cuistre, de ce cagot de critique de Tartuffe, c’était seulement Clitandre qui se fût glissé près d’Elmire.

Il y a une chose que je ne peux pas absolument leur passer, aux femmes de Molière, et vous me pardonnerez, parce que notre théâtre est, de tous les théâtres, celui qui contient le plus grand nombre de femmes charmantes et parfaites (et, je pense, notre nation aussi) ; mais notre théâtre est certainement ainsi ; vous me pardonnerez donc d’être sévère, à cause de cela, pour les femmes de Molière ; à force d’être voisines de l’instinct, la délicatesse leur manque, ainsi que le charme et la fraîcheur. Toutes les jeunes filles, par exemple, ont l’air d’être des veuves ; toutes sont instruites de toutes sortes de choses qu’il n’est pas absolument nécessaire qu’une fille de vingt ans sache, et elles combinent avec art, avec aplomb, avec assurance, leurs luttes tantôt contre leurs pères, tantôt contre leurs futurs ; toutes ces demoiselles sont promptes et hardies. Ici encore il faut que je choque vos illusions et que je les dissipe : mais il y a une jeune fille de Molière qu’on célèbre aussi comme tout à fait charmante ; c’est Henriette des Femmes savantes, femme sensée tant que vous voudrez, femme d’un commerce sûr, je n’y contredis pas, mais du charme ? Non pas ! Quel charme, que celui d’une jeune personne qui, dès la première scène, tient de petits discours comme ceux-ci à sa sœur Armande, qui a des idées métaphysiques sur le mariage, et qui ne comprend pas que sa sœur veuille se marier :

Ne troublons point du ciel les justes règlements
Et de nos deux instincts suivons les mouvements ;
Habitez, par l’essor d’un grand et beau génie,
Les hautes régions de la philosophie,
Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas,
Goûtera de l’hymen les terrestres appas.
Ainsi, dans nos desseins l’une à l’autre contraire,
Nous saurons toutes deux imiter notre mère ;
Vous, du côté de l’âme et des nobles désirs,
Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs ;
Vous, aux productions d’esprit et de lumière,
Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière25.

Je ne trouve pas une jeune personne qui parle ainsi douée de charme ; je lui reconnais autant de vertus solides qu’on voudra ; mais elle n’est pas façonnée, elle n’est pas polie. La Rochefoucauld a dit, dans ses maximes, un mot bien outré, mais qui paraît juste : « Il y a de bons mariages : il n’y en a pas de délicieux. » Le mot est charmant, mais, dans la littérature au moins, il est outré ; il y a des mariages qui sont à la fois bons et délicieux, le mariage de Silvia avec Dorante dans Le Jeu de l’amour et du hasard, le mariage d’Araminte avec son intendant, dans Les Fausses Confidences. Voici la nuance que je veux exprimer sur Henriette : on peut faire avec elle un mariage bon ; on ne peut en faire un délicieux ; ce n’est ni une marguerite, ni une violette.

Voulez-vous que je vous fasse saisir, par un exemple frappant, ce que je veux dire, lorsque je dis que les femmes de Molière ne sont pas dégrossies ? Je vais vous montrer dans la même situation une femme, une jeune fille de Molière, et une femme telle que savait en créer le théâtre vraiment bourgeois du xviiie  siècle, ce théâtre si honnête, si poétique, expression achevée de cette bourgeoisie à la fois tempérée et héroïque qui a su faire 1789 et 1830 ? Je vais vous montrer l’une en face de l’autre, dans la même situation, Angélique, du Malade imaginaire, et Rosine, du Barbier de Séville : vous allez voir la différence.

Cléante, qui recherche Angélique, s’introduit près d’elle aux lieu et place de son maître de chant, pour lui donner une leçon de chant ; c’est un moyen de lui parler à l’insu de son père, Argan, qui, comme vous le savez, voulant marier sa fille à un médecin, parce qu’il faut qu’une bonne fille épouse ce qui est utile à la santé de son père, éloigne Cléante tant qu’il peut.

De même, quand Almaviva, éconduit comme soldat du logis de Bartolo, cherche à y rentrer, il dit que Basile, maître de musique de Rosine, est malade, et l’a chargé, lui Almaviva (Lindor), de venir le remplacer ; il donne une leçon de musique à Rosine.

Ni Rosine, ni Angélique ne sont prévenues de la ruse à laquelle ont recours Cléante et Almaviva. Quand elles les voient, elles poussent le premier cri de la nature, un cri de surprise : ce cri, il faut qu’elles l’expliquent, l’une à Argan, son père, l’autre à Bartolo, son tuteur. Eh bien, vous allez voir de quelle manière différente l’une et l’autre l’expliquent, et vous allez voir aussi de quelle pâte différente elles sont pétries :

ANGÉLIQUE

Ah ! Ciel !

ARGAN

Qu’est-ce ? D’où vient cette surprise ?

ANGÉLIQUE

C’est…

ARGAN

Quoi ? Qui vous émeut de la sorte ?

ANGÉLIQUE

C’est, mon père, une aventure surprenante qui se rencontre ici.

ARGAN

Comment ?

ANGÉLIQUE

J’ai songé cette nuit que j’étais dans le plus grand embarras du monde, et qu’une personne, faite tout comme monsieur, s’est présentée à moi, à qui j’ai demandé secours, et qui m’est venue tirer de la peine où j’étais et ma surprise a été grande de voir inopinément, en arrivant ici, ce que j’ai eu dans l’idée toute la nuit26

Comme elle est longue, cette histoire et comme elle est tirée par les cheveux ! Et quel fonds de scélératesse naïve et d’impudent mensonge ce conte suppose chez cette petite fille, qui instantanément sait arranger une histoire pareille, sans hésiter ; voyez Rosine, au contraire :

Oh ! Pour cela vous pouvez vous en détacher, si je chante ce soir… Où est-il donc ce maître que vous craignez de renvoyer ! Je vais, en deux mots, lui donner son compte et celui de Basile. (Elle aperçoit son amant : elle fait un cri.) Ah !

BARTOLO

Qu’avez-vous ?

ROSINE, avec un grand trouble.

Ah ! mon Dieu, monsieur. — Ah ! mon Dieu, monsieur.

BARTOLO

Elle se trouve mal ! Seigneur Alonzo.

ROSINE

Non, je ne me trouve pas mal. Mais c’est qu’en me tournant… Ah !

C’est le comte qui fait le mensonge, ce n’est pas elle.

LE COMTE

Le pied vous a tourné, madame !

ROSINE

Ah ! oui, le pied m’a tourné. Je me suis fait un mal horrible27.

Comme cela est naturel, comme cela est charmant ; quelle femme achevée, quelle vraie femme, et en même temps quelle femme ayant le degré d’innocence que comporte la situation ! Cela accable Angélique, il me semble. La preuve en est que la plupart d’entre vous doivent avoir oublié la leçon de chant du Malade imaginaire, et que vous vous rappelez tous la leçon de chant du Barbier de Séville. Beaumarchais a parfaitement pillé Molière dans cette circonstance ; il lui a pris l’expédient, la ruse, le maître de chant ; mais il a fait envers Molière comme Molière lui-même avait fait envers Scarron, dans le Tartuffe. Voilà comment on en agissait dans l’ancien régime ; les auteurs de ce temps-là ne craignaient pas d’exercer librement leur esprit sur les œuvres d’autrui pour faire mieux : ils avaient bien raison.

Voilà la condition particulière des femmes dans le théâtre de Molière, condition puissante et incomplète. Vous voyez ici un des défauts de Molière, dans ce fait que ses femmes ne sont pas façonnées. Il y a certainement de la faute des mœurs du temps : le xviie  siècle n’était pas aussi brillant dans la réalité qu’il le paraît à distance ; mais il y a aussi le défaut de Molière, le défaut de l’artiste ; il n’avait pas la délicatesse de touche, le fini et la finesse ; Molière n’avait pas le je ne sais quoi de poétique, la source fraîche qu’avaient eue avant lui Ménandre et Térence, et que devaient avoir après lui Gresset, Sedaine, Marivaux, Beaumarchais, et même Destouches, même Piron ! Mais, en raison de tout ce qu’il a de plus qu’eux, on peut lui passer ce défaut.

L’observation, cette faculté prodigieuse de Molière, n’est peut-être si puissante chez lui, que parce qu’elle est profondément impartiale et indifférente. Il peint des vices et des passions ; il les peint tels qu’ils sont ; il ne se soucie absolument pas de savoir si, en les réalisant, il ne lui arrive pas de nous intéresser, si parfois nous ne nous intéressons pas aux vices. Il nous intéresse très bien aux vicieux qu’il met devant nous ; dans Dom Juan, nous sommes toujours pour Dom Juan ; pourquoi ? C’est qu’au milieu de ses vices, Dom Juan a conservé le point d’honneur et le courage. Et voyez un trait où éclate la profonde impartialité du génie : Dom Juan, ce sont les mauvaises passions, les vices, les crimes : eh bien, Molière les punit dans une de ses bonnes qualités, le courage : Dom Juan ne veut pas qu’il soit dit qu’il a eu peur du commandeur ; c’est pour cela qu’il tient la promesse qu’il a faite d’aller dîner avec lui, et qu’il suit « l’homme de pierre » qui l’emporte au fond des enfers.

Voyez L’Avare : l’avarice n’est pas une passion intéressante ; mais il y a un moment où cette passion cause à tous ceux qui l’éprouvent des souffrances réelles ; leurs entrailles crient, et les nôtres ne peuvent s’empêcher de crier. Je ne sais pas comment vous êtes, mais, pour moi, je n’ai jamais pu lire sans émotion, sans me mettre du parti de cet avare si insensible, d’Harpagon, la scène où l’on vient de lui prendre sa cassette ; il n’y a rien de plus tragique :

Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice ! juste ciel ! Je suis perdu ! je suis assassiné ! on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ? (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin !… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, ce que je fais. Hélas, mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! On m’a privé de toi ? et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; sans toi il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré28.

Ici le comique reparaît.

Il y a un exemple beaucoup plus frappant encore dans le rôle d’Arnolphe ; vous savez ce qu’il est. S’il y a un personnage dans Molière qui n’est pas intéressant, c’est bien celui d’Arnolphe, et Arnolphe est une des plus puissantes créations de Molière. Je dois observer ici que ce rôle d’Arnolphe est presque toujours joué faux sur notre théâtre : on le représente en barbon. On se trompe, Arnolphe n’est pas un barbon ; il a quarante ans, et à quarante ans on n’est pas absolument sexagénaire ; c’est dit dans la pièce. C’est un homme d’esprit, un homme intelligent, il a d’excellentes relations mondaines ; il ne faut donc le jouer ni en barbon ni en burlesque ; on peut le jouer en comique, mais non pas en burlesque.

Arnolphe, comme je viens de le dire, n’est pas l’homme le plus intéressant du monde. Il a pris une pauvre fille qui lui a été confiée, il l’a fait élever au village, et comme il est engoué de ce système qu’une femme doit être sotte, comme il veut la garder pour lui seul, il compte abuser de sa simplicité pour l’épouser. S’il est très épris de la jeune fille, sa passion n’est pas du tout intéressante, elle est absolument, constamment bestiale. Il s’exprime, pendant tout le temps de la pièce, de la façon la plus bestiale :

Ce mot et ce regard désarment ma colère,
Et produit un retour de tendresse de cœur,
Qui de son action m’efface la noirceur.
Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection ;
Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
Leur esprit est méchant et leur âme fragile ;
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle ; et, malgré tout cela,
Dans le monde, on fait tout pour ces animaux-là29 !

Une passion qui s’exprime ainsi ne nous captive pas précisément ; elle porte Arnolphe à tant de lâcheté et à tant de bassesse, qu’il va jusqu’à dire à Agnès, si elle veut consentir à l’épouser :

Ta forte passion est d’être brave et leste ;
Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai.
Tout comme tu voudras tu pourras te conduire ;
Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire30.

Il est impossible de s’avilir davantage. Voici les quatre vers qui terminent ce morceau ; le comique et le tragique y sont tellement enchevêtrés, que je crois impossible de les séparer l’un de l’autre.

Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?

On éclate de rire.

Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux ;
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme31 !

On est pris de pitié.

Un grand acteur mort récemment, Provost, jouait toujours en drame le rôle d’Arnolphe, qu’on avait toujours joué en comique. Peut-être outrait-il ce côté du rôle ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est que, pour le rendre complet, il faut le jouer en comédie et en drame à la fois.

Cette impartialité de Molière est tout aussi grande dans la peinture des conditions. J’aurai à revenir plus tard sur la théorie qui fait de Molière l’émancipateur de la bourgeoisie. Pour le moment, je ne veux constater qu’une chose, c’est que bourgeoisie ou noblesse, il ridiculise avec une égale impartialité et avec une égale indifférence tout ce qui se présente à ses yeux ; il a peut-être des préférences pour la noblesse, si toutefois il a des préférences ; il n’en a pas, mais si l’on conçoit une préférence en voyant son théâtre, c’est pour la noblesse. Il lui prête tous les défauts de bon ton, tous ceux qu’on serait bien fâché de ne pas avoir, les défauts charmants, comme l’impertinence ; quand il place le bourgeois et le noble en face l’un de l’autre, le bourgeois est toujours accablé ! George Dandin n’est rien, absolument rien devant Sotenville, qui offre si galamment à Clitandre le divertissement de courir le cerf avec lui.

Voilà un homme, Dom Juan, et non pas ce petit M. Dimanche qui se laisse mettre à la porte, et non pas ce sot Pierrot qui se laisse enlever sa fiancée sans mot dire ! Et Mathurine, et Charlotte qui se laissent tourner la cervelle par les beaux discours de Dom Juan !

Le bourgeois, chez Molière, n’a qu’une seule vertu, et elle n’est pas héroïque : la prudence ; il n’a aucune espèce de point d’honneur.

Son idéal de mariage, au bourgeois de Molière, est placé aussi bas que possible ; s’il lui arrive malheur, aucune souffrance chez lui, d’affection ni de cœur ; il n’a que les souffrances de vanité plate ; s’il se résigne, sa résignation est basse au possible. Vous la trouvez exprimée dans le rôle de Chrysale de L’École des femmes. Ce rôle est très bien supporté maintenant ; depuis quinze ans, notre théâtre est revenu absolument à la formule brutale et crue de Molière ; nous ne sommes plus déshabitués de cette forme brutale et crue. Cette brutalité, cette crudité, nous les avons eues deux fois dans notre théâtre : la première fois avec Dancourt, Lesage et Molière, sous le règne de Louis XIV, et, la seconde fois, avec Barrière, Dumas fils et même Sardou ; dans l’intervalle, jamais.

Cette brutalité fait qu’on supporte Chrysale ; mais je me rappelle très bien vers 1847, quand on jouait L’École des femmes au Théâtre-Français, ou à l’Odéon, le public ne supportait pas du tout la peinture de l’honneur et des délices de la situation de mari trompé, telle qu’elle est exposée dans L’École des femmes. Il la trouvait très difficile à accepter, et notez que c’est, à ne considérer que le style, le chef-d’œuvre de Molière peut-être. Il n’a jamais écrit de morceau plus joli, c’est le plus achevé de tous, le plus digne d’être mis, comme facilité de langage poétique, à côté des plus jolis morceaux de Regnard. Eh bien, le public était froissé et révolté.

Le bourgeois de Molière n’accepte pas qu’on doive défendre son honneur domestique ; un personnage de Molière dit quelque part qu’il n’y a que les nobles à qui il appartienne de venger de tels affronts. Le bourgeois ? mais la vengeance troublerait sa quiétude, son seul bien, son seul bonheur ; il ne peut oublier qu’il ne doit jamais faire un pas plus vite que l’autre dans le monde de privilégiés qui pèse sur lui.

Quelquefois il se raisonne, il s’exhorte, il s’accuse de manquer de fermeté ; il se dit : Que n’ai-je du courage ! Il s’arme pour aller en guerre contre ce galant de la noblesse qui vient lui enlever sa femme ; mais, en dépit de sa cuirasse, de sa pertuisane et de son haubert, quand le galant marche à lui et lui dit : « Que veux-tu faire de ces armes ? » il répond en tremblant que c’est un vêtement qu’il a pris pour se mettre à couvert de la pluie.

En sa qualité de bourgeois, il déteste et méprise la police au suprême degré, et, quand le commissaire de police se présente devant lui, il lui dit : « Monsieur, ne vous laissez pas graisser la patte au moins ! » Mais, comme il est très destitué d’énergie, comme il est au milieu d’un monde où chacun l’attaque, n’osant se défendre par lui-même, il veut mettre la police partout, même où elle n’a que faire.

Quand il est accablé sous le plus fort, il se rattrape toujours, le bourgeois de Molière, comme c’est de règle, sur le plus faible. Voyez Chrysale dominé par sa femme : il tombe sur sa sœur ; voyez George Dandin, quand il vient d’être grondé : sa servante veut dire un mot ; il lui repart, avec une promptitude féroce : « Taisez-vous, ma mie !… Taisez-vous, carogne, etc. »

Descendons d’un degré, nous trouvons, après le bourgeois, le paysan et le valet, de qui l’idéal absolu est de n’être pas battu. — N’être pas battu, c’est pour cela que le valet dépense des trésors d’industrie.

MERCURE

Quoi ! Pendard, imposteur, coquin !…

SOSIE

… Pour des injures,
Dis-m’en tant que tu voudras,
Ce sont légères blessures
Et je ne m’en fâche pas32.

Ils n’opposent aux coups que des raisonnements métaphysiques et alambiqués sur la poltronnerie des braves, comme fait Sosie, et sur le cœur qui

…… est digne de blâme
Contre les gens qui n’en ont pas.

Ou bien encore des maximes morales très touchantes, qui ne les sauvent pas du tout, comme Pierrot, quand Dom Juan vient de lui prendre Charlotte : il le menace de le battre, tout uniment.

Mais aussi, comme on sent bien que Pierrot se vengera sans merci, le jour où il sera le plus fort !

Prenez un de ces personnages domestiques de Molière, Maître Jacques dans L’Avare, par exemple. C’est un assez bon homme, et même un assez honnête homme, mais il a un intendant qui lui pèse sur le dos, et le jour où il peut l’assassiner par une calomnie affreuse, il n’y manque pas.

Toutes les misères de cette condition, Molière les a résumées dans un personnage sur lequel nous aurons à revenir, quand nous ferons l’examen de la plus prodigieuse peut-être de ses œuvres, de Dom Juan. — Il les a résumées dans Sganarelle, qui, pour de misérables gages dont il n’est même pas payé, s’associe à tous les crimes d’un gentilhomme qui lui fait horreur.

Il n’y a qu’une seule occasion où nous trouvions quelqu’un pour résister au gentilhomme : je veux parler de la fameuse scène du Pauvre. Dom Juan veut forcer le Pauvre à blasphémer, et le Pauvre s’y refuse. Peut-être que dans cet excès de misère, ne rien craindre et ne rien espérer donnent une force et un ressort qu’on ne verrait pas à un degré moins bas. Dom Juan est vaincu ; le Pauvre ne blasphème pas. Si je m’étonne d’une chose, c’est que Molière, après nous avoir montré George Dandin faisant des excuses à Clitandre, après nous avoir montré Sganarelle s’armant d’une cuirasse contre la pluie, et l’autre Sganarelle, celui de Dom Juan, associé à des infamies qu’il déteste ; après nous avoir montré Sosie renonçant à être Sosie, parce que le seigneur Mercure le bâtonne, je m’étonne, dis-je, que Molière ne nous ait pas montré le Pauvre reniant Dieu, parce que telle est la volonté, l’inéluctable volonté du seigneur Dom Juan.

Qu’on vienne dire maintenant que le tableau de telles iniquités, de telles violences, d’un tel avilissement de la grande masse de la nation, de la bourgeoisie, est le plus beau plaidoyer qu’on puisse faire en faveur de l’égalité ; cela est vrai ; mais c’est nous qui faisons ce raisonnement deux cents ans après. Molière a peint le monde tel qu’il le voyait, sans se soucier d’y prendre parti pour l’un ou pour l’autre.

Il est à remarquer qu’à part les orateurs chrétiens qui prêchent l’égalité chrétienne, égalité qui doit revenir à l’égalité civile, mais qui n’est pas la même chose, la littérature du xviie  siècle, si hardie et si originale pourtant, n’a pas du tout le sentiment de l’égalité ; c’est une littérature qui n’en a pas même le pressentiment ; elle s’incline d’abord devant la force, elle se courbe devant la force, elle reconnaît et consacre le droit de la force. Les exemples me viendraient en foule, si je le voulais. Je puis rappeler madame de Sévigné ; c’est un exemple souvent cité : « Ces Bretons ne se lassent pas de se faire pendre », écrit-elle lorsque les Bretons, pour la révolte des gabelles, étaient exécutés en masse.

Fléchier lui-même a écrit un livre prodigieux, étonnant, sous ce rapport, les Mémoires des grands jours d’Auvergne ; c’est un amas d’assassinats, d’empoisonnements, d’infamies de toutes sortes, commis par les seigneurs d’Auvergne contre des notaires, des avocats, des juges et des baillis de ce pays. Fléchier ne fait pas l’ombre d’une réflexion de pitié en faveur de toutes ces victimes ; cela l’amuse, il raconte cela en anecdotes galantes, spirituelles et burlesques. La Fontaine est aussi profondément indifférent à tous ces maux que Molière lui-même ! La Fontaine est plein de maximes comme celle-ci :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Et il ne le dit pas amèrement, comme une plainte, en levant les mains au ciel contre la société de son temps, non, il le dit, parce qu’il le voit. Il y a une autre fable de La Fontaine extrêmement expressive à ce point de vue : c’est L’Éléphant, le Chat et le Rat.

Un éléphant de l’Inde, un éléphant sacré et magnifiquement harnaché, porte une cage ouverte, contenant un chat, sur ses épaules ; il y a là un pauvre rat qui voit passer ce puissant étalage de souveraineté, et qui fait des réflexions sur la condition normale et sur l’égalité des êtres créés ; il dit qu’un rat vaut bien un éléphant. Je trouve ce raisonnement très légitime de la part d’un rat ; savez-vous quel est l’avis de La Fontaine ? Il est très simple, et très cru et très facile ; il dit :

Mais le chat, sortant de sa cage,
Lui fit voir, en moins d’un instant,
Qu’un rat n’est pas un éléphant.

Voilà tout ! Eh bien, ce genre de conception du monde et de la société, Molière l’a eu et l’a rendu, parce qu’il l’avait sous les yeux. C’est sur quoi nous reviendrons dans un prochain entretien.

Troisième conférence

Mesdames, Messieurs,

Un homme de génie peut avoir trois procédés d’étude du monde, d’observation et de reproduction ; il peut n’en avoir qu’un ; il peut en avoir deux, et, ce qui est plus rare, les avoir tous trois ; c’est le cas de Molière. Il peut d’abord observer et reproduire le monde extérieur en le résumant ; il peut ensuite regarder dans son âme elle-même, et mêler ses propres passions à l’observation du monde extérieur, et transformer ce qu’il en observe en les y mêlant ; mais il peut aller bien au-delà de ce que lui fournit le spectacle des hommes agissant sous ses yeux ou des passions s’agitant dans son âme, il peut voir d’un don de seconde vue, et faire au moral ce que ferait au physique un homme qui verrait à travers les murs et les corps opaques ; un homme de génie, pénétrant bien au-delà de l’activité immédiate de l’âme et de celle de l’histoire, peut voir une passion jusqu’à des extrémités où nous la rencontrons rarement dans la vie, un vice agissant dans l’histoire bien au-delà du temps où il vit et qu’il contemple lui-même.

Nous avons étudié ce que le premier procédé d’observation pure et simple du monde extérieur et des passions humaines a donné à Molière ; je voudrais vous montrer maintenant comment il transforme ses propres passions, ses propres souffrances, et en tire, pour une part aussi, la comédie.

Je ferai cela en vous mettant d’abord en face des chagrins domestiques de Molière : sur ce sujet, toutefois, je glisserai ; j’y ai déjà touché par avance en vous parlant de L’École des femmes ; mais, à côté du mauvais mariage de Molière, il y a ses souffrances physiques, et sur ce sujet-là je m’arrêterai davantage, car il a tiré de sa mauvaise santé sa comédie la plus éblouissante, peut-être sa comédie la plus étonnante, Le Malade imaginaire.

Je m’y arrêterai ; je veux vous montrer aussi comment Molière a su observer et reproduire des choses qu’il a puisées dans le seul idéal, et dont les générations qui ont suivi ont pu admirer la profonde vérité, mais que vraiment personne au monde ne pouvait comprendre dans toute leur portée au moment où il les a formulées. — Je choisirai pour exemples Tartuffe et Dom Juan.

Ainsi, ce que Molière a mis de lui-même dans son théâtre, dans L’École des femmes, dans Le Malade imaginaire et toutes les inventions de génie qui ont précédé et qui ont amené Tartuffe et Dom Juan, voilà le sujet de ce troisième entretien qui devra être suivi d’une dernière conférence, où nous étudierons Molière moraliste.

En 1662, au début même de sa véritable carrière dramatique, il arriva à Molière un événement qui devait jouer un grand rôle et exercer une grande influence, non seulement dans sa vie privée et particulière, mais encore dans sa vie de poète ; il prit femme, et dans les conditions les plus inattendues de sa part. Cet homme d’un bon sens profond, qui a écrit contre les mariages disproportionnés des pages d’une éloquence si terrible, qui, s’il penche de quelque côté dans ses œuvres, s’il a quelque partialité, penche plutôt du côté de l’entreprenante jeunesse, en qui il est prêt à tout excuser et à tout pardonner ; cet homme imagina, à quarante ans sonnés, malade (sa poitrine était déjà atteinte), usé par les fatigues de sa profession d’auteur, et de sa profession de comédien, usé même par les désordres de sa vie antérieure, imagina, dis-je, d’associer à sa vie une petite fille de dix-sept ans, Armande Béjart, élevée au théâtre dans sa propre troupe, parmi les maximes licencieuses dont le théâtre de cette époque est plein, et parmi les mauvais exemples dont la vie de comédien était alors exclusivement remplie, et que Molière lui-même avait donnés autant que personne. Elle devint son épouse, épouse très indigne, mais il faut convenir que Molière, en l’épousant, avait agi bien légèrement, et suivi une fantaisie égoïste et bien peu raisonnable. Elle n’a trouvé depuis dans son théâtre, ou plutôt, et c’est ici une des merveilles d’impartialité du génie, il ne lui a fourni lui-même que trop de raisons d’excuse.

Complètement dénuée d’expérience, recherchée en mariage par un homme qui était en train de devenir illustre, qu’un roi jeune et brillant protégeait depuis un an de sa faveur déclarée, qui était le directeur de la troupe où elle vivait, son guide par conséquent, « son seigneur et son maître », pour prendre les expressions de L’École des femmes, poussée dans les bras de cet homme par la connivence de Madeleine Béjart, qui depuis longtemps n’avait plus rien à refuser à Molière, et qui aurait bien dû lui refuser au moins cela, que pouvait-elle faire ? Devait-elle consulter son cœur ? À dix-sept ans, à peine savait-elle si elle en avait un ; pouvait-elle deviner qu’à vingt ans, pour une jeune femme, il y a des choses dont toute la gloire et tout le génie d’un homme ne consolent pas toujours ? Elle ne le pouvait point.

Quoi qu’il en soit, Molière éprouva pour elle une de ces passions furieuses d’arrière-jeunesse auxquelles on ne peut guère s’abandonner sans y engager sa vie tout entière, et cette passion fut le tourment de sa vie.

Mais aussi ce fut un singulier stimulant pour son génie ; dès que son mariage est conclu, il n’est plus besoin de chercher où Molière puise cette conception triste du caractère féminin que respirent toutes ses œuvres, conception d’une justesse et d’une profondeur admirables, mais mutilée, mais bornée, qui ne s’exerçait que d’un seul côté.

Armande était Agnès quand Molière l’épousa ; une fois mise en présence de toute cette cour brillante, comme elle avait de l’esprit, elle put devenir très vite Célimène, et, quand elle fut engagée sur cette pente, elle alla droit jusqu’à Angélique de Sotenville, Molière revêtant pour sa part, comme sur son théâtre, le pourpoint de George Dandin. Il n’est pas besoin non plus, à partir de ce mariage, de chercher où Molière puise cette cruelle science de la jalousie et de la passion qui s’abusent elles-mêmes en cherchant à faire croire qu’elles peuvent se vaincre, mais qui ne le peuvent ni ne le veulent.

C’est en février 1662 que Molière se marie, et c’est en décembre 1662 qu’il donne la première œuvre où il déploie vraiment une grande partie de son génie, L’École des femmes, l’œuvre où il brise tout à fait sa coque ; Arnolphe, c’est lui, c’est sa propre situation qu’il a peinte, il n’est pas possible d’en douter. Armande Béjart, qu’il a épousée, est née sous ses yeux, il l’a vue grandir, elle a été formée par lui ; c’est précisément ainsi qu’Arnolphe forme, pétrit, élève Agnès pour en faire sa femme.

Mais voici la merveille : à peine livre-t-il ses souffrances au théâtre, à peine cherche-t-il à en tirer une comédie, que ce ne sont plus ses souffrances, et il devient équitable en ce sens que, s’il met sa situation au théâtre, c’est sa situation transformée ; que si, dans sa vie réelle, il est prêt à donner tous les torts à Armande et toute la raison à lui-même, une fois qu’il a transformé sa vie réelle en comédie, c’est du côté d’Arnolphe qu’il met les torts, et du côté d’Agnès les excuses, et, de cet Arnolphe, il fait le type éternel de l’amour ridicule, du mari systématique, et, pour tout dire, de l’amant quadragénaire.

Oui, c’est Armande, c’est évidemment Armande qui lui inspire, dans L’École des femmes, cette peinture de l’amour absolument ridicule en lui-même, mais qui, à force d’être vrai, sincère, devient à certains moments pathétique. C’est encore Armande qui lui inspire dans le rôle d’Alceste cette peinture de l’amour noble, élevé, et, quant à son objet, fourvoyé, qui ne peut éviter par moments une teinte de ridicule, qui est comme l’empreinte de l’indigne objet auquel il s’attache.

Armande possédait tellement Molière qu’il en a tracé dans plusieurs pièces des portraits si ressemblants que tous les contemporains l’y reconnaissent, et qu’il ne peut s’empêcher de proclamer en plein théâtre les défauts de sa femme, et ces défauts il les fait charmants. Mais si Molière procède ainsi pour des souffrances morales que d’ordinaire on n’aime guère à avouer en public, que fera-t-il donc pour des souffrances d’esprit plus faciles à avouer et surtout pour des infirmités physiques où l’honneur propre n’est pas engagé ? Il en tirera la comédie avec plus d’audace encore.

C’est à Paris, en 1662, qu’il est malade, c’est en 1666 qu’il éprouve la première des trois grandes crises dont la dernière terminera sa vie. Nous en savons la date exacte par la gazette de Loret, et c’est en 1665 qu’il commence sa guerre contre la maladie, j’appelle ainsi sa guerre contre les médecins. En 1665, il lance dans le Dom Juan contre la médecine une première flèche isolée, mais violente, et, la même année, il fait un de ces coups d’audace et de brutalité qui lui sont familiers ; il prend les trois médecins les plus en crédit de Paris, les médecins mêmes du roi, entourés et comblés de la faveur royale, et les transporte sur la scène, parmi les bouffonneries de L’Amour médecin, avec leurs costumes, avec leurs gestes, avec leur accent, leurs formules et leurs phrases accoutumées, si bien que tout le monde reconnaît, non pas les ridicules généraux des médecins, mais les personnes mêmes ; — Guy Patin en témoigne dans une de ses lettres.

Certainement, la Faculté possédait alors d’amples trésors de ridicule qu’elle a peut-être perdus depuis, et qui étaient bien faits pour tenter Molière. Mais cette raison toute générale ne suffit pas pour expliquer le caractère d’acharnement qu’il porta dans cette lutte depuis 1666 jusqu’au jour de sa mort.

Observant à la fois son âme, son esprit, son corps, son bonheur domestique détruit, sa situation dépendante, la mort imminente, proche et certaine, il est probable qu’il trouva à ridiculiser les médecins le même genre de plaisir âcre qu’il trouvait à jouer de sa personne les Dandin, les Sosie et les Sganarelle. En défiant la médecine, il défiait la maladie, en niant les remèdes, il s’efforçait de nier le mal, cherchant ainsi à surmonter cette humeur noire, croissante, que tous ses contemporains ont observée en lui, et qui l’a fait surnommer par les pamphlétaires l’Élomire hypocondre, cette humeur qui l’avait envahi dans la vigueur de l’âge comme un avant-coureur prématuré de la mort.

Dans sa guerre contre les autres travers, contre les fâcheux, les précieux, contre les importants de province, contre les tuteurs jaloux, contre les maris despotes, les femmes dominatrices et les filles arrogantes, il n’y a qu’une ardeur, une passion simple en quelque sorte, une guerre simple ; ce qu’il y mêle de soi est couvert, elle ne vient de sa personne qu’à demi ; sa guerre contre la médecine, au contraire, est personnelle, c’est une révolte, c’est une gageure orgueilleuse et parfois même sublime d’orgueil. Il a été réellement Dom Juan en médecine ; vous savez qu’il a fait Dom Juan « impie — ce sont ses expressions — en médecine » comme en toute autre chose.

Il y a dans sa révolte, dans son fait à l’égard des médecins, un peu de ce genre particulier d’athéisme, qui ne se contente pas de nier la Divinité, mais qui tient encore à l’outrager, et dans lequel il y a encore moins d’incrédulité réelle que de bravade.

Plus Molière avance dans la vie, plus la bravade devient forte, plus le défi est de génie. L’Amour médecin est bien autre chose déjà que cette scène de Dom Juan où Sganarelle se fait médecin ; mais L’Amour médecin est beaucoup au-dessous, comme intensité de ridicule, de cette scène du premier acte de Monsieur de Pourceaugnac où deux médecins s’emparent de ce pauvre M. de Pourceaugnac pour lui prouver qu’il est fou. C’est une scène de comédie des plus profondes et des plus violentes ; on a persuadé à M. de Pourceaugnac que ces deux médecins sont deux maîtres d’hôtel ; il raisonne tout le temps avec eux comme si c’étaient des maîtres d’hôtel, et eux avec lui comme si c’était un malade.

— Quels sont ces personnages-ci, se demande M. de Pourceaugnac, qu’est-ce que ce galimatias ? — Un galimatias ? Il déraisonne, disent les médecins.

— C’est vous qui déraisonnez, reprend M. de Pourceaugnac.

— Bon, dire des injures, signe d’exaltation cérébrale, disent froidement les médecins.

— Mais je n’ai pas d’exaltation cérébrale, je me porte extrêmement bien !

— Il ne se croit pas malade, signe suprême de folie, disent tranquillement les médecins.

Cette scène-là est si vraie qu’elle doit se passer encore aujourd’hui, demain, toujours. Elle est peut-être exagérée, mais, quoi qu’il en soit, quand je me rappelle une certaine loi sur l’aliénation mentale, en vertu de laquelle tout le monde peut être enfermé sur la consultation d’un médecin, je m’étonne que les adversaires de cette loi, au lieu de la discuter à l’aide d’arguments très solides et très passionnés, n’aient pas plutôt reproduit cette admirable scène de M. de Pourceaugnac.

En effet, après cette consultation, M. de Pourceaugnac est fou, littéralement fou ; il ne voit plus devant ses yeux que des médecins habillés de noir, des lavements, des purgations, des détersions, des évacuations, enfin toute la médecine. Il est fou, au second acte, par le fait des médecins et de leurs observations froides, symétriques, systématiques.

Était-il possible d’aller plus loin qu’une pareille scène ? À un autre que Molière, non. Il a été plus loin ; de défi en défi, il est arrivé jusqu’au Malade imaginaire.

La tradition des critiques classiques, du corps des critiques, je le dis en passant, n’est pas toujours de trop admirer, elle est bien souvent de ne pas assez admirer, et cela est arrivé plus qu’on ne croit en ce qui concerne Molière.

Tartuffe, dont j’ai hâte de vous parler, a eu pour Molière, par son prodigieux succès, des conséquences imprévues ; cette pièce a eu un très heureux effet pour sa réputation morale ; on ne s’est jamais avisé de regarder de trop près à ses mœurs, à son caractère : Tartuffe, sur ce point, l’a fait sacré. Mais Tartuffe a beaucoup nui en un sens à sa réputation littéraire ; à force d’admirer Tartuffe, on n’a plus regardé tout ce que Molière a semé de conceptions merveilleuses au-delà ou à côté.

Savez-vous comment La Harpe, dont le jugement est très sain en général, traite Le Malade imaginaire ? Il le traite de bas comique et de caricature ; mais, si je le regarde de près, l’Argan a l’ampleur, la justesse et la vérité de tous les caractères qui tournent autour d’une passion dominatrice, et qui en subissent, qu’ils le veuillent ou non, directement ou indirectement, l’empire ; je mets cette conception à côté des plus belles de Molière ; et, si je ne l’admire pas moins que je n’admire Tartuffe, c’est que Le Malade imaginaire n’est pas autre chose — je vais essayer de vous le montrer — que la comédie même de la maladie et de la mort ; ce n’est pas par cela même un sujet trop comique, il faut du génie pour tirer de là la comédie !

L’idée de la mort n’envahit pas les hommes de très bonne heure ; il y a des caractères d’hommes auxquels elle ne touche jamais, et c’est le plus grand nombre. La nature, très prévoyante en cela, n’a pas voulu, ce semble, que les hommes songeassent trop à la fin fatale de leur vie. Mais quand l’idée de la mort s’est mise quelque part, en revanche elle n’en déloge plus ; que cette idée provienne d’un mal réel ou d’un mal imaginaire, ses effets sont absolument les mêmes sur les hommes. Un homme faible, envahi par cette idée, en est ravagé de fond en comble, un homme fort tâche de la repousser ; s’il ne la repousse pas, s’il est obligé de la subir, du moins ne la subit-il que pour y puiser une résignation pieuse, une attention plus ferme, plus sincère, plus noble, à remplir tous les devoirs d’une vie qui va finir, et à ne laisser derrière soi que des souvenirs de force, de vertu et de bonté. Molière a subi cette idée de la mort, il l’a portée longtemps en lui, mais il l’a vaincue à sa manière ; il est mort sur la brèche, sur le théâtre, ou peu s’en faut, en jouant le rôle d’Argan, et en prononçant le fatal juro de la cérémonie du Malade imaginaire, ce mot qui blasphémait à la fois la médecine, la maladie et la mort.

Si, cette fois, la bravade paraît, au premier abord, bien plus violente que toutes les autres et bien plus triste, pour la justifier et l’expliquer, il ne faut pas seulement se rappeler cette chrétienne tradition qui veut que Molière n’ait joué ce jour-là comme d’ordinaire que pour ne pas faire perdre aux ouvriers de son théâtre leur salaire de la journée ; il faut encore songer de combien d’activité féconde, de combien de chefs-d’œuvre nous aurions été privés, si Molière avait fléchi aux premières atteintes de la maladie.

Nous n’avons qu’à prendre Argan, le Malade imaginaire lui-même, ce n’est pas purement et simplement un sot et un fou ; Molière n’a jamais bâti de ces personnages tout d’une pièce qui ne sont qu’une passion et qu’une machine. Argan est un homme qui paraît dans la pièce comme un homme de beaucoup d’esprit et de bon sens, en dehors de sa passion dominatrice ; j’en ai la preuve dans la manière dont il se débarrasse, à une certaine scène, de Clitandre qui recherche sa fille malgré lui.

Eh bien, voyez Argan dans la scène première, absorbé dans toutes ces idées dégoûtantes de sirops, de juleps, de purgations, de saignées, d’apothicaires, ç’eût été l’état possible de Molière, s’il n’avait pas su vaincre l’idée qui avait envahi son âme.

Pour bien comprendre toute la force de cette conception, au lieu d’appeler la pièce Le Malade imaginaire, appelez-la simplement Le Malade ; supposez qu’Argan soit réellement malade, et que la fin réelle de la comédie doive être la mort d’Argan, le comique du rôle d’Argan, le comique de tout ce qu’il va dire et sentir, ne s’évanouira pas ; il subsistera toujours, il n’agira pas sur nous aussi vivement, car tout le monde n’est pas disposé à s’égayer avec un cercueil en perspective ; mais le comique, pour être moins agissant, n’en subsistera pas moins en essence et en puissance. Ce comique, vous le sentiriez, si, au lieu d’une représentation théâtrale qui frappe vos yeux, vous le voyiez dans un récit écrit, si vous le voyiez, cet homme qui vit à travers les tortures de la maladie, dans l’histoire, loin de vous, dans quelque personnage qui ne vous intéresse pas autant qu’un personnage qu’on mettrait devant vous sur la scène.

Quand Louis XI, malade et mourant, fait appeler François de Paule, quand il se jette aux genoux du saint, et lui demande avec une confiance naïve, comme une chose qui lui serait due, un miracle du ciel pour prolonger sa vie ; quand Louis XI dit au saint qu’il faut qu’il vienne ainsi à son secours, vous ne sentez pas seulement l’odieux de cet état d’esprit, vous en sentez aussi le comique. Argan ne fait pas autre chose que Louis XI, et Louis XI c’est Argan sur le trône. Comme Louis XI se jette aux pieds de saint François de Paule, Argan se jette aux pieds de M. Purgon pour ne pas tomber de la « dyspepsie dans l’hydropisie, et de l’hydropisie dans la privation de la vie ». — C’est ce qui me fait dire que sous ce nom de Malade imaginaire, Molière a écrit la comédie de la maladie réelle et de la mort réelle.

La mort en effet et la maladie engendrent dans les âmes des faiblesses, des travers, des infirmités morales qui peuvent être du domaine de la comédie. Mais, messieurs, quelle preuve de génie, d’avoir tiré de la mort même une comédie ! Et, en même temps, quelle lacune dans le théâtre de Molière, dans cette vaste épopée comique, si cette comédie y manquait, puisque de toutes nos passions, la plus puissante certainement, la plus pressante, la plus absolue, c’est l’amour de la vie ! Et comment eût-il été possible de peindre mieux cette passion, qu’en choisissant pour type un homme qui porte ou croit porter la mort dans son sein, qui observe avec inquiétude et calcule tous les progrès du mal, qui n’ose pas faire un geste, un pas, ni dire un mot, sans calculer si ce pas, ce mot, ce geste ne seront pas une imprudence qui retranchera un jour de plus d’une vie déjà trop courte ?

Argan, messieurs, n’est pas le seul personnage dans lequel Molière ait peint cet amour acharné de la vie. Il me semble qu’il l’a peint deux fois, une autre fois et sous une autre forme dans Orgon, du Tartuffe. Il y a entre les personnages d’Argan et d’Orgon un parallélisme qui me frappe : je ne le dis pas seulement parce qu’ils s’appellent du même nom ; Argan, Orgon, c’est la même dénomination à un o ou à un a près. Mais, auprès d’Argan comme auprès d’Orgon, il y a un frère qui déclame contre les médecins, comme l’autre déclame contre les dévots, et qui déclame dans les mêmes termes. Argan fait à Béralde la même réponse qu’Orgon fait à Cléante : « Toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle33 », absolument comme Orgon dit à Cléante :

Oui, vous êtes sans doute un docteur qu’on révère ;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré…
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes34.

C’est exactement la même réponse, avec la seule différence de la prose aux vers.

Que fait Argan ? Il n’aime absolument que ceux qui ont des recettes pour prolonger la vie ; à genoux devant un apothicaire, il veut de très bonne foi livrer sa fille à un médecin qui lui donnera de l’élixir de longue existence, absolument comme Orgon veut livrer la sienne à un de ces Directeurs de conscience qui ont des recettes pour le salut. Argan est complètement affolé de Béline ; pourquoi ? Parce qu’elle l’appelle mon cœur et soigne très tendrement ce pauvre corps infirme. Eh bien, Orgon est affolé d’autres faiseurs de grimaces, pourquoi ? Parce qu’ils lui ont promis de sauver son âme. C’est que l’amour du salut, qui est la source de tant de bons sentiments et de tant de belles actions, quand il se confond avec le pur amour de Dieu, devient dans certaines âmes bassement dévotes, quoi ? Pas autre chose qu’une forme de l’amour de soi-même. C’est l’amour de soi-même, c’est l’amour de la vie, avec une avidité plus insatiable, avec une ambition plus immense, c’est l’amour de la vie prolongée au-delà du tombeau, victorieuse au-delà de la mort ; il n’y a pas autre chose chez Orgon, pas autre chose chez Argan.

Il me reste, messieurs, à arriver aux deux œuvres de Molière qui supposent la réunion des trois facultés que j’ai précédemment signalées.

La première de ces deux œuvres que je rencontre sur mon chemin dans l’ordre des dates, c’est Tartuffe. Il n’est pas inutile d’étudier par le détail, pour bien voir toute la portée de Tartuffe et combien elle est étonnante, d’étudier, dis-je, par le détail comment et dans quel entraînement Tartuffe a été conçu et composé.

Tartuffe est sorti d’une colère de Molière, mais si les colères d’un homme de génie peuvent être moralement aussi blâmables que celles d’un sot, elles ont d’autres effets littéraires.

En 1660, Molière, mettant en scène, dans Sganarelle, un bon bourgeois de Paris, Gorgibus, qui recommande ce qu’il appelle de bonnes lectures à sa fille Célie, et ne lui en indique que de ridicules, Molière met dans le même éloge des bons livres avec

Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Mathieu…

Un livre qui avait été traduit de l’espagnol et qui avait à ce moment un très grand succès parmi les directeurs de conscience. Le Guide des pécheurs, ajoute Gorgibus,

Le Guide des pécheurs est encore un bon livre…

Le ridicule dont Gorgibus est rempli rejaillit un peu, — ce que Molière paraît chercher, — sur les livres recommandés par lui. Il est probable qu’à ce premier trait, certaines gens commencèrent à dresser l’oreille. Ces personnes-là eurent un bien autre sujet de mécontentement en 1662, quand fut jouée L’École des femmes, dans une scène de laquelle Arnolphe, pour devenir complet, lui qui est déjà mari systématique, devient docteur et pédant de morale et de religion. Il faut lire toute cette tirade, vous la connaissez.

Je vous rappelle la situation : Arnolphe, qui veut épouser Agnès, lui explique tout l’honneur que ce sera pour elle d’être unie à un homme comme lui, et lui dresse tout son plan de conduite :

Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
Que cet honneur est tendre, et se blesse de peu ;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;
Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l’on plonge à jamais les femmes mal-vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ;
Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,
Elle sera toujours, comme un lys, blanche et nette ;
Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité :
Dont vous veuille garder la céleste bonté.
Faites la révérence35.

Tout cela, cette « blancheur de lys », qu’Arnolphe prédisait à Agnès, si elle était femme fidèle, ce « charbon noir » que deviendra son âme si elle est coquette, sans compter l’usage singulier que fait Molière des « chaudières bouillantes » où l’on plonge à jamais les femmes mal-vivantes, tout cela, c’étaient les métaphores ordinaires en usage parmi les directeurs de conscience de ce temps-là ; et Molière a si bien pris les plus générales et les plus durables, que je crois bien qu’on les retrouverait encore de ce temps-ci. Mais ce n’est pas tout. Arnolphe donne aussi à Agnès, comme Gorgibus à sa fille, un livre sain et bon à méditer. Ce livre, il l’intitule d’un titre fictif, d’un titre inventé par lui ; le livre n’existe pas ; Molière calque sans doute le titre de ce livre sur celui de quelques maximes de dévotion ; il l’appelle : Les Maximes du mariage, ou les Devoirs de la femme mariée avec son exercice journalier.

Le titre est d’invention ; mais il est si singulièrement et si heureusement inventé, que je serais prêt à gager tout ce qu’on voudrait qu’en allant au hasard dans n’importe quelle librairie de la rue Saint-Sulpice, on trouverait un livre intitulé comme cela.

Molière n’y avait mis aucune espèce de mauvaise intention ni contre la religion, ni contre les dévots, cela est certain ; je vais dire pourquoi. Son procédé n’est pas de bâtir des caractères de pièces et de morceaux. Quand son imagination a été une fois frappée, qu’elle a médité, elle conçoit et jette dans le moule le caractère d’un seul coup, elle l’y jette complet avec tous les travers qu’il doit avoir. Eh bien, le mari systématique qu’il a voulu peindre, le mari égoïste et fantasque, pour qu’il soit complet, il faut en effet qu’il fasse des sermons, il faut qu’il fasse de la religion l’usage bas et vil qu’en fait Arnolphe. Pour les maris de cette sorte, qu’est-ce que la religion ? Elle n’est pas ce qu’elle est pour un saint Louis, pour un saint François d’Assise : c’est une invention qu’ils trouvent commode : je demande pardon de ces termes, je ne les applique qu’à ces sortes de caractères, — c’est une invention qui les dispense, ils le croient du moins et l’entendent ainsi, de s’occuper de leurs femmes, de les amuser et de les surveiller. Voilà pourquoi il fallait à toute force qu’Arnolphe expliquât et commentât Les Maximes du mariage pour qu’il fût un caractère vrai, et Molière n’a sans doute pas eu d’autre intention que de faire un caractère vrai.

Mais, par malheur, il a si bien trouvé le titre de son livre, et, suivant les procédés ordinaires de son génie, il a si bien adapté dans Arnolphe les paroles à l’homme et l’homme aux principes, que pour peu qu’on eût de prévention contre lui, il n’était pas facile de discerner s’il avait voulu ridiculiser les idées dont se sert Arnolphe, ou bien l’usage qu’il en fait ; et, cette fois, les dévots éclatèrent.

Puisque j’ai prononcé ce mot de « dévots », je tiens à le définir. Il a aujourd’hui un sens tout à fait honorable, on le prend à chaque instant pour personne pieuse ou personne sainte ; or, il avait au xviie  siècle un sens tout à fait défavorable, même chez les écrivains les plus catholiques, pourvu que ce fussent des laïques, et signifiait simplement faux dévot, ou dévot intéressé. Je ne le prends dans aucun de ces deux sens, ou plutôt je mêle les deux sens. Pour bien élucider ma pensée, je veux définir ce mot : j’y comprends non seulement les faux dévots et les hypocrites, non seulement les dévots désintéressés, mais peu éclairés, non seulement les dévots éclairés mais peu désintéressés, mais tout ce qui, étant éclairé et désintéressé dans sa dévotion, fait coterie, cabale ou ligue.

La cabale contre Molière existait déjà dans ce temps à l’état tacite, mais la cabale ne fut pas aussi habile qu’on le croit généralement : elle n’avait qu’à laisser passer cette scène et à l’entendre comme Molière l’avait entendue, dans le sens d’un trait bon à ajouter au caractère d’Arnolphe, et non pas dans le sens d’une attaque aux choses saintes ; les dévots n’avaient qu’à se taire, Molière n’aurait pas pensé à eux. Mais ils firent tant de bruit dans leurs gazettes, car dès ce temps ils avaient déjà des gazettes, que Molière se mit à les regarder. Il avait vu jusqu’à présent des fâcheux, des marquis, des maris trompés, mais il n’avait pas encore vu de près cette secte ou cette cabale. Il regarda, et comme son défaut n’était pas la patience, il observa très vite, avec son coup d’œil d’oiseau de proie, pour livrer aussitôt aux risées les ridicules de la dévotion, et en particulier ceux des directeurs de conscience ; car c’était le temps où florissaient les directeurs de conscience, que vous trouverez partout décrits, même dans Bourdaloue, Bossuet, La Bruyère, Boileau.

Molière conçut l’idée, la première idée de se moquer d’un directeur de conscience ; il n’alla pas au-delà.

Mais il se trouva que le roi, avec lequel il avait fait une alliance très publique, le jour où on avait représenté Les Fâcheux chez Fouquet, que le roi qui gouvernait alors la France, et dont il était le serviteur, presque l’ami, était un roi jeune, qui s’abandonnait volontiers à ses passions. Nous sommes en 1662 ; à la fin de 1662, et au commencement de 1663, la liaison avec mademoiselle de la Vallière commençait à éclater ; cette liaison presque publique ne choquait pas la cour ; les mœurs de la cour n’étaient pas très délicates sur ce point ; on commençait déjà à appeler cela une place ; mais il n’en était pas de même à la ville ; il n’en était pas de même dans Paris, où il y avait toujours un vieux levain de Fronde ou de Ligue, ou de Fronde et de Ligue, des deux choses à la fois ; on ne frondait pas seulement au nom de la politique, on frondait volontiers par austérité de religion.

La secte qui tenait la ville en ce moment, qui y était en faveur, était une secte grondeuse et austère, la secte janséniste, et elle voyait d’un œil très défavorable les désordres du roi, elle en médisait volontiers. Molière jugea que s’il se moquait de ces dévots outrés, Louis XIV, dans la situation où il était, ne l’empêcherait pas d’agir.

Il fit donc, il conçut donc sa pièce primitivement contre les jansénistes ; car, dans sa première scène, Tartuffe est janséniste, il affecte toutes les maximes outrées du jansénisme en morale.

Mais, en travaillant son sujet, il trouva possible et trouva charmant d’y mettre aussi, avec une impartialité souveraine, des jésuites, et, en effet, dans la fameuse scène de la déclaration, dans les deux scènes de déclaration, pour mieux dire, ce sont les maximes de morale très simples et très commodes des jésuites qu’il prête à Tartuffe. Ainsi, le premier mobile de Molière avait été la colère qui l’avait lancé contre les dévots ; puis l’observation impartiale, à sa manière, était venue, et il avait mêlé avec une équité absolue ces deux sectes rivales et ennemies, qui ne se sont jamais trouvées unies et mêlées que ce jour-là dans le ridicule : les jésuites et les jansénistes.

Et ce ne sont pas des hypothèses ; il existe une lettre de Racine, alors très jeune, où tout cela est expliqué nettement et d’une façon précise36. Mais ce n’était pas assez pour Molière, c’eût été assez pour un autre peut-être, de peindre les ridicules qu’il avait sous les yeux ; il avait sous les yeux les directeurs de conscience et leurs intrigues, la morale outrée des jansénistes, les maximes relâchées des jésuites. Molière alla plus loin que tout cela ; et il faut bien que je me serve d’une comparaison avec d’autres œuvres littéraires pour vous bien faire sentir toute la portée de cette pièce de Tartuffe, conçue d’abord à la suite d’une colère.

Supposez que Molière eût été seulement un homme de talent, d’un certain talent : il aurait fait contre les dévots une comédie de la même colère et de la même portée que celle que fit Palissot contre les philosophes ; supposez qu’il eût eu plus que du talent, du génie, mais un génie de portée ordinaire : eh bien, il eût fait en comédie contre les dévots, ce qu’a fait contre eux La Bruyère dans ses Caractères, qui ne vont pas au-delà de ce que La Bruyère pouvait avoir sous les yeux.

Molière a montré un génie avancé et qui voit loin ; il a fait Tartuffe, il a fait cette comédie que vous allez voir se développer tout à l’heure.

Tartuffe fut joué moins d’un an et demi après L’École des femmes, du moins les trois premiers actes. Je tiens encore à vous dire dans quelles circonstances cette pièce fut produite, pour arriver enfin au sens intime et prophétique contenu dans le Tartuffe.

Les trois premiers actes seulement furent joués en mai 1664. Or ces trois premiers actes, en effet, forment une comédie complète ; à la fin du troisième acte, voici où nous en sommes : Tartuffe, posé de pied en cap dans les deux premiers actes, a fait sa déclaration à Elmire ; Damis a dénoncé cette déclaration à Orgon ; Orgon a chassé Damis de sa maison et a déclaré à sa femme qu’il voulait qu’elle reçût Tartuffe autant qu’il lui plairait d’être reçu ; Tartuffe reste ; c’est là que s’arrêtait la pièce ; et cela arrive souvent ainsi dans la vie ; elle pouvait s’arrêter là, c’était donc une pièce complète.

Tartuffe fut joué le 12 mars 1664 ; il fut joué dans quelles circonstances ? Au milieu des fêtes splendides de Versailles données en l’honneur de mademoiselle de la Vallière, qui en était secrètement l’héroïne ; il y eut trois journées de réjouissances, de feux d’artifices, de pièces mythologiques, de ballets où tout ce qu’il y avait de brillant à la cour et le roi lui-même parurent travestis ; et c’est après ces longs enchantements que la toile se leva sur le théâtre de Molière, et qu’on vit paraître le bonhomme Orgon avec ses maximes tristes, et son engouement trivial pour Tartuffe, sa femme bâillant et ennuyée et sa maison sens dessus dessous. On applaudit ; mais on applaudit moins vivement Tartuffe qu’on n’aurait applaudi L’École des maris ou Sganarelle. Personne ne vit au-delà, excepté les dévots, qui le lendemain s’agitèrent. Excepté eux, personne ne trouva rien de surprenant dans Tartuffe. Il n’eut pas, en un mot, ce succès presque de scandale qui ne lui a jamais manqué à une autre époque ; il ne pouvait pas l’avoir.

J’insiste sur ce point, nous sommes en 1664, et Louis XIV a les jansénistes sur les bras. Quand on se figure le règne de Louis XIV, on se le peint comme un règne uniforme, comme une époque de gloire, d’engouement et d’élégance.

En 1664, Louis XIV ne règne que depuis trois ans, et il doit régner cinquante et un ans encore ; il n’a que vingt-quatre ans, il est dans la fleur de son règne, il est respecté en Europe, ayant fait deux ou trois coups d’éclat : l’humiliation de l’ambassadeur d’Espagne, et celle du pape. Il n’a encore entrepris aucune guerre injuste, il donne une vive impulsion à l’administration, aux plaisirs de la cour, où les héros sont Lauzun, Guiche, Vardes, les femmes, les nièces de Mazarin ; on n’y voit plus les frondeurs du commencement du règne, et les frondeurs de la fin n’ont pas encore paru ; La Bruyère est encore inconnu, Saint-Simon n’est pas même né, car il ne naîtra qu’en 1665 ; toute cette cour brillante dont Racine a été le vrai poète, et dont madame de Sévigné était, à ce moment, l’historiographe aimable, disait en voyant Tartuffe : « C’est la dévotion poussée à un excès possible. »

Personne ne pouvait croire que Molière eût voulu faire contre la cabale des dévots une comédie si terrible ; personne n’aurait voulu se passionner pour ou contre un bourgeois de Paris, qui imagine, pour faire son salut, de livrer à ce bon monsieur Tartuffe son bien, son fils, sa fille et jusqu’à sa femme.

Transportons-nous vingt ans plus tard, à l’époque ou règne madame de Maintenon : le roi révoque l’Édit de Nantes, et emploie dans ses armées des athées plutôt que des jansénistes ; on envoie des dragons, en guise de missionnaires, aux protestants des Cévennes ; la dévotion de ceux qui règnent est devenue si étroite, si dangereuse, que Saint-Simon, le plus pieux des hommes, ne signale qu’un seul défaut dans le duc de Bourgogne, dont il fait un type de perfection ; ce défaut, c’est une dévotion qui lui fait choisir de préférence, pour officiers de ses armées, ceux qui accomplissent ou font semblant d’accomplir tous les devoirs extérieurs de la religion, plutôt que ceux qui sont honnêtes, sages, vraiment pieux et habiles dans leur métier.

Voyez-vous cette France livrée aux bourreaux et à la persécution religieuse ? La France est devenue littéralement, et ce n’est pas le seul moment de son histoire où elle l’ait été, la maison du bonhomme Orgon, et, par les mêmes motifs, c’est Orgon qui règne avec Tartuffe. Vous pouvez dès lors comprendre toute la portée de cette scène entre Cléante et Orgon, qui, en 1664, ne fit et ne devait faire qu’un effet médiocre. Vous pouvez comprendre tout ce qu’a voulu dire et ce qu’a dit Molière, quand il parle de :

Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
Au prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune
Par le chemin du ciel courir à leur fortune,
Qui, brûlant et priant, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la Cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment,
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut vous assassiner avec un fer sacré37.

En 1664, cela ne pouvait s’appliquer à rien ni à personne ; personne n’assassinait avec un fer sacré ; la seule persécution religieuse était l’ordonnance presque anodine par laquelle l’archevêque de Paris avait condamné les mères du Port-Royal ; en 1664, tout cela n’avait pas d’application ; — tout cela était d’une vérité épouvantable en 1700 : Molière était mort depuis vingt-huit ans.

Il avait tout deviné.

Eh bien, dans le moment même où il eut cette intuition de Tartuffe, il en eut une autre ; il fit Dom Juan, ou le Festin de pierre. Dom Juan, composé de verve, fut prêt à être représenté en 1665, tandis que le Tartuffe complet ne l’a été qu’en 1667, pour être suspendu immédiatement, et n’a été définitivement repris qu’à partir de 1669.

En improvisant Dom Juan, Molière obéissait à une inspiration ou à une passion de même sorte qu’en faisant Tartuffe. Il se vengeait encore une fois de la cabale des dévots ; aussi celle-ci ne tarda-t-elle pas à faire mettre la pièce à l’index. Dom Juan n’eut, du vivant de Molière, qu’une quinzaine de représentations ; il n’eut pas alors, à vrai dire, un bien grand succès. C’était une pièce assez mal faite. Elle n’est ni bien composée ni bien agencée. Ce spectre qui est le moteur principal, cette statue du commandeur qui vient souper chez Dom Juan, qui l’emmène souper avec lui et l’entraîne au feu de l’Enfer, tout cela ne se combinait pas d’une manière aisément acceptable avec l’élément comique. Le Festin de pierre ne trouva faveur qu’en 1677, en reparaissant versifié par Thomas Corneille, moins la scène du Pauvre, que la censure avait tout d’abord supprimée, et qui ne fut restituée qu’en 1819.

Qu’est-ce que Molière a fait dans ce Dom Juan ? Ce qui frappe d’abord, c’est qu’en un endroit de la pièce il attaque encore la cabale dévote ; tout ce que la fureur déchaînée peut inventer d’imaginations froides et insultantes se trouve réuni dans cette scène où Dom Juan, à bout d’expédients, avoue et explique à Sganarelle qu’il se fait dévot pour vivre à sa fantaisie et en sûreté, absolument comme Tartuffe.

Il n’y a plus de honte maintenant à cela ; l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur le bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle38.

« La cabale », Molière a prononcé le mot, qu’il n’avait pas prononcé dans Tartuffe, il n’avait fait que s’attaquer à un caractère isolé ; et, là, il dit à la dévotion intrigante et fausse, « tu t’appelles légion ; tu t’appelles cabale ! »

Et le pauvre Sganarelle, qui croyait déjà connaître en Dom Juan le plus abominable des hommes, ne peut s’empêcher de « trouver que c’est là une abomination au-dessus de toutes les autres et à laquelle il n’avait pas pensé ».

Monsieur (dit-il à Dom Juan), quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais encore bien mieux comme vous étiez auparavant39.

Ce n’est pas pourtant que Dom Juan soit un hypocrite véritable ; c’est une fausse figure d’hypocrite, c’est-à-dire une inattendue et invraisemblable métamorphose du personnage, qui permet à Molière de frapper sous son nom. Il ne contrefait les dévots qu’afin de lancer contre eux les attaques les plus sanglantes, et non pas pour se les concilier en se faisant passer pour l’un d’entre eux.

Qu’est-ce donc que Dom Juan ? En quoi cette pièce était-elle de la même portée et du même caractère que Tartuffe ? Quelle est la part de passion personnelle qu’y a apportée Molière, et quelle est la part de vue large et impartiale des choses ?

Je ne sais pas si Molière était bien croyant, je ne sais pas non plus s’il s’est jamais placé en face de l’incrédulité doctrinale, savante et systématique, pour s’en faire une règle de conduite ; je ne sais pas si c’est au hasard qu’il a lancé dans Dom Juan cette parole : « Je crois que deux et deux font quatre, et quatre et quatre font huit », qui est l’un des premiers manifestes des ambitions outrées de la science positive, mais ce que je sais, c’est qu’il était colère, que la colère est la muse qui lui a donné la première inspiration de Dom Juan, et que, excédé d’entendre invoquer le ciel contre lui, il n’était pas incapable d’aller chercher, au-delà des dévots, le ciel lui-même. Dom Juan, jeune, brillant, arrogant, plein d’honneur, ne lui aurait été alors qu’un prétexte à exposer ses propres opinions, à lancer en son propre nom ces mots si étranges à la date où ils sont lancés : « Je crois que deux et deux font quatre. » Ou, quand Dona Elvire invoque le ciel contre Dom Juan, à faire dire à Dom Juan : « Sganarelle, le ciel ! » C’est ainsi que l’ont entendu beaucoup de commentateurs, c’est ainsi que l’a entendu une personne très peu hostile à Molière, et qui l’avait même patronné de sa faveur, le prince de Conti, qui avait été un des chefs de la Fronde, et que le coadjuteur de Retz avait défini un « zéro, qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang40… », définition injuste, car, s’étant fait homme de retraite et de méditation à la fin de sa vie, le prince de Conti a écrit contre la comédie et en particulier contre Molière un traité qui n’est pas sans mérite : voici comment il s’exprime au sujet de Dom Juan dans ce traité :

Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le « Festin de pierre », où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet, à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphèmes à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même, pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans les esprits des spectateurs, il fait dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure41.

On peut voir cela dans Dom Juan ; on peut y voir bien d’autres choses encore ; toutefois cette vue, en un sens, n’est pas exacte. Il est faux que, comme le dit le prince de Conti, il n’y ait que Sganarelle qui prenne la cause de Dieu dans Dom Juan ; il y a bien d’autres personnes qui prennent la cause de Dieu : il y a Dona Elvire ; il y a Dom Louis Tenorio, le propre père de Dom Juan, et le Pauvre, dans la fameuse scène. Plus encore que Dona Elvire et que Dom Louis Tenorio, le Pauvre soutient la cause du ciel de la noblesse de son caractère propre, de l’énergie absolue de sa résistance contre Dom Juan.

Il faut tenir compte de cela. Au reste, il y a beaucoup à dire sur Dom Juan. Le génie du poète a mis une particulière empreinte sur cette pièce, conçue en quelques jours, écrite d’un jet puissant, pleine de choses, de choses tristes et profondes, tantôt comédie, tantôt drame, ou l’un et l’autre à la fois.

Molière ici se trouve, comme dans quelques autres de ses pièces, le seul auteur français à qui l’on puisse appliquer ce terme d’éloge : une manière large et qui se rapproche un peu de celle de Shakespeare.

Entre des choses excellentes il ne faut pas choisir. Entre les cinq ou six chefs-d’œuvre de Molière je ne choisis pas ; je ne mets Dom Juan ni au-dessus ni au-dessous du Tartuffe et du Malade imaginaire ; mais je dis seulement que toutes les autres pièces de Molière sont autant de coins du monde profondément observés ; mais que Dom Juan est à lui seul tout un monde ; Dom Juan contient une conception complète, vraie ou fausse, de l’univers et d’un état social, comme le Candide de Voltaire ou comme le Faust de Goethe.

Ce n’est pas une pièce de théâtre, pas plus que le Faust. C’est une épopée mise en dialogue, où tous les caractères, même les plus épisodiques, sont accusés à grands traits, d’une manière qui rappelle la largeur et la simplicité de la touche homérique. En un mot, si ce n’est pas la pièce la plus parfaite, c’est du moins la plus grandiose de Molière. Comme Le Malade imaginaire, c’est un mode caractéristique de son génie particulier, c’est l’alliance et la fusion risquée de ce qu’il a de plus gai et de plus funèbre.

Le monde dans lequel Molière jette son Dom Juan, et qu’il déroule sous nos yeux, sans colère, n’est pas beau. Il est ravagé, semé de victimes. Comment ne le serait-il pas ? Il est livré à l’inégalité sociale, au privilège, dont les fâcheuses conséquences sont aggravées par les vices éclos dans les rangs élevés, et qui ne connaissent plus aucun frein, si la plus audacieuse des émancipations, l’impiété, vient s’y joindre. Dans ces conditions, l’impiété, si elle se propage, et c’est ce qui doit arriver par le contrecoup des hypocrisies signalées dans Tartuffe, l’impiété devient un vice social.

Dom Juan est d’une part le grand seigneur qui, fort de son rang et de ses titres, se permet tout, qui se porte à toutes les extrémités que peut produire l’orgueil né de la disproportion des castes, et, de l’autre, le grand seigneur impie systématique : le second complète terriblement le premier.

Est-ce que, sous les yeux de Molière, ce dernier vice sévissait ou menaçait beaucoup ? L’impiété, en 1665, n’existait nulle part (pas plus que la dévotion outrée) comme mal social, comme vice social, comme état général, ou répandu, des esprits. Il y a sous le règne de Louis XIV, à ce moment, il y a des athées à Paris ; il est facile de les compter dans le monde connu d’alors ; ils vivent à part, et ce sont moins des athées que des épicuriens, qui, sous le cynique manteau de l’athéisme, s’amusent entre eux ; ils ne cherchent pas à faire des conversions, et ils sont tolérés par les plus pieux, parce qu’alors cet état d’esprit n’est pas encore contagieux.

Mais c’est tout autre chose en 1715, au lendemain de la mort de Louis XIV ; les vices propres à Tartuffe qui ont grandi, ont produit leur réaction contraire ; l’impiété est devenue une mode comme l’avait été la fausse dévotion, elle est devenue un vice social, particulièrement dans la noblesse. Molière, par la divination du génie, l’a vue telle ; et il l’a conçue comme le pendant et la conséquence nécessaire de la fausse dévotion, il a conçu Dom Juan comme le pendant de Tartuffe.

S’il y a une chose par où Dom Juan (étant mise à part ou entendue comme il faut la scène ii de l’acte V) nous intéresse, c’est par où les gentilshommes du xviiie  siècle nous intéressent aussi : la haine absolue de l’hypocrisie et des hypocrites. On sent très bien qu’il n’aurait pas été homme à faire son chemin sous madame de Maintenon, et on lui en sait gré, parmi toutes ses scélératesses. On sent très bien qu’au plus fort de la persécution religieuse, à la fin du règne de Louis XIV, alors que tout le monde approuvait tous les actes du Père Tellier, alors qu’ils étaient glorifiés même par le sage La Bruyère, on sent très bien que Dom Juan eût été homme à crier à la barbe des vieilles duègnes repenties, des confesseurs et des directeurs de conscience, avec plus d’énergie encore que devant la statue du Commandeur : « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir » 42. Il y a en lui du Prométhée et du chevalier de La Barre ; il y a en lui aussi du Fronsac.

Il est parfaitement scélérat, et l’athéisme est une partie de sa scélératesse : l’athéisme est aussi parfaitement mêlé dans la trame de sa scélératesse que les maximes ridicules ou odieuses de dévotion le sont dans la trame de Tartuffe : son rôle d’ailleurs n’est pas en cela moins digne d’attention que celui de Tartuffe.

On a dit, je crois que c’est M. Paul de Saint-Victor, que Dom Juan est un bien pauvre séducteur, parce qu’il ne séduit jamais qu’en promettant le mariage. On s’est trompé du tout au tout. Dom Juan recherche le plaisir, c’est évident ; mais, s’il veut bien séduire, il veut aussi se marier ; il faut que son orgueil d’homme et de gentilhomme révolté foule aux pieds et marque de son mépris les engagements les plus saints ; il séduit en promettant le mariage, mais il veut se marier et violer son mariage avec Dona Elvire, comme il viole dans son propre père la sainteté du caractère paternel. Il veut traiter le mariage avec mépris, comme il traite son père lui-même avec une contemption odieuse de la nature, lorsqu’il lui reproche de ne pas mourir assez vite pour le faire son héritier.

Molière voit et prévoit si bien les ravages de l’inégalité, que c’est surtout par la disproportion des rangs que Dom Juan séduit et fait des victimes ; c’est par là qu’il séduit Charlotte et Mathurine, c’est par là qu’il tient ce malheureux Sganarelle, et en fait le complice de toutes ses abominations et de tous ses crimes. Cette morale de la pièce, grande et élevée, je la trouve exprimée à plus d’un endroit. Est-ce que Dom Louis Tenorio ne dit pas à Dom Juan : « Un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature43. »

Il l’entend en ce sens qu’un gentilhomme vivant mal, dans une société où il a l’idée de se servir de ses prérogatives et des avantages de son rang pour faire le mal, devient un vrai monstre déchaîné. C’est ainsi que l’entend Sganarelle, quand le valet de Dona Elvire vient lui dire : « Est-ce qu’un homme de la qualité de Dom Juan ferait une action si lâche ? » et que Sganarelle lui répond : « Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses44 ! »

Et il dit ailleurs avec plus de clarté et de précision encore : « Ah ! un grand seigneur méchant homme est une terrible chose45. »

Cet orgueil absolu du rang, de la richesse, de la fortune éclate dans la scène du Pauvre.

Dom Juan demande à ce pauvre qui mendie :

Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

LE PAUVRE

De prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

DOM JUAN

Il ne se peut donc que tu ne sois bien à ton aise ?

LE PAUVRE

Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DOM JUAN

Tu te moques. Un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

LE PAUVRE

Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

DOM JUAN

Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins.

Il y a là une révolte amère, une conception amère des rapports du monde et de la Providence ; c’est la même qui est dans le Tartuffe, mais exprimée d’une autre façon. — Tout à coup Dom Juan : « Ah ! ah ! Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer. » Ici, et dans tout le reste de la scène, il y a ce fait d’un homme qui possède tous les avantages du rang, de la fortune et de la puissance, qui rencontre sur son chemin un pauvre diable, un malheureux, et qui insiste, comme pour exercer sur lui son empire, de la façon la plus violente et l’humilier de la façon la plus profonde, qui insiste afin de lui faire faire ce que ce pauvre concevrait comme une action abominable : jurer, blasphémer Dieu. À cette fantaisie de Dom Juan, le Pauvre résiste ; Dom Juan le presse, il résiste jusqu’au bout, et se montre, armé de sa foi, plus fort que Dom Juan. Alors celui-ci a l’éclair que vous savez ; après avoir d’abord refusé toute aumône, poussé par je ne sais quelle inspiration, il jette au pauvre le louis d’or en lui disant : « Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité46. »

On ne peut jamais affirmer qu’un mot ne se trouve que chez un auteur, dans un certain temps ; mais celui-ci est ici tellement en saillie, qu’il prend un sens énorme ; et je ne crois pas qu’il soit avec ce sens dans aucun autre auteur du siècle de Louis XIV. À cette occasion, vous n’oublierez pas que je vous ai dit, dans notre dernier entretien, que ce qui manque le plus chez les auteurs du xviie  siècle, c’est un certain sens général, élevé et supérieur, de l’humanité. Les prédicateurs chrétiens ont eu un certain sens de l’égalité chrétienne, virtuellement et en puissance, ils l’ont eu même très grand, mais cette égalité virtuelle et en puissance n’a pas d’effets immédiats et directs, à moins que ce ne soit par la bonne direction de conscience, dans le monde réel.

Je vous ai prouvé par des exemples que La Fontaine, Fléchier, Saint-Simon, n’ont pas ce sens de « l’égalité » ; ils n’ont pas davantage le sens de ce que nous appelons « l’humanité ».

Ce mot a deux significations possibles dans la scène du Pauvre : d’abord celle qu’il a aujourd’hui. Il peut vouloir dire chez celui qui le prononce : Cet écu, je ne te l’aurais pas donné pour l’amour du ciel, d’une Providence, je te le donne pour l’amour des hommes, parce que l’Humanité est divine. C’est en ce sens, que je ne juge pas, mais que je constate simplement, que l’emploie toute l’école de la philosophie allemande. Ce mot peut signifier aussi la perspective et la définition d’un état de choses où tous les caractères d’hommes seront égaux, où le caractère humain sera également respecté dans tous les hommes, dans les plus infimes comme dans les plus riches et les plus puissants, où la solidarité et l’égalité de toutes les âmes dans l’espèce humaine seront vivement senties. Ce second sens a mon approbation absolue.

Ce premier sens que je ne partage pas, et qui tendrait à substituer cette sorte de Dieu-Humanité au Dieu-Providence, ce qui est fort loin de mon idée, ce sens-là on ne peut refuser de le voir dans la scène du Pauvre, d’après tout ce qui précède. « Je n’ai pas voulu donner pour l’amour de Dieu, je donne pour l’amour des hommes. » Mais l’autre sens y est aussi, parce que, arrivé à cette limite extrême du grand seigneur effréné, Dom Juan est jeté, d’un mouvement en arrière, dans la conception la plus contraire à tout ce qui a inspiré sa vie jusque-là, dans ce grand sens du mot humanité où l’emploient tous les grands publicistes de notre temps.

Je ne le trouve nulle part dans les grands auteurs du siècle de Louis XIV ; il n’est pas même dans Voltaire avec ce sens ; je le dis, parce qu’on a accusé Voltaire d’avoir inventé la scène du Pauvre : Voltaire dit l’espèce humaine, le genre humain ; il ne dit pas l’humanité. Vous n’avez qu’à ouvrir le Dictionnaire philosophique, le mot humanité n’y est pas. Il y a l’article homme, dans lequel vous trouvez encore les expressions genre humain, espèce humaine, famille humaine ; vous n’y trouvez pas le mot humanité.

Où Molière a-t-il pu prendre un pareil mot, avec un sens pareil à celui que lui attribuent la métaphysique la plus avancée, la philosophie, la politique et la morale de nos jours, — la métaphysique la plus téméraire et la philosophie la plus saine de notre temps ? Où il l’a pris ? Si je voulais chercher l’explication des œuvres de génie, comme l’ont fait les Allemands, dans « la race, le milieu et le moment », je ne pourrais pas dire où il l’a pris, ce mot. Ce n’est pas dans son milieu : personne ne le prononçait autour de lui ; ce n’est pas dans son moment : vous n’avez qu’à lire tous les auteurs du temps pour y voir à quel point cette idée leur est absolument étrangère. Personne ne sondera jamais les profondeurs de l’âme dans ces intuitions, ces visions du génie, dans ce phénomène qui fait qu’un homme qui s’appelle Molière et qui vit en 1666, ne perçoit pas les objets et les choses absolument comme ses contemporains de 1666. Si on s’en tenait à cette explication des œuvres de génie, la race, le milieu et le moment, je ne vois pas pourquoi tous les gens très instruits de ce temps, tous les grands écrivains placés dans les mêmes conditions, n’auraient pas pu trouver l’idée et saisir les perspectives du Tartuffe et de Dom Juan. Un seul homme l’a fait, parce qu’il était seul à les voir, et, l’ayant fait, il avait du génie ; c’était une conception du génie, car le caractère le plus évident du génie, ce n’est pas toujours d’exprimer le moment et le milieu, c’est de devancer les siècles.

Quatrième conférence

Mesdames, Messieurs,

Nous avons, dans nos précédents entretiens, étudié le caractère général de Molière, les procédés de son génie, les mœurs de la société qu’il a peinte, sa conception du monde et de son siècle. Je voudrais aujourd’hui étudier le genre d’influence et d’action sociale qu’il a exercé sur le développement de nos mœurs et de notre vie sociale. Chez nos grands poètes, cette influence est très réelle et très profonde. Ce n’est pourtant pas à dire qu’on puisse leur attribuer directement un rôle politique, et ce n’est pas ma pensée, quand je parle de l’action sociale de Molière.

La poésie a un domaine qui s’étend à tout ; on ne peut absolument rien lui interdire, ni l’exclure de rien ; et, par conséquent, il y aurait de la rigueur et de l’absurdité, il y aurait de l’étroitesse d’esprit à interdire à la poésie de se mêler, même directement, à la discussion catégorique des questions sociales ou politiques qui préoccupent une époque. Un poète peut s’en mêler ; il peut devenir poète politique et rester cependant grand poète.

Mais il faut qu’il soit soutenu, en ce cas, par une vocation bien spéciale, bien certaine. Il faut surtout qu’il l’exerce sous l’inspiration ou le pressentiment d’événements considérables, et, autant que possible, dans un de ces moments de crise qui sont rares, en bien comme en mal, dans l’histoire des peuples, et où l’émotion universelle des cœurs se communique et se fond en une seule âme, l’âme des poètes.

Il peut alors, comme sous le souffle du Dieu mystérieux qui court dans les foules, écrire, par exemple, La Curée et L’Idole et atteindre aux plus hauts sommets, pour retomber immédiatement dans son isolement, son froid et sa stérilité. Un poète écrit alors, sous l’inspiration d’un courant national violent, Les Souvenirs du peuple, Le Vieux sergent, La Vivandière, La Déesse de la Liberté ; il peut trouver de ces inspirations qui châtient d’une façon immortelle les faits dont souffre une nation : mais ce ne peut être qu’un moment, et cette intervention directe du poète n’est possible qu’à des conditions très précises et très déterminées. En thèse générale, cette alliance de la poésie et de la politique n’est pas heureuse ; la politique n’y gagne pas grand-chose, et la poésie y perd presque toujours.

On en trouverait des exemples frappants, surtout dans l’histoire de la poésie allemande, depuis 1820 jusqu’à 1848 et même dans l’histoire de nos poètes contemporains.

Si le poète n’agit pas directement sur la politique, il peut agir très efficacement sur le courant de l’histoire politique, de même qu’il agit et peut agir très vivement sur le courant de l’histoire sociale. Il plane au-dessus des événements de l’une ou de l’autre, il les domine, pour avoir action d’un côté ou de l’autre, indirectement ; ce n’est que de cette façon que les grands esprits qui ont été le plus l’expression de leur monde, qui l’ont le plus devancé et l’ont le plus poussé en avant, ont agi par la poésie sur les questions politiques ou sociales ; c’est ainsi qu’il a été donné d’agir à Goethe dans son siècle, à Molière dans le sien.

Je ne crois pas, je l’ai dit, je ne puis pas croire que Molière se soit posé pour but de déterminer la ruine de la noblesse par le ridicule, comme Louis XIV la ruinait par son gouvernement, en substituant partout, dans les grandes charges, les roturiers aux gentilshommes. Je ne crois pas que tel ait été le rôle de Molière. Si, dans la peinture de certains vices sociaux tels que l’hypocrisie et l’athéisme, il a devancé l’époque malheureuse où la dévotion intéressée était assise sur les degrés du trône pour dominer de là la pensée et fausser les consciences et celle où l’impiété systématique unie au libertinage allait devenir une mode et une philosophie, encore une fois, il a plané en prophète au-dessus de l’histoire dans ces occasions, plutôt qu’il n’a agi sur elle en poète. Qu’a-t-il donc fait ? Il a fait la seule œuvre qui fût possible de son temps, qui fût parfaitement adaptée. Je vais dire laquelle.

Je vous l’ai peint comme un poète effréné ; je vous ai montré cette imagination sans limites dans le burlesque, je vous ai montré cette impétuosité de vision et de verve qui le jette dans des conceptions de comédie aussi fantastiques que le sont par moments certaines scènes de Monsieur de Pourceaugnac, du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Eh bien, avec cette imagination effrénée, il avait aussi par je ne sais quelle combinaison de la nature, l’esprit et l’humeur qui remettent tout en sa place et envisagent le monde avec ses proportions véritables ; la raison positive qui fournit certaines maximes pratiques pour se conduire dans la vie, et enfin ce regard froid et clair qui voit une époque à laquelle il est interdit de demander trop, et un prudent esprit de retour à la maxime de son Ariste, maxime très peu héroïque qui consiste à penser qu’il vaut mieux

… Souffrir d’être au nombre des fous,
Que du sage parti se voir seul contre tous47.

Il y avait une œuvre à faire du temps de Molière, ou plutôt il y en avait deux : affranchir la famille, et affranchir la vie de société de certaines gênes et de certaines entraves qui pesaient sur elles. C’est là qu’a été son œuvre, et la première partie de son œuvre a été de faire l’émancipation de la famille. Molière a voulu mettre et il a mis dans les relations de la vie domestique une liberté honnête qui de son temps n’y était pas de droit. Il a voulu affranchir, et quand on considère les faits historiques, on voit qu’il a réussi à affranchir de toutes entraves absurdes et injustes le grand acte de la vie privée, celui qui fonde et constitue la famille, le mariage.

Bien que, une fois que le mariage est accompli, il s’en forme, comme nous l’avons vu, une idée assez triviale, bien qu’il traite avec beaucoup de légèreté, quelquefois, les rapports du mariage, il y a un fait qui domine tout cela : il a voulu le mariage libre, sincère, au moment où il s’accomplit ; en un mot, il a voulu substituer ou joindre, dans la famille, aux rapports rigoureux d’autorité, des rapports de douceur et de bonne volonté.

De son temps, messieurs, tout concourait à exagérer l’autorité paternelle, tout, les lois, les coutumes, les mœurs, et les traditions du droit romain et de la civilisation romaine, qui ont toujours été très fortes en France ; et, avec le droit romain, ce qui lui était contraire, c’est-à-dire les usages et le droit de la féodalité, qui aggravaient encore l’autorité paternelle ; puis, avec tout cela, certaines maximes et théories reçues qui florissaient dans ce temps.

Il y a toujours eu, chez les hommes, une tendance à imiter dans leur maison le gouvernement de l’État. Et, comme dans l’État le roi seul était tout, cette cause latente suffisait pour faire que, dans la famille, à certains moments — les plus graves, — il n’y eût qu’un personnage qui comptât : le père, le mari. Eh bien, Molière s’est avisé qu’à côté du père, du mari, il y avait peut-être aussi une femme et des enfants.

Je tiens, messieurs, à bien marquer la portée de ce que je vous dis ici, pour ne pas établir sous ce rapport entre notre temps et l’époque qui a précédé Molière une opposition qui deviendrait fausse si je la faisais trop absolue. Je ne crois pas, bien entendu, que l’émancipation de la famille et des rapports de famille date seulement de Molière ; cela date de bien plus haut chez les peuples d’origine romane. Des jurisconsultes des derniers temps de la République romaine ont les premiers introduit dans la jurisprudence, en faveur des femmes et des enfants, des garanties inconnues au législateur trop sévère et trop rude des premiers temps. Cette émancipation date aussi des beaux traités de morale de Cicéron, qui a retracé et popularisé tout ce qu’il y avait d’humain dans la philosophie grecque ; elle date enfin, incontestablement, du christianisme, qui, affirmant le prix égal de toutes les âmes, fondait l’obéissance au père, comme une condition essentielle de la famille, sur la foi religieuse, et qui, la recommandant comme une obligation de la conscience, rendait l’obéissance plus libre en même temps que plus douce, et imposait au chef de famille une vue plus certaine du droit des personnes qui étaient confiées à sa tutelle encore plus que soumises à son commandement.

Je ne prétends pas non plus qu’au temps de Molière il n’y eût que des femmes opprimées, des enfants écrasés et des pères de famille despotes ; pas plus que je ne prétends qu’il n’y a maintenant nulle part, dans aucune classe de la société, de femmes malheureuses, ni sur qui pèse aucun joug trop dur. De toutes les situations de l’homme, en effet, sa situation dans la famille est celle sur laquelle le législateur a le moins de prise directe ; c’est celle où les lois et les coutumes sont le plus facilement modifiées par le choc des caractères, et où les mœurs individuelles réagissent avec le plus d’étendue contre les mœurs légales et les mœurs officielles.

On a beau faire des lois pour fonder l’autorité paternelle excessive, ou pour protéger la femme et les enfants, toutes les lois du monde ne sauraient empêcher qu’à l’état d’exception se produisent, dans la vie privée, dans cette vie qui est et qui doit être murée, des luttes, des révolutions intestines, des usurpations de pouvoir, que l’audace entreprend, que la ruse accomplit sans combattre, et que la faiblesse tolère.

Nous les lisons dans l’histoire, quand ce ne serait que chez le peuple romain. Vous savez tous les droits dont le père de famille était investi à Rome : droit de vie et de mort, complet, absolu, réel, sur tous les membres de la famille. Il arrivait à un Romain de tuer sa femme, parce qu’elle avait bu quelques gouttes de vin pur sans sa permission ; il pouvait, d’après le vieux droit de la République, sans dire pourquoi, l’étrangler en conseil de famille. Voilà un droit qui au premier abord semble très propre à assouplir le caractère des femmes et à les maintenir dans le bon chemin. Eh bien, quand on passe du droit à l’histoire, aux faits historiques, quand on en vient à quelques personnages illustres, les seuls par lesquels nous puissions juger de l’état général des choses, parce que ce sont les seuls que nous ayons sous les yeux, et sur lesquels nous ayons des documents, que voit-on ? — Cicéron, — mari de Terentia, laquelle mène comme elle l’entend la maison de Cicéron ; Antoine, — mari de Fulvie, qui portait des bottes, qui voulut passer des revues et en passa ; Metellus, — mari de Claudia, qui, à chaque nouvelle saison, donnait à Rome un nouveau scandale, bravant son mari, tout consul et presque dictateur qu’il était ; César lui-même, dont vous savez toutes les aventures, qui conquit toutes les femmes de Rome et qui ne put pas garder la sienne ; quand on songe à ces choses-là, on ne peut pas s’empêcher de se dire qu’avec leur droit de vie et de mort, ces fiers et féroces quirites en supportaient quelquefois de cruelles.

De même, au xviie  siècle, le père de famille avait beau être investi d’une foule de droits terribles qui n’existent plus maintenant, comme le droit de disposer de tous ses biens par donation ou testament ; il avait beau avoir le droit moral, équivalent à une contrainte réelle, de mettre sa fille au couvent quand il lui plaisait, le droit d’obtenir de l’autorité royale une lettre de cachet contre sa femme ou son fils, je vois bien que tous ces droits terribles ne faisaient pas Gorgibus, ni le bonhomme Chrysale, plus maîtres chez eux ; et par conséquent je pense, je suppose, malgré toutes les précautions que le Code civil de la Révolution a prises en faveur des femmes et des enfants, que, dans les familles, étant données certaines combinaisons de caractères, il y a des hommes intempérants d’autorité, qui peuvent parfaitement s’emparer d’un pouvoir suprême de fait, en dépit des règles du Code civil, sur les droits et les biens de leur femme et de leurs enfants. Mais ce ne sont pas les exceptions qu’il faut opposer aux exceptions, ce sont les faits généraux aux faits généraux, les maximes dominantes aux maximes dominantes.

Il est incontestable qu’avant Molière les maximes qui régissaient la famille étaient les maximes de rigueur et d’autorité. On ne le croit pas généralement, faute de se reporter aux faits qui servent de base à cette idée très simple ; c’est qu’on étudie le xviie  siècle dans Saint-Simon ; on y voit que les femmes et les jeunes gens de la Cour y prenaient suffisamment de liberté ; mais c’étaient les mœurs de la cour, et personne n’y gardait l’instinct austère de la bourgeoisie parisienne et provinciale.

À mon avis, plus les femmes de la Cour prenaient de liberté, plus cette licence témoigne de l’excès d’autorité alors régnant. — Je crois que c’est parce qu’il y avait des maris comme le duc de Mazarin, qui obtenait du roi la permission de lancer contre la duchesse sa femme toute la cavalerie du royaume, je crois que c’est pour cela qu’il y avait des femmes comme Hortense Mancini, qui, dans le couvent où elle s’était réfugiée, soutenait un siège en règle contre la maréchaussée conduite par son mari.

Aujourd’hui, l’autorité plus douce a rendu les scandales de ce genre plus rares ; nous avons mis partout des dehors plus honnêtes, des maximes plus honnêtes, des maximes plus régulières, et c’est la grande gloire de Molière de s’être fait d’avance le défenseur de ces maximes dans le gouvernement de la famille.

Ici, messieurs, vous pouvez vous demander si l’écrivain, si le littérateur, si le poète qui agit incontestablement sur les institutions pour les transformer, peut agir de même sur les sentiments de la vie domestique pour les modifier, et même profondément. Eh bien, oui, il agit non seulement sur les sentiments de la vie domestique, mais sur toutes nos passions ; et, en France notamment, il s’est accompli, non seulement dans la vie publique, mais dans la vie privée et dans les affections privées, une série de révolutions insensibles, et cependant si profondes, qu’il arrive souvent que nous avons peine à nous reconnaître dans nos aïeux, quand quelque document historique ou littéraire nous en offre le portrait fidèle.

On l’a dit, et je le sais bien : les passions sont ce qui change le moins dans l’homme. Oui, c’est vrai ; mais elles changent cependant ; non pas dans leur essence, qui est éternelle. L’amour, la colère, l’envie, l’orgueil, tout cela se faisait déjà sentir sous la tente des patriarches ; et Noé ne me paraît guère avoir construit l’arche que pour les sauver du déluge. Quand bien même il ne resterait sur terre que deux familles, ces deux familles recèleraient en germe toutes les combinaisons possibles de tous les sentiments contraires. Ce sont précisément ces combinaisons qui varient et qui changent selon le degré de culture, selon le progrès et la décadence des institutions, selon la direction imprimée à une société par les grands esprits, selon l’idée même qu’on se fait des devoirs de la famille et de la société. Non, les idées compteraient pour trop peu dans l’histoire, la civilisation serait achetée beaucoup trop cher au prix qu’elle coûte, si nous pouvions nous contenter de n’être que plus éclairés, sans être par cela même affectés d’une autre façon, sans être plus délicats dans nos sentiments et plus difficiles dans nos jouissances.

Les erreurs de notre intelligence ne mériteraient qu’à peine ce nom d’erreurs, si elles ne causaient en nous qu’une perturbation pour ainsi dire abstraite, si elles n’influaient pas sur notre conduite et sur nos actions.

Nos passions sont toujours les mêmes, tantôt exaltées, tantôt amoindries ; mais une chose évidente, c’est qu’elles changent tout au moins de costume, tantôt hardies et débraillées, tantôt décentes. Eh bien, ce costume, qui d’abord n’était pas décent du tout, est devenu plus décent depuis et, croyez-le bien, c’est la conscience générale qui l’impose et non pas l’hypocrisie.

Et non seulement nos passions peuvent changer d’attitude et de costume, mais elles subissent des modifications qui les altèrent dans leur essence. Étudiées dans l’histoire de l’humanité et dans la suite des siècles, elles paraissent parfaitement susceptibles de culture et de développement tout comme un rosier. On peut améliorer et empirer une passion comme une race de plantes ou d’animaux. Avec la suite des temps, on découvre, en examinant telle ou telle passion après plusieurs siècles, qu’on ne la connaissait pas tout entière, et qu’il est sorti d’elle quelque chose de puissant, de doux ou de funeste que l’on ne croyait pas qu’elle aurait jamais donné.

Je vais prendre le plus universel des sentiments, l’amour maternel ; en apparence, rien de plus uniforme que cet amour dans les êtres créés, puisque les êtres les plus violents en connaissent toutes les tendresses, et que les êtres les plus doux peuvent en connaître toutes les violences, toutes les colères : voilà bien un sentiment qui paraît toujours uniforme : eh bien, prenez une mère spartiate, et une mère française, allemande, anglaise, — une mère moderne, qu’est-ce qu’elles auront de commun ? Pas beaucoup de choses.

Qu’y a-t-il de plus éternel que l’amour ?

Prenons un ancien, celui qui aura le plus disserté ce sentiment ; mettons-nous à lui expliquer tout ce que nous plaçons, sous ce nom, d’élans généreux, d’espérances consolantes, de souffrances raffinées, de joies pures. Pour lui, ce sera une énigme impossible, et il n’y comprendra rien du tout, avec ses idées de l’an 500 avant Jésus-Christ.

Je veux vous faire toucher la chose du doigt par un exemple précis, tiré de l’histoire même de notre société et de notre comédie ; l’exemple est non seulement précis, mais il a cet avantage de pouvoir être proposé à certaines portions de cet auditoire d’une manière plus explicite que lorsqu’il s’agit des rapports entre la femme et le mari : c’est l’amour fraternel. Vous le connaissez tous, vous avez assisté à son éclosion et à ses manifestations dans la vie de tous les jours, dans le drame ou le roman de tous les jours. Toutes les pièces de Scribe, pour ne parler que de lui, en sont remplies. Eh bien, il y a seulement cent cinquante ans, du temps de Molière, on ne le ressentait pas ainsi. C’est que, dans l’histoire de ce sentiment, deux faits sociaux sont en face l’un de l’autre : l’inégalité d’autrefois et l’égalité d’à présent dans les partages ; l’égalité que, sous ce rapport, nous pratiquons absolument dans les familles depuis la Révolution.

Avant la Révolution, dans les hautes classes, chez les bourgeois riches et opulents, chez les financiers et chez les magistrats, le droit d’aînesse régnait en souverain. Ce seul fait a modifié et transformé le sentiment fraternel aux deux époques ; il ne se ressemble plus du tout.

Je prends une comédie quelconque : Le Distrait de Regnard. Vous pouvez vous reporter à toutes les scènes qui ont lieu entre le Chevalier et sa sœur Clarisse. Ce sont deux personnages très honnêtes, très doux de caractère tous les deux, mais le chevalier arrive à dire des choses atroces à sa sœur très doucement, très modérément, sans s’en douter ; il veut à toute force qu’elle entre au couvent, afin que son bien lui revienne, à lui ; et, comme elle refuse, et lui répond qu’elle veut un mari avant un couvent, il n’y comprend rien ; il crie qu’on le vole, qu’on l’assassine, qu’il n’a jamais vu pareil brigandage. Sa sœur ne s’étonne pas du tout de ce discours.

Remarquez que, dans cette querelle, il ne s’agit pas d’un de ces faits violents qui sont, encore une fois, de toutes les époques ; à toutes les époques vous trouvez des rivalités, des querelles, des haines, des procès entre frères et sœurs. Pour en revenir aux patriarches, Caïn n’a pas attendu l’invention du droit d’aînesse pour tuer Abel ; s’il s’est porté à cette extrémité, c’est faute qu’il y eût de ce temps des tribunaux réguliers devant lesquels il pût traîner Abel pour lui demander des dommages-intérêts, et lui faire dire de bonnes injures par un bon avocat, comme cela se pratique chez les peuples civilisés.

Il ne s’agit pas non plus d’une de ces querelles nées de l’esprit processif comme Dufresny a essayé de le peindre dans une pièce d’ailleurs assez froide, La Réconciliation normande. Non ; Regnard a pris la sœur et le frère à l’état normal ; l’un et l’autre ont bon cœur ; mais le droit d’aînesse a tué entre eux l’amitié fraternelle.

Prenez les pièces de Regnard et celles de Molière, — on ne lit pas assez les auteurs français au verre grossissant ; les petites manies, dans l’histoire morale, ne sont pas petites, il n’en est aucune qui ne puisse produire des effets extrêmement considérables, — faites attention à la manière dont se parlent les frères et les sœurs. L’amitié fraternelle n’existe, dans Molière, qu’à l’état de révolte contre le père ; quand ils ne sont pas alliés contre le père, frères et sœurs se connaissent à peine. Vous pouvez ouvrir L’Avare, par exemple ; voyez comment Élise et son frère Cléante combinent leur petite conjuration contre Harpagon leur père. Chaque fois que la conspiration est en train, ils sont très vifs l’un pour l’autre : rien de plus cérémonieux, de plus guindé, de plus glacé que la façon dont ils se parlent quand elle n’a plus lieu.

Le rôle de Dom Carlos, dans Dom Juan, présente une situation de frère très tragique. Dom Juan a épousé sa sœur Elvire, et l’a délaissée, et Dom Carlos court après Dom Juan. Sa sœur est très malheureuse, son désespoir s’exprime dans la pièce de la façon la plus touchante et la plus noble ; elle se retire dans un couvent pour y mourir ; elle est blessée jusqu’au fond du cœur de l’affront que lui a fait Dom Juan. Vous pouvez bien lire avec tout le soin que vous voudrez le rôle de Dom Carlos, qui court après Dom Juan pour le tuer, à la suite de cette affaire ; vous n’y trouverez pas un seul mot de sympathie pour la douleur de la malheureuse Elvire, de sa sœur ; Dom Carlos ne songe qu’à son honneur à lui, entamé par la conduite de sa sœur, et par l’abandon de Dom Juan.

C’est qu’il n’y a rien de moins assorti à l’amour fraternel qu’un pareil sentiment, et celui-ci est bien réellement propre au xviie  siècle, et non pas au nôtre.

Cent ans ou cent vingt ans après Molière, les philosophes du xviiie  siècle sont venus ; ils ont déjà attaqué le droit d’aînesse, ils l’ont ébranlé ; aussi, la manière de sentir, dans cet ordre d’affection, est-elle tout à fait changée : vous en avez un document précis dans une pièce qui nous présente un frère en même situation que Dom Carlos. C’est le Clavijo de Goethe, pièce qui a fait époque dans l’histoire des mœurs, et que je pourrais presque appeler une pièce française, car elle a été découpée dans les Mémoires de Beaumarchais. Eh bien, vous verrez là Beaumarchais allant chercher Clavijo en Espagne pour le forcer à épouser Marie Beaumarchais : il y a là des débordements infinis de tendresse, desquels Dom Carlos n’éprouve rien.

Je reviens à Molière : ce qui explique, sans les justifier, les vivacités de la guerre qu’il établit dans son théâtre entre les pères et les enfants, en ayant soin de mettre toujours les spectateurs du côté des enfants, quoique ceux-ci ne fassent pas toujours de très bonnes choses, c’est le dessein prémédité qu’il a suivi de combattre les excès de l’autorité paternelle.

Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner.

Voilà un vers de Molière qui résume toute sa discipline domestique. Déshériter, mettre au couvent, ce sont les termes que vous trouvez le plus souvent dans la bouche des pères de comédie du xviie  siècle, chez Molière, Regnard, Dancourt, Lesage.

C’est que c’étaient des faits de la vie journalière, et que, dans le monde réel, pour les jeunes gens et pour les jeunes filles, les vocations forcées, les mariages par contrainte étaient des faits communs. On faisait le cadet d’église, on le mettait dans l’Ordre de Malte, quelque peu de vocation d’ailleurs qu’il eût pour aller guerroyer contre les Turcs en qualité de célibataire éternel ; on envoyait les filles au couvent.

C’est de cet usage que sont nés ces singuliers chevaliers dont le théâtre de Dancourt est rempli ; c’est de cet usage que sont nés aussi tous ces petits abbés du xviiie  siècle, qui, après que les roués de la Régence eurent mis l’athéisme et le libertinage à la mode, ne pouvaient pas faire un souper sans blasphémer, et dont Gilbert s’est si violemment moqué dans sa Satire du xviiie  siècle, où, en parlant d’un de ces derniers, il a dit :

Dans un cercle brillant de nymphes fortunées,
Entends ce jeune abbé, sophiste bel esprit ;
Monsieur fait le procès au Dieu qui le nourrit,
Monsieur trouve plaisants les feux du purgatoire ;
Et, pour mieux amuser son galant auditoire,
Mêle aux tendres propos des blasphèmes charmants,
Lui prêche de l’amour les doux égarements,
Traite la piété d’aveugle fanatisme,
Et donne, en se jouant, des leçons d’athéisme.

Quant à l’abus du couvent, voici une simple phrase qui montre, et de la façon la plus péremptoire, combien c’était un abus réel ; cette phrase n’est pas de notre siècle, elle n’est pas d’un auteur contemporain, elle est d’un auteur de l’ancien régime.

« Si les filles qu’on sacrifie tous les jours avaient la résolution de dire ce qu’elles pensent, les couvents ne seraient guère peuplés. » De qui est-ce ? D’un contemporain de l’Encyclopédie ? Non ; est-ce d’un écrivain laïque du xviie  siècle ? Non ; est-ce d’un ecclésiastique qui est fâché d’avoir passé sa vie dans les grades inférieurs, et qui murmure un peu contre la haute administration ecclésiastique par esprit chagrin ? Non ; est-ce d’un de ces croyants austères et rigoureux dans leurs maximes, comme Bourdaloue ? Non ; c’est d’un évêque, le plus accommodant de tous les évêques, celui qu’on pourrait définir le Philinte de l’épiscopat, c’est de Fléchier, évêque de Nîmes.

Eh bien, les vocations forcées, les mariages par contrainte, Molière les attaqua ouvertement ; il produisit tous les odieux subterfuges de l’autorité paternelle, et les livra aux rires de la foule, dans le sans dot de l’Avare, dans Argan et dans Orgon, qui veulent que leurs filles se marient uniquement pour épouser ce qui est utile à la santé ou au salut de leur père. Dans ce combat, quand il l’a fallu, il a usé de moyens brutaux, de brutalités terribles ; par exemple, quand il fait dire à Angélique de Sotenville, en manière d’excuse de tout ce qu’elle se permet, que son père l’a mariée malgré elle.

Pour mettre de son côté les modérés et les sages, il s’est fait doux et modéré, lui, dont le tempérament était violent, et en qui l’irritation, quand il était choqué, était si naturelle. Il a peint, au besoin, des femmes résignées dans leur lutte contre l’autorité paternelle ; ainsi, Angélique et Marianne48 ; ce n’est pas beaucoup, et encore Angélique est-elle assez mal résignée ; il en a peint au moins deux, pour se prévaloir de résignation et de douceur ; ses premières œuvres montrent, sincères et libres, autant que possible, des mariages comme il en était fort peu de son temps.

Le mariage une fois accompli, et la vie à deux engagée, c’est ici qu’éclatent tout son art et tout son bon sens, de quelque façon d’ailleurs, — je n’y reviens pas, — qu’il ait envisagé souvent le mariage et les rapports matrimoniaux.

Les femmes ne sont pas toujours peintes par Molière sous des couleurs très favorables, nous l’avons assez vu. Elles lui doivent cependant beaucoup, soit qu’on envisage leur état comme femmes, soit que l’on considère leur éducation comme filles ; c’est lui qui a dit :

… Que les soins défiants, les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes et des filles.

Vers qui ne paraissent rien aujourd’hui, mais qui, rapprochés des documents que nous possédons sur l’éducation des femmes et sur le gouvernement conjugal des femmes antérieurement à 1660, étaient bien hardis dans ce temps-là ; ces soins défiants, ces verrous, ces grilles n’eurent jamais d’adversaire plus décidé que Molière. Il voulut la liberté dans toutes les directions de l’esprit des femmes ; il les voulut instruites et éclairées bien plus qu’on ne le voulait de son temps, dans la bourgeoisie hostile et défiante quelque peu sur ce point.

On a fait très souvent de Molière un partisan décidé de l’ignorance des femmes ; on a mis sous l’égide de son nom des mœurs qui paraissent patriarcales parce qu’elles manquent de l’éclat d’une éducation supérieure ; la preuve à l’appui toujours invoquée, c’est le discours, prodigieux d’éloquence, de Chrysale dans Les Femmes savantes : « C’est à vous que je parle, ma sœur », où il oppose au portrait de la femme savante celui d’une femme d’autrefois, qui savait quoi ? Bien tenir son ménage, coudre et filer.

Il met ce discours dans la bouche de Chrysale, du parti duquel nous nous trouvons alors ; pourquoi ? Parce que la science n’est dans Philaminte qu’une manière de persécuter son mari. La preuve que Molière n’accepte pas les opinions de Chrysale, c’est qu’il les a mises sous une forme ridicule dans ce passage du rôle d’Arnolphe, pour qui certes il ne prétend nous inspirer aucune admiration.

       … Qu’elle soit d’une ignorance extrême,
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
Que savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

Coudre et filer, voilà donc aussi l’idéal d’Arnolphe ; c’est la preuve que là n’est pas l’idéal de Molière. Il l’a encore exprimé dans ce vers très précis des Femmes savantes :

Il est bon qu’une femme ait des clartés de tout.

Et, en effet, il faudrait plaindre la société si les femmes étaient condamnées à l’ignorance, tandis que les hommes, par la suite et le progrès des siècles, arrivent chaque jour à une culture plus profonde et plus raffinée. Il s’établirait ainsi entre les deux sexes une séparation absolue ; les femmes resteraient des ménagères utiles et rien de plus. Elles perdraient, à n’être qu’utiles, la grâce, qui est une de leurs plus incontestables qualités : il y a donc une théorie juste et très bien exprimée dans le vers :

Il est bon qu’une femme ait des clartés de tout.

Mais rien que cela ! Il y a des côtés par où le discours de Chrysale sera éternellement juste et éternellement vrai ; comme « coudre et filer », c’est, en réalité, le fond des occupations féminines, le bon sens humain se mettra toujours du côté de Chrysale, quand il dit :

Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien,
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles !

Il faut donc que cela reste le fonds sur lequel viendront se jeter toutes les bases de l’élévation d’esprit, de l’intelligence, du savoir.

Il y a des vocations spéciales pour les femmes, comme pour les hommes ; à Dieu ne plaise qu’il faille les en exclure. Un homme ne peut pas interdire à une femme d’écrire des romans, pourvu que ce soit La Princesse de Clèves ou Mauprat, ni de se piquer d’érudition, pourvu qu’elle y excelle, et sache le grec comme madame Dacier. On ne peut pas interdire aux femmes de se piquer de critique philosophique, incidemment du moins, et d’une façon aussi heureuse que madame de Staël. Mais, ces exceptions une fois établies, c’est évidemment aux hommes, à nous, qu’il appartient par nature d’être lettrés, érudits, savants, géomètres, jurisconsultes ; et aux femmes, suivant l’heureuse et juste expression de Molière, qui n’en a guère rencontré de plus heureuses, « d’avoir des clartés de tout ».

Si l’on veut, messieurs, comprendre tout le prix des idées et des maximes de Molière sur la culture des femmes, sur le degré de liberté qu’il convient qu’elles aient, il faut songer qu’il y a toujours eu un courant contre ces idées, un courant fâcheux, qu’il est nécessaire de combattre. Parmi les représentants les plus outrés de ce rigorisme, nous retrouvons un très grand adversaire de Molière, un adversaire qui pense très juste sur bien des points, mais qui, en tout ce qui regarde les femmes, est souvent d’un ridicule achevé. C’est Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre à d’Alembert sur les Spectacles, où il a si constamment, si continuellement pris à partie Molière.

J’ai dit que Molière, poète monarchique, met partout la liberté là où elle est le plus précieuse, dans la vie privée ; et là, Rousseau, par les plus étroites défiances, la contraint et l’enchaîne dans l’intérêt de la « morale publique », un mot qu’il a, malheureusement pour lui, inventé, et dont on a fait depuis un bien étrange abus dans la jurisprudence, et dont on s’autorise pour prêcher les maximes les plus dures et les plus tristes.

Il y a vraiment dans Rousseau deux âmes, deux grandes facultés contraires : — j’en suis encore fâché pour la théorie de la Faculté maîtresse ; il y a chez lui un grand poète et un grand tribun. Le grand poète, il l’a été, dans les plus belles lettres de La Nouvelle Héloïse, et dans les deux lettres à M. de Malesherbes ; c’est presque le sommet de la langue poétique ; le grand tribun, il l’a été dans la lettre à M. de Beaumont. Et il y a à côté de cela, je regrette de dire un mot si vif, il y a un cuistre, un Sganarelle, une espèce de M. Prudhomme révolutionnaire, un Gorgibus démocrate ; vous pouvez le voir à la façon dont il traite de l’éducation et de la vie des femmes, dans cette Lettre à d’Alembert. Toute femme, selon lui, qui prend quelque soin de ne pas paraître absolument laide, est une femme perdue ; toute femme qui va au spectacle et qui se montre en public, — ceci est textuel, — se déshonore ! Eh bien, ces maximes-là et ce genre d’éloquence auraient fort réjoui le cœur d’Arnolphe, qui enseigne si doctement à Agnès que lui est très beau, que cela suffit, qu’elle doit être belle pour lui, et que pour rien doit être compté que les autres la trouvent laide. Je pense même que si Arnolphe avait connu la Lettre sur les Spectacles, il l’eût préférée infiniment, pour l’éducation des âmes féminines, aux Quatrains de Pibrac, aux Doctes Tablettes du Conseiller Mathieu, et même à cet excellent livre, Le Guide des Pécheurs.

Seulement, comme il faut que J.-J. Rousseau se passe toujours la fantaisie d’une petite ou énorme contradiction, dans cette même lettre où Rousseau interdit aux femmes les spectacles par la raison que les femmes ne vont au spectacle que pour s’y montrer, il leur permet, leur recommande, leur impose par décret d’État, un autre genre de distraction évidemment tout à fait innocent, dénué de péril, où l’on ne saurait apporter aucun dessein de coquetterie : le bal ; car il paraît que les femmes, qui ne vont au spectacle que pour s’y montrer, vont au bal pour ne pas s’y laisser voir.

Mais attendez : Rousseau ne recommande pas le bal de tout le monde, mais une espèce particulière de bal, patriotique et patriarcal, présidé par le plus ancien magistrat de la République, qui prend ce jour-là le titre glorieux et la charge de Seigneur commis de la danse. Après chaque danse, chaque couple de danseurs ira saluer le Seigneur commis et fera une révérence très respectueuse, moyennant quoi le bal sera une école de morale, où l’on ne verra jamais d’intrigue, où ne se formeront jamais que des engagements irréprochables, tant est grande la vertu d’une réforme faite à propos.

Nous voilà loin, à une distance incommensurable de Molière et de son bon sens.

Molière ne s’est pas seulement attaqué, pour affranchir la famille, aux abus d’une autorité qui du moins était légitime dans son principe, de l’autorité paternelle ; il y a d’autres dangers pour la famille ; il y a ces parasites dominateurs qui s’y introduisent, s’y établissent et l’absorbent. Cette haine des tyrannies factices a été pour beaucoup, je crois, dans la haine de Molière et dans l’acharnement de sa guerre contre les médecins et les dévots.

C’est un tyran très insinuant, et redoutable, qu’un médecin, dans une famille ; c’est un très terrible maître ; Jacques Coictier, dans son temps, en fit faire l’épreuve au roi Louis XI. Mais il y en a un encore bien plus terrible, c’est le directeur de conscience. Il n’existe plus guère ; on n’en fait plus du moins, maintenant, un usage général, il a disparu, ou à peu près, de nos mœurs. Mais il était très répandu, très florissant en 1660, au moment où Molière écrivait.

L’usage d’avoir un directeur de conscience était si répandu, qu’il inquiétait l’Église elle-même. Non seulement, parmi les écrivains laïques, beaucoup protestaient, mais l’Église, elle-même, ce pouvoir légitime, régulier, les évêques des diocèses, les curés des paroisses, ont bien des fois signalé aux fidèles le danger des directeurs de conscience ; ils avaient en vue surtout ce danger, que la machine de la direction ne vînt à tourner au profit du mysticisme et de Fénelon.

L’homme le plus éminent de l’Église du xviie  siècle, Bossuet, n’a pas dédaigné d’exercer ces fonctions de directeur, au moins par correspondance, pour des personnes très humbles, qu’il ne connaissait pas, et qui s’adressaient à lui ; il leur répondait à certaines époques. On est frappé de la puissance absolue qu’il exerce indifféremment et à un égal degré sur toutes les âmes faibles qui se réfugient à lui dans leurs terreurs ; il ne l’exerce, avec une bonté salutaire, que pour ramener ces malheureux à une religion moins tremblante et moins extrême ; mais la conception de cette puissance absolue qu’il exerce doit nous donner la mesure des ravages que devait faire un directeur de conscience moins désintéressé ou moins sage. Ce n’était pas autre chose que l’inquisition dans la famille, et d’autant plus redoutable que ceux qui la subissaient, la subissaient volontairement, allaient au-devant d’elle, l’invoquaient, et livraient à leur directeur tous les secrets de leur vie, leurs actes les plus intimes.

Le tableau des abus de la direction de conscience a été tracé d’une façon définitive par un écrivain très peu suspect, car il est très pieux, La Bruyère, dans le chapitre iii de ses Caractères, « Des femmes ».

Vous pouvez voir aussi ce qu’en dit Boileau dans sa dixième satire, et le portrait qu’il trace du directeur de conscience :

Bon. Vers nous à propos je le vois qui s’avance.

— Boileau, je m’empresse de vous le dire, est aussi bon chrétien que La Bruyère.

Qu’il paraît bien nourri ; quel vermillon, quel teint,
Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint.
Cependant, à l’entendre, il se soutient à peine ;
Il eut hier encore la fièvre et la migraine.
Et sans les prompts secours qu’on prit soin d’apporter,
Il serait sur son lit peut-être à trembloter.
Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes,
Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes.
Quelque léger dégoût vient-il le travailler ?
Une froide vapeur le fait-elle bâiller ?
Un escadron coiffé d’abord court à son aide,
L’une chauffe un bouillon…
Etc.

Vous pouvez maintenant, messieurs, mesurer toute la portée de la conception du Tartuffe dont je ne vous ai montré que la plus étonnante et la plus haute moitié.

Molière ne s’est pas seulement attaqué, dans Tartuffe, à un grand mal social futur, mais il a signalé et attaqué aussi un grand mal domestique présent et particulier à son temps.

Enfin, messieurs, en troisième lieu, après avoir affranchi la famille de l’autorité paternelle ou conjugale excessive, après l’avoir affranchie des parasites qui s’y introduisaient, Molière a fait pour sa bonne part également une autre révolution. Il a dégagé, si je puis ainsi dire, et mis hors d’entraves la vie de société ; d’abord en rappelant au naturel la langue des salons, en délivrant la conversation du clinquant des précieuses ; il a surtout rendu un grand service à la vie de société par sa guerre contre tous les genres de pédantisme. Il a fallu beaucoup de temps et de verve, je ne dis pas pour extirper tout à fait, mais seulement pour adoucir deux monstres funestes à la vie de société, l’orgueil du sang, la morgue, qui parque chacun dans sa caste, et le pédantisme, orgueil du métier, qui enferme chacun dans sa profession. L’orgueil du sang n’est pas tout à fait éteint, le pédantisme non plus, mais beaucoup plus cependant que le premier ; l’honneur en revient à Molière.

Prenez les types des professions savantes que vous avez sous les yeux maintenant ; prenez les mêmes types dans Molière, ou dans les comédies du temps de Molière, et calculez combien il a fallu d’années avant qu’un médecin, un juge, un savant, un avocat, un procureur, un notaire, devinssent des hommes qui dans la vie ordinaire ne différassent pas trop, par leurs manières et par le ton de leur langage, des autres hommes, et vous admirerez beaucoup ce qu’a fait Molière ; vous conclurez qu’avoir créé ou fort contribué à créer, au-dessus des castes et des professions, cette société française, et surtout parisienne, type achevé de la société élégante ; qu’avoir, dans chaque profession, proscrit comme ridicule ce qui rebute le goût comme excessif ; qu’avoir mis une variété heureuse et simple à la place des disparates trop développées ; qu’avoir amolli l’austère écorce qui prêtait aux personnages les plus instruits du xviie  siècle je ne sais quoi de raide et de rebutant ; qu’avoir enfin formé cette société française où l’on n’est accepté que si l’on n’a pas de prétention, que si l’on se fait modeste ; société si ouverte à tous, si humaine, qui n’a d’autre code que les convenances et le respect, pas d’autres ennemis que les prétentions excessives, pas d’autres armes contre ses ennemis qu’un peu de raillerie légère ; vous conclurez que faire tout cela, ce n’était pas une œuvre frivole, ni facile, et que, de tous nos grands moralistes, aussi bien que de tous nos grands comiques, c’est Molière dont l’influence, en ce sens, a été la plus efficace et la plus décisive.

Molière a donc eu, dans l’histoire de notre société et de nos mœurs, une action considérable ; mais je ne voudrais pas trop me renfermer dans son rôle historique, et vous laisser sur cette impression, que son œuvre est finie : non, et les leçons qu’il donne, nous pouvons y donner suite, en profiter tous et toujours. Quand on a affaire à un écrivain comme Molière, quand on a traité de son rôle moral historique, il ne faut pas oublier ce qui est en lui de morale générale et éternelle, dont on peut constamment faire son profit ; il a si bien atteint des ridicules généraux, des travers malheureusement éternels, qu’on pourrait aujourd’hui refaire, en les modernisant un peu, presque toutes ses pièces, en refaire encore l’application ; oui, aujourd’hui encore, trouver l’occasion d’écrire, en les transformant, Le Malade imaginaire, Les Femmes savantes, George Dandin, Tartuffe même ; non pas Tartuffe l’hypocrite, mais l’homme d’intrigue, qui se glisse dans la maison d’un homme pour y capter père, femme et fille. Je ne conseille, à vrai dire, à personne de les écrire, ces pièces, mais à tout le monde d’en profiter, et de se les appliquer sans cesse, à tout le monde absolument. Dans toutes les conditions, dans tous les états de la vie, nous pouvons tous, perpétuellement et continuellement, en faire notre profit.

Je ne voudrais pas faire d’apostrophes trop directes, mais je puis m’en permettre quelques-unes, puisque, aussi bien, j’en ferai à tout le monde.

Eh bien, maris de trente-cinq ans, s’il y en a qui m’écoutent, savez-vous quelle pente éternelle vous entraîne à proposer sinon à imposer des lignes de conduite, à faire des discours et des systèmes ? Prenez-y bien garde !

Vous, pères de famille, très dévoués, très tendres pour vos enfants, prenez garde : quelque amour que vous ayez pour vos fils et pour vos filles, il y a une pente naturelle chez l’homme à vouloir toujours être le maître et dominer ce qui l’entoure ; et ce besoin de domination, faible chez les uns, violent chez les autres, a cela de redoutable, qu’il se déguise toujours à nos propres yeux sous les prétextes les plus saints ; c’est une faute, prenez donc garde.

Je sais bien que les fils et les filles ne se marient plus malgré eux, que la loi a prévu vingt moyens de les défendre contre la force ; mais n’arrive-t-il jamais que par un système de contrainte trop rigoureuse, on éteigne chez l’enfant qui s’éveille à l’action, jusqu’à la notion de la volonté ? C’est un résultat abusif de l’autorité morale acquise de longue main sur lui, de la confiance qu’on lui inspire ; craignez et prenez garde qu’il n’ait une opinion qu’il n’aurait pas, qu’il ne fasse un choix qu’il ne ferait pas, s’il était moins mené et mieux éclairé.

Honnête commerçant du faubourg Saint-Denis, qui avez fait fortune et qui vers trente ans songez au mariage, prenez garde : vous savez que la Révolution française a détruit les castes, vous vous êtes élevé par votre travail, vous en êtes fier ; mais vous voulez une femme qui ait le relief d’une bonne éducation, et vous allez choisir, bien loin du faubourg Saint-Denis, la fille de quelque fonctionnaire illustre qui a été élevée dans un autre monde et qui a reçu d’autres habitudes que vous ; vous songez qu’il n’y a plus de castes en France, vous la recherchez ; et, tout doucement, sans vous en douter, vous allez épouser Angélique de Sotenville, vous aussi ; établir, de votre volonté, une démarcation entre votre femme et vous ; si votre femme est honnête, souffre et remplit ses devoirs, elle ne vous rendra pas malheureux, mais elle ne vous donnera pas la félicité ; vous n’aviez pas besoin d’aller chercher si loin votre femme, au lieu de la prendre dans la boutique ou l’usine d’à côté !

Malades parents, malades tuteurs, prenez garde à vous ! Prenez garde à ce médecin que vous chérissez, à ce médecin pour qui le malade, suivant leur affreux langage, est un sujet, un cas curieux sur lequel ils dissèquent et observent ; prenez garde surtout de tomber entre les mains d’un de ces messieurs Purgon, qui sont tout médecins de la tête aux pieds, qui croient à la médecine et aux remèdes comme aux règles des mathématiques, qui ne trouvent dans la médecine rien d’obscur, de difficile ni de douteux, et qui, selon l’expression de Molière, « avec une impétuosité de prévention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donnent au travers des purgations et des saignées, et ne balancent aucune chose ». Il y a encore des messieurs Purgon ! — Médecins, vous-mêmes, prenez garde à vous !

Je sais bien que vous êtes gens d’esprit, qui avez reçu une bonne éducation ; vous allez à la Comédie-Française applaudir Molière, vous riez de tout votre cœur, vous vous dites : « Que nous sommes loin de tout cela ! » Eh bien, prenez garde : quoique votre costume soit bien changé, vous ne vous habillez pas encore comme tout le monde ; il y a quelque chose dans votre chapeau ; il y a quelque chose dans la manière dont vous posez votre canne à terre, dans la manière dont vous jetez toutes vos paroles ; vous ne parlez plus latin, je le sais bien… mais, positivement, depuis une vingtaine d’années, vous vous mettez tout doucement à parler grec. Vous êtes plus humains, plus modestes, plus éclairés, plus instruits qu’autrefois, vous n’êtes plus si entêtés de la Faculté, et même vous savez bien qu’il existe des lumières en dehors de la Faculté ; et à preuve, quand il arrive un docteur, blanc ou noir, qui, sans avoir pris ses grades, se pique de guérir les cancers, vous examinez son remède, et vos règles ne sont pas aussi absolutistes. Je ne vous en blâme pas ; mais ce qui m’offusque, c’est que, quand vous avez démontré que ce charlatan ne guérit pas les cancers, il y a dans votre démonstration je ne sais quel ton de joie vive qui vous échappe et qui signifie : « La Faculté dit que les cancers sont inguérissables, et malgré ce charlatan, grâce au Ciel, les cancers sont toujours inguérissables ! »

Parce que vous ne soutenez plus de thèses contre les circulateurs, est-ce que vous croyez que vous ne vous entêtez plus de remèdes, comme autrefois vos prédécesseurs de la casse et du séné : on a dit que Molière, par ses plaisanteries sur la casse et le séné, avait sauvé autant d’êtres pensants que Jenner par l’invention de la vaccine. Est-ce que vous croyez que vous ne vous entêtez plus de théories, que vous ne vous entêtez plus un peu trop, tantôt de l’hydrothérapie, tantôt de l’homéopathie, de l’organicisme, ou de la théorie des inflammations, ou de je ne sais combien d’autres théories entre lesquelles je ne juge pas ; mais, encore une fois, prenez garde ; l’esprit de système vous est naturel, et c’est à cela qu’il faut que vous fassiez perpétuellement et sans cesse attention.

Hommes de quarante ans, qui avez atteint cet âge dans le célibat, qui riez tant d’Arnolphe au théâtre, et le trouvez si invraisemblable, prenez garde ! Vous avez une pente à vous faire des raisonnements, à vous dire avec l’Ecriture qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul, et à vous le dire un peu tard ; vous cherchez une fiancée, quelque Agnès naïve, innocente et honnête, pour laquelle vous n’avez que des sentiments très honnêtes et très innocents…

Mais, je vous le dis, prenez garde : dans tous les hommes de quarante ans, il y a un Arnolphe, c’est-à-dire un monstre à la fois ridicule, odieux et tragique, qui ne demande qu’à se déchaîner. Ou plutôt, messieurs, prenons garde tous tant que nous sommes : nos vices sont éternels, et éternelle doit être l’attention que nous leur portons.

On a dit de Molière que son seul livre bien médité, bien lu, bien considéré, pouvait tenir lieu d’expérience. C’est vrai. Je dirai même plus. Lisez-le bien dès la jeunesse ; il vaut mieux que l’expérience elle-même. L’expérience, si vous y réfléchissez, l’expérience acquise autrement que dans la méditation spéculative des grands moralistes, — cette spéculation dont on fait fi, — l’expérience acquise dans le courant de la vie, c’est un vieux préjugé : elle ne sert jamais à rien. Il n’y a pas d’expérience générale, il n’y a que des expériences particulières à chaque âge !

Par exemple à trente-cinq ans, à la fin de la jeunesse, vous connaissez les passions malheureuses dans lesquelles on peut tomber avant trente-cinq ans, et vous vous dites : je n’y tomberai plus. Je le crois bien ; mais est-ce que vous prétendez savoir et connaître toutes les passions dans lesquelles vous pouvez tomber, toutes les fautes que vous pouvez commettre, dans un autre âge de la vie ?

Celles-là, vous les saurez à cinquante-cinq ans, vous les saurez très bien. Enfin, la vieillesse arrive, il y a d’autres manières de pécher dans la vieillesse que dans l’âge mûr et que dans la jeunesse ; tout cela, vous ne le savez jamais qu’alors qu’il n’est plus temps ; toutes les passions, selon le mot d’un moraliste, tous les vices propres à chaque âge attendent et guettent l’homme, dans les différentes saisons de la vie, comme des voleurs sur un chemin.

Mais un livre comme celui de Molière les indique d’avance ; c’est pour cela qu’il faut le lire dans sa jeunesse. Cette lecture est saine, en somme, pour tous les âges, surtout pour les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe, quoi qu’il puisse s’y trouver, aujourd’hui, de détails d’une crudité et même, comme je me suis permis de le dire au début, d’une immoralité qui choquent et révoltent légitimement.

Si je suis amené à reconnaître que Molière, en somme, est souverainement moral, je n’abandonne pas pour cela les réserves que j’ai faites au commencement de cette étude, et çà et là depuis, et que l’on m’a reprochées, bien que j’eusse tout droit de les faire.

Si j’avais considéré Molière en lui-même, abstraction faite de tout ce qui l’a suivi, je n’aurais eu que des éloges sans restriction pour lui : mais je n’ai pu le considérer qu’à sa place dans une série. Dans ce point de vue élargi, je n’ai pu trouver chez lui tout parfait ; ces réserves, qu’on a taxées d’esprit chagrin à son égard, je persiste à les faire ; je les fais à l’honneur des temps plus policés, plus libres, plus humains, qui sont venus. Les cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis Molière ont produit des révolutions, non moins certaines que d’autres, et plus d’une très heureuses, dans la manière de sentir : nos idées ont changé le cours de nos passions, et nos passions transformées ont à leur tour réagi sur le caractère de nos relations sociales et les habitudes de notre vie domestique.

Le xviie  siècle supportait, en entendant Molière, des choses qu’actuellement nous ne supportons plus. Ces crudités de langage, ces mots et ces expressions « bravant l’honnêteté », ces traits de mœurs brutales et grossières, qui çà et là nous heurtent à la rencontre, son siècle les supportait, ou même s’en arrangeait volontiers, par une raison bien simple : c’est que, pour une part, en dépit de ses élégances et de son brillant éclat, il s’y retrouvait lui-même ; la société du temps, telle qu’elle était, en partage la responsabilité avec le poète.

Ne flattons pas le temps présent, ne nous flattons pas nous-mêmes. Mais si l’on néglige les particularités pour s’attacher à ce qui est général, un fait tout à l’avantage de la société que nous sommes frappe les yeux. Il y a maintenant dans notre langage familier plus de bienséance ; dans nos mœurs, plus de politesse véritable ; dans notre vie de famille, des affections plus fortes, plus de pureté avec moins de rigueur ; dans notre conduite à l’égard des femmes, plus de respect et moins de galanterie frivole ; dans toutes les relations sociales enfin, plus de douceur et de sûreté. Eh bien, il nous est difficile, si réfléchie et si profonde que soit notre admiration pour le grand poète comique du xviie  siècle, il nous est difficile, en le jugeant, de nous dépouiller de ce que nos pères nous ont faits, de ce que nous sommes nous-mêmes.

On m’a reproché encore d’avoir peint Molière plus malheureux, plus dévoré de passions violentes et quelquefois fâcheuses qu’il ne l’était, on m’a reproché d’avoir pris trop au sombre ses passions violentes. Il faut maintenant, si vous voulez, que je vous fasse une confidence, — ne la répétez pas, — ceci n’est plus de la morale, mais de la littérature. — Après avoir signalé les passions de Molière, eh bien, je serais presque fâché qu’il ne les eût pas eues. Elles ont été, la colère surtout, un des stimulants les plus actifs de son génie.

La colère, le mépris, l’orgueil misanthropique ont chez un très grand génie d’autres effets que chez les sots ou les gens d’esprit ; ces passions produisent chez un Molière des effets puissants et redoutables ; elles l’aident, oui, elles l’aident à faire Tartuffe, Le Malade imaginaire, où il donne toute latitude à sa violence ; et c’est ainsi qu’il arrive à peindre au sombre et au tragique, lui, le grand comique !

Ici, messieurs, je suis dans une théorie absolue ; je remarque que nos grands comiques — chose assez singulière — n’ont écrit qu’à quarante ans. Pourquoi donc ? — La comédie se cultive surtout à cet âge, parce qu’il faut voir pleinement, librement la vie pour écrire la comédie ; il faut avoir beaucoup souffert ; le génie comique et l’expérience amère qu’il suppose ne s’achètent qu’au prix de bien des souffrances morales ; c’est vrai de Molière, et de tous les autres. Est-ce que ce n’est pas une chose bien cruelle pour un homme qui a l’âme bien née, qui a besoin d’estimer tous les hommes, qui voudrait les aimer, que le spectacle de la mêlée de ce monde envisagé précisément par le côté le plus triste, celui qui prête le moins aux illusions, qui ne nous dissimule ni les vices, ni les fautes et les malheurs mérités, ni l’odieux scandale des prospérités injustes et bouffonnes ?… Est-ce que vous croyez par hasard que ce soit un rire bien gai, que le rire violent qui nous montre dans Tartuffe une famille honnête bouleversée par l’imbécillité d’un dévot et l’insolence d’un hypocrite, ou cet autre rire effrayant qui nous montre un type monstrueux comme celui de Turcaret, où tous les vices, la cruauté, l’avarice, la cupidité, sont réunis ? La gaieté est pour nous, qui voyons Tartuffe pris au piège, Turcaret écrasé sous son impertinence ; l’amertume est pour ceux qui ont vu de tels caractères dans leur nudité, et qui en ont subi l’affreuse vision avant de les dominer à leur tour, avant de les prendre, de les saisir dans la griffe du génie pour nous les jeter en pâture.

Ils ont vu, ces grands comiques, ils ont suivi, ils ont admiré avec une surprise pleine de douleur, de chagrin, de colère, de rage, les progrès irrésistibles de la corruption, le triomphe des pervers, dont ils se plaisent à nous montrer au théâtre la catastrophe finale, catastrophe bien longue à venir dans la vie réelle et qui ne vient pas toujours. Plus ils sèment d’amusement sur la peinture des passions mauvaises et des sentiments mesquins, plus ils en tirent d’incidents comiques, soyez persuadés que plus ils en ressentent d’horreur et de dégoût. On dirait vraiment, quand on sonde bien une grande œuvre comique, Tartuffe ou Turcaret, que l’esprit qu’ils sèment à profusion dans leurs ouvrages, cet esprit qui ne nous corrige pas toujours mais du moins toujours nous console et nous venge, ne leur sert à eux de rien, pas même à adoucir le regret cuisant qu’ils éprouvent de ne pas voir les hommes meilleurs.

Car c’est ici le grand titre d’honneur de quelques-uns de nos grands comiques, et de Molière plus que tout autre, d’avoir eu constamment sous les yeux, en flétrissant les dégradations de notre nature, un idéal supérieur de beauté humaine et de sentiments humains, et d’avoir souffert des petitesses ou des bassesses qui nous tiennent éloignés de lui. J’ai signalé, comme je l’ai dû, en critique fidèle, leurs violences, leur âpreté, mais en vérité je les leur pardonne, parce que leur cœur est le premier à souffrir des blessures qu’ils font, et parce que sous la raillerie, même excessive, je retrouve l’accent de la douleur. Dans une âme comme celle de Molière ou de Lesage, la sensibilité se révolte et crie, elle est secouée, bouleversée, au point de devenir tout esprit, quand ils arrivent à ce paroxysme de délire comique qui a produit les types les plus bouffons et les plus navrants de notre théâtre. Figaro, qui vient le dernier, nous a dit leur mot à tous : « Je me hâte de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. »

La comédie depuis la mort de Molière jusqu’à Beaumarchais

[Avant-propos]

Nous avons pensé qu’il était intéressant de placer à la suite et à titre de complément des quatre conférences sur Molière faites à l’Athénée en 1866, une autre conférence de J.-J. Weiss sur la Comédie depuis la mort de Molière jusqu’à Beaumarchais. Celle-là fut adressée en 1857 à un auditoire provençal, elle servit de leçon d’ouverture au cours de littérature française de la faculté d’Aix.

Aix était une ville extrêmement lettrée. Les trois années (1857 à 1860) que Weiss y passa lui laissèrent un délicieux souvenir : le jeune professeur (il avait alors vingt-huit ans) prenait la parole devant une assemblée composée d’avocats, de magistrats, de rentiers éclairés, même de dames, qui savaient leurs classiques et s’intéressaient aux choses de l’esprit.

« En 1857, écrivait Weiss vers la fin de sa vie, dans ce coin reculé et isolé du pays de France, palpitait encore au fond des esprits un peu de pure France classique. Je serais bien embarrassé aujourd’hui de définir au juste ce que j’entends par classique. À la faculté d’Aix et sous ce climat particulier, sec et limpide, je n’étais pas embarrassé de le sentir. Un cours de faculté, un cours d’éloquence et de poésie… n’est possible, il n’échappe à l’ennui de la trivialité vide, il n’a de substance et de prix que s’il est l’œuvre commune de l’auditoire et du maître… Mon auditoire d’Aix-en-Provence ma rendu pour toujours classique. C’étaient environ deux cents personnes de tout âge depuis seize ans jusqu’à soixante, la plupart de condition moyenne, un fonds d’étudiants… des conseillers à la Cour et des magistrats de tout grade, des intendants et des officiers d’intendance… un certain nombre de femmes… Tout cela formait un auditoire attentif et redoutable en qui la nourriture était riche et solide, dont le goût surgissait par éclairs, prompt et fin.

« Le jeudi, vers quatre heures de l’après-midi, je traversais le Cours, principale artère de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où s’abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil dardait encore ; ses rayons expiraient, mais violemment et je pouvais quelquefois me demander si l’excès de la chaleur n’aurait pas retenu à la maison une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j’allais les entretenir, si munis pour m’y approprier moi-même par toute la curiosité intelligente qui s’échappait de leurs physionomies. Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une muse flottait, invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à l’unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris, qui nous fait créer à nouveau les belles œuvres dans les moments que nous les lisons, les sentons et les expliquons. »

………………………………………………………………………

[Conférence]

Messieurs,

La comédie, depuis la mort de Molière jusqu’à Beaumarchais, est le genre français par excellence. Depuis près d’un siècle on nous a contesté, en littérature, toutes nos gloires. On ne nous a point disputé le premier rang dans le comique. Si quelque détracteur obstiné de la France osait encore, à l’exemple de Schlegel, méconnaître le génie de Molière, l’admiration universelle des peuples porterait témoignage contre lui, et cette critique puérile tomberait étouffée sous un concert d’éloges. Quelque chemin qu’aient fait nos idées, quelque loin qu’ait porté la voix de nos philosophes et de nos publicistes du xviie  siècle, nos auteurs comiques sont parvenus plus loin ; j’ai lu, je ne sais où, que des voyageurs ont vu, sur les bords de la mer d’Aral, des comédiens tartares représenter une ébauche reconnaissable du Tartuffe, et, ici, je ne puis m’empêcher de me rappeler un souvenir de l’antiquité classique, le seul analogue que l’on trouve dans l’histoire des lettres, ces soldats de Crassus, prisonniers des Parthes, qui virent représenter, avec un appareil sauvage, au milieu des montagnes d’Arménie, une tragédie d’Euripide. Aujourd’hui encore, après que Shakespeare a paru quelque temps partout le dieu et l’idole de la poésie, après que le théâtre allemand a si vivement remué les cœurs et les imaginations, ce sont les produits les plus légers et les plus futiles de notre scène comique qui forment une bonne moitié de la littérature théâtrale de l’Europe. On admire Shakespeare et Goethe, on se passionne pour Schiller, on ne joue assidûment que nos auteurs. Privilège charmant de l’esprit français de n’être le don que d’un seul peuple et de plaire à tous tandis que d’ordinaire ce qu’il y a d’original dans une nation est ce qui rebute le plus facilement les autres.

La comédie répond si bien à notre humeur ; elle naît si naturellement de nos habitudes d’esprit et du jeu spontané de nos facultés, qu’elle est chez nous de toutes les époques. Les autres genres, dans ce qu’on peut appeler la littérature d’imagination, ont eu leurs progrès successifs, leur éclat et leur décadence, qui a tenu à l’épuisement du génie et non pas toujours à la corruption du goût public ou aux vicissitudes du langage. Mais quelques transformations qu’ait subies notre langue, en quelques états divers qu’elle se soit trouvée aux différents siècles de notre histoire, naïve, grossière, polie et noble jusqu’à l’excès, ou subtile, ou tendue, ou relâchée, on ne l’a point vue faire défaut à la comédie ; celle-ci, sans paraître embarrassée de ces brusques métamorphoses, semblable à une plante robuste qui prospère sous tous les climats, et sous les climats les plus changeants, n’a cessé de produire des œuvres dignes d’être lues. Elle s’est pliée à la phrase périodique et au style soutenu du xviie  siècle avec autant d’aisance qu’à la phrase hachée menu, au style vif et sautillant xviiie  ; l’alexandrin lui a servi comme le vers leste et varié du vaudeville. Quand notre poésie, à la fin du moyen âge, en était encore à des tâtonnements, quand la scène tragique était livrée à ces profanations des choses sacrées qui blessent également la délicatesse de notre piété et celle de notre goût, la comédie, perçant sous la farce, créait dans Maître Pathelin des types auxquels l’âge n’a rien enlevé de leur popularité, et où il n’a fallu que rajeunir les traits du visage, sans altérer la physionomie, pour les accommoder au goût d’une société plus polie, tant ils ont de saveur et de vivacité plaisante, tant ils sont ce qu’une langue à l’état d’ébauche et un degré de culture inférieur pouvaient produire de plus achevé. Et depuis, combien d’autres ouvrages qui, représentant des mœurs trop étrangères aux nôtres, pour n’être point passés de mode au théâtre, ont cependant gardé pour le lecteur attentif leur force et leur profondeur ! Quelle fécondité inépuisable dans la peinture des ridicules ; quelle souplesse dans notre malice, quelle variété de génie appliquée à combien d’espèces de comédies différentes depuis la grande comédie de caractère inaugurée par Le Menteur de Corneille, jusqu’aux bouffonneries du théâtre de la Foire ! Molière, messieurs, a fait tort à ses successeurs. Personne, quand il le fallait, n’a eu, autant que lui, de mesure dans l’expression d’un caractère et d’élévation dans les sentiments et les pensées ! Mais Beaumarchais a-t-il donc eu moins d’esprit, Lesage moins de vigueur et de hardiesse ? Est-ce trop s’avancer de supposer que l’auteur de Gil Blas aurait pu être lui-même Molière, si la première disgrâce de sa vie n’eût été de naître trop tard. Il en est parmi nos auteurs, comme Sedaine et Diderot, qui se sont frayé des routes mal connues de Molière même ; et, n’eût-on découvert, après lui, que des sentiers, ne les dédaignons pas trop, quand ce sont les sentiers fleuris où la muse de Favart court, d’un pas alerte, effleurant tout ce qu’elle touche, passions, vices et ridicules, et précédant de loin ce chœur d’esprits aimables, les Grétry, les Dalayrac, les Nicolo, les Boieldieu et les Hérold, qui, sans elle, ne se fussent pas développés si tôt et qui, à l’époque tumultueuse où ils ont vécu, ont été, au milieu de nos agitations et de nos luttes, notre plus doux repos et nos plus chères délices. Ainsi, la comédie, sans cesse renouvelée, s’est maintenue jusqu’à nous, jeune et souriante. Tout vieillit, tout s’épuise, même le roman historique et le roman bourgeois, nouveau-venus parmi nous, qui n’ont voulu connaître aucune règle, et qui tombent, frappés de langueur, pour avoir usé de la jeunesse avec trop de force et de liberté. La comédie seule, dans ce dépérissement de l’imagination et dans cette décadence de la poésie, nous donne encore, çà et là, des ouvrages d’où le grand style et l’invention forte n’ont point tout à fait disparu. Comme elle a été notre aurore, elle jettera sur notre déclin, si jamais il arrive, un éclat qui ne sera peut-être pas indigne de nos plus beaux jours.

Est-ce, messieurs, à la frivolité de notre caractère qu’il faut attribuer ce long succès et cette perpétuité de la comédie parmi nous ? Ce serait juger trop défavorablement et nous-mêmes et notre littérature, où l’imagination et l’esprit comique se sont répandus à peu près partout, dans le roman avec Lesage et Rabelais, dans la fable avec La Fontaine, dans la morale avec La Bruyère, dans l’histoire avec Saint-Simon, dans l’éloquence judiciaire avec Beaumarchais et jusque dans l’épopée, puisque notre Iliade s’appelle Le Lutrin et notre Odyssée Vert-Vert. Nous avons sans doute une vanité, qui sert également à nous donner beaucoup de travers et à nous rendre infatigables dans l’observation des travers d’autrui. Mais la vanité, qui aiguise l’esprit ou qui l’aveugle, ne suffit point pour le susciter, et on calomnie l’esprit lui-même en ne le croyant propre qu’à produire de jolies bagatelles et à se railler. L’esprit n’est pas à lui seul toute la comédie ; il y tient cependant une trop large place pour qu’on n’essaie pas de le défendre de deux reproches qui lui ont été souvent adressés, d’être futile et d’être méchant. Il a le don de plaire : cela n’est que trop sûr au gré de beaucoup de gens. Plaît-il toutefois avec raison ? Faut-il perdre à se laisser séduire par lui un temps qui serait mieux consacré à des choses plus innocentes et plus solides ? Ah ! messieurs, que de tels doutes sont injustes ! Si vous la décomposez, cette faculté terrible et charmante qui a nom l’esprit français, si vous la dégagez de tout mélange en ne lui ôtant rien de ce qui lui est propre, si vous supposez qu’une bonne nourriture, pour prendre le terme expressif du xvie  siècle, la tient à égale distance des raffinements qui mènent au bel esprit et de la grossièreté qui jette dans le cynisme, qu’y trouverez-vous, qu’une forme étincelante du bon goût, du bon sens et de la bienveillance ? La fougue méridionale, l’humeur hospitalière de nos provinces du Nord, la gaillardise gasconne, la finesse, la naïveté champenoise, la rondeur bourguignonne, la prudence normande se sont fondues pour former dans l’esprit français l’un des instruments de culture et de sociabilité les plus délicats comme des plus puissants qu’ait jamais connus aucun peuple. Le chant d’Orphée ne charmait que les lions et les tigres ; la lyre d’Amphion ne remuait que les pierres. Mais le préjugé, plus immobile que la pierre et quelquefois, hélas ! plus malfaisant que les bêtes sauvages, qui, mieux que l’esprit, l’ébranle et l’apprivoise ? N’accusons pas le langage léger qu’affecte l’esprit. Heureuse légèreté qu’il est si difficile d’acquérir et si aisé de perdre ! Calculons plutôt combien il a fallu d’efforts, de patience, d’audace et de verve, je ne dis pas pour extirper tout à fait, mais seulement pour adoucir ces deux fléaux, si funestes à la vie de société, l’orgueil du sang, qui enfermait chacun dans sa caste, et le pédantisme, orgueil du métier, qui, avant Molière, emprisonnait chacun dans sa profession ! Figurons-nous, en étudiant les personnages de l’ancienne comédie, combien de temps s’est écoulé avant qu’un médecin, un savant, un juge, un procureur, un avocat, un notaire devinssent des hommes qui, dans la vie ordinaire, ne différassent point trop, par leurs manières et le ton de leur langage, des autres hommes ; et nous conviendrons que d’avoir banni comme ridicule tout ce qui rebutait le bon goût comme excessif, d’avoir mis la variété à la place des disparates, effacé les saillies choquantes, amolli l’austère écorce qui prêtait aux mœurs de la haute bourgeoisie je ne sais quoi de raide et de raboteux, d’avoir créé, au-dessus des classes et des professions, cette société française, type achevé de la société élégante, où l’on ne plaît qu’en apportant comme un témoignage d’estime et de respect pour autrui le ferme désir de plaire, où l’on n’est supporté que si l’on se fait modeste, où quiconque veut être trop n’est plus rien, où il faut, pour être accueilli, que l’argent perde de sa suffisance, les grandes charges et le rang de leur orgueil, le mérite de sa fierté susceptible, la vertu même ces airs tristes qu’elle a quelquefois et qui la gâtent, d’avoir créé cette société si polie, si appropriée à tous et en définitive si humaine, puisqu’elle a pour code la condescendance réciproque, pour ennemies les prétentions de toute espèce, pour seule arme et pour seule sanction la raillerie, cela n’est point une œuvre frivole, et telle a été chez nous l’œuvre de l’esprit.

Louer ce qu’il y a d’humain et de tolérant dans la société française, c’est faire l’éloge de l’esprit qui a tant contribué à la former. Il y a une bonté naturelle qu’il faut recevoir du ciel en naissant, comme un don de la grâce divine, ou de la première éducation, comme un précieux héritage de famille, parce que tous les efforts les plus vifs et les plus soutenus ne sauraient ensuite nous y porter. Mais il y a aussi une bonté acquise, fruit de l’expérience et de l’attention sur nous-mêmes, moins solide peut-être, moins agréable aux hommes parce qu’elle a moins d’aisance, — et dans la vie réelle, comme dans la poésie, ce sont surtout les qualités d’inspiration qui nous séduisent, — et cependant plus méritoire, où l’on ne parvient pas sans s’aider d’un peu d’esprit, du sien propre ou de celui des autres ; car cette bonté suppose, outre la victoire sur nos passions, toujours assez violentes pour qu’il ne nous soit point permis de les ignorer, le sacrifice de nos défauts et, si je puis dire, l’immolation journalière de notre vanité, dont nous connaissons mal la force et les ruses, quand ce n’est pas l’esprit qui nous les met en pleine lumière.

Là où la raillerie ne se propose d’autre objet et n’atteint d’autre effet que la raillerie même, nous n’avons pas l’esprit dans sa fleur ; une nuance de trop d’humeur chagrine, qui s’y montre, l’altère et nous empêche d’en jouir. Si dans ses attaques les plus vives il ne se pare pas au moins d’un prétexte de justice et d’humanité offensée, si, en affichant le mépris des hommes, il ne laisse point voir que ce mépris lui vient de la haute idée qu’il se forme de leurs devoirs et de la noblesse primitive de leur nature, si le besoin de dénigrer et de haïr s’y étale à découvert, superbe, hautain ou bas, reconnaissez-vous l’esprit à ce portrait ? N’éprouvez-vous pas l’impression de malaise que produit d’ordinaire ce qui est discordant et incomplet ? Quand bien même la méchanceté, avec le don de pénétrer nos faiblesses, rencontrerait, pour les peindre, ces éclairs et ces vivacités de langage qui sont une portion de l’esprit, elle n’aurait point le charme et l’agrément sans lesquels il manque au véritable esprit quelque chose qui lui est essentiel et qu’il garde en effet toujours jusque dans ses moments de plus sombre amertume. Je ne le fais point plus doux qu’il n’est ; je ne revendique point pour lui le privilège du désintéressement et de l’innocence parfaite ; dans l’histoire de nos erreurs et de nos fautes, il a sa part, je ne la diminue point. Elle est moins grosse pourtant et moins lourde à porter que celle de sa bonne ennemie, la sottise, qu’il poursuit, depuis le commencement du monde, d’une colère si divertissante, et je dirais presque si inutile. Pourquoi, en effet, se le dissimuler ? Il s’en faut que les avantages réels, dans cette lutte, soient toujours de son côté. Il avance peu ; tandis qu’il s’agite, harcèle la sottise, la pique jusqu’au sang, elle reste là, massive et inébranlable ; ses petites victoires paraissent éclatantes uniquement parce qu’on voit combien c’est une chose dure de faire reculer, d’un seul pouce, cette masse pesante. C’est beaucoup pour lui d’empêcher qu’elle n’empiète trop sur l’étroit domaine qu’il se réserve ; il la chasse, elle revient ; il la tue, elle ressuscite sous une forme inattendue qui la rend d’abord méconnaissable et à l’abri de laquelle elle recommence ses usurpations. L’esprit a beau rire et se moquer. Que lui importe ? Elle songe en elle-même que rira bien qui rira le dernier, — un proverbe qu’elle a peut-être inventé, — et qu’après tout ce n’est pas pour lui que sont les biens solides de la terre. Chacun sait que prudente et avisée dès le berceau, elle a conclu, il y a de cela trois ou quatre mille ans, une alliance durable avec la Fortune que les gens d’esprit appellent aveugle, probablement, je suppose, parce qu’ils la voient s’égarer de temps à autre jusque chez eux. Contente de cette amitié fructueuse, elle laisse l’esprit courir après la vaine gloire, qu’elle s’amuse quelquefois à lui ravir, qu’elle lui distribue ou qu’elle lui refuse à son gré ; car elle se pique aussi de choses galantes, de belles-lettres, de musique, de beaux-arts, et pour s’être mise bien avec la Fortune, elle ne s’est point brouillée avec la Renommée ; on la voit, dans les journaux, qui fait la doctoresse et remontre à l’esprit comment il faut s’y prendre pour être spirituel. Lui, stupéfait, l’écoute, ne sait que croire, s’abîme dans sa modestie, et, pour peu qu’elle le pousse, se met à envier l’heureuse facilité dont elle débite ses discours et pose ses aphorismes. L’esprit jalouser la sottise ! Est-ce assez pour lui de souffrances et d’humiliations ! Et ne devrait-elle pas se tenir pour satisfaite ! Elle ne l’est point cependant ; il faut encore qu’elle persécute tout ce qui ne l’admire point assez et qu’elle écrase ce qui consent de guerre lasse à l’admirer. Eh ! quoi, serait-ce donc elle et non l’esprit qui aurait la méchanceté en partage ? Je ne veux pas prononcer entre les parties ; je ne veux pas pousser plus loin le détail de cette guerre éternelle ; mais si par un miracle la sottise s’amende, si elle fait sur elle-même l’effort le plus prodigieux que l’on puisse attendre d’elle, si elle se résigne jamais à n’être que sotte, ah ! messieurs, je vous en conjure, pour notre sûreté à tous, ne lui ménageons pas la reconnaissance ; qu’elle ait tout de suite des autels !

Si vous voulez, messieurs, vous convaincre que l’esprit en ce monde a été plus souvent victime que bourreau, vous n’aurez qu’à étudier de près la vie de nos grands comiques, et à sonder les plaies secrètes que nous révèlent leurs œuvres. Pour ne citer que le plus illustre de tous, combien d’outrages n’a-t-il pas subis de son vivant et après sa mort même, tenu à part la société polie pour la profession qu’il avait embrassée pour mieux surprendre les secrets de son art, trompé et torturé dans son affection la plus chère, poursuivi par les rancunes pleines de fiel de ceux dont il démasquait la bassesse, réduit à se faire bouffon, lui, Alceste, pour attirer le public à ses chefs-d’œuvre, arrachant à force de sollicitations et de placets le droit d’être représenté, le droit d’avoir du génie au grand jour, et ne trouvant pour toute récompense, au bout d’une carrière si agitée et si remplie, que des funérailles insultées et « un peu de terre obtenue par prière » ! Aussi, messieurs, aujourd’hui que la grandeur de Louis XIV est de toute part si violemment contestée, aujourd’hui que le génie de Saint-Simon, fléau tardif, mais implacable, de son orgueil, a popularisé tant de révélations fâcheuses pour son caractère et son gouvernement, il garde un titre de gloire plus ferme peut-être que tous les autres, parce que les plus acharnés contre sa mémoire n’oseront le lui ravir, c’est de n’avoir pas, tant qu’il fut jeune, redouté l’esprit que Saint-Simon l’accusa, dans sa vieillesse, de haïr ; c’est d’avoir défendu résolument Molière en mesurant la faveur dont il le comblait à la vivacité des attaques dirigées contre lui, et c’est aussi d’avoir laissé cet autre grand homme et cet autre honnête homme, l’émule de Molière dans la peinture des mœurs et la critique impitoyable de la société du xviie  siècle, le sage et triste La Bruyère, jouir en paix de son indépendante solitude. Ceux-là même, parmi les successeurs de Molière, dont la destinée fut en apparence plus heureuse, n’ont acheté le génie comique et l’expérience amère qu’il suppose qu’au prix de bien des souffrances morales !

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La comédie, toujours également vivante, change sans cesse de caractère ; nos traditions scéniques se transforment, et le genre de spectacle qui plaisait le plus à nos pères court le risque de nous laisser froids. Mais la haine vigoureuse de l’injustice, la pitié pour ceux qui souffrent des caprices de l’égoïsme et de l’orgueil, ne vieillissent point ; et nos grands comiques sont pleins de ces deux sentiments. C’est par là qu’ils durent plus longtemps que les genres où ils ont excellé, et qu’ils méritent encore de nous intéresser, quand bien même nous ne comprenons plus les mœurs qu’ils nous peignent.

Ils nous offriront à la lecture une autre espèce d’intérêt qui nous échapperait au théâtre où nous songeons trop à chercher un divertissement, pour faire l’effort de nous instruire. Cet intérêt consistera dans l’étrangeté même des mœurs qui sont le fonds de leurs ouvrages. Il s’est accompli parmi nous depuis deux siècles, non seulement dans la vie publique, mais encore dans la vie privée, une suite de révolutions insensibles et cependant si profondes, que nous refusons parfois de nous reconnaître dans nos aïeux.

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Les cent années que nous allons parcourir ensemble ont vu beaucoup de ces vicissitudes dans la manière de sentir ; nos idées ont changé le cours de nos passions, et nos passions transformées ont à leur tour réagi, pour les modifier, sur le caractère de nos relations sociales et sur les habitudes de notre vie domestique. Nulle part nous ne saisirons mieux au vif cette transformation que sur la scène comique. Quand nous étudions l’histoire, l’éclat des événements politiques laisse notre vue obscurcie pour tout autre objet ; ce n’est que par le rapprochement laborieux de mille anecdotes diverses, par la recherche fatigante du détail, que nous parvenons à nous faire une idée, encore trop vague, de la vie intime d’un peuple. La tragédie nous fournit quelques lumières indirectes ; mais de la façon qu’elle a été conçue en France, peignant les passions sous leurs traits les plus généraux, choisissant ses héros dans l’antiquité la plus reculée, et, alors même qu’elle ne se prive point de les faire parler à la moderne, réduite cependant par la nécessité de respecter son sujet à ne point souffrir une invasion trop manifeste et trop entière du moderne dans l’antique, vivant d’ailleurs par nature dans un monde de personnages et de sentiments idéaux, astreinte, à ce titre, à des traditions rigoureuses et à des vertus de convention que les dernières années du xviiie  siècle ont à peine osé atteindre, elle a bien pu recevoir l’empreinte du changement des idées de Corneille à Racine, de Racine à Voltaire et à M.-J. Chénier ; elle ne nous laisse que malaisément démêler, au milieu des règles qui la contraignent, sous un langage et des sentiments d’exception, la réalité de la vie quotidienne. Au contraire, la comédie choisit immédiatement ses sujets dans le monde dont les passions s’agitent sous ses yeux. Ayant devant elle un champ plus vaste et plus libre, elle est obligée à moins de détours et de déguisements pour s’accommoder au goût de chaque époque, et l’époque s’y montre naïvement ce qu’elle est. Non qu’il faille s’imaginer que le théâtre soit un miroir et rien de plus, les mœurs de la scène celles de la ville, et que la fantaisie, même arbitraire, n’ait aucune part à la création des types comiques. Il est conforme à l’humeur de la comédie de grossir nos ridicules et même de nous en prêter d’invention pour exciter plus sûrement le rire. Sa liberté nous est un gage qu’elle saura tout peindre, mais non pas qu’elle s’interdira de rien défigurer. Aussi serait-ce traiter trop légèrement une société, de lui dire : « Ton théâtre est plein de Scapin, de Géronte, de Sganarelle et de Diafoirus ; tu n’es toi-même qu’une bande de Diafoirus, de Sganarelle, de Géronte et de Scapin, qui réalisent tous également la parfaite fourberie, l’imbécillité parfaite et le parfait pédantisme. » Mais ce n’est pas toutefois lui faire tort, de juger de la délicatesse de son sentiment moral par les mœurs qu’elle supporte au théâtre. Il sera curieux et profitable pour nous, messieurs, d’apprécier à cette mesure la société de l’ancien régime. Il sera curieux de voir comment on envisageait alors et comment on traitait le mariage, le pouvoir paternel, l’obéissance filiale, tout ce qui constitue la famille. Nos observations sur cette matière pourront d’autant plus aisément se varier que nos auteurs comiques ont enfermé dans un petit nombre de types semblables, sous des intrigues analogues et quelquefois sous la même donnée, des mœurs fort différentes. Au milieu de la multiplicité de leurs personnages, trois types persistent que l’on trouve dès l’origine dans Molière, que l’on retrouve encore dans Beaumarchais, à la veille de 89, quand déjà les mouvements précurseurs de l’orage agitent l’air : le marquis, le bourgeois et le valet. Et pour ne prendre qu’un seul des trois, quelle distance de Scapin, dont les moindres gentillesses méritent la corde, à Figaro qui débute comme il peut, mais qui meurt en définitive honnête homme. Suivant au théâtre la trace et le contrecoup de la révolution qui se prépare dans l’État, nous verrons la bourgeoisie et le simple peuple s’y élever peu à peu à des rôles plus hauts et y faire chaque jour plus honnête figure ; et, à mesure que leur considération s’accroîtra dans ce monde fictif, nous verrons s’y introduire plus de retenue, le sentiment de la dignité morale devenir plus vif et plus net. Le privilège est un arbre qui porte deux fruits amers : la violence et la fraude ; et, s’il est bon, pour beaucoup de causes, qu’il y ait dans l’État une hiérarchie sagement mesurée, mais une hiérarchie sans dureté et sans morgue, trop d’intervalles infranchissables entre les différentes portions d’un même peuple sont rarement utiles au bonheur de tous et à la sécurité de chacun. La Révolution française, que nous trouverons au terme de ces études, a produit, on ne saurait le nier, quelques résultats bizarres ; elle a amené, entre autres, pour ne point sortir de l’histoire de nos travers, un déplacement de la vanité sociale, bien propre à dérouter et à confondre ceux qui se figurent qu’il suffit d’établir des principes pour tout corriger d’un coup. M. Jourdain, une de nos vieilles connaissances, s’est poussé dans le monde, et il veut qu’on s’en aperçoive, peu soucieux toutefois de passer pour gentilhomme, depuis qu’il est certain de tenir soigneusement enveloppée dans ses sacs la seule noblesse qui ne soit plus une chimère. Mais si l’on néglige les particularités pour s’attacher à ce qui est général, un fait tout à l’avantage de la nouvelle société sur l’ancienne frappe les yeux : il y a maintenant dans notre langage familier plus de bienséance ; dans nos mœurs, plus de politesse véritable ; dans notre vie de famille, des affections plus fortes, plus de pureté avec moins de rigueur ; dans notre conduite à l’égard des femmes, plus de respect, en compensation de moins de galanterie ; dans toutes les relations sociales enfin, plus de douceur et de sûreté. Il faudra le conclure de l’histoire de notre théâtre : c’est l’égalité qui civilise et l’égalité encore qui moralise.

N’allons pas trop loin cependant, messieurs ; sachons nous retenir dans le panégyrique du présent et dans la critique du passé. Il est dangereux de trop louer en face les vivants qui sont assez enclins à se croire parfaits, et quand l’histoire ne devrait avoir pour les morts que des sévérités, les lettres, qui ne sont pas tenues d’être aussi rigoureuses justicières, les lettres seraient ingrates de ne point proclamer hautement leur faiblesse et leur sympathie quand même pour cette ancienne société française qui les a tant aimées, qui s’est enorgueillie d’elles comme de son ornement le plus beau, qui a souffert leurs attaques, qui a fait plus, qui y a applaudi. Disons-le à l’honneur des grands seigneurs d’autrefois ; nous n’aurions eu sans doute à leur place ni autant de patience à supporter les censures, ni autant de facilité à en reconnaître la justesse. L’esprit était alors une passion et un culte ; et qu’est-il aujourd’hui ? C’était lui qui prêtait à tout cet air de bon goût dégagé, d’aisance, de sans-façon aimable, de liberté, qui donnait à la corruption même de l’ancienne société un charme que bientôt, peut-être, on cherchera vainement dans les vertus de la nouvelle.

L’homme de science et le bourgeois solide, montés en crédit depuis le Consulat, ont apporté parmi nous je ne sais quel sourd contentement de leur science, je ne sais quelle satisfaction intérieure de leur fortune honnêtement faite, qui menace, si nous n’y prenons garde, de nous ramener par des routes nouvelles au pédantisme d’avant Molière. Nos qualités sont des qualités laborieuses ; elles ne cachent pas assez qu’elles n’ignorent point leur prix, et on peut observer que notre littérature, suivant la pente de notre caractère, se fait solennelle jusque dans le banal. Ne croyez pas, encore une fois, messieurs, que je veuille vous prêcher la frivolité. Ce serait tout profit pour nous si nous étions devenus plus scrupuleux sur la probité, à la seule condition d’être moins petits-maîtres. Mais il y avait jadis répandu sur tout un vernis brillant et léger qui s’efface et qui tenait pour beaucoup à l’amour désintéressé des lettres et au goût des choses de l’esprit, à présent si dédaignées. L’industrieux Figaro, dans son ressentiment contre ceux qui ne s’étaient donné que la peine de naître, a tout détruit ; je regrette, messieurs, qu’il n’ait pas au moins sauvé du naufrage la grâce et les grandes manières d’Almaviva.

Dialogues et maximes

Dialogues

[Avant-propos]

Les deux dialogues que nous publions ici, à titre purement de curiosité littéraire, datent, aussi bien que les conférences qui précèdent, de la jeunesse de Weiss, alors que, professeur, il étudiait, avec la curiosité du savant et de l’historien, le génie particulier de ceux qui ont causé, suivant l’expression de Bossuet, « les grands mouvements du monde ».

Le dialogue, cette forme qui permet à l’écrivain de se faire poète en mettant des personnages en action, avait séduit Weiss dès le collège : la Sorbonne garde encore le souvenir d’une composition au Concours général de philosophie traitée en dialogue, à l’instar des « dialogues de Platon ». Elle obtint le prix d’honneur ; elle était signée J.-J. Weiss.

Ces deux dialogues témoignent d’une vive imagination portée sur une solide observation. Dans une forme imitée de Fénelon et de Montesquieu, Weiss met en scène de grands génies, qu’il a pris à sa manière et selon son goût, non sans leur prêter quelque chose de l’esprit de son époque, je veux dire de l’esprit des premières années du règne de Napoléon III.

I.
ALCIBIADE, ANAXAGORE, ASPASIE

ASPASIE

Vous voilà donc enfin, Alcibiade.

ANAXAGORE

De quel air vous dites enfin, Aspasie ! Et qu’en penserait Périclès ?

ASPASIE

Ô Anaxagore, tu ressembles aux Pythagoriciens ; ils bâtissent le monde sur une fragile unité, et toi, sur un mot, tu élèves tout un édifice de soupçons.

ALCIBIADE

Je ne suis donc pas plus sage, Aspasie ; car sur un mot de ta bouche je conçois mille espérances ou mille craintes, mon cœur s’agite des émotions les plus diverses ; d’un mot tu me ravis, d’un mot tu me désoles.

ANAXAGORE

Admirez la désolation du bel Alcibiade ! Oublies-tu, mon cher hypocrite, que tes joyeuses folies sont l’unique entretien d’Athènes, qu’il n’est bruit partout que de ta légèreté, et que, si la République veut se perdre gaiement, Timon le misanthrope lui conseille de se jeter entre tes bras ?

ALCIBIADE

Timon est un vieux fou.

ASPASIE

Et vous, Alcibiade, un jeune écervelé.

ALCIBIADE

Et toi, Aspasie…

ANAXAGORE

Vous verrez qu’il va dire quelque impertinence.

ALCIBIADE

Justement, Anaxagore. Tu es un philosophe bien subtil ; mais, puisque tu es si subtil, ne vois-tu pas qu’Aspasie et moi nous avons à nous parler ?

ANAXAGORE

Oui, par Jupiter, je le vois, et je vous écoute.

ALCIBIADE

Ah ! Tu nous écoutes !… Fort bien ; il nous écoute !… Parbleu ! Nous t’écoutons aussi, nous ; voyons, parle, explique-nous l’origine des choses, si tu crois que je viens chez Aspasie pour philosopher.

ASPASIE

Pourquoi non ? Philosophons, Alcibiade. Tu voulais me dire que tu m’aimes ?

ALCIBIADE

Aimer ! Comme tu es froide en disant ce mot !

ASPASIE

Vous m’aimez. (Elle réfléchit un instant.) Tant pis et tant mieux.

ANAXAGORE

Une antithèse. Voilà qui menace de devenir philosophique.

ASPASIE

Tant mieux pour moi ; tant pis…

ANAXAGORE

Pour Périclès ; la chose est claire.

ASPASIE

Oh ! les méchantes langues que ces sophistes ! Non, seigneur métaphysicien, tant pis pour Alcibiade.

ANAXAGORE, à Alcibiade.

La belle occasion pour te désoler et te vouer aux dieux infernaux !

ALCIBIADE

Tu te moques de moi, Anaxagore ; Aspasie, vous êtes sans pitié. Je vous aimais pourtant, oui, je vous aimais. Si j’ai rempli Athènes de mes folies, peut-être, pensais-je, en fixant l’attention universelle, que j’attirerais aussi la sienne ; plus on parlera autour d’elle des saillies de mon humeur frivole, plus elle en parlera elle-même, et la curiosité m’ouvrira le chemin de son cœur. Pardonnez-moi, madame ; je me suis trompé ; il vous faut sans doute des renommées plus hautes et des gloires moins frivoles. Dès aujourd’hui, je fais le serment de devenir un grand homme, dussé-je commencer par être avocat, sycophante ou démagogue. Aussi bien tous ceux qui mènent le peuple m’impatientent. Cléon est trop bavard, Hermocrate trop larmoyant, Dilhas finirait par se persuader qu’il est quelque chose. Je les veux renverser ; je veux à mon tour agiter la foule, lancer la Grèce dans les grandes choses, et moi dans les honneurs, et puisque je ne puis sortir d’ici le favori d’Aspasie, j’y reviendrai, je vous jure, le favori d’Athènes.

ANAXAGORE

Par tous les dieux, il me fait peur. Arrêtez-le, madame, arrêtez-le au nom de la Grèce ; de rage, il ferait faire quelque sottise au peuple athénien.

II
CÉSAR, NAPOLÉON, ALEXANDRE.
Alexandre et Napoléon arrivent d’un côté. César de l’autre.

ALEXANDRE

Prenons pour juge César.

NAPOLÉON

Il prononcera en ma faveur.

CÉSAR, parlant à un personnage qui s’éloigne.

Au revoir, camarade. (Aux deux autres.) Vous paraissez bien animés. Quel est le sujet de votre débat ?

ALEXANDRE

Nous disputions de notre gloire.

CÉSAR

L’endroit et le temps sont bien choisis.

NAPOLÉON

Mais dis-moi, avant tout, ne nous donneras-tu pas un troisième rival ?

CÉSAR

Et qui donc, s’il te plaît ?

NAPOLÉON

Toi d’abord ; ou, à ton défaut, celui que tu viens d’honorer du titre de camarade. Le familier de César ne saurait être qu’un grand capitaine.

CÉSAR

Pour moi, je ne me suis jamais complu dans le spectacle de ma grandeur, et ce n’est pas maintenant que j’en voudrais faire un étalage. Quant au grand capitaine que César honore du titre de camarade, tu en as peut-être entendu parler de ton vivant ; on l’appelle Paul-Louis Courier, et c’était un simple officier de ton artillerie.

NAPOLÉON, cherchant à se rappeler.

Courier ! Qui ? Ce piètre soldat qui s’est sauvé de l’armée après Wagram ! Cet idéologue que j’aurais dû jeter dans quelque cul de basse-fosse pour avoir deux fois déserté ses drapeaux ? Voilà ceux que hante le vainqueur des Gaules !

CÉSAR

Tout vainqueur des Gaules que je sois, j’aime à m’entretenir d’Homère et de Platon. Il m’était venu un doute à l’esprit sur quelque passage d’un auteur grec, et rencontrant par hasard Paul-Louis, que je sais homme merveilleusement instruit de ces matières, je l’ai arrêté.

NAPOLÉON

Il lisait sans doute Platon le jour où il s’est laissé enlever ses canons par les Anglais.

CÉSAR

Je conviens que ce n’était pas l’homme qu’il fallait pour suivre tes tambours à la remorque, d’une extrémité de l’Europe à l’autre. Il eût été mieux placé dans l’une de tes académies.

NAPOLÉON

Mes académies ne recevaient point dans leur sein des folliculaires.

ALEXANDRE

Et je les approuve. Moi aussi je faisais d’Homère ma lecture assidue. Je me glorifie encore maintenant d’avoir été l’élève d’Aristote. Ma première pensée en entrant à Babylone a été de lui envoyer les observations des prêtres chaldéens. J’ai protégé les arts et les sciences ; j’en ai étendu le domaine ; j’ai goûté l’esprit. J’ai fait plus ; je ne me suis point irrité que Diogène méprisât ma grandeur parce qu’il méprisait également tout, et que, content de son tonneau, il ne prétendait pas gouverner le monde de concert avec moi. Mais pour ces philosophes sans respect dont la voix indiscrète osait porter jusqu’à mon trône d’impertinents conseils ; pour ces discoureurs opiniâtres qui me troublaient à tout propos de je ne sais quels rêves sur l’ancienne liberté des Grecs et des Macédoniens et sur la dignité d’homme…

CÉSAR

Je sais, Alexandre, tu les mettais en cage.

ALEXANDRE

Il eût fallu souffrir sans doute qu’un Callisthène violât impunément les mystères de la Majesté royale !

CÉSAR

Avoue du moins que c’était pour une tête dure un mystère difficile à entendre que ta filiation avec Jupiter.

ALEXANDRE

Vraiment, César, tu ne songes point ce que tu es. Ne te souvient-il plus que tu descendais de Vénus ?

CÉSAR

On me disait dans mon enfance que la maison Julia remontait au père Anchise et qu’ainsi elle avait la déesse Vénus pour tige. Comme il était difficile de savoir si la chose était vraie ou fausse, je ne m’en suis pas autrement inquiété.

ALEXANDRE

Oui ; mais tu t’es fait demi-dieu après Pharsale et, après Munda, dieu complet. On t’a élevé des autels à côté du temple de Quirinus. On t’a consacré un collège de prêtres.

CÉSAR

Après avoir combattu le Sénat, pouvais-je empêcher un corps toujours redoutable par le respect qu’il inspirait au peuple, pouvais-je l’empêcher d’achever de se perdre en me prodiguant de basses flatteries que je ne lui demandais point, et d’enlever à sa propre dignité tout ce qu’il imaginait d’ajouter à la mienne ? Mais quels édits ai-je publiés pour forcer les Romains à croire que je fusse dieu ? Quelle victime ai-je immolée à ma divinité d’emprunt ?

NAPOLÉON

À quoi bon cette querelle ? Il est utile pour le bonheur même des peuples qu’ils nous placent aussi loin et aussi haut que leur imagination peut porter. Comme nous sommes bien supérieurs au reste des hommes, qu’importe à quel titre ils nous adorent, génies, rois ou dieux ?

CÉSAR

Il importe beaucoup, au contraire. Quand on choque les idées de son temps, ou l’on tombe dans le ridicule, ou l’on devient un tyran pour solenniser le ridicule par la terreur ; ou bien encore on s’expose à être renversé par elles. J’étais tout-puissant à Rome ; mes ennemis répandent le bruit que je veux me faire roi, et je péris. On avait souffert la dictature de Sylla malgré ses crimes, parce qu’on était habitué à ce nom de « dictateur » ; on n’eût point supporté ma royauté clémente parce que le seul nom de « roi » semblait un défi jeté à vingt générations républicaines. Toi-même, qu’as-tu fait ? Lorsque tu as échangé l’épée de général contre le sceptre et la couronne, tu as senti que, ne descendant pas de saint Louis, tu pouvais, puisque les circonstances l’exigeaient, rétablir la monarchie, mais non point cependant t’appeler roi de France. Et plût au ciel que tu eusses toujours été aussi sage !

NAPOLÉON

Et qu’ai-je donc fait qui te déplaise ?

CÉSAR

Tu as fait des ducs et des princes dans un temps où ces titres avaient perdu leur ancienne valeur. Par là tu as rendu petit ce qui en soi était admirable ; tu as rabaissé ce que tu prétendais élever au-dessous même de ce qu’on estimait le moins. Un Montmorency qui n’était jamais sorti de son château ne pesait guère à côté de Masséna, devenu de simple soldat maréchal et sauveur de la France à Zurich ; mais il accablait de toute la grandeur de ses aïeux le duc de Gênes, petit-fils de quelque tabellion de village.

ALEXANDRE

César est aujourd’hui, je le vois, en humeur de critiques.

NAPOLÉON

On s’aperçoit qu’il fréquente des pamphlétaires.

CÉSAR

Et, s’il te plaît, qu’il l’a été lui-même. Je ne m’en cache point. Marcus Tullius, bon juge en matière d’esprit, ne dédaignait pas mon Anti-Caton.

ALEXANDRE

Viens, Bonaparte ; allons trouver Hannibal ; il n’y a qu’un héros qui puisse juger notre dispute. Laissons là César, grand général par accident, et rhéteur par nature. Nous lui enverrons Plaute et Térence pour qu’il décide entre eux.

NAPOLÉON

Ou Caton pour qu’il lui donne des leçons de grammaire.

CÉSAR

En ce cas, envoie-moi plutôt quelqu’une de tes duchesses. On ne les disait point aussi délicates sur la syntaxe que sur le cérémonial. Au fait, il fera beau voir Hannibal consulté sur le passage des Alpes. Il te répondra, ce lion de Libye, avec son aménité africaine, que tu lui as volé sa gloire, et, comme il a vu d’assez près la défaite d’Antiochus, il pourra te dire aussi combien il a fallu de temps à deux de nos légions pour mettre à bas les redoutables successeurs du dieu Alexandre.

ALEXANDRE

Crois-tu par là rabaisser mes exploits ?

NAPOLÉON

Prétends-tu que sans Hannibal je n’aurais pas reconquis l’Italie ?

CÉSAR

À Dieu ne plaise ; mais je voudrais seulement vous rendre plus modestes. Ta gloire, Alexandre, j’ai pleuré de douleur en songeant que je ne l’égalerais jamais ; tu as failli une fois me faire connaître l’envie ; — et quant à toi, Bonaparte, pour une seule de tes campagnes, je donnerais toute ma guerre des Gaules.

………………………………………………………………………

[N.-B.]

Ce dernier dialogue s’arrête court : la fin a-t-elle été détruite, a-t-elle été égarée ? La personne d’Hannibal, qui y est annoncée, nous échappe ; la sentence qui devait être définitive nous fait défaut. C’est dommage, elle eût fait ressortir un contraste frappant et original ; alors que Shakespeare et Montesquieu ont cherché à rabaisser le génie et le caractère de César, Weiss le représente de très haut comme une force pensante, supérieurement et froidement impartiale, capable de juger avec grandeur Alexandre et Napoléon.

Pensées décousues, paradoxes et concetti sur toute espèce de sujets

D’une femme tout est croyable, même la vertu.

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Il ne manque pas de femmes fidèles à leur devoir et à l’honneur ; y en a-t-il qui le soient à l’amour ?

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La fidélité des femmes est une question comme la science des médecins, et la sincérité des prêtres d’une religion fausse. Elles seules savent ce qu’il faudrait savoir pour résoudre le problème ; mais, depuis trois mille ans, ni prêtre des faux dieux, ni médecin, ni femme n’a laissé échapper un mot qui trahît le secret commun de la caste.

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Il semble que les femmes soient plus bavardes et les hommes plus indiscrets. Ceux-ci parlent modérément et ne maîtrisent pas toujours leur langue ; celles-là, qui parlent sans cesse, et de tout, ne disent rien que ce qu’il leur faut dire.

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Il se peut qu’un homme, dans l’aveuglement et dans l’héroïsme de l’amour, se livre tout entier. Passé l’âge de la première candeur aucune femme n’a aimé jusqu’à avouer tout d’elle-même.

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La plus malheureuse des créatures n’a été peut-être ni la plaintive Ariane, abandonnée dans son île, ni Irène précipitée du trône, ni même Rachel qui pleura ses enfants et ne voulut pas être consolée. Ç’a été Ève, notre mère commune, réduite à supporter si longtemps la vie sans avoir auprès d’elle aucune de ses pareilles de qui elle pût médire.

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Une femme qui aime cesse d’être curieuse.

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Timaule, né pauvre, a vingt-trois ans et du génie, mais point d’autre titre que celui de sous-lieutenant ; les filles de parvenus passent près de lui sans le regarder et pas une ne voudrait descendre jusqu’à partager son glorieux avenir. Timaule est devenu maréchal de France et il a soixante ans ; il peut choisir désormais entre les plus riches et les plus belles.

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Il ne vaut guère mieux charmer une jeune fille par la beauté du visage, par l’esprit que l’on montre ou par de grandes actions, que de l’éblouir par l’éclat du rang et de la fortune ; car c’est toujours sa vanité qui est séduite. Celui-là seul est vraiment aimé pour lui-même qui pauvre, inconnu, timide, doutant de soi, consumé et pour ainsi dire flétri par le sentiment d’une vertu qu’il n’aura jamais occasion de déployer, rencontre cependant une femme d’assez grand cœur pour deviner tout ce qu’il aurait pu être avec un sort moins jaloux, et pour s’en contenter.

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Orgoluroule a gagné quelque part dans les Grandes Indes quarante mille livres de rente dont on ne sait pas bien l’origine, et il commence à tout propos des discours dont on n’aperçoit jamais la fin. Il nous interrompt dix fois en un quart d’heure pour dire : « Mes chevaux, mon groom, mon cocher. » Il lui échappa même de s’écrier : « Mes aïeux ! » Les jeunes filles reçoivent de lui des compliments épais. Dès qu’il a parlé deux fois à une femme dans un bal, il l’appelle par son prénom : « la belle Athénaïs », et le lendemain il lui adresse un bouquet. Orgoluroule possède quarante mille livres de revenu ; ce n’est pas un impertinent.

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Rien n’est propre à nous guérir des femmes comme de voir qui réussit auprès d’elles.

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Les hommes ne se consolent pas du premier amour, ni les femmes du dernier.

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Il n’y a de riche que la jeunesse. Mais, bercée par des rêves, elle sommeille sur son trésor et ne voit pas le temps, larron patient, qui le dérobe jour par jour et l’émiette.

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Ou bien encore elle ressemble à ces Indiens qui ne connaissent pas le prix de l’or brut et qui l’échangent contre le premier morceau de verre luisant au soleil.

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Songer prudemment à utiliser sa jeunesse, c’est déjà peut-être cesser d’être jeune.

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Temps heureux de nos premiers rêves où l’espérance a quelque chose en soi de si plein et de si vivant que, ne fût-elle suivie d’aucune réalité, c’est assez, pour embellir encore des âges plus tristes, du souvenir de cela seulement que l’on a espéré !

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Parce que la femme a des ailes pour s’envoler, on l’a appelée un ange, sans faire attention qu’elle n’est qu’un papillon.

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Rêver la lumière et être aveugle ; se sentir un génie vivifiant et se voir, comme Salomon de Caus, jeté dans un hôpital de fous ; embrasser le monde par la pensée du fond d’un cachot d’où l’on ne sortira point ; éprouver encore l’amour et ne plus l’inspirer ; qui dira de ces supplices lequel est le plus affreux ?

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On ne devrait jamais dire « l’homme », mais « les hommes » ; ni « les femmes », mais « la femme » ; car le monde renferme des millions d’hommes et une seule femme.

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Dès l’instant que la femme, comme le veulent certains réformateurs, sera proclamée civilement l’égale de l’homme, il n’y aura plus d’égalité ; l’homme deviendra définitivement esclave.

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Les hommes sont généralement plus sensibles à la poésie et les femmes à la musique ; par où l’on voit combien celles-ci sont plus rapprochées de la bête.

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« Une duchesse, — disait madame de Créqui, — a toujours trente ans pour un bourgeois. »

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Un bourgeois de vingt ans est quelquefois assez marquis pour une duchesse de trente.

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De certaines femmes romanesques et vaines savent calculer leurs romans sans faire tort à leur vanité. Quand elles se sont premièrement assuré par un mariage bien entendu l’opulence qui est le nécessaire, elles avisent autour d’elles quelque jeune homme simple et ignorant ; elles s’emparent de lui, ou plutôt elles lui prennent tout son cœur en lui laissant sa personne ; et elles s’abandonnent avec lui au bonheur d’aimer et d’être aimées qui est le superflu.

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Quelle bassesse de la part d’un homme de se résigner à être l’amant d’une femme qui par orgueil de rang eût rougi de l’accepter pour mari !

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L’âme humaine est doublement bornée et parce qu’elle peut aimer plusieurs fois et parce qu’elle ne jouit pleinement de l’amour qu’une seule.

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Les hommes ont beau s’élever ou descendre ; ils restent partout ce que la première éducation les a faits. Les femmes, au contraire, ont une facilité merveilleuse à changer de costume et à s’approprier les mœurs les plus diverses. Mettez une duchesse dans un atelier de grisette ; avant trois jours les commis du voisinage voltigeront autour d’elle aussi complètement trompés par la ressemblance, et encore plus incapables de soupçonner leur méprise que ces oiseaux qui vinrent becqueter sur la toile les fruits créés par le pinceau de Zeuxis. Mettez une grisette dans le salon d’une duchesse, elle étonnera des princes du sang par la majesté de ses attitudes ; et, au bout de trois mois, il n’y aura plus que l’orthographe, écueil éternel des blanchisseuses, à quoi l’on reconnaîtra son origine.

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C’est pour cette raison que l’on voit si peu de bons acteurs et tant d’actrices passables.

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Outre ce don précieux de transformation, les femmes savent cacher avec tant d’art leurs plus vifs sentiments et mettre de l’exactitude jusque dans la profusion de leurs paroles, qu’elles seraient les plus dangereux diplomates si elles n’étaient sujettes à se laisser grossièrement tromper chaque jour par ces mêmes passions qui leur font tromper tout le monde.

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En amour, il y a quelque chose de plus doux que de conquérir, c’est d’être conquis.

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Misère de la condition humaine ! Il s’y rencontre des engagements où le plaisir laisse des remords et la sagesse des regrets.

 

Dans toute liaison il arrive un moment après lequel il faudrait mourir ou s’embarquer. Cet amant ivre d’amour qui se coupa la gorge le lendemain de son mariage, et cet ouvrier, enthousiaste de liberté populaire, qui se jeta du haut des tours Notre-Dame le 26 février 1848, étaient deux hommes également sages.

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Si vous avez une fois quitté les Charmettes, gardez-vous d’y revenir.

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On se venge des femmes en les oubliant.

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La gloire nous fait vivre pour toujours dans la postérité et l’amour pour un instant dans l’infini.

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L’absence est le plus grand des maux, et l’oubli le plus triste des remèdes.

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Une femme meurt deux fois : le jour où elle quitte la vie et celui où elle cesse de plaire.

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Le monde est quelquefois conduit par le génie et le plus souvent par la sottise ou la médiocrité. La raison en est que le monde appartient à ceux qui s’estiment ; et après le génie qui a conscience de soi, il n’y a que les médiocres qui, ne voyant pas leurs imperfections, s’estiment assez solennellement pour réussir. Il manque beaucoup aux gens d’esprit, et ils n’ignorent pas ce qui leur manque ; aussi, n’ayant ni le mérite accompli, ni la confiance suprême des sots qui en tient lieu, ils n’arrivent presque jamais à rien.

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César avait du génie et Octave était à peine médiocre ; ils l’emportèrent tous deux également sur Cicéron, qui, en politique, n’avait que de l’esprit.

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Le peuple français est le peuple de l’Europe qui a toujours cherché à mettre le plus de démocratie dans ses lois et qui se soucie encore le moins d’en introduire dans ses mœurs. Des secousses, dont la violence ébranle le monde jusqu’en ses fondements, n’arrivent à produire chez nous qu’un déplacement de la vanité.

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Jadis, en France, on ne voyait pas seulement trois états. Chacun d’eux renfermait encore des classes hostiles qui se poursuivaient avec acharnement de leur orgueil et de leur jalousie. La morgue des pairs accablait le simple duc ; les gentilshommes de province déclamaient contre les courtisans, et, tandis que la noblesse de robe enrageait de n’être point d’épée, les financiers et les bourgeois se demandaient ce qu’il y avait de noble dans un « robin » dont ils avaient connu l’aïeul Mascarille ou Gros-Jean. Tous ensemble méprisaient le serf. Le serf, à son tour, écrasé sous tant de mépris, trouvait encore dans sa condition de chrétien de quoi dédaigner le juif, qu’il appelait « canaille » et qu’il brûlait.

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À Saint-Flour, au cœur de l’Auvergne, on ne reconnaît point de gentilshommes. Il n’y a parmi les habitants que deux classes : ceux qui sont encore chaudronniers et ceux qui l’ont été. Les derniers ne jouent le whist qu’entre eux ; ils se croient des esprits uniquement parce qu’ils ne fourbissent plus de casseroles, et ils s’intitulent « le monde » pour se distinguer des étameurs en exercice.

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Maintenant qu’on a aboli, avec les privilèges, toutes les distinctions vaines, la distance, en un jour de réception, est aussi infranchissable de la boutique au comptoir qu’elle l’était autrefois du village au château.

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Le jour où la femme d’un sous-lieutenant qui touche de l’État quinze cents francs pour se loger, s’habiller, et se nourrir, lui et sa famille, osera paraître en public avec un bonnet à fleurs, et une simple robe d’alépine comme la cantinière impériale qui gagne bon an mal an mille écus, ce jour-là il se sera accompli dans les mœurs une révolution auprès de laquelle 93 ne paraîtra plus qu’un badinage.

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La Convention nationale a supprimé les marquis et fondé l’École polytechnique.

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Hérodote raconte sérieusement qu’il existe dans une partie reculée de l’Afrique des hommes à tête de chien, et Marco Polo a rencontré en Chine des ingénieurs modestes.

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Autrefois les marchands débitaient leurs denrées dans un endroit appelé boutique : un épicier n’était alors qu’un épicier et M. Fleurant ne s’offensait point qu’on le prît pour un apothicaire. Aujourd’hui la boutique s’intitule Magasin ; les épiciers, qui n’auront bientôt plus d’enseigne, mettent sur leurs cartes de visite : « Entrepositaires de denrées coloniales », et on ne voit que Pharmacies où il ne se parle point d’apothicaires.

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J’ai lu je ne sais où qu’un philosophe indien rencontra un jour une échelle. Les derniers échelons trempaient dans l’eau fangeuse, tandis que les premiers, fièrement appuyés au tronc d’un magnifique palmier, étaient caressés de ses fruits et défendus par son ombrage contre les ardeurs du soleil : « Vil peuple », disaient les échelons d’en haut à ceux d’en bas, « rampe dans la poussière tandis que nous touchons au ciel ». Le philosophe, choqué de cette impertinence, retourna l’échelle. C’était une révolution totale ; mais il y avait toujours des échelons dans la boue.

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L’esprit ne sert à rien, pas même à consoler du succès des sots.